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En ce temps-là, le mode d’exécution des criminels, tel que j’ai pu le constater trop souvent de mes yeux, se présentait assez de la façon que je vais décrire. Mais d’abord, il me semble de bonne courtoisie de dire au lecteur qui je suis, puisqu’il voudra bien, je l’espère, faire un long bout de route avec moi, et par tous les temps. Donc, mon nom est Azor et je suis fils de Sadoc. En grec, je réponds à divers surnoms : Psilos, ou le Grand, qui me vient de ce que j’ai une taille au-dessous de la moyenne ; Leptos – le Maigre – parce que je suis enclin à l’embonpoint, et Makarios, autrement dit (entre autres) fortuné. J’écris des histoires, que je récite ; je suis traducteur juré près l’administration, à cause de ma connaissance du latin, du grec et de l’araméen ; je rédige aussi les placets, les requêtes des autres. Je connais aussi les nombres et suis expert comptable. J’aide à tenir la comptabilité d’Akathartos, qui est un gros négociant en vins, peu recommandable. Mais bon, venons-en à la crucifixion – la seule vraie, celle des corps.

La coutume était de commencer par flageller le condamné. Ensuite, on le forçait à porter et traîner la traverse de sa croix, de l’atelier où elle était fabriquée jusqu’au lieu du châtiment définitif, où se dressait déjà une poutre verticale, plantée dans le sol aussi solidement qu’un arbre. Le criminel, bras ouverts, était cloué par les poignets ou les paumes de la main à la traverse, que l’on attachait ensuite à la poutre, à une hauteur de quelque dix ou douze pieds au-dessus du sol. Puis, à l’aide d’un seul clou étampé, on clouait à leur tour les pieds au montant, ou poutre verticale. Parfois, on intercalait un coin de bois entre ce montant et les fesses nues du crucifié, plus ou moins en guise de support. Le nom du criminel et la nature du crime étaient inscrits, dans les trois langues de la province – savoir : l’araméen, le latin et le grec – sur une planchette blanchie à la chaux, que l’on fixait à l’extrémité du montant, c’est-à-dire au-dessus de la tête ou, plus souvent, pour la facilité et la commodité, sous les pieds, de sorte que tous ceux que cela intéressait pussent lire ce qui ne tarderait pas à devenir l’unique épitaphe du condamné. La mort résultait de l’épuisement et de l’arrêt du muscle cardiaque. Mais il y avait des acharnés ; dans ce cas on pouvait la hâter, soit en rompant les jambes à la barre à mine, soit en perçant le flanc avec une lance de soldat.

Peut-être devrais-je ajouter que le criminel était entièrement dénudé avant d’être cloué à sa croix, toute indécence dehors, ce qui rendait le châtiment aussi obscène que cruel.

Cela dit, vint le jour où l’ingéniosité du fonctionnaire, quel qu’il fut, préposé aux crucifixions dans la province de Judée – laquelle était alors placée directement sous l’autorité de Rome (et non sous celle d’un monarque « ami », comme en Galilée, par exemple) – inventa une variante de ce mode de trépas. Dans le sol du lieu d’exécution, l’on ménageait des cavités étroites, mais très profondes – elles s’enfonçaient parfois jusqu’à six pieds ou plus – dans lesquelles l’on insérait en permanence une sorte de gaine en bois, ouverte aux deux extrémités de façon qu’elle pût recevoir le montant de la croix, la structure entière étant alors d’une robustesse à toute épreuve. Mais cela signifiait que le malfaiteur devait porter la croix au complet, montant et traverse cloués ensemble ou emmortaisés, du lieu où il avait reçu le fouet jusqu’à celui de l’exécution, l’épuisement qui en découlait précipitant très sensiblement la fin. Cela signifiait également que l’on pouvait le clouer lui-même sur la croix alors qu’il gisait par terre, sur la colline (emplacement habituel de la crucifixion), le tout fort rapidement et pour ainsi dire d’un trait, grâce à trois hommes versés dans ce mystère : un par paume ou poignet, et le troisième, d’ordinaire un costaud d’une force exceptionnelle, pour les pieds – bien qu’il arrivât souvent à ce personnage de recourir à l’aide d’un adolescent pour maintenir fermement croisés les pieds. Ce triple clouement achevé, l’on traînait la croix avec son fardeau gémissant jusqu’à la cavité qui l’attendait dans le sol, puis on la dressait au son de joyeux « ho hisse ! » et la faisait glisser dans la gaine de bois de la cavité, où elle demeurait plantée pour de bon, solide au poste, même si, par grand vent, elle se balançait en grinçant comme un mât de navire.

Je n’approuve pas ce mode de punition des contrevenants aux lois, et Cicéron est mon homme quand il tient qu’il s’agit là d’une forme de mort des plus horribles, indigne d’une civilisation de progrès ; mais, pour ma part, je laverais les Romains de l’accusation, fréquemment portée contre eux, qui voudrait leur faire endosser l’initiative et la perpétuation de ce supplice. Car il appert que les Perses, les Séleucides, les Carthaginois et, oui, même les Juifs, se servirent de la crucifixion comme d’un moyen de dépêcher les agitateurs, religieux ou politiques tout comme, ainsi que les voleurs, les pirates, les esclaves fugitifs, bien avant que le Levant fut devenu zone de colonisation pour Rome. L’on dit que Darius, roi des Perses, crucifia quelque trois mille de ses ennemis à Babylone et que, moins de deux siècles avant l’époque dont je vais parler, à Jérusalem même, ville sainte, Antiochus IV de Syrie fit fouetter et crucifier un grand nombre de Juifs dissidents. Et le fait est que, quatre-vingt-huit ans seulement avant la naissance de Jésus Naggar (ou Marangos), Alexandre Jannaeus, roi et grand prêtre de Judée, utilisa trois mille clous et deux mille pièces de bois pour un millier de pharisiens.

Voir procéder à une telle exécution, entendre les plaintes de l’agonisant, ne rien perdre de l’indécence de sa nudité ensanglantée, c’est s’éveiller à la conscience d’un formidable principe d’injustice en ce monde, bien que la morale intime de lʼêtre élève une voix partagée, qui, passé le saisissement, la pitié et la colère, exige encore plus qu’eux que l’on accuse d’abord le crucifié et non le crucificateur, le crime du premier et non son châtiment pleinement mérité. C’est en lui qu’est le mal, sinon il se promènerait encore dans les rues en bon et honnête citoyen, il rirait dans les tavernes, jouerait avec ses enfants, les conduirait sur la colline pour y épeler, non sans une dose raisonnable de curiosité, les inscriptions sur les croix. Et il serait, certes, le dernier à être cloué là-haut. Et pourtant, le méfait du crucifié devait apparaître à celui-ci comme une sorte de bien ; sinon, l’eût-il poussé jusqu’à l’extrémité de la mort. D’un autre côté, le mal qui est le fait des agents de la crucifixion est présenté comme un moyen de protection et de préservation de la collectivité, contribuant à l’entretenir dans le bien et aussi dans le bonheur.

Il n’est pas dans mon propos d’épiloguer sur le bien et le mal, ou la justice et l’injustice ; je ne suis guère expert en ce genre de pensée. Mais peut-être me permettra-t-on d’affirmer sans contredit que le monde est une création double – de vrai, je n’ai encore jamais rencontré personne qui l’ait nié. La stabilité des choses vivantes, et même des créations de l’homme, semble dépendre du conflit des contraires, que certains philosophes, vivant aux confins des routes de nos caravanes, auraient tendance à considérer moins comme une guerre que comme une sorte d’amour entre les genres – les sexes – de sorte que Dieu, tel qu’ils le voient, a forcément besoin d’un consort ou d’une épouse pour l’équilibre et la santé de son esprit et pour être en mesure d’entendre les prières. Dans notre corps, un tel équilibre nous paraît facilité par l’harmonie entre gauche et droite, bien que, soutiendraient d’aucuns, et non sans raison peut-être, il y ait là en vérité conflit et que notre stabilité soit, en un sens, la conséquence heureuse, mais nullement délibérée, d’une guerre bénigne et éternellement sans issue. Dans l’univers de l’esprit – du moins comme nous le voyons dans nos pays méditerranéens – la nature double est censée se manifester dans la lutte indécise entre bien et mal, quoique l’un comme l’autre ne se définissent pas plus aisément, quant à leurs vraies essences respectives, que droite et gauche, ou lumière et ténèbres, puisque l’un ne s’explique qu’en fonction de l’autre.

L’homme ivre ne distingue pas sa gauche de sa droite ; son équilibre est dérangé ; il est en danger de basculer ; il culbute. Il est des circonstances, prétendent certains, où l’univers de l’esprit est saisi d’ivresse. La balance du bien et du mal est alors très manifestement déréglée : les uns redoutent la fin du monde, d’autres se réjouiront, dans la conviction qu’une ère nouvelle commence. Il en est qui verront et redouteront le déclin de l’homme, pendant que le voisin l’imaginera déjà près de prendre son essor, tel un oiseau ou un ange. Les temps titubent et radotent. On cherche des présages ; des prophètes surgissent ; on parle beaucoup de la colère de l’Éternel, tout comme de la proche venue du Royaume des Justes. De plus, tant il est malaisé de tracer la frontière entre politique et religion, nombreux seront ceux qui interpréteront aube nouvelle et recommencement comme avènement du règne du pouvoir séculier. Zélotes, rebelles et assassins foisonneront. Les crucificateurs auront du pain sur la planche.

L’époque dont je vais vous parler était de cet ordre ; l’année où commence mon histoire, la sept-cent-cinquantième depuis la fondation de Rome ; le lieu, ce pays que l’on nomme Israël – mot qui signifie à la fois un emplacement physique et un royaume de l’esprit (mais quelle chose terriblement étrange que le vrai sens de ce nom d’Israël soit lié à une idée de combat avec Dieu !). Pour les Romains, c’était l’aile la plus reculée de l’Empire, et le pays leur était connu sous le nom de Palestine. Au début de la période qui nous intéresse, ils ne le gouvernaient pas directement ; leur autorité passait par un monarque « ami », comme on disait alors.

Puisque je me suis qualifié de conteur, je mesure qu’il me faut mettre maintenant un terme aux généralités et conjurer des corps qui se meuvent et des voix qui parlent. Aussi prendrai-je la liberté de m’échauffer en quelque sorte les doigts sur la harpe, le temps d’un bref chant, avant d’en attaquer un autre, aux accords et aux accents plus puissants et plus chargés de substance. Je vous entraînerai donc dans une taverne de Jérusalem, au linteau orné de pampres, non loin d’une colline à crucifixion, et je vous ferai entendre les paroles d’un certain Sextus, sous-officier dans l’armée romaine. Il connaît la Palestine, pour avoir, à son modeste rang, fait partie de l’escorte de personnalités romaines en visite. Il est assis à une table grossière luisante de vin répandu. Comme il est assez brave homme, tout en étant rude, ignare et plein de mépris pour ces étrangers, comme il appelle les autochtones, il a commandé et payé une outre de vin que s’emploie à vider un groupe de Juifs pauvres assemblés autour de lui, trop contents de boire, de l’écouter et de se taire. Il a le visage et le corps couverts de cicatrices récoltées dans les rixes d’ivrognes autant que sur les champs de bataille, et sa qualité de vétéran est attestée par le fait qu’il ne lui reste qu’un œil (mais c’est le bon). Il parle. Il dit :

— Bien. L’empire c’est comme qui dirait tout ça, de kan à scham. (D’un doigt dégoulinant de vin, il ébauche une carte sur la table.) Bref, ça va d’ici, de ce pâté de merde puante où on cuit – oh, pas que je craigne ça, la chaleur, ou que ça me gêne tellement, non, c’est l’odeur que je supporte pas, soit dit sans faire offense ni tort à personne, j’espère, et puis tort ou pas tort d’ailleurs j’m’en fous comme d’un kruvit – d’ici, que c’est nous, je disais, jusque tout là-haut là-haut, passé l’Espagne et la Gaule, et que c’est tout au bout de notre saloperie de schatiach, ousqu’y faut faire gaffe à pas aller trop loin si on veut pas tomber dans l’ grand trou – la Grande Britanie qu’ça s’appelle, mes bons yedidim, vu qu’y a aussi la Petite, ici plus bas. Et tout ça j’l’ai vu, moi qui vous parle. C’est que notre nescher romain, il les étend, ses ailes, à s’en péter le goulot. Ho ! videz vos coupes, qu’on remette la tournée ! Sûr qu’y fait chaud ici ; n’empêche, j’ai connu pire. Mais la Britanie, ça j’ peux vous dire que pour ce qui est d’se geler les kadurim, on fait pas mieux. Et c’est rien qu’ des affreux – tous nus, avec d’ la peinture bleue partout… merci mon p’tit cœur, combien ça fait ? N’ont pas plus l’air de sentir le kar que le krio, qu’on dirait. Question d’éducation, je dirais, yeled. Je vous préfère encore tout à coup, vu qu’ vous êtes pas du mauvais monde, tout schilschul que vous êtes, soit dit sans faire offense ni tort à personne, j’espère, encore que tort ou pas tort, hein, jʼ m’en fous comme d’une tranche d’iltit puante. Dis donc, toi, l’ yedid, j’ t’ai vu cracher. Si, si t’as craché sur le ritspah, c’est pas gentil, et à quoi ça sert j’ te l’ demande ? Y a un pot, là, regarde voir, pour cracher dedans. Maintenant, si t’as fait ça, naar, histoire de dire ce que j’aime mieux pas avoir pensé quoi, alors schamah, oui, schamah bien – tu l’entends, hein ? le plomm plomm plomm d’ nos gars dans votre saleté de poussière, dehors ? Et le raasch du buccin, tu l’entends, dis ? On est là pour rester, mes yedidim, et c’est pas vos crachats qui nous feront partir. Même si vous crachiez d’un coup toute la salive de votre meluchlach iltit de monde yehudi, ça suffirait pas pour rabattre la poussière soulevée par un seul doigt de pied d’un d’ nos gars. Qui c’est, vot’ roi, hein ? Qui c’est, vot’ melech ? Hérode le Gros – un Arabe, par tous les bouts qu’on l’ prend, d’av comme d’em, cʼ qui l’empêche pas d’être juif du même coup et aussi l’ami d’ l’empereur Auguste, qu’ j’ l’ai vu une fois, çui-là, tel qu’ vous m’ voyez, vous schamah ? Et respec’ à lui, vu qu’il est Dieu et qu’y s’ bénit et s’ protège tout seul. Alors, toi, mon yeled, tiens-toi-le pour dit, regarde où tu mets les pieds et fais gaffe. T’as l’ gros, t’as l’autre aussi et tu nous as par-dessus le marché, et ça jusqu’à la fin des temps. Per omnia saecula

Et maintenant, les doigts déliés par ce petit exercice et fin prêt, je me sens de taille à vous conduire en présence du roi Hérode le Grand en personne, dans les magnifiques thermes qu’il s’est fait construire au-dessus des sources chaudes de Callirhoé.