MERDE ! LA DERNIÈRE FOIS QUE J’AI VU TESS, C’ÉTAIT AU MILIEU D’UNE RUELLE, PRÈS DE L’ENDROIT OÙ NOUS DEVIONS ASSASSINER ANDEN. ELLE avait les poings serrés et le visage décomposé. Elle est différente aujourd’hui. Elle est plus calme, plus mûre. Elle a également gagné quelques centimètres et ses traits ronds de petite fille se sont affinés. Le spectacle me fait un drôle d’effet.
Ses compagnons et elle sont enchaînés à leurs chaises, ce qui n’améliore pas vraiment mon humeur. Je reconnais l’un d’eux : Pascao, le courrier à la peau sombre, aux cheveux bouclés coupés court et aux yeux d’une pâleur incroyable. Il n’a pas beaucoup changé, mais, en approchant, je remarque l’ombre d’une cicatrice en travers de son nez et de sa tempe droite. Il m’adresse un sourire éclatant qui suinte le sarcasme.
— Mais je ne rêve pas, c’est Day, dit-il en me faisant un clin d’œil séducteur. Toujours aussi mignon. L’uniforme de la République te va à ravir.
Ses mots me blessent. Je tourne mon regard furieux vers les gardes.
— Pourquoi diable les a-t-on arrêtés ?
Un soldat incline le nez vers moi. À en juger par la pile de décorations sur son uniforme, il doit s’agir d’un capitaine ou de quelque chose comme ça.
— Ce sont d’anciens Patriotes, dit-il en insistant sur le dernier mot, comme pour souligner la stupidité de ma question. Nous les avons surpris le long de l’Armure. Ils essayaient de saboter notre équipement militaire pour aider les Colonies.
Pascao s’agite avec indignation sur sa chaise.
— Conneries ! Espèce d’âne bâté ! s’écrie-t-il. Nous nous trouvions à proximité de l’Armure parce que nous nous efforcions d’aider vos pathétiques soldats. Je crois que nous aurions mieux fait de nous abstenir.
Tess m’observe avec méfiance. C’est la première fois qu’elle me regarde ainsi. Ses bras semblent si fins, si fragiles avec ces énormes menottes aux poignets. Je serre les dents. Mes yeux se posent sur les armes accrochées aux ceinturons des gardes. Pas de mouvement brusque. Pas à côté de ces excités de la gâchette. Du coin de l’œil, je remarque qu’une prisonnière a l’épaule en sang.
— Libérez-les, dis-je. Ce ne sont pas des ennemis.
Le capitaine me toise avec un mépris glacé.
— Certainement pas, lâche-t-il. Nous avons ordre de les surveiller jusqu’à ce que…
À côté de moi, June hausse le menton.
— Qui a donné ces ordres ? demande-t-elle.
La morgue de l’officier vacille pendant un instant.
— Mademoiselle Iparis, j’ai reçu ces ordres de notre glorieux Elector en personne.
Il rougit en voyant June plisser les yeux, puis il bafouille quelque chose à propos de leur ronde le long de l’Armure et de la violence des affrontements. Je m’avance et je m’accroupis devant Tess de manière à avoir la tête à la hauteur de la sienne. Les gardes lèvent leurs armes, mais June leur ordonne aussitôt de les baisser.
— Tu es revenue, murmuré-je à Tess.
Elle ne se départit pas de son air méfiant, mais ses yeux s’adoucissent.
— Oui.
— Pourquoi ?
Elle hésite. Elle regarde Pascao qui pose ses extraordinaires yeux gris sur moi.
— Nous sommes revenus parce que Tess a entendu que tu nous appelais.
Ils m’ont entendu. Tous ces messages envoyés pendant des mois et des mois ont quand même servi à quelque chose. Ils m’ont enfin entendu. Tess déglutit avec peine avant de trouver le courage de s’adresser à moi.
— Frankie a capté une première transmission il y a quelques mois. (Elle fait un signe de tête en direction d’une jeune fille aux cheveux bouclés attachée sur une chaise.) Elle nous a dit que tu cherchais à nous contacter. (Elle baisse les yeux.) Je ne voulais pas te répondre. Et puis j’ai appris que tu étais malade… et…
Ah ! il semblerait que tout le monde soit au courant.
— Hé, l’interrompt Pascao en remarquant mon expression. Nous ne sommes pas revenus parce qu’on était désolé pour toi. On a écouté les nouvelles qui venaient de la République et des Colonies. On a entendu parler du conflit qui menaçait d’éclater.
— Et vous avez décidé de venir nous aider ? intervient June. (Une lueur de méfiance brille dans ses yeux.) Et pourquoi tant de générosité, tout d’un coup ?
Le sourire sarcastique de Pascao s’évanouit. Il regarde June en inclinant la tête.
— Tu es June Iparis, pas vrai ?
Le capitaine frémit. Il ouvre la bouche pour ordonner à Pascao de s’adresser au princeps elect sur un ton plus poli, mais June acquiesce.
— Ainsi donc, poursuit Pascao, c’est toi qui as saboté notre attentat et qui as provoqué notre débandade. (Pascao hausse les épaules.) Je ne t’en veux pas. Ce n’est pas comme si j’étais un admirateur fervent de Razor, tu vois ?
— Pourquoi êtes-vous revenus dans ce pays ? demande June.
— Ouais, ouais. On s’est fait virer du Canada. (Pascao inspire profondément.) On s’est caché là-bas quand les catastrophes ont commencé à pleuvoir, après le… (Il s’interrompt et jette un coup d’œil aux soldats.) Le tu sais quoi. Notre petit rendez-vous avec Anden. Mais les Canadiens se sont aperçus que nous n’étions pas censés être chez eux et on a dû filer vers le sud. Notre groupe s’est dispersé au fil du temps. Je n’ai aucune idée de l’endroit où se trouve la moitié des anciens membres. Je suppose qu’une bonne partie est encore au Canada. Quand on a appris que Day était malade, la petite Tess a demandé l’autorisation de partir pour se rendre à Denver, toute seule. Je n’avais pas très envie qu’elle… meure, alors nous l’avons accompagnée.
Pascao baisse les yeux. Il poursuit son récit, mais à ce stade, ce n’est plus qu’un ramassis d’excuses visant à occulter le véritable motif de leur retour.
— Quand les Colonies sont passées à l’attaque, je me suis dit que si nous aidions l’armée, peut-être pourrions-nous être graciés et obtenir la permission de rester au pays, même si je sais bien que votre Elector n’est pas notre plus grand…
— Qu’est-ce qui se passe ?
Nous nous retournons tous en entendant cette voix. Au même instant, les soldats se mettent au garde-à-vous. Je me redresse pour faire face à Anden qui se tient dans l’encadrement de la porte, ses gardes du corps derrière lui. Ses yeux sombres et inquiétants se posent sur June, puis sur moi, puis sur les Patriotes. Quand nous l’avons quitté, il y a quelques minutes, il était en compagnie de ses officiers. Il semblerait que les dernières nouvelles du front ne l’aient pas vraiment transporté de joie. Une fine couche de poussière couvre ses épaules. Le capitaine chargé de la surveillance des prisonniers se racle la gorge avec nervosité.
— Toutes mes excuses, Elector. Nous avons arrêté ces criminels à proximité de l’Armure…
À ces mots, June croise les bras.
— Il paraitrait que c’est vous qui avez autorisé cette capture, Elector ? dit-elle.
Sa voix trahit une tension qui laisse entendre qu’à cet instant, elle n’est pas dans les meilleurs termes du monde avec Anden.
Celui-ci observe la scène. Je ne crois pas qu’il ait déjà oublié notre prise de bec dans la voiture, mais il ne regarde pas dans ma direction. Bon, si ça lui fait plaisir. Peut-être que je l’ai obligé à réfléchir un peu sur le sort des habitants des quartiers pauvres. Au bout d’un moment, il hoche la tête en direction du capitaine.
— Qui sont ces gens ?
— D’anciens Patriotes, monsieur.
— Je vois. Qui a ordonné leur arrestation ?
Le visage du capitaine devient écarlate.
— Eh bien, Elector, commence-t-il en essayant de parler sur un ton aussi professionnel que possible. Mon officier-commandant…
Mais Anden ne prête déjà plus attention à ses mensonges. Il se tourne pour sortir.
— Détachez-les, ordonne-t-il. Gardez-les ici pour le moment, puis évacuez-les avec le dernier groupe de réfugiés. Surveillez-les bien. (Il nous fait signe de le suivre.) Mademoiselle Iparis, monsieur Wing, s’il vous plaît.
Je jette un dernier coup d’œil à Tess qui observe un soldat déverrouiller ses menottes, puis je rejoins June. Eden se précipite vers moi et me bouscule presque dans son empressement. Je lui prends la main.
Anden s’arrête devant un groupe de soldats de la République. Je fronce les sourcils en les regardant. Quatre d’entre eux sont à genoux, les mains sur la tête, les yeux baissés. L’un d’eux pleure en silence.
Leurs camarades pointent leurs armes sur eux. L’officier se tourne vers Anden.
— Voici les gardes qui étaient chargés de la surveillance du commandant Jameson et du capitaine Bryant. Nous avons trouvé trace d’une communication suspecte de l’un d’entre eux avec les Colonies.
Je comprends pourquoi Anden nous a conduits ici. Il veut nous montrer les visages des probables traîtres. J’observe les quatre prisonniers. Celui qui pleure lève la tête et contemple Anden avec des yeux suppliants.
— Pitié, Elector, implore-t-il. Je n’ai rien à voir avec cette évasion. Je… je ne sais pas ce qui est arrivé. Je…
Un coup de crosse sur la tête le réduit au silence.
Mes yeux passent du malheureux à Anden. Le visage de celui-ci, habituellement pensif et réservé, exprime une dureté implacable. Il reste silencieux pendant un moment, puis il adresse un hochement de tête à ses hommes.
— Interrogez-les. S’ils refusent de coopérer, abattez-les. Assurez-vous que chaque soldat apprenne ce qui leur est arrivé. Que cela serve de leçon aux autres traîtres qui gangrènent nos rangs. Qu’ils sachent que nous allons nous occuper d’eux.
Les soldats en armes claquent des talons.
— Bien, monsieur.
Ils relèvent les prisonniers. Un vague malaise me serre l’estomac. Anden ne revient pas sur sa décision. Il observe les quatre hommes qui crient et supplient tandis qu’on les entraîne hors du bunker. June semble avoir été frappée par la foudre. Elle suit les malheureux des yeux.
Anden se tourne vers nous, le visage grave.
— Les Colonies ont reçu de l’aide.
Un bruit sourd retentit au-dessus de nos têtes. Le sol et le plafond se mettent aussitôt à trembler. June observe Anden en plissant les yeux. On dirait qu’elle cherche à lire ses pensées.
— Quel genre d’aide ?
— J’ai vu leurs escadres dans le ciel, juste au-delà de l’Armure. Elles ne sont pas seulement composées d’avions de chasse des Colonies. Certains appareils portent les étoiles africaines sur leurs flancs. Mes généraux m’ont informé que les Colons sont tellement sûrs de leur victoire qu’ils ont fait atterrir un dirigeable et un escadron de chasseurs à moins d’un kilomètre de l’Armure. En outre, ils ont installé des aérodromes de fortune au fur et à mesure de leur avance. Ils se préparent à lancer un nouvel assaut.
Je serre la main d’Eden un peu plus fort. Mon frère plisse les yeux en tournant la tête vers les groupes de réfugiés rassemblés près du train. Il est sans doute incapable de voir autre chose que des taches floues en mouvement. Je voudrais avoir le pouvoir de chasser la peur de son visage.
— Combien de temps Denver pourra-t-elle tenir ? demandé-je.
— Je l’ignore, répond Anden d’une voix sombre. L’Armure est résistante, mais nous ne pourrons pas repousser une superpuissance très longtemps.
— Qu’allons-nous faire ? demande June. Si nous ne pouvons pas les retenir, allons-nous nous laisser battre, comme ça ?
Anden secoue la tête.
— Nous avons besoin d’aide, nous aussi. Je vais demander une audience en urgence aux Nations unies ou à l’Antarctique. Nous verrons bien si quelqu’un est prêt à user de son influence en notre faveur. Cela nous permettra peut-être de gagner assez de temps pour…
Il regarde mon frère qui se tient calme et silencieux à mes côtés. Un sentiment de culpabilité et de rage me transperce. J’observe Anden en plissant les yeux. Pourquoi Eden est-il au cœur de cette histoire ? Pourquoi dois-je faire un choix entre perdre mon frère et perdre mon foutu pays ?
— J’espère qu’on n’en arrivera pas là, soufflé-je.
Anden et June se lancent dans une conversation à bâtons rompus à propos de l’Antarctique. Je tourne la tête vers la pièce ou Tess et ses camarades sont retenus. À travers la fenêtre, je la vois soigner l’épaule de la jeune fille blessée. Les gardes la regardent avec un certain malaise. Je me demande bien pourquoi ces assassins de métier ont peur d’une adolescente armée de bandages et d’une bouteille de désinfectant. Je frissonne en songeant à la manière dont Anden a ordonné l’interrogatoire et l’exécution potentielle des supposés traîtres. Pascao a l’air frustré. Il croise mon regard à travers la vitre. Ses lèvres demeurent immobiles, mais je devine ses pensées.
Il se dit que garder des Patriotes enfermés alors qu’une bataille fait rage et que des militaires et des civils se font tuer à la surface, c’est une aberration.
— Elector, dis-je soudain.
Je me tourne vers Anden et June. Ceux-ci se taisent et me regardent.
— Laissez les Patriotes quitter le bunker. (Anden reste silencieux et je me sens obligé de poursuivre.) Ils sont en mesure de vous aider. Je suis sûr qu’ils sont capables de mener des actions de guérilla bien plus efficaces que vos soldats. Et, comme l’évacuation des secteurs pauvres ne commencera pas avant un moment, vous avez besoin de toute l’aide disponible.
June reste silencieuse et Anden croise les bras sur sa poitrine.
— Day, j’ai gracié les Patriotes parce que cela faisait partie de notre marché initial, mais je n’ai pas oublié que les relations entre eux et moi ont toujours été tendues. Je ne souhaite pas voir vos amis menottés comme des prisonniers, mais je n’ai aucune raison de croire qu’ils sont prêts à aider un pays qu’ils ont terrorisé pendant si longtemps.
— Ils ne feront rien contre vous, insisté-je. Pourquoi s’en prendraient-ils à la République ?
— Trois condamnés à mort viennent de s’échapper, réplique Anden. Les Colonies ont lancé une attaque-surprise sur la capitale et des gens qui ont tenté de m’assassiner sont assis à dix mètres de moi. Excusez-moi, mais je ne suis pas franchement d’humeur clémente.
— J’essaie de vous aider, lâché-je sur le même ton agacé. Et puis, vous venez de capturer vos traîtres, non ? Vous pensez vraiment que les Patriotes ont quelque chose à voir avec l’évasion du commandant Jameson ? Alors qu’elle les a laissés tomber ? Vous pensez vraiment que je suis heureux de savoir les assassins de ma mère en liberté ? Relâchez les Patriotes et ils se battront pour vous !
Anden scrute mon visage.
— Qu’est-ce qui vous fait penser qu’ils sont fidèles à la République ?
— Laissez-moi prendre leur commandement. (Eden tourne brusquement la tête vers moi, stupéfait.) Et je garantirai leur loyauté.
June me lance un regard sévère pour me conseiller de changer de ton. J’inspire un grand coup, j’avale ma frustration et je m’efforce de me calmer. Elle a raison. Il ne servirait à rien de mettre Anden en colère alors que j’ai besoin de son aide.
— S’il vous plaît, dis-je à voix basse. Laissez-moi vous aider. Il faut bien que vous fassiez confiance à quelqu’un. Ne laissez pas des gens mourir comme ça à la surface.
Anden me regarde avec attention pendant un long moment. Je frissonne en réalisant qu’à cet instant, il est le portrait craché de son père. Mais les ressemblances disparaissent soudain derrière son expression sérieuse et inquiète. Il pousse un profond soupir et pince les lèvres.
— Expliquez-moi votre plan quand il sera prêt et je prendrai une décision, dit-il enfin. En attendant, je vous suggère de faire monter votre frère dans le train.
Il remarque mon inquiétude et ajoute :
— Il sera en parfaite sécurité jusqu’à votre retour. Vous avez ma promesse.
Puis il s’éloigne et fait signe à June de le suivre. Je soupire à mon tour en voyant un soldat les conduire vers un groupe de généraux. June me regarde par-dessus son épaule. Je sais qu’elle pense la même chose que moi. Elle s’inquiète des effets de cette guerre sur Anden. Et sur nous tous.
Lucy me rappelle à la réalité.
— Nous ferions peut-être bien de conduire votre frère au train, dit-elle.
Elle m’adresse un regard compatissant.
— Vous avez raison, dis-je.
Je regarde Eden et je lui tapote l’épaule. Je fais de mon mieux pour croire en la promesse de l’Elector.
— Allons-y et voyons comment te tirer de ce bazar.
— Et toi ? demande Eden. Tu vas vraiment aller te battre à la tête de ces gens ?
— Je te retrouverai à Los Angeles. Je te le promets.
Eden ne dit pas un mot pendant que nous nous dirigeons vers le quai. Des soldats nous escortent. Mon frère arbore une expression sombre et grave. Lorsque nous arrivons devant la porte vitrée d’une voiture, je me penche pour le regarder en face.
— Écoute, dis-je. Je suis désolé de ne pas t’accompagner. J’ai besoin de rester ici pour aider les gens, tu comprends ? Lucy va s’occuper de toi. Elle te protègera. Je vous rejoindrai bientôt…
— Ouais, ouais, grommèle Eden.
— Bon, euh…
Je m’éclaircis la voix. Eden est malade, il lui arrive d’être pénible et il raisonne en scientifique, mais je l’ai rarement vu dans une telle colère. Malgré sa cécité, il a conservé son optimisme. Sa froideur me bouleverse donc.
— Bien, c’est super, me décidé-je à dire. Je suis heureux que…
— Tu me caches quelque chose, Daniel, me coupe-t-il. Je le sens. Qu’est-ce que c’est ?
— Tu te trompes, lâché-je au bout d’un certain temps.
— Tu es nul comme menteur ! (Eden s’arrache à moi et fronce les sourcils.) Il se passe quelque chose. Je l’ai senti dans la voix de l’Elector. Et, quand tu m’as dit tous ces trucs bizarres l’autre jour… Quand tu as dit que tu avais peur que des soldats de la République débarquent chez nous… Pourquoi des soldats viendraient-ils chez nous tout d’un coup ? Je croyais que tous les problèmes étaient réglés.
Je soupire et je baisse la tête. Les yeux d’Eden s’adoucissent un peu, mais les muscles de sa mâchoire restent contractés.
— Que se passe-t-il ? demande mon frère.
Il a onze ans. Il a le droit de connaître la vérité.
— La République veut te récupérer pour faire de nouvelles expériences, dis-je à voix basse pour être sûr qu’il est le seul à entendre. Un virus s’est répandu dans les Colonies. Les scientifiques pensent que ton sang contient des anticorps. Ils veulent te coller dans un laboratoire.
Eden garde les yeux fixés dans ma direction pendant un long moment de silence. Au-dessus de nous, un nouveau bruit sourd fait trembler le sol. Je me demande si l’Armure tient le coup. Plusieurs secondes s’écoulent, puis je pose la main sur le bras de mon frère.
— Je ne les laisserai pas t’emmener, dis-je pour le rassurer. D’accord ? Tout va bien se passer. Anden – l’Elector – sait qu’il ne peut pas te prendre sans risquer une révolution nationale. Il ne peut pas le faire sans ma permission.
— Tous ces gens des Colonies, ils vont mourir, hein ? marmonne Eden. Ceux qui ont attrapé le virus ?
J’hésite. Je ne me suis pas vraiment intéressé aux effets de la maladie. J’ai cessé d’écouter dès qu’on a évoqué mon frère.
— Je ne sais pas, avoué-je.
— Et puis il va gagner la République. (Eden baisse la tête et se tord les mains.) Peut-être même que ça a commencé. Si les Colons envahissent la capitale, ils vont propager l’épidémie, non ?
— Je ne sais pas, répété-je.
Les yeux d’Eden cherchent mon visage. Malgré sa cécité presque complète, ils brillent de colère.
— Tu n’es pas obligé de prendre toutes les décisions à ma place, tu sais ?
— Je ne pensais pas prendre une décision à ta place. Tu n’as pas envie de rejoindre L.A. ? C’est plus sûr là-bas et je te l’ai promis, je te rejoindrai bientôt.
— Non, je ne parle pas de ça. Pourquoi est-ce que tu ne m’en as pas parlé ?
C’est pour ça qu’il est en colère ?
— Tu plaisantes, hein ?
— Pourquoi ? répète-t-il sur un ton pressant.
— Tu aurais accepté ? (Je m’approche de lui et je jette un coup d’œil aux soldats et aux réfugiés qui nous entourent avant de poursuivre dans un murmure.) J’ai déclaré que je soutenais Anden, mais ça ne veut pas dire que j’ai oublié ce que la République a fait à notre famille. Ce qu’elle t’a fait, à toi. Quand je t’ai vu tomber malade, quand la patrouille sanitaire est venue chez nous pour t’emmener sur ce chariot, avec ce sang qui obscurcissait tes yeux…
Je m’interromps et je clos les paupières. Je me concentre pour chasser cette scène de mon esprit. Je l’ai jouée dans ma tête un million de fois. Je n’ai pas le temps d’assister à une séance supplémentaire. Le souvenir réveille la douleur à la base de ma nuque.
— Tu crois que je ne le sais pas ? demande Eden d’une voix basse et rebelle. Tu es mon frère, pas ma mère.
Je plisse les yeux.
— Je suis aussi ta mère, maintenant.
— Certainement pas. Maman est morte. (Eden inspire profondément.) Je me souviens de ce que la République nous a infligé. Comment pourrais-je ne pas m’en souvenir ? Mais les Colonies nous envahissent et je veux aider.
Je n’arrive pas à croire qu’Eden ait dit ça. Il n’imagine pas ce que la République est capable de faire. A-t-il oublié les expériences qu’on lui a fait subir ? Je me penche en avant et je pose la main sur son poignet décharné.
— Ça pourrait te tuer, tu le comprends ? Et ce n’est même pas sûr qu’ils parviennent à trouver un remède à partir de ton sang.
Eden s’écarte de moi.
— C’est à moi de choisir, pas à toi.
Ses paroles font écho à celles de June, quelques heures plus tôt.
— Très bien, dis-je sur un ton sec. Et qu’est-ce que tu choisis, gamin ?
Je vois mon frère rassembler toutes ses forces avant de parler.
— Je crois que j’ai envie de les aider.
— Tu te paies ma tête ? Tu veux les aider ? Est-ce que tu dis ça uniquement pour me foutre en rogne ?
— Je suis sérieux.
Une boule se forme dans ma gorge.
— Eden, nous avons perdu maman et John. Papa a disparu. Tu es tout ce qui me reste. Je ne peux pas me permettre de te perdre aussi. Tout ce que j’ai fait jusqu’ici, je l’ai fait pour toi. Je ne vais pas te laisser risquer ta vie pour sauver la République – ou les Colonies.
La lueur rebelle s’évanouit de ses yeux. Il saisit la rambarde et appuie la tête sur ses mains.
— S’il y a une chose que je sais sur toi, dit-il, c’est que tu n’es pas égoïste.
Je réfléchis. Égoïste. Je suis égoïste. Je veux qu’Eden soit à l’abri du danger et je me fiche de savoir ce qu’il en pense. Mais, en entendant ces mots, un sentiment de culpabilité bouillonne au fond de moi. Combien de fois John m’a-t-il tiré du pétrin ? Combien de fois m’a-t-il mis en garde alors que je me frottais à la République ou que j’essayais de trouver des médicaments pour Eden ? Je ne l’ai jamais écouté et je ne le regrette pas. Eden me regarde avec ses yeux presque aveugles, une infirmité qu’il doit à la République. Et voilà qu’il s’offre comme agneau sacrificiel, qu’il accepte d’être conduit à l’abattoir… Je ne comprends pas.
Ou plutôt, je comprends très bien. Il est comme moi. Il agit comme je le ferais à sa place.
Mais je suis incapable de supporter l’idée de le perdre. Je pose une main sur son épaule et je le pousse vers le train.
— Commence par te rendre à L.A. Nous parlerons de tout ça plus tard. Tu devrais réfléchir sérieusement à ce que tu as l’intention de faire, parce que si tu te portes volontaire…
— J’y ai déjà réfléchi, réplique-t-il. (Il recule d’un pas pour échapper à mon contact et se dirige vers la porte de la voiture.) En plus, tu crois vraiment que nous pourrons arrêter les Colons s’ils viennent me chercher ?
Son tour arrive et Lucy l’aide à monter dans le train. Je tends les bras pour serrer sa main pendant un bref instant, avant qu’il soit trop loin. Malgré sa colère, il presse mes doigts avec force.
— Dépêche-toi de me rejoindre, OK ? me dit-il.
Et, soudain, il se jette à mon cou. Près de lui, Lucy esquisse un de ses sourires rassurants.
— Ne vous inquiétez pas, Daniel. Je le surveillerai comme le lait sur le feu.
Je la remercie d’un hochement de tête reconnaissant. Je serre Eden dans mes bras. Je ferme les yeux et j’inspire un grand coup.
À contrecœur, je me sépare de lui et Eden disparaît dans la voiture. Quelques instants plus tard, le train quitte la station pour conduire la première vague de réfugiés vers la côte est du pays.
Une fois le train parti, je reste assis, seul, perdu dans mes pensées.
« Je crois que j’ai envie de les aider. »
Les paroles de mon frère résonnent inlassablement à mes oreilles. Je suis responsable d’Eden. Je suis en droit de faire tout ce qui est nécessaire pour le protéger. Que je sois damné si je laisse des scientifiques le transformer en rat de laboratoire après tout ce que j’ai fait pour le sauver. Je ferme les yeux et je me passe les mains dans les cheveux.
Au bout d’un certain temps, je regagne la pièce où se trouvent les Patriotes. La porte est ouverte. J’entre et Pascao interrompt ses étirements. Tess lève la tête. Elle termine de bander l’épaule de la blessée.
— Alors, dis-je tandis que mes yeux s’attardent sur Tess, comme ça, vous êtes revenus en ville pour en faire voir de toutes les couleurs aux Colons ?
Tess baisse la tête.
Pascao hausse les épaules.
— Bah, c’est sans importance si on nous empêche de remonter à la surface. Pourquoi ? Tu as un plan ?
— L’Elector a donné sa permission, dis-je. Tant que c’est moi qui prends les décisions, il estime que nous aurons la gentillesse de ne pas trahir la République.
Quelle idée stupide, d’ailleurs ! Ils ont toujours mon frère comme otage, non ?
Un sourire se dessine sur les lèvres de Pascao.
— Tiens, tiens. Voilà qui pourrait être amusant. Qu’est-ce que tu as l’intention de faire ?
Je glisse les mains dans mes poches et je prends un air arrogant.
— J’ai l’intention de montrer aux Colons que ma réputation n’est pas usurpée.