Le frère de Rose

 

Il est plus de quatre heures lorsque Lili dépose Janet devant la chaîne, rue de la Délivrance. Apparemment, il n’y a plus personne au second étage, toutes les fenêtres sont fermées. L’esclavagisme pratiqué par Diane a des limites : elle libère quand même ses salariés le samedi après-midi. Janet sonne. Cette fois, le portail ne s’ouvre pas tout de suite. La voix de Rose sort d’une grille d’interphone qu’elle n’a pas remarquée ce matin. « Encore vous ? Pourquoi seule ? Qu’est-ce que vous voulez ? »

« Il faut que je vous voie, Madame Jeunet. Je sais que je ne vous plais pas beaucoup. Mais je ne suis pas si Américaine, croyez-moi. Ouvrez-moi. Déjanire aussi a choisi de confier ça à quelqu’un d’autre. À moi. Vous voulez bien ? »

Les secondes s’écoulent en silence. Janet finit par se sentir observée. Elle se retourne, mais non, ce n’est pas derrière elle. Au-dessus : une petite caméra de surveillance, à demi masquée par le lierre. Elle la regarde bien en face et dit : « Je suis sûre qu’elle n’est pas coupable. Mais j’ai besoin de vous pour comprendre. Je vous en prie. » Le portail grésille, Janet soupire et le pousse pour la seconde fois de la journée.

 

« Bon, pas d’homme, une heure décente : je vous propose un petit porto dans ma chambre », dit Rose lorsqu’elle ouvre la porte. Elle a malgré tout l’air content. Elle n’espérait peut-être pas des nouvelles si vite. Ou même s’était résignée à ce qu’on n’ait plus besoin d’elle. Elle trottine devant Janet, pousse la porte de sa chambre, parfaitement en ordre : un grand bureau, l’ordinateur, une imprimante, quelques rayonnages de chaque côté de la fenêtre, avec des livres vieux mais en bon état. La carafe de porto est rangée sur une commode. Il y a tout un service à liqueurs, qu’elle ne doit pas utiliser souvent, en tout cas dans son intégralité. Aujourd’hui, elle salira deux verres. Janet n’a pas envie de vivre si vieille. Elle attend que Rose les ait servies toutes les deux et se soit installée dans son grand fauteuil, devant son bureau, pour commencer son interrogatoire. Par l’essentiel : d’où proviennent ces pages ? Sur quoi Rose les a-t-elle recopiées ?

Rose se lève aussitôt et va chercher, sur la cheminée, une photo, dans un cadre d’argent, au milieu de dix, quinze autres semblables. Elle se rassied et le tend à Janet, qui se sent un peu perchée, sur sa petite chaise, de l’autre côté du bureau, son verre de porto posé sur le mode d’emploi de l’imprimante. « C’est mon frère. C’était mon frère, Charles. Lui aussi est mort à la guerre. Quand je dis ça, j’ai l’impression que plus personne ne se souvient. Ils pensent tous à la deuxième, mais la deuxième, moi, je m’en fiche bien, vous savez. Je n’avais déjà plus personne. Enfin si, il y avait le père de Diane, mon petit-neveu, mais je ne le voyais pas souvent, et quand les Allemands sont arrivés, ses parents l’ont emmené en Angleterre. Ils sont rentrés après la bombe. Vous savez, pour la bombe ? J’étais là, moi, quand elle est tombée. Enfin à la cave bien sûr. Je détestais y descendre, mais ce soir-là j’ai bien fait de me forcer. Quand je suis remontée, tous les miroirs étaient brisés, les fenêtres, mais c’est tout. La maison a tenu. C’est plus bas que ça a sauté. Je ne regarde plus dans cette direction, le moins possible. Ils auraient dû laisser le trou comme ça, faire un jardin, je ne sais pas. Mais ces immeubles qu’ils ont construits… Tout a brûlé. Personne n’est mort, heureusement. Et puis ils ont atteint leur but, les entrepôts, sur l’autre rive. Qu’est-ce que je disais ? Oui, la guerre. Ils ne se rendent pas compte que c’est la première qui a tué tout le monde. Si mon petit frère n’avait pas déjà eu son fils, en 1915, avant de partir et de mourir lui aussi, il n’y aurait plus de Jeunet, aucune branche, aucun n’en est revenu. Comment vous le trouvez ? Mon grand frère, Charles ?

– Séduisant, moustachu. Chez nous, en Californie, il n’y a plus que les…

– Les ?…

– Non, rien. Il est très beau. » Janet attend. Elle ne voit pas bien le rapport avec Ann Hellbrown, ni avec Ariane, mais elle a le temps. « Il avait dix ans de plus que moi. À la fin de l’été 1895, il avait treize ans et s’apprêtait à retourner au collège pour la seconde année. Il ne rentrerait pas avant la Toussaint. » Rose tend la main pour reprendre la photo. Elle passe l’index sur le verre, le caresse, pas pour chercher de la poussière, il n’y en a pas, par tendresse plutôt.

« Il devait partir le 21 août. C’est ce qu’il a fait d’ailleurs. Par où commencer… C’est il y a deux ans, lorsque Diane et moi avons décidé que je ferais mieux de m’installer au rez-de-chaussée que j’ai mis le nez dans ses affaires. Je ne suis pas du tout invalide, vous savez, mais c’est quand même plus pratique. Je me sens plus libre, je peux me relever sans crainte au milieu de la nuit et faire un tour à la cuisine. J’adore manger la nuit. Bref, j’ai mis un peu d’ordre là-haut, pour voir ce que je descendais avec moi. Et je suis retournée dans la chambre de Charles. Il a vécu ici jusqu’à sa mort, enfin, jusqu’à sa dernière permission, en septembre 1917. Mon père vivait encore. Où en étais-je ? Oui, ses affaires. Il y avait des livres de garçons, genre Jules Verne, tout ce que je déteste. Et puis, entre deux encyclopédies, j’ai trouvé ce vieux numéro des Cahiers de France, celui d’automne 1895. »

Rose ne bouge pas. Elle n’a visiblement pas l’intention de le montrer à Janet. Pas pour l’instant. « J’ai eu envie de le feuilleter, alors je l’ai posé sur la pile des livres que je voulais déménager dans ma nouvelle chambre. Il s’est passé encore quelques mois avant que je le rouvre. » Elle marque une pause. « J’aurais très bien pu l’oublier, ou mourir avant. Mais il y a eu ce jour où ils ont parlé d’Ann à la télévision, de la réédition de ses nouvelles. Diane est allée m’acheter le livre. Je n’ai pas lu votre préface en premier, je vous le dis tout de suite. C’est seulement après, quand j’ai voulu regarder dans le vieil exemplaire des Cahiers conservé par mon frère, et que j’ai découvert Ariane. Je n’y comprenais plus rien, alors j’ai lu votre préface. Vous n’en parliez pas. Vous n’aviez pas l’air d’être au courant. Le texte ne figurait pas dans votre édition. »

Rose soulève la carafe de porto et se ressert. Janet fait signe qu’elle n’en veut plus et prend la parole, pendant que l’autre sirote. « C’est la première fois, aujourd’hui, que je le lis. Mais ce que je ne comprends pas, c’est qu’il ait pu disparaître de la circulation, s’il a paru dans la revue. Je veux dire : qu’Ann Hellbrown ne l’ait pas retenu pour la traduction anglaise, ait détruit le manuscrit, étant données les circonstances, d’accord. Mais le numéro d’automne 1895 des Cahiers, il existe, nous les avons tous, à la bibliothèque de l’université. Je ne comprends pas.

– Moi non plus, au début. Il a fallu que j’essaie de me souvenir. Heureusement, plus c’est vieux, plus c’est facile. Ma mémoire est bonne, de ces années-là, j’étais heureuse, c’est peut-être pour ça.

– Mais nous n’aviez que…

– Cinq ans. Il devait retourner au collège le lendemain. Charles. C’est à cause de ça. Je veux dire, le numéro des Cahiers, il voulait sans doute lire Petit Tom avant de partir. C’était un feuilleton illustré, pas vraiment destiné aux enfants d’ailleurs, mais il avait déjà treize ans et il adorait ça. Plus tard, il me les a fait découvrir. J’ai dû feuilleter ces pages, à l’époque. Mais je ne lisais pas Ann Hellbrown, et lui non plus. Il n’aimait que Petit Tom. C’est comme ça que les choses ont dû se passer. Il avait été se baigner cette après-midi-là, et il s’est probablement arrêté sur le chemin du retour. Il aimait bien traîner à l’imprimerie, tout le monde le connaissait. Il a dû réclamer un exemplaire, expliquer qu’il partait le lendemain, que sinon, il devrait attendre deux mois pour savoir la suite des aventures de Tom. Et il est rentré à la maison avec le seul numéro complet des Cahiers d’automne 1895.

– Attendez, attendez, il y a quelque chose dans les fiches de Weintraub…

– De qui ?

– Weintraub. Le professeur dont j’ai repris la chaire, là-bas, en Amérique. C’est lui qui est à l’origine de tout, la redécouverte d’Ann Hellbrown, la traduction, tout. Je ne suis que son héritière. Une riche héritière. Il y a des foules de notes. Il est venu ici plusieurs fois, à R… Mais il n’est jamais remonté jusqu’à vous.

– Un juif ?

Janet répond en tâchant que son visage n’exprime rien, et en espérant que celui de Rose non plus – rien qui lui déplairait.

– Oui.

– Et vous, vous êtes juive ?

Toujours impassible, Janet fait non de la tête. Elle se demande si, dans le cas contraire, Rose aurait continué à se confier à elle.

– Et alors, qu’est-ce qu’il y a dans ses notes ?

– Je ne les ai pas ici, mais je me souviens d’une fiche verte. C’est la couleur qu’il utilisait pour les points obscurs, elles ne contiennent que des questions sans réponses. Celle-ci mentionne un litige avec la compagnie d’assurances de l’imprimerie, Les Comptoirs de l’Ouest, ou quelque chose comme ça. Il y a eu un dégât des eaux, je crois, en tout cas, de la marchandise endommagée. Les bordereaux datent de novembre 1895. Ils ont refusé de rembourser, mais apparemment l’imprimerie n’a pas insisté. Qu’est-ce que ça veut dire ? » Janet a perdu le fil, son regard a dérivé vers la fenêtre et elle voit un adolescent en bras de chemise, une veste jetée sur l’épaule, pousser le portail en sifflotant. Il ne porte pas encore la moustache. Il tient la revue roulée dans sa main, se presse de rentrer pour lire son feuilleton. Les arbres du jardinet le protègent enfin du soleil, qui tape fort, ce 20 août, comme aujourd’hui, et il s’arrête un instant, essuie son front en sueur, la rue de la Délivrance grimpe sacrément, et il l’a gravie d’une traite depuis l’imprimerie. C’est comme s’il était vraiment là, sous la fenêtre, surgi du siècle passé. Janet frissonne et accommode : au présent, le visage en face d’elle, dans la lumière de cette fin d’après-midi qui se fraye enfin un chemin à travers les branches, est jaune et translucide, taché de part en part, comme un damier, indescriptible vraiment. Janet préfère se concentrer sur les yeux, deux billes d’agate dans leur papier de soie d’origine, tout chiffonné. « Comment pouvez-vous vous souvenir ? De ce jour-là, du 20 août. » Ce n’est même pas une question. Janet n’a pas mis l’intonation. C’est un refus d’y croire.

« Oh, ça. Je ne vous l’ai pas dit ? C’est mon anniversaire. Le 20 août. J’avais cinq ans ce jour-là, et pour la première fois ma mère m’avait organisé une fête. Un goûter costumé. Elle avait invité une dizaine de petits garçons et filles que je connaissais, avec leurs mamans, qui étaient ses amies. Jeanne et Blanche, les filles d’Ann, étaient venues aussi, pour aider à organiser les jeux. Blanche jouait du piano et Jeanne nous a appris les chaises musicales, avant le goûter : il y avait un gâteau à la crème avec plusieurs étages, des décorations en sucre filé rose. Parce que je m’appelle Rose, mais ça vous le savez. Tout l’était. Rose. Les petits paquets contenant les cadeaux pour les invités, les serviettes de table, les lampions qu’on avait accrochés dans le salon… » Elle marque un temps. « On avait ouvert le salon. C’était déjà assez rare, à l’époque. Oui, celui où je vous ai reçue ce matin. J’étais en fée, bien sûr. En quoi d’autre ? Il y avait quelques marquises – Alice, je crois, et Marthe Bourrelier, nous nous sommes haïes, avec Marthe Bourrelier, plus tard. Elle est morte depuis trente-cinq ans. Je la revois ce jour-là, elle avait une robe à paniers, blanche et or. Mais je n’ai jamais voulu être en marquise. Je trouvais ça, comment dire, un peu vulgaire. Non, fée. J’avais un long corsage taillé en pointe, et un hennin, tout ça en mousseline lilas. Pas rose franc, non, lilas. Oh oui, je me souviens du 20 août 1895. L’année d’après, ma mère est morte en accouchant de mon petit frère et je n’ai plus eu de goûter d’enfants. » Rose se lève de nouveau, et son pas est plus hésitant que tout à l’heure, mais, après tout, elle a bu deux verres de porto. Elle retourne à la cheminée et prend un autre cadre, aussi impeccablement propre que le premier. Elle revient vers Janet et le lui tend. « C’est moi, au milieu, avec la baguette magique. Mais mon frère n’est pas sur la photo. Et je lui en ai tellement voulu de ne pas rester pour la fête. J’étais sûre qu’il le faisait exprès, pour me la gâcher. En fait, il faisait si beau, il nageait si bien, je comprends maintenant qu’il ait préféré aller se baigner. La perspective de retourner en pension le lendemain… Vous serez encore là le 20 août ? »

Janet sourit. « Je ne crois pas. Mais, si je suis encore en France, je suis à votre disposition. Vous fêterez vos ?

– Cent cinq. Comment me trouvez-vous ? Sur la photo, je veux dire. »

Ils sont une dizaine d’enfants, assis sur les marches du perron que Janet a déjà montées deux fois. Il y a plusieurs marquises en effet, une Tonkinoise, une Andalouse. Les garçons ont tous plus ou moins d’armes. C’est l’accessoire important. Pour le reste, c’est comme on voudra : des chevaliers, des mousquetaires, des héros en tout cas. Ils sont figés, regardent bien le photographe. Cela n’a pas dû être facile de les immobiliser tous en même temps. Mais ils ont l’habitude. Ils sont sages et grisés par leurs costumes. Au milieu de la première rangée, la petite Rose seule est tremblée, l’émotion a dû être trop forte, elle a bougé, un tout petit peu, et du coup il y a un mouvement dans son visage, comme un sourire vivant. Elle tient sa baguette bien verticale, la tête droite sous le haut chapeau pointu dont le voile retombe en plis souples sur ses épaules. Mais l’expression est floue. Du coup, son bonheur est sensible, présent. Elle a de bonnes joues, et le cou grassouillet aussi. Quant à la couleur de sa robe, ce fameux lilas, le noir et blanc le restitue gris opalin. « Vous êtes radieuse. » Janet pose le cadre devant elle, tente de rassembler ses pensées.

« Voilà ce qui se serait passé : votre frère aurait obtenu un numéro des Cahiers qui sortaient juste des presses, l’aurait rapporté ici. Le reste aurait été détruit. Par un dégât des eaux. L’assurance n’a jamais voulu payer. Dans ces Cahiers d’automne 1895, devait paraître Ariane. Mais, lorsqu’on a réimprimé, elle a disparu. À cause de Joseph. Du lien que n’auraient pas manqué de faire les lecteurs, entre la mort du personnage et celle du mari. Mais ce n’est pas un aveu. Le récit d’Ann Hellbrown était déjà imprimé lorsqu’il s’est noyé.

– C’est à peu près là que j’en suis arrivée, moi aussi. Et, vous l’avez sans doute deviné, c’est pour y voir plus clair que j’ai cherché sur Internet des renseignements sur elle. À tout hasard. Mais personne n’en savait plus que moi. Je sais que j’ai raison : Charles a continué de passer à l’imprimerie en avance, jusqu’à ce que les Cahiers et Petit Tom cessent de paraître, trois ans plus tard. À cette époque, je savais lire, et j’y allais quelquefois avec lui. Mon père était abonné, en fait. C’était juste l’impatience, l’envie de l’avoir avant tout le monde. Et ils étaient gentils avec nous, là-bas, ils nous le donnaient gratis.

– Où sont les exemplaires de votre père ? Je suppose qu’il recevait quand même les numéros que vous aviez obtenus en douce ?

« Oui, bien sûr. C’est ma belle-sœur qui les a gardés. Ils sont restés dans sa famille, mais maintenant, allez savoir… Diane ne les a pas, en tout cas. Et puis, il devait bien y en avoir d’autres en double, mais ceux-là… Ils ont disparu, à l’exception du numéro d’automne 1895. D’Ariane. Je ne sais pas si c’est une chance. Je suis d’accord avec vous, ce n’est pas un aveu. Mais tout de même, c’est bizarre, n’est-ce pas ? Dans l’interphone tout à l’heure, vous m’avez dit : Je suis sûre qu’elle n’est pas coupable. Mais qu’est-ce que vous en savez ? Ça m’a l’air rudement prémédité, vous n’allez pas me dire que c’est une coïncidence. Elle a décrit exactement la façon dont elle allait le tuer.

– Et elle l’a mis sous presse, et elle s’apprêtait à envoyer le récit de son futur crime à tous les abonnés des Cahiers ? Et puis, une fois Joseph mort, elle se serait rendu compte que c’était un peu bêta, d’aller tout avouer comme ça, sans qu’on lui demande rien, et alors elle aurait tout détruit ? Ça ne tient pas debout ! Non, croyez-moi, Rose (je peux vous appeler Rose ?), elle n’est pas coupable. Quoi qu’elle en ait pensé elle-même. Il faut que je réfléchisse. Vous savez, ça change tout pour moi. Pour ce que je vais écrire sur elle. Mais soyez tranquille, dès que j’y verrai plus clair, je vous le dirai. Et ce ne sera pas scandaleux. »

 

Janet s’est d’abord dit qu’elle allait marcher au hasard, mais très vite les trottoirs encombrés du centre de R…, en cette fin d’après-midi du samedi – les soldes ont commencé – lui ont brûlé les pieds. Elle a trouvé un taxi devant la cathédrale et contient mal son impatience tandis qu’il la rapproche de la mer. Lorsqu’il franchit la jetée, les doigts crispés sur le volant, l’air aussi méfiant et rogue que dans les films américains, elle respire mieux. La mer a entamé son retour, on le sent dans la brise qui se lève, dans les cris encore nombreux qui montent de la plage : on s’attarde, peut-être les parents nous oublieront-ils et on aura le temps pour un dernier bain avant le dîner, il fait beau, ils prolongeront l’apéro, et puis de toute façon il faut bien attendre la mer, qu’elle détruise le château de sable qu’on a passé l’après-midi à ériger en chassant les plus petits qui viennent barboter dans les douves, qui n’y connaissent rien, qui vont tout gâcher.

Janet règle la course et monte dans sa chambre. Et de là sur la tourelle. Elle a l’impression qu’Ann devait se tenir là souvent. Elle se sent hantée. Elle croit qu’elle sait pourquoi. Pourquoi Ann a décidé qu’elle n’écrirait plus. Parce qu’elle avait peur : peur que des fissures dans le mur de sa chambre viennent révéler l’accès à une terrasse déjà décrite, peur qu’un architecte suggère précisément une véranda là où elle l’avait rêvée, peur que la réalité ne lui obéisse. Peur d’avoir toujours raison à la fin.