Neuf heures quarante

 

« Bonjour, dit Bernard, je commencerai par remercier mes collègues d’être venus, certains de très loin, pour vous communiquer, tout au long de cette journée, les résultats de leurs travaux, et contribuer ainsi à la redécouverte d’un auteur, pardon, d’une auteur, Ann Hellbrown, dont le seul mérite n’est pas d’être née ici, à R… Sans plus perdre de temps, car notre programme est très chargé, je vais donc céder la parole à Marie-Dominique Pernet-Bréguinville, professeur d’histoire à l’Université de Provence, et spécialiste des relations entre la France et l’Angleterre au XXe siècle, qui va nous parler de la famille Hellbrown : “L’exil français : un choix idéologique ?” »

Lili regarda autour d’elle. L’assistance n’était pas franchement fournie. Il y avait là deux enseignants du département, quelques étudiants dont Bernard dirigeait la maîtrise : c’était elle, Lili, qui lui avait suggéré de différer leur soutenance au lundi suivant, ainsi que les oraux de licence, de façon à s’assurer le maximum d’auditeurs aujourd’hui. Bernard avait ouvert de grands yeux incrédules lorsqu’elle lui avait expliqué la combine : les profs vivaient vraiment dans un autre monde, ignorants des élémentaires motivations et calculs des humains.

La dame qui tapotait maintenant le micro d’une main sceptique devait avoir au moins cinquante ans. Son chignon paraissait compact, soudé au crâne, aucun des mouvements ostentatoires qu’elle fit pour déployer devant elle ses notes, sa montre et son verre d’eau ne l’ébranla. Lili se retourna pour voir quels retardataires justifiaient ces préambules, excitaient sur le visage de l’oratrice encore muette ces expressions de patiente impatience, et découvrit avec surprise la haute silhouette de Mikaël Walter, debout près de la porte. Le temps qu’il atteigne une chaise libre, une autre personne lui succéda dans la salle, se dirigea avec un sourire complice et faussement coupable vers l’estrade et s’installa au bout de la longue table, à côté de Bernard. Elle avait l’air d’avoir le même âge que lui, et Lili détailla quelques minutes sa coiffure, son collier en métal articulé, la coupe de sa robe, avant de se retourner à nouveau en direction du Suisse, qui s’était assis, jambes croisées, les mains aussi, autour de son genou le plus haut, sans du tout faire mine de vouloir prendre des notes. Lili raffermit la position de son propre porte-documents, bien à plat posé sur ses cuisses, et déboucha son stylo.

La voix aussi assurée que son chignon, l’historienne commençait : « Les Cahiers de France : ce n’est, à vos yeux, que le titre de la revue dans laquelle Ann Hellbrown a publié ses textes. Elle se résume pour vous à cela. Or, si les Cahiers ont en effet, de 1880 à 1895, rempli cette fonction, ils ont été créés et diffusés dans un tout autre but. »

Lili se sentit immédiatement visée : elle l’ignorait en effet. Heureusement, elle n’était semble-t-il pas la seule. Et n’aurait de toute façon pas l’occasion d’avouer cette ignorance. (À personne elle ne dirait qu’elle ne savait pas.)

« Revenons un peu en arrière. Au début du siècle, XIXe, s’entend, il y a encore, en Angleterre, quelques nostalgiques de l’idée révolutionnaire. Ils ont assisté, applaudi, et même parfois participé à la Révolution française. Parmi eux, la jeune Caroline Louisa Henrietta Hellbrown. Ses parents, ou plutôt sa mère, car son père, marin, n’est jamais là, l’élève dans une ferveur libérale que même la Terreur n’atténue pas. Elle apprend à mépriser les exilés, voit sa mère refuser l’entrée de son salon à un marquis picard, dévore dans la presse les succès de l’armée ennemie. En 1805, elle a quinze ans, et des idées arrêtées sur l’amour libre et les privilèges nobiliaires. »

Lili fronce les sourcils. Elle ne sait pas non plus que les Anglais d’alors pouvaient faire l’amour librement. Mais si une dame de cinquante ans, invitée par Bernard à venir secouer son chignon jusqu’à R…, et capable de porter un nom aussi sérieux que Pernet-Bréguinville le dit, ce doit être vrai.

« Lorsqu’elle rencontre Évariste Chassignol, elle n’a d’ailleurs pas l’intention de l’épouser. Il est Français, il a mis son imprimerie au service de la République, il est brun, moustachu, donc romanesque. Elle en tombe amoureuse et le suit ici, à R… Si Caroline accepte finalement de se marier, c’est au prix d’un compromis féministe. » L’oratrice marque un temps, jette un sourire complice à Bernard qui ne la voit pas, griffonne apparemment sur un coin de sa feuille. Lili le connaît, ce sont sûrement des petits téléphones, il en dessine partout : à cadran, à antenne, quelquefois même ils ont des dents. « Elle prendra, pour l’état civil, le nom de Chassignol, mais en échange l’imprimerie fondée par son mari portera le sien : Hellbrown. Elle ne se contente pas de rebaptiser l’affaire : en 1810, elle convainc Évariste de lancer une revue destinée d’abord à l’Angleterre, à tous les amis qu’elle y a laissés. Ce seront les Cahiers de France. Elle en assure presque exclusivement la rédaction, offrant à ses compatriotes analyses politiques, critiques littéraires, notations quotidiennes, dessins humoristiques, toute la vie française racontée par une étrangère, une fois par trimestre, 26 pages reliées, couverture verte. L’abonnement coûte 14 francs par an. En 1898, lorsque Ann Hellbrown vendra l’imprimerie, il n’aura pas beaucoup augmenté. En revanche, ses lecteurs se sont multipliés, y compris et surtout en France : très vite, Caroline sait qu’elle s’adresse aussi à ceux qu’elle décrit. D’où un double langage particulièrement passionnant pour ceux qui, comme moi, s’intéressent à l’aspect historique de cette publication. Je sais que le temps presse, mais je voudrais développer ici, notamment, ce qui concerne la politique agricole de Louis-Philippe. »

Le chignon oscille imperceptiblement, le visage un peu pincé guette, à sa droite, à sa gauche, les effets de sa dernière remarque. Si le temps presse, ce n’est pas Bernard qui s’en soucie. Il est maintenant plongé dans l’apparente relecture de ses notes. Lili devine qu’il parachève ses petits appareils, ajoute peut-être des ailes à l’un, un fil tire-bouchonné à l’autre. Il n’a même pas entendu les précautions oratoires de son invitée. Lili commence à s’inquiéter pour lui, à se demander s’il sera à la hauteur. Depuis hier après-midi, lorsqu’il est descendu de sa voiture, en sueur, avec l’Américaine, il a l’air tout à fait ailleurs, presque détendu. Il a la même tête que les gros joueurs qui viennent parfois au casino de Saint-Lothaire : au milieu des touristes, on les reconnaît à leurs vestons, à leurs plaques de cinq cents francs. Lorsqu’ils ont tout perdu, ils ont cet air à la fois sombre et soulagé. Lili se demande ce que Bernard a perdu. Elle n’écoute plus que d’une oreille. Et cette seule oreille lui dit que Marie-Dominique Pernet-Bréguinville est lancée. La politique agricole comparée des gouvernements français et anglais au début de l’ère industrielle. C’est son sujet : il y en a pour vingt minutes.

(Lorsque Bernard publiera les Actes de son colloque, dans quelques mois, il demandera à Madame le Professeur Pernet-Bréguinville de réduire la longueur de sa communication à quinze mille signes. Elle mettra beaucoup de temps et de mauvaise volonté à lui rendre dix-huit mille signes, espaces non compris. Bernard lui écrira de nouveau pour la supplier de respecter les contraintes éditoriales dont il n’est pas responsable, mais qu’il faut imputer au maigre budget des presses universitaires. L’historienne se braquera (elle n’admet pas qu’on puisse « comprendre les espaces », c’est-à-dire compter les blancs : quinze mille signes, c’est quinze mille signes, elle veut bien en enlever trois mille, mais pour les « espaces », elle n’est pas d’accord). Finalement, elle mourra opportunément d’une crise cardiaque et Bernard, sans trop de scrupules, publiera une version de son intervention amputée de son cœur, de son âme, de cette digression sur les open fields, version expurgée que nous reproduisons donc ici, sans trop de scrupules non plus.)

« Tel sera donc le discours tenu par les Cahiers tant que Caroline Hellbrown en sera l’auteur. Veuve en 1842, elle délègue progressivement la gestion de l’imprimerie à son fils unique, Anatole. L’âge venant, elle s’entoure de quelques collaborateurs, avant de s’attacher à former son héritière, sa petite-fille, Ann, à qui elle apprend à lire à l’âge de quatre ans, et qui publie son premier poème dans le numéro d’octobre 1858 : elle a huit ans. C’est sous le nom de sa grand-mère qu’Ann Hellbrown poursuit l’œuvre de celle-ci. En 1895, à la mort de son mari, Joseph Bernier, elle cesse d’y écrire, mais les Cahiers paraissent jusqu’en 1898, jusqu’à ce qu’Ann vende l’imprimerie et parte pour l’Angleterre, où elle n’est encore jamais allée. Il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont elle y est accueillie : n’étant pas spécialiste de la période, je me contenterai de rappeler ici que le public anglais des Cahiers, dont on s’est fidèlement transmis l’abonnement de génération en génération tout au long du siècle, ne sera pas ingrat. Ses nouvelles sont traduites et publiées à Londres en 1902. Retirée à la campagne, dans les Cotswold Hills, Ann Hellbrown n’est jamais revenue en France : il aura fallu cent ans pour qu’à l’exil militant de sa grand-mère succède ce retour énigmatique. Mais un retour silencieux : contrairement à Caroline, Ann n’a jamais écrit une ligne sur l’Angleterre qu’elle découvrait et où elle vécut jusqu’à sa mort, en 1912. »