Janet Anguerillos (Université de San Diego) :

« Je n’écrirai plus : le suicide littéraire

d’Ann Hellbrown »

 

Lorsque Bernard présenta Janet, elle se leva comme une accusée qu’on appelle à la barre, le regard fixe, la bouche pincée. La femme qui disait s’appeler Diane avait pénétré tout à l’heure dans l’auditorium du pas assuré de celles qui gagnent beaucoup d’argent et s’était assise au bout d’une rangée pourtant vide. Janet savait qu’elle ne l’interromprait pas, que la dramaturgie codifiée du colloque remettrait questions et objections à plus tard, précisément au moment désigné par Bernard dans le programme sous la rubrique « Synthèse et discussion », c’est-à-dire à quinze heures trente, pas avant. Elle serait obligée d’aller jusqu’au bout de son exposé (une heure, c’était beaucoup trop long, était-il si important de la flatter, ici à R…, en lui accordant deux fois plus de temps qu’aux autres ? Comment serait-elle censée rembourser, payer ces privilèges ? Qu’est-ce que Grabant attendait d’elle exactement ?). Elle fit ce qu’elle avait décidé de faire, jadis, dans le silence rassurant de son appartement de San Diego, avant de fermer sa valise, dans cet autre monde, cet autre temps, et tendit la liasse de photocopies qui avaient traversé l’Atlantique avec elle en direction du public. Lili se leva et se chargea de les distribuer autour d’elle. Des mains inconnues s’en emparèrent, prélevant chaque fois une page et faisant circuler le reste, avec la mine soucieuse de qui n’a pas prévu de rentrer chez soi trop chargé, de qui se demande déjà dans quelle corbeille il se débarrassera du document superflu. Certains eurent l’air rassuré par la brièveté du texte. Janet le connaissait par cœur et pouvait deviner, en regardant ceux qui le découvraient, le cheminement des phrases dans leur cerveau. Lorsque le paquet, trop volumineux encore (Janet avait vu large, cru le public plus nombreux), parvint à la hauteur de Diane, Janet pinça encore davantage les lèvres, fronça ses sourcils et scruta l’expression de la lectrice. Elle se demandait avec une sorte de rage ce qu’elle en penserait – dans l’hypothèse où elle possédait en effet un inédit qui ruinerait tout entiers le travail, la légitimité de Janet – comment on pouvait interpréter, sous ce jour nouveau, une telle déclaration. Et, pour voir ce que cela donnait, mais aussi parce que, de toute façon, son exposé devait commencer par là, elle récita à haute voix : « Je n’écrirai plus. Comme dans l’histoire que racontait mon père, cette femme qui marchait toujours devant… Non, même sur lui qui est mort, je n’écrirai plus. Ou bien, il ne faudrait parler que des morts. Rien que des mots morts eux aussi. Et sans aucune certitude. Je n’écrirai plus. » Parvenue à ce point, deux options s’offraient à Janet : soit elle suivait sans dévier son chemin et lisait sa communication telle qu’elle l’avait préparée, soit elle improvisait, à partir de son texte, le nuançait, y intégrait cette nouvelle donne, cette maldonne plutôt, passait au conditionnel. Mais cela n’avait pas de sens, cela n’en aurait pas. D’ailleurs, elle restait persuadée de la validité de sa propre orientation et du renoncement d’Ann Hellbrown. Mais la salle s’était muée en tribunal et elle devrait subir un contre-interrogatoire dont elle ne pouvait pas estimer le contenu, une contestation de son témoignage qui s’appuyait sur une preuve que (comme dans tous les films de procès qu’on produisait à quelques miles de chez elle, à Hollywood) on avait frauduleusement omis de transmettre à la défense, une pièce à conviction qui lui échappait. Elle chaussa donc ses lunettes et se lança.

 

Lili écoutait avec attention : Janet n’avait jamais été pour elle qu’une importune, une rivale, pour qui Bernard faisait bien trop de chichis, dotée de plus d’un nom imprononçable, déplacé, avec ses consonances tex-mex, dans ce climat breton. Elle découvrait soudain une complice – non, elle se vantait, une initiatrice – quelqu’un qui partageait vraiment sa passion pour Ann Hellbrown, en savait plus qu’elle et savait partager. Elle en oubliait presque la présence de Mikaël à ses côtés. Elle savait, ou croyait savoir, tout ce à quoi Janet Anguerillos faisait allusion, mais qui prenait, dans sa bouche, un goût nouveau. L’exaltation incrédule de ce matin, sa curiosité étonnée devant l’assurance de Déjanire renaissaient avec plus de force encore.

L’heure passa à toute vitesse et acheva de lui montrer la voie, sa voie. Elle voulait être comme elles, un jour posséder cette autorité et cette profondeur, elle se moquait que Bernard accepte ou non de diriger sa maîtrise. Elle n’avait plus besoin de lui. Elle était ferme, confiante, se débrouillerait de toute façon. Le poignet moulu, ses feuilles noircies de notes fiévreuses, Lili fut donc presque aussi choquée que l’oratrice lorsque, à peine achevée sa conclusion, une main se leva dans l’assemblée, quelque part au bout du troisième rang, sur sa gauche, lorsque Bernard, surpris que les questions, toujours trop lentes à venir dans la torpeur qui succède à une journée comme celle-ci, commencent si spontanément, lui fit signe de parler, lorsque enfin une voix claire et jeune s’éleva et dit : « Etes-vous certaine qu’elle n’ait vraiment rien écrit d’autre ? »

 

Ce n’était plus un tribunal, c’était une église. Mais cela restait une fiction, un film en costumes cette fois : le prêtre s’apprêtait à bénir les mariés, prononçait le défi rituel – « Si quelqu’un parmi vous connaît une raison qui s’oppose à ce mariage, qu’il parle aujourd’hui ou se taise à jamais » – et une ombre vengeresse se dressait au milieu de la foule pour empêcher l’héroïne de convoler avec le jeune premier. Janet ôta lentement ses lunettes et répondit.

« Rien ne m’a jamais permis de mettre en doute le renoncement d’Ann Hellbrown. Moi aussi, j’ai l’âme romantique, pour une universitaire, et j’ai peut-être rêvé un jour de faire une découverte de ce genre, vous savez – elle se tourna vers Bernard en se forçant à sourire – comme dans ces romans où le personnage principal trouve par hasard un manuscrit inconnu et mène l’enquête jusqu’à révéler des secrets gothiques, des meurtres, des enfants illégitimes… »

 

Lili sursauta. Cette femme décrivait ses propres illusions, ses propres espoirs. « Mais, reprit Janet, je me suis remise de ce péché de jeunesse. » Janet marqua une pause qui permit à Bernard d’interpeller l’inconnue : « Excusez-moi, Mademoiselle, ou Madame, mais vous ne vous êtes pas présentée, pourriez-vous nous dire… Vous n’étudiez pas ici, n’est-ce pas ? » Lili se tourna discrètement sur sa chaise et tenta de voir le visage de celle par qui le scandale était arrivé : elle était très jolie, la peau bronzée, avec des cheveux courts et un maintien de sportive. Lili ne l’avait jamais vue. « Désolée, je suis Diane Jeunet. Mademoiselle. Même si, en effet, j’ai quitté la fac il y a un certain temps. Je suis venue savoir si vous connaissiez vraiment tous les textes d’Ann Hellbrown, si aucun ne vous avait échappé. Je ne suis pas spécialement romantique, peut-être parce que je ne suis pas universitaire, ajouta-t-elle en souriant, et je ne lis jamais de romans. »

 

« Quel genre de texte croyez-vous que nous ayons pu ignorer ? » Janet revenait à l’attaque, le buste légèrement incliné vers l’avant, ses lunettes serrées dans son poing, pas vraiment belliqueuse, plutôt excitée par le défi. « Des lettres ? Elle en a écrit d’Angleterre, à son éditeur, à sa famille, mais elles sont très plates, comme si elle se défendait d’y laisser courir sa plume, elles sont, comment dire… désincarnées. C’est la raison pour laquelle il n’en figure aucune dans l’édition que le professeur Weintraub a proposée en français, ni dans celle que j’ai personnellement traduite et publiée en anglais. Je comprends que vous ayez des doutes, après tout, cela doit vous paraître curieux que ce soient des étrangers, des Américains – Janet souligna le terme d’un ton ironique – qui aient fait ce travail. Mais le professeur Weintraub passait la moitié de l’année en Europe et je l’ai suffisamment bien connu pour vous affirmer qu’il n’aurait négligé aucune… aucune piste.

– Je ne pensais pas à des lettres, non. J’ai entendu parler de Monsieur Weintraub, en effet. Je sais qu’il est venu souvent à R… Mais il y a des pistes qui refroidissent avec le temps, et ce n’est pas de sa faute s’il n’a pu les remonter toutes. »

 

« Vous insinuez des choses, bien, mais pourriez-vous être plus explicite », intervint Bernard, qui n’était pas non plus suffisamment détaché de tout pour laisser Janet se faire maltraiter par cette inconnue. Depuis qu’elle avait ouvert la bouche, il sentait même renaître en lui l’ardeur de la veille, avant que Janet, dans la voiture, n’ait ridiculisé son espoir : ainsi il avait eu raison peut-être, et l’inédit d’Ann Hellbrown serait sa planche de salut ? Ce ne serait plus grâce à lui, c’est vrai, mais il pourrait néanmoins revendiquer la part qu’il aurait prise à cette révolution. Après tout, il était l’organisateur de ce colloque et, le moins qu’on puisse dire, c’était qu’à sa connaissance aucune réunion de ce type n’avait jamais comporté pareil coup de théâtre. Il insista : « Seriez-vous vous-même en possession d’un tel document, et en mesure de nous le soumettre ?

– Non, je n’ai rien, personnellement. Je n’ai jamais rien lu d’elle. »

 

« Comment sauriez-vous alors, dans l’hypothèse où un texte d’Ann Hellbrown serait tombé entre vos mains, s’il s’agit ou non d’un inédit ? » Lili avait renchéri sans même s’en rendre compte. Elle se tut, haletante, rougit et se détourna, sûre de croiser le regard de Mikaël : la surprise la dégrisa d’un coup. Il avait disparu.