JUNE

51 heures et 50 minutes depuis ma dernière

conversation avec Thomas.

15 heures depuis que j’ai vu Day pour la dernière fois.

8 heures depuis que le bombardement de l’Armure a été interrompu.

 

NOUS SOMMES DANS L’AVION DE L’ELECTOR EN ROUTE POUR ROSS CITY, EN ANTARCTIQUE.

Je suis assise en face d’Anden. Ollie est couché à mes pieds. Les deux autres princeps elects sont dans une cabine voisine séparée de la nôtre par une paroi en verre – un mètre sur deux, matériau à l’épreuve des balles, un sceau de la République gravé de mon côté, à en juger par la marque des entailles. À travers le hublot, j’aperçois un ciel d’un bleu éclatant au-dessus d’une couche de nuages qui s’étend jusqu’à l’horizon. L’appareil devrait amorcer sa descente d’une minute à l’autre pour nous faire découvrir la gigantesque métropole antarcticienne.

Je suis restée silencieuse pendant la plus grande partie du voyage. J’ai écouté Anden recevoir une interminable série d’appels de Denver. On l’informe constamment des derniers événements militaires. Ce n’est qu’au moment où nous approchons des eaux territoriales antarcticiennes qu’il se tait enfin. Je regarde les rayons de lumière jouer avec son visage, modeler ses jeunes traits où se lit le poids de tous les maux du monde.

— Quels sont nos liens avec l’Antarctique ? demandé-je au bout d’un moment.

La question qui m’intéresse vraiment serait plutôt : Vous pensez qu’il nous apportera son aide ? Mais à quoi bon la poser : il est impossible d’y répondre. Ce ne serait qu’une perte de temps.

Anden détourne les yeux du hublot pour me regarder.

— L’Antarctique nous soutient. Nous recevons son aide depuis des années. Notre économie n’est pas assez forte pour tenir debout sans une solide paire de cannes.

J’ai longtemps cru que mon pays était une superpuissance et j’ai encore du mal à accepter qu’il survit qu’à grand-peine.

— Et quelles sont nos relations aujourd’hui ?

Anden continue à m’observer. Je remarque une tension dans sa façon de me regarder, mais son visage est impassible.

— L’Antarctique a promis de doubler son aide si nous parvenons à la signature d’un traité rétablissant le dialogue avec les Colonies. En revanche, il a promis de réduire son aide de moitié si aucun traité n’est signé avant la fin de l’année. (Il marque une courte pause.) Alors notre visite n’a pas pour seul but de demander son soutien. Il va également falloir persuader les Antarcticiens de ne pas nous abandonner.

Nous allons devoir expliquer pourquoi nous avons sombré dans le chaos. Voilà qui ne va pas être facile.

— Pourquoi avoir choisi l’Antarctique ?

— L’Antarctique et l’Afrique sont rivaux depuis très longtemps. Si une nation influente doit décider de nous aider à affronter les Colonies et ses alliés, ce sera l’Antarctique.

Il se penche en avant et pose les coudes sur ses cuisses. Ses mains gantées sont à trente centimètres de mes jambes.

— Nous verrons bien ce qui se passe, poursuit-il. Nous leur devons beaucoup d’argent et voilà quelques années que les Antarcticiens ne sont pas très satisfaits de nous.

— Est-ce que vous avez déjà rencontré leur président ?

— Il lui arrivait de rendre visite à mon père. (Anden esquisse un sourire en coin et, à ma grande surprise, je sens les battements de mon cœur s’emballer.) C’était un charmeur au cours des dîners. Vous pensez que j’ai une chance de lui plaire ?

Je lui rends son sourire. J’ai compris le double sens de sa question. Il ne fait pas seulement référence au président de l’Antarctique.

— Vous êtes un homme charismatique, si c’est ce que vous voulez savoir, dis-je après un moment de réflexion.

Anden éclate de rire. Je suis heureuse de le voir se détendre un peu. Il tourne la tête et baisse les yeux.

— Je n’ai pas eu beaucoup de chance en matière de séduction ces derniers temps, dit-il à voix basse.

L’avion amorce sa descente. Je me concentre sur mon hublot et j’inspire un grand coup dans l’espoir de chasser la rougeur qui me monte aux joues.

Les nuages se rapprochent et l’appareil est bientôt enveloppé dans des tourbillons de brume grise. Quelques minutes plus tard, nous crevons la masse cotonneuse et nous découvrons un gigantesque territoire tapissé de gratte-ciels aux couleurs éclatantes serrés les uns contre les autres. Le spectacle me coupe le souffle. Il suffit d’un simple coup d’œil pour comprendre que la richesse et le niveau technologique de cette nation sont bien supérieurs aux nôtres. Un mince dôme transparent recouvre la ville, mais l’appareil le traverse aussi facilement que le banc de nuages. Les bâtiments changent parfois de couleur. J’en aperçois un passer du vert pastel au bleu nuit, un autre du doré au blanc. On pourrait jurer qu’ils viennent juste d’être construits : leurs parois sont parfaitement lisses, impeccables. Il ne doit pas y avoir plus d’une poignée de gratte-ciels de cette qualité au sein de la République. D’innombrables ponts immenses et élégants brillent d’un éclat blanc sous les rayons du soleil. Ils relient les tours voisines à hauteur d’un même étage. Ils tissent un réseau dans les tons ivoire qui n’est pas sans rappeler la structure alvéolaire d’une ruche. Les plus hauts ont une sorte de place ronde au milieu. Je regarde avec attention et je m’aperçois que des appareils y sont stationnés. Je remarque également que tous les bâtiments sont surmontés d’un énorme hologramme argenté représentant des nombres entre zéro et trente mille. Je fronce les sourcils. Sont-ils projetés depuis les toits ? Indiquent-ils la population de chaque tour ? Cette dernière hypothèse est peu crédible : des gratte-ciels de cette taille doivent accueillir bien plus de trente mille habitants.

La voix du pilote résonne dans la cabine. Elle nous informe que nous sommes sur le point d’atterrir. Tandis que les bâtiments aux couleurs chatoyantes envahissent notre champ de vision, l’appareil met le cap vers une de ces plateformes circulaires au centre d’un pont. Sur l’une d’elles, des gens se préparent à notre arrivée. L’avion approche et se stabilise au-dessus de la place. Une brusque secousse nous projette sur le côté de nos sièges. Ollie lève la tête et laisse échapper un grognement sourd.

— Nous avons été pris en charge par un système de traction magnétique, explique Anden en voyant mon air surpris. Maintenant, notre pilote n’a plus rien à faire. Notre appareil va être guidé depuis la plateforme pour les manœuvres d’atterrissage.

L’avion se pose avec une telle douceur que je ne m’en rends même pas compte. Tandis qu’Anden et moi débarquons en compagnie d’une escouade de sénateurs et de gardes, je constate avec étonnement que la température extérieure est très agréable. Je sens une brise fraîche, la chaleur du soleil – 22 °C environ, vent venant du sud-ouest, étonnement faible compte tenu de l’altitude à laquelle nous nous trouvons. Comment cela est-il possible ? Ne sommes-nous pas à la base du globe terrestre ? Je me rappelle alors le dôme transparent et immatériel que nous avons traversé. Il semblerait que les Antarcticiens soient capables de contrôler le climat de leurs cités.

Je reste ébahie en apercevant des hommes avec des masques et des combinaisons Hazmat blanches se précipiter vers nous. Ils nous conduisent aussitôt sous une tente en plastique. L’Antarctique a dû découvrir que les Colonies sont frappées par une épidémie. Une personne — un homme, une femme ? impossible de le dire à cause du casque – inspecte rapidement mes yeux, mon nez, ma bouche et mes oreilles avant de scanner mon corps à l’aide d’un large rayon verdâtre. J’attends dans un silence tendu qu’il ou elle lise les résultats des analyses sur un petit appareil portatif. Du coin de l’œil, j’aperçois Anden qui subit les mêmes tests que moi. Ce n’est pas parce qu’il est Elector qu’il ne peut pas être contaminé. Il faut une bonne dizaine de minutes pour que tout le monde soit examiné et que nous soyons autorisés à quitter la tente.

Anden salue trois Antarcticiens – respectivement vêtus d’une tenue verte, bleue et noire de coupe étrange – qui nous attendent sur la passerelle en compagnie de plusieurs gardes.

— J’espère que votre vol s’est bien déroulé, déclare l’un d’eux – une femme – alors que nous approchons. (Elle nous salue en anglais, mais elle parle avec un accent lourd et sensuel.) Si vous le souhaitez, nous pouvons vous fournir un de nos appareils pour le voyage retour.

La République est loin d’être parfaite, je le sais depuis longtemps et ma rencontre avec Day n’a fait que confirmer les évidences, mais je sens ma chair se hérisser en entendant la remarque arrogante de l’inconnue. Il semblerait que les Antarcticiens considèrent que nos appareils sont des cages à poules d’un autre âge. Je tourne la tête vers Anden pour voir sa réaction. Il se contente de s’incliner et d’adresser un ravissant sourire à la femme.

— Gracias, dame Medina. Vous êtes charmante, comme toujours, dit-il. Je vous suis reconnaissant de votre offre, mais je ne voudrais en aucun cas abuser de votre gentillesse. Nous nous contenterons de notre appareil.

Je ne peux pas m’empêcher d’admirer cet homme. Chaque jour, je découvre de nouveaux fardeaux qui pèsent sur ses épaules.

Après une discussion brève, mais passionnée, j’accepte qu’un garde conduise Ollie à l’hôtel où nous logerons. Nous nous rangeons en une procession silencieuse avant de nous diriger vers le bâtiment qui se trouve à une extrémité de la passerelle – un gratte-ciel écarlate, mais je ne suis pas certaine que ce soit en l’honneur de notre arrivée. Je décide de marcher au bord du pont de manière à observer la cité. Pour une fois, il me faut un bon moment pour compter les étages. En me fondant sur le nombre de passerelles qui partent de chaque niveau, j’arrive à un total de trois cent vingt-sept. Je détourne finalement les yeux pour chasser les premiers symptômes du vertige. Le soleil illumine les étages supérieurs, mais il y a également de la lumière tout en bas. Je suppose qu’il existe un système d’éclairage artificiel pour les gens qui empruntent les rues. Je regarde Anden et dame Medina bavarder et rire comme de vieux amis. Anden est parfaitement naturel. Je me demande s’il apprécie la compagnie de cette femme ou s’il joue l’homme d’État charmant. Il est clair que son père n’a pas négligé de lui enseigner les subtilités de la diplomatie internationale.

L’entrée du bâtiment, une arche encadrée de volutes complexes gravées dans la paroi, s’ouvre devant nous. Nous nous arrêtons dans un hall richement décoré. Je suis fascinée par les épais tapis ivoire qui produisent des taches de couleur à l’endroit où je pose les pieds. J’aperçois des rangées de palmiers en pots, un mur en verre incurvé sur lequel s’affichent des messages publicitaires lumineux. Il y a également des bornes interactives dont je ne comprends pas l’utilité. Tandis que nous poursuivons notre chemin, nos hôtes antarcticiens nous offrent des paires de lunettes à fine monture. Anden et les sénateurs les chaussent aussitôt, comme s’ils avaient l’habitude. Les Antarcticiens se donnent néanmoins la peine d’expliquer à quoi elles servent. Je me demande s’ils savent qui je suis, et si je présente le moindre intérêt à leurs yeux. Quoi qu’il en soit, ils ont remarqué mon embarras lorsque j’ai pris ma paire de lunettes.

— Gardez-les toujours sur vous pendant votre séjour, déclare dame Medina avec son lourd accent. (Elle semble s’adresser à tout le monde, mais je devine que ses explications me sont destinées.) Elles vous aideront à voir Ross City telle qu’elle est vraiment.

Intriguée, je m’exécute.

Je cligne les yeux, surprise. Je sens d’abord un vague chatouillement dans mes oreilles, puis je vois de petits caractères brillants au-dessus des têtes des Antarcticiens. 28627 : NIVEAU 29 pour dame Medina. 8819 : NIVEAU 11 et 11201 : NIVEAU 13 pour ses deux compagnons – qui n’ont pas encore dit un mot. Je tourne la tête pour observer la salle et j’aperçois quantité de chiffres et de mots virtuels. EAU : +1 s’affiche au-dessus d’une plante verte bulbeuse posée dans un coin ; PROPRETÉ : +1 survole une petite table sombre. Au bas de mes verres, je lis :

 

June Iparis

Princeps Elect 3

République américaine

Niveau 1

22 septembre 2132

Score de la journée  : 0

Score total  : 0

 

Nous nous remettons en marche. Aucun de mes compatriotes ne semble intrigué par les innombrables informations virtuelles qui s’impriment sur le monde réel. Je n’ai pas d’autre choix que d’échafauder des hypothèses. Les Antarcticiens ne portent pas de lunettes, mais ils tournent parfois la tête vers les étranges messages flottants. Ils doivent avoir un système greffé sur leurs pupilles, ou dans leurs cerveaux, qui leur permet d’accéder plus naturellement à cet univers virtuel.

Un des compagnons de dame Medina, un homme aux larges épaules avec des yeux sombres, des cheveux blancs et une peau dorée, ralentit et arrive à ma hauteur, en queue de cortège. Je me raidis en le voyant approcher, mais il prend la parole d’une voix douce et aimable.

— Mademoiselle June Iparis ?

— En effet, monsieur.

J’incline la tête avec respect comme j’ai vu Anden le faire un peu plus tôt. À ma grande surprise, je remarque que les chiffres changent dans le coin de mes lunettes.

 

22 septembre 2132

Score de la journée  : 1

Score total  : 1

 

Un vertige me saisit. Selon toute apparence, les lunettes ont enregistré mon salut et un système de comptabilisation m’a créditée d’un point. Saluer permet donc d’augmenter son score. Je remarque alors que l’homme aux cheveux blancs m’a parlé sans accent. Il poursuit d’ailleurs dans un anglais irréprochable. Je tourne la tête vers dame Medina. J’entends quelques bribes de sa conversation avec Anden et je réalise qu’elle aussi parle désormais sans le moindre accent. Ces chatouillis dans l’oreille tout à l’heure… Peut-être que les lunettes font également office d’interprète. Peut-être qu’elles permettent aux Antarcticiens de communiquer avec nous en s’exprimant dans leur langue, sans délai de traduction.

L’homme aux cheveux blancs se penche vers moi et il murmure :

— Je suis le Gardien Makoare, l’un des nouveaux gardes du corps de dame Medina. Elle m’a chargé de vous servir de guide, mademoiselle Iparis, étant donné que c’est votre première visite dans notre cité. C’est très différent de votre République, n’est-ce pas ?

Le Gardien Makoare ne s’exprime pas avec l’air condescendant de dame Medina et sa question ne m’agace pas.

— Je vous remercie, monsieur, dis-je avec reconnaissance. Et oui, je dois avouer que toutes ces informations virtuelles que je vois autour de moi me semblent bien étranges. J’ai du mal à les comprendre.

Makoare sourit et gratte son menton couvert de poils blancs.

— À Ross City, la vie est un jeu et nous sommes tous des joueurs. Les Antarcticiens n’ont pas besoin de lunettes comme les visiteurs, car on nous implante une puce dans la tempe le jour de nos treize ans. Elle contient un programme qui assigne des points à tout ce qui nous entoure. (Il pointe le doigt.) Vous voyez « Eau : +1 » au-dessus de cette plante ? (Je hoche la tête.) Cela signifie que, si vous décidez de l’arroser, vous gagnerez un point. Dans cette ville, les actions positives sont récompensées par des points de réussite alors que les actions négatives vous en font perdre. En augmentant votre score, vous changez de niveaux. En ce moment, vous êtes au niveau un. (Il montre les lignes virtuelles qui flottent au-dessus de sa tête.) Moi, je suis au niveau treize.

— Quel est l’intérêt de gagner… des niveaux ? demandé-je alors que nous quittons la salle pour entrer dans un ascenseur. Est-ce qu’ils déterminent votre rang au sein de la cité ? Est-ce qu’ils permettent de mieux contrôler les civils ?

Gardien Makoare acquiesce.

— Vous verrez.

Nous quittons l’ascenseur pour nous engager sur un nouveau pont – celui-ci est couvert par un toit en verre voûté – et pénétrer dans un autre bâtiment. Tandis que nous marchons, je comprends mieux les explications du Gardien Makoare. Le gratte-ciel ressemble à une gigantesque université. À travers des parois transparentes, nous apercevons des salles de classe avec des rangées de personnes assises – sans doute des étudiants. Tous ont leurs scores et leurs niveaux qui flottent au-dessus de leurs têtes. Devant eux, un écran géant affiche des séries de questions mathématiques surmontées de chiffres luisants.

 

Calcul — Deuxieme semestre

Q1  : 6 PTS

Q2  : 12 PTS

 

Et ainsi de suite. J’aperçois un étudiant se pencher vers son voisin dans l’espoir de tricher. Son score personnel passe au rouge vif et se met à clignoter avant de baisser de cinq points.

 

Tricherie  : -5 PTS

1 642  : Niveau 3

 

L’étudiant se fige avant de se rasseoir convenablement et de se concentrer sur son examen.

Le Gardien Makoare sourit en me voyant réfléchir à la scène dont j’ai été témoin.

— Le niveau est primordial à Ross City. Plus il est élevé, plus vous gagnez d’argent, plus vous pouvez prétendre à des emplois intéressants, plus on vous respecte. Les plus hauts scores sont célèbres et très admirés. (Il pointe le doigt vers l’étudiant qui a essayé de tricher.) Nos citoyens se passionnent tant pour ce jeu de la vie que la plupart évitent de commettre des actes qui risquent de faire baisser leur score. En conséquence, notre taux de criminalité est minime.

— C’est fascinant, murmuré-je, incapable de me détourner de la salle de classe.

Nous atteignons l’extrémité du couloir et nous nous engageons sur un troisième pont. Au bout d’un moment, un nouveau message se met à clignoter dans un coin de mes lunettes.

 

1 000 metres parcourus a pied  : +2 PTS

Score de la journée  : 3

Score total  : 3

 

Je suis surprise de constater que cette augmentation de score me procure un bref moment d’excitation et de satisfaction. Je regarde le Gardien Makoare.

— Je comprends que ce système de niveaux doit motiver vos compatriotes. C’est fantastique.

Mais je ne lui fais pas part de la question qui me tourne dans la tête : Et comment distingue-t-on les bonnes actions des mauvaises ? Qui décide quoi ? Que se passe-t-il lorsqu’une personne critique le gouvernement ? Est-ce que son score augmente ou baisse ? En revanche, je suis sidérée par la technologie de cette cité. Pour la première fois de ma vie, je me rends compte que la République n’est guère plus qu’un pays sous-développé. Est-ce que cette inégalité a toujours existé ? Ou a-t-on été, un jour, à la pointe du progrès ?

Nous arrivons enfin dans un bâtiment avec une immense salle en demi-cercle qui accueille les réunions politiques. Dame Medina l’appelle « La Chambre des Discussions ». Les murs sont tapissés des drapeaux de tous les pays. Une longue table en acajou se trouve au centre. Les délégués antarcticiens s’assoient d’un côté et nous nous installons en face. Deux autres personnes du même niveau que dame Medina nous rejoignent, puis nous entamons les pourparlers. C’est alors qu’un nouvel homme arrive. Il doit avoir une quarantaine d’années. Il a des cheveux cuivre, une peau sombre et une barbe taillée avec soin. Au-dessus de sa tête, son compteur annonce : NIVEAU 202.

— Président Ikari.

Dame Medina fait les présentations. Anden et les sénateurs le saluent avec respect. Je fais de même, mais je n’ose pas quitter mes homologues antarcticiens des yeux. Du coin de l’œil, j’aperçois le drapeau de la République. Sur les verres de mes lunettes, République américaine apparait en lettres brillantes. Celui des Colonies est accroché à côté. Une superposition de bandes noires et grises avec un oiseau doré au centre. Je remarque que certains drapeaux sont accompagnés du mot « Alliés ». Ce n’est pas le cas du nôtre.

Les pourparlers sont tendus depuis le début.

— Il semblerait que les plans de votre père se soient retournés contre vous, dit le président Ikari à Anden. (Il se penche en avant avec raideur.) Les Nations Unies s’inquiètent du soutien de l’Afrique aux Colonies, bien entendu. Les Colonies ont décliné notre invitation à négocier.

Anden soupire.

— Nos scientifiques cherchent activement un remède. (Il n’évoque pas Eden, ni le manque de coopération de Day.) Mais nous sommes incapables de résister à l’attaque des Colonies tant qu’elles bénéficient du soutien financier et militaire de l’Afrique. Il nous faut de l’aide pour repousser leurs troupes si nous ne voulons pas être envahis avant un mois. Il n’est pas impossible que le virus se répande chez nous également…

— Vous parlez avec passion, l’interrompt le président Ikari. Et je ne doute pas que vous fassiez de grandes choses en tant que nouvel Elector de la République, mais la situation se présente ainsi… Il faut avant toute chose contenir l’épidémie. J’ai entendu dire que les Colonies avaient déjà franchi vos frontières.

Les yeux couleur miel d’Ikari sont aussi brillants que perçants. Quand Serge fait mine de prendre la parole, il lui intime le silence sans cesser de regarder fixement Anden.

— Laissez votre Elector répondre !

Serge se tait en prenant l’air renfrogné. J’aperçois un rictus satisfait passer sur les lèvres des sénateurs. La colère monte en moi. Ces gens – les sénateurs, le président antarcticien et même les deux autres princeps elects – se moquent subtilement de l’Elector, chacun à sa manière. Ils lui coupent la parole. Ils insistent sur son âge. Je regarde Anden en lui criant mentalement de se défendre. Mariana hoche la tête dans sa direction.

— Monsieur ? dit-elle.

Je suis soulagée en voyant Anden lancer un regard désapprobateur à Serge. Puis il lève la tête et prend la parole avec calme.

— C’est la vérité. Nous parvenons encore à les contenir, mais ils sont aux faubourgs de la capitale.

Le président pose les coudes sur la table.

— Ainsi donc, il n’est pas impossible que le virus ait déjà franchi la frontière ?

— En effet, répond Anden.

Le président reste silencieux pendant quelques instants, puis il reprend :

— Qu’attendez-vous de nous exactement ?

— Nous avons besoin de votre soutien militaire. Votre armée est la meilleure du monde. Aidez-nous à sécuriser nos frontières et, surtout, aidez-nous à trouver un remède à l’épidémie. Les Colonies nous ont informés que ce remède est la seule chose qui les fera renoncer à leur offensive. Nous avons besoin de temps pour y parvenir.

Le président serre les lèvres et secoue la tête une fois.

— Pas de soutien militaire, financier ou logistique. Je crains que vos dettes envers nous soient trop élevées pour que nous prenions de tels risques. Je peux vous proposer de mettre à votre disposition des scientifiques pour vous aider à découvrir un remède, mais il est hors de question que j’envoie des troupes dans une région potentiellement contaminée. C’est trop dangereux. (Ses yeux se durcissent en voyant la réaction d’Anden.) Veuillez nous tenir informés sur l’évolution de la situation. J’espère tout autant que vous que cette affaire se résoudra dans le calme. Je suis désolé de ne pas pouvoir vous offrir davantage, Elector.

Anden se penche sur la table et ses doigts se nouent.

— Que puis-je faire pour vous convaincre, monsieur le président ? demande-t-il.

Ikari se laisse aller contre le dossier de son siège et observe Anden pendant un long moment avec un air pensif. Ce spectacle me fait frissonner. Il attendait cette supplique depuis le début des négociations.

— Vous allez devoir m’offrir quelque chose qui justifie mes efforts, dit-il enfin. Quelque chose que votre père ne m’a jamais proposé.

— Et quoi donc ? demande Anden.

— Des territoires.

Mon cœur se serre douloureusement en entendant ces mots. Céder des territoires. Pour sauver la République, nous allons être obligés de nous vendre à une autre nation. Quelque part, c’est un peu comme si nous nous prostituions, ou que nous abandonnions un enfant à un étranger… Se séparer d’une partie de notre nation… J’observe Anden en essayant de déchiffrer les émotions derrière son masque impassible.

Il regarde droit devant lui pendant une éternité. Imagine-t-il comment son père réagirait à une telle proposition ? Se demande-t-il s’il est un bon chef pour son peuple ? Enfin, il incline la tête. Il est toujours plein de grâce, même dans l’humilité.

— Je suis prêt à entamer des négociations sur ce point, dit-il à voix basse.

Le président acquiesce. J’aperçois l’ombre d’un sourire aux coins de ses lèvres.

— Dans ce cas, nous négocierons. Si vous découvrez un remède au virus et si nous trouvons en accord sur les territoires à céder, je vous promets un soutien militaire. En attendant, le monde devra se comporter comme il convient de le faire en cas d’épidémies.

— Qu’entendez-vous par là, monsieur ? demande Anden.

— Il nous faut fermer vos frontières, vos aéroports et vos ports, ainsi que ceux des Colonies. Il faut également informer les autres nations. Je suis sûr que vous comprenez.

Anden reste silencieux. J’espère que le président ne remarque pas mon expression accablée. La République tout entière va être placée en quarantaine.