Annexe 8

 

L’ennui, lorsqu’on était née femme vers 1850, c’était l’absence de liberté. Je ne parle pas, en ce qui me concerne, d’indépendance matérielle, sociale, intellectuelle ou sentimentale : l’imprimerie m’appartenait, j’ai épousé qui je voulais, j’ai écrit et pensé ce que je voulais. Non, je pense à une contrainte d’une autre sorte, apparemment plus superficielle, mais qui régissait profondément nos vies. À onze ans j’ai commencé à porter des robes longues et des chignons. Du jour au lendemain, il m’est devenu impossible de courir, de sauter, de me promener seule, de sentir le vent soulever mes cheveux, le soleil chauffer mes mollets et mes bras, de me rouler dans le sable, de monter ou descendre les escaliers les mains libres, de me vautrer n’importe comment lorsque je lisais en public (et encore, Gran et mon père avaient-ils l’indécence de m’autoriser à lire en leur présence, et non seulement à occuper mes mains à des travaux qui monopolisaient celles de mes camarades de collège : piano, couture, d’ailleurs on ne m’a jamais appris la musique, Gran n’était pas musicienne, ni à monter à cheval, comme ma mère, dont l’équitation avait canalisé l’énergie). Je suppose que j’exagère et que les petits garçons étaient en partie soumis à ces règles : on contenait leurs pas, leurs combats, ils devaient eux aussi marcher posément, éviter de salir leurs pantalons longs, à un âge où ni le cerveau, ni les nerfs, ni les membres d’un enfant ne sont mûrs pour comprendre les raisons des adultes. J’espère que j’ai épargné à mes filles l’essentiel de ces principes. C’est aussi pour cela que j’étais heureuse de m’être installée au manoir, que je ne l’ai jamais regretté. Je dis cela, alors que Joseph est mort précisément là, parce qu’il habitait là, qu’il y avait le chemin, déjà fermé au repentir, déjà là avec la menace de la mer lorsque j’ai choisi d’y vivre. Oui, je continue à ne pas regretter ces années au manoir. Pour être tout à fait franche, même si cela fait mal, je sais qu’il serait mort aussi brutalement, aussi dramatiquement et aussi jeune ailleurs ; ce n’est pas la maison, ce n’est pas la presqu’île qui l’ont tué. C’est moi.

J’ai élevé mes filles, comme je l’ai écrit dans un livre, le seul qui n’ait pas été néfaste, le seul innocent, celui que je n’ai pas écrit sous mon nom, je les ai élevées à l’air libre. Elles n’en sont pas pour autant plus masculines, plus sauvages ou plus folles. Elles sont – elles étaient, lorsque je les ai quittées – de belles femmes gaies et vivantes, élégantes quand il le faut, même si elles conservent toujours, en robe de bal, une fois par an à la préfecture, une vague allure de créatures marines. Voilà, ce sont des sirènes, jolies mais encore un peu humides, un goût de sel dans leurs tresses blondes. Des sirènes qui ne souffrent pas lorsqu’elles foulent la terre ferme, mais qui y laissent, dans leur sillage, une trace argentée et piquante.

Nous avons appris à nager toutes les trois en même temps, avec un maître qui corrigeait d’abord nos mouvements à sec, chacune de nous en équilibre sur le ventre, à quelques centimètres du sol, sur un petit tabouret. Jeanne je crois disait que nous faisions les grenouilles, on riait beaucoup. La première fois, dans l’eau, ce fut un autre problème. Mais nous avions beaucoup d’énergie et d’entrain et dans la zone de la plage, séparée du reste par une petite clôture, prolongée dans la mer par une série de bouées attachées ensemble par une corde, qui nous protégeait des hommes, la mer montait très lentement, et nous avons fait nos premières brasses portées par l’eau si salée, une eau pourtant d’une profondeur dérisoire, nos coudes et nos genoux cognaient le sable et parfois un caillou, sable et cailloux qui s’agrippaient aux jupes de nos maillots, il fallait les tordre très longtemps avant de les faire sécher, Madame Le Guellec n’aimait pas ça, quant à son mari il évitait systématiquement de nous croiser lorsque nous descendions à l’heure de la baignade ou à notre retour. Je crois qu’il nous trouvait folles. Il n’avait pas peur qu’on lût dans son regard de la réprobation ou de l’insolence, mais seulement de l’inquiétude – ou de la pitié ?

J’ai eu de la chance : née trente, ou même seulement vingt ans plus tôt, j’aurais été condamnée à regarder la mer de loin, à rester dans l’imagination de la vague qui vous soulève, des algues qui vous effleurent, de l’écume qui lèche vos épaules dans l’échancrure du maillot. Je continue à aimer la mer. Je sais que la baignade devrait désormais me parler de mort. Que seul le souvenir de la noyade devrait l’emporter. Ce n’est pas le cas. Je ne vis plus près de la mer mais elle est toujours là-bas, d’autres que moi cherchent dès leur réveil, dès qu’ils ouvrent les yeux, à savoir où elle en est, si elle part, si elle revient, s’orientant au bruit avant d’aller vérifier, en courant, de tirer les rideaux. Je ne devrais plus aimer cela précisément, cette obsession du moment exact, du stade exact de sa progression, de sa régression. Je devrais frissonner ou vomir au seul souvenir de l’almanach, du coin en haut à gauche de chaque page, où figurait le coefficient de la marée. Mais ce n’est pas la mer qui a tué Joseph, puisque c’est moi. Et qu’il serait mort, par ma faute, en montagne aussi bien, en plaine, n’importe où.

Je vis loin de la mer et je n’ai pas cessé de l’aimer mais elle ne me manque pas : est-ce que le soleil vous manque la nuit ? Non, vous savez qu’il est là, quelque part, et qu’il va revenir. La mer ne me reviendra pas, mais son retour est en moi, c’est comme si elle était toujours basse maintenant, mais il ne tient qu’à moi de la faire remonter.

Je ne nage plus et de toute façon à mon âge il y aurait sans doute plus de violence que de plaisir. Mais j’ai découvert la bicyclette. C’est le fils de Kate qui lui en a offert une il y a quelques années, et qui nous a appris à toutes les trois. Nous avions tricoté pour l’occasion des espèces de culottes bouffantes très laides et très pratiques, un peu comme nos maillots de bain d’ailleurs. Et puis j’en ai acheté deux autres, une pour Mary, une pour moi. Nous n’en faisons pas beaucoup ensemble. Je préfère de loin aller à mon rythme, descendre quand je m’essouffle, m’arrêter où je veux. Bientôt sans doute je ne pourrai plus aller très loin, la campagne est trop vallonnée autour du village.

Pour ce qui est de l’amour, des « choses » de l’amour comme on disait à R…, j’ai été élevée à l’anglaise, et mes filles comme moi. Il y avait dans la bibliothèque un livre dont Gran me montrait, à ma demande, les planches illustrées. Je n’ignorais rien de l’anatomie des femmes ni des hommes, je connaissais tous les organes, et savais à quoi ils servaient. Et, autour de moi, depuis mon premier cri, je voyais que certains tuaient les femmes. Qu’elles mouraient en mettant au monde des bébés qui, contrairement à moi, mouraient souvent aussi. Je savais que les « choses de », sinon l’amour lui-même, tuent. Peut-être est-ce pourquoi on élève les filles dans la seule attente du mariage et de l’amour, pour leur mari, pour leurs enfants. Il faut un embrigadement précoce pour risquer cette mort, et même pour la désirer. C’est la guerre des filles, leur patriotisme, leur sacrifice la fleur au fusil. Moi j’ai survécu, j’ai eu de la chance, je suis devenue mère sans enfanter, au lieu, comme tant d’autres, d’enfanter sans survivre assez longtemps pour devenir mère. Les « choses » sont restées de l’amour, et de rien d’autre.

Le livre de Gran ne disait pas tout sur le corps, il disait à quoi il servait, mais pas si cet usage était agréable. Le mien, l’usage de mon corps l’était. Pour Joseph et pour moi. Non, les petits garçons ne sont pas contraints comme les filles, même passé onze ans ils conservent une liberté de mouvement, une ampleur des gestes, un confort qui autorisaient à Gianni et à Joseph ces après-midi sur l’herbe, alors que moi, je posais toujours à l’intérieur, les mains croisées sur mes genoux. Gianni n’a jamais peint Joseph, seulement moi et la maison. Et je ne crois pas qu’il aurait pu le tenir immobile. Mais, après tout, la maison aussi bougeait. D’année en année, et Gianni arrêtait son mouvement sur la toile, rendait compte des changements, comme avec mon visage.