Chapitre 6

Les institutions

Les décisions de politique étrangère s’inscrivent toujours dans un contexte institutionnel qui structure les préférences et les comportements des acteurs. Il s’agit d’un des constats les plus fermement établis de l’APE. Il y a 2 500 ans, Thucydide notait déjà que les démocraties, les aristocraties et les monarchies sont animées par des mécanismes distincts qui conduisent à des politiques étrangères différentes. Aujourd’hui encore, chaque année, de nouvelles publications corroborent cette observation.

Si de nombreux chercheurs continuent de s’intéresser à l’impact des structures institutionnelles sur la politique étrangère, c’est notamment en raison de la disponibilité des sources. Les rapports gouvernementaux secrets et les réflexions personnelles des chefs de gouvernement ne sont pas accessibles à tous. Mais chacun peut distinguer un système parlementaire d’un système présidentiel, ou un mode de scrutin majoritaire d’un mode de scrutin proportionnel. Ce sont des catégories stables qui correspondent à des définitions relativement consensuelles. Des bases de données, comme celle du projet Polity IV (www.systemicpeace.org/polity/polity4.htm), caractérisent les régimes politiques de tous les pays depuis le début du xixe siècle et sont librement accessibles à tous les chercheurs. Il est, dès lors, possible d’établir des comparaisons et de dégager des tendances.

Des innovations conceptuelles ont également favorisé le développement de la recherche. Depuis l’émergence du néo-institutionnalisme dans les années 1980, la notion même d’institution politique s’est élargie. Elle ne se limite plus simplement aux règles constitutionnelles qui déterminent, par exemple, comment les décideurs sont élus. Elles incluent plus généralement toutes les représentations, normes, règles et pratiques, formelles ou informelles, qui gouvernent la vie sociale et politique, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’État (March et Olsen, 1984 ; Evans et al., 1985 ; Ikenberry, 1988 ; Stone, 1992 ; Hall et Taylor, 1996).

Ce faisant, les institutions ne sont plus perçues comme des données inertes et immuables. Elles sont maintenant considérées comme des variables intermédiaires, dotées d’une certaine autonomie et occupant une position intermédiaire entre les forces sociales et les comportements sociaux. D’une part, elles s’adaptent aux contextes changeants, généralement de façon lente et progressive, mais parfois de façon brutale et radicale. D’autre part, elles s’inscrivent dans la longue durée et sont suffisamment stables pour contraindre les acteurs et fonder leurs attentes

Les institutions ainsi redéfinies et repositionnées, la recherche sur leur impact en politique étrangère peut être guidée par une vaste gamme d’approches théoriques, allant du rationalisme au constructivisme. Ce chapitre en présente quelques-unes en insistant sur quatre formes d’institutions, soit le régime politique, le régime économique, le système électoral et l’organisation étatique.

La paix démocratique

La paix démocratique est probablement la démonstration la plus convaincante que les institutions politiques peuvent avoir un impact majeur sur la politique étrangère. Il s’agit, pour reprendre les termes de Jack Levy, du phénomène « qui se rapproche le plus d’une loi empirique dans la discipline des relations internationales » (1988, p. 662). Mais il s’agit aussi d’un phénomène dont les rouages précis demeurent obscurs et qui suscite toujours des controverses théoriques majeures.

Le constat de la paix démocratique

La paix démocratique réfère au constat que les démocraties n’ont pas tendance à se faire la guerre entre elles. Leurs guerres sont presque systématiquement menées contre des autocraties. C’est un constat reproduit et validé maintes fois par des études statistiques. Même en contrôlant les autres facteurs qui contribuent à expliquer les variations dans les conflits armés, comme le degré d’interdépendance économique, le nombre d’États frontaliers, les liens culturels et ethniques, l’appartenance à une organisation régionale commune, la stabilité du système international, l’asymétrie de puissance, la proximité géographique et les alliances militaires, la relation entre la démocratie et la paix demeure statistiquement significative. La présence de deux démocraties est une condition presque suffisante en elle-même pour garantir des relations pacifiques entre elles. C’est une corrélation qui a toutes les apparences d’une causalité (Chan, 1984 et 1997 ; Maoz et Abdolali, 1989 ; Bremer, 1992 ; Ember et al., 1992 ; Maoz et Russett, 1993 ; Dixon, 1993 et 1994 ; Ray, 1998 ; Maoz, 1997 ; Oneal et Russett, 1997 et 1999 ; Dixon et Senese, 2002 ; Oneal et al., 2003 ; Choi, 2011).

La paix démocratique est essentiellement un phénomène dyadique. La majorité des auteurs considèrent que les démocraties ne sont pas particulièrement pacifiques. En dehors de leurs relations dyadiques avec les autres démocraties, elles semblent aussi belliqueuses que les autocraties. Les quelques analystes qui considèrent que les démocraties sont plus pacifiques que les autocraties envers tous les pays, quel que soit leur régime, reconnaissent généralement que ce comportement monadique qu’ils croient déceler est moins prononcé que le phénomène dyadique, qui demeure fermement établi (Morgan et Campbell, 1991 ; Benoit, 1996 ; Rousseau et al., 1996 ; Rioux, 1998 ; Leeds et Davis, 1999 ; Reiter et Stam, 2003 ; Keller, 2005).

Il faut bien noter, toutefois, qu’il ne s’agit pas d’une loi absolue, mais d’un constat probabiliste. La paix démocratique ne signifie pas qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais d’affrontement militaire entre deux démocraties. La guerre entre Israël et le Liban de 2006, par exemple, est une exception notable à la paix démocratique. Cependant, la vaste majorité des conflits armés depuis deux siècles opposent soit une démocratie et une autocratie, soit deux autocraties. Cette tendance, évaluée par rapport à l’ensemble des conflits potentiels entre toutes les paires possibles de pays, indique que la probabilité d’une guerre entre deux démocraties est infime (Arfi, 2009).

Certains analystes segmentent l’histoire et notent que la paix démocratique n’est statistiquement significative que durant une période particulière. En Grèce antique, les cités démocratiques s’opposaient fréquemment et aucune paix démocratique n’était observable. Il s’agirait d’un phénomène plus récent. Cependant, les analystes ne s’entendent pas au sujet de la période à laquelle elle aurait commencé. La majorité d’entre eux situent son émergence au début du xixe siècle, mais quelques-uns la repoussent jusqu’à la guerre froide, ou même jusqu’aux années 1970. On pourrait en déduire qu’il s’agit peut-être d’un phénomène temporaire, qui risque de s’estomper aussi soudainement qu’il est apparu (Weede, 1984 ; Farber et Gowa, 1995).

Inversement, on pourrait croire que la paix démocratique est un phénomène qui est appelé à s’accentuer. Le processus de démocratisation, conduisant un régime autocratique à la démocratie, est particulièrement déstabilisant et crée un contexte favorable aux conflits armés. Selon certains, la paix démocratique ne serait possible qu’entre les pays qui auraient complètement achevé leur processus de démocratisation. La démonstration empirique de cette hypothèse est cependant fragile et vivement contestée (Maoz, 1989 ; Mansfield et Snyder, 2002 ; Walt, 1996 ; Wolf et al., 1996 ; Ward et Gleditsh, 1998 ; Oneal et al., 2003 ; Mansfield et Pevehouse, 2006).

Définir les variables de la paix démocratique

Bien entendu, le constat probabiliste de la paix démocratique dépend de la définition des variables. La notion de démocratie est particulièrement polysémique. Plusieurs études statistiques retiennent les indicateurs du projet Polity IV pour définir la démocratie, comme le multipartisme et la tenue d’élections libres au suffrage universel. Mais au-delà de ces indicateurs objectifs, la démocratie peut avoir une dimension subjective. La majorité des gouvernements se considèrent démocratiques, incluant le Parti socialiste unifié de la défunte République démocratique allemande et le régime stalinien de l’actuelle République populaire démocratique de Corée. De même, la perception de la démocratie à l’étranger dépend tout autant de la proximité culturelle et des alliances politiques que de critères objectifs stables (Hermann et Kegley, 1995 ; Owen, 1997 ; Geva et Hanson, 1999 ; Widmaier, 2005).

Ces biais dans la perception de la démocratie peuvent contribuer à expliquer quelques anomalies à la paix démocratique. À la fin du xixe siècle, les États-Unis ne reconnaissaient pas la monarchie constitutionnelle espagnole comme une démocratie, malgré son multipartisme, sa liberté de presse et son suffrage universel. La lutte contre le despotisme espagnol fut ainsi invoquée pour justifier la guerre de 1898 qui mena paradoxalement au développement de l’impérialisme américain à Cuba, à Porto Rico et aux Philippines (Peceny, 1997). Quelques années plus tard, lors de la Première Guerre mondiale, cette situation s’est reproduite. Le Royaume-Uni, la France et les États-Unis ne percevaient pas l’empire allemand comme une démocratie, bien qu’il en ait plusieurs caractéristiques (Oren, 1995). Il est toutefois difficile de déterminer si ce biais de perception est une cause ou une conséquence de l’animosité entre les belligérants.

La notion de paix est elle aussi ambiguë. Les études statistiques sur la paix démocratique la définissent généralement par la négative, c’est-à-dire par une absence de guerre interétatique causant plus de 1 000 morts sur une période de 12 mois. Or, si les guerres ouvertes entre deux États démocratiques sont rares, les conflits par agents interposés et les opérations clandestines sont plus fréquents. À l’époque coloniale, les démocraties européennes se sont violemment opposées à des mouvements démocratiques dans leurs colonies. Plus tard, durant la guerre froide, la CIA a mené des opérations armées dans plusieurs démocraties pour lutter contre des mouvements socialistes ou révolutionnaires. La majorité de ces opérations ne sont pas prises en compte dans les études statistiques sur la paix démocratique parce qu’elles ne correspondent pas à la définition de guerre interétatique (Trumbore et Boyer, 2000 ; Barkawi, 2001 ; Ravlo et al., 2003).

Cela étant, les études statistiques qui analysent les relations pacifiques sous différents angles tendent à confirmer la paix démocratique. Non seulement, les démocraties se font moins la guerre entre elles, mais elles ont aussi moins de différends de toutes sortes, elles cèdent plus difficilement aux tentations d’escalade et elles ont moins tendance à recourir à une forme quelconque de force armée l’une contre l’autre. Elles s’imposent moins fréquemment des sanctions économiques, et lorsqu’elles le font, elles recourent généralement à des formes de sanction qui ne ciblent que l’élite dirigeante pour épargner les citoyens. Les démocraties sont également plus enclines à accepter la négociation, la médiation par des tierces parties et les recours juridiques pour régler leurs différends. Cette relation pacifique entre les démocraties est même observable dans différents domaines, incluant le commerce, la gestion des ressources hydriques et l’émission de pollutions transfrontières (Moaz et Abdolali, 1989 ; Maoz et Russett, 1993 ; Dixon, 1994 ; Raymond, 1994 ; Rousseau et al., 1996 ; Mousseau, 1998 ; Rioux, 1998 ; Dixon et Senese, 2002 ; Lektzian et Souva, 2003 ; Bernauer et Kuhn, 2010 ; Kalbhenn, 2011).

Par ailleurs, si des définitions plus restrictives sont adoptées, le nombre de cas observés dans l’histoire moderne risque alors de devenir trop limité pour qu’une relation statistique puisse être fermement établie, particulièrement si plusieurs variables de contrôle sont prises en compte. La paix démocratique serait alors aussi exacte et dérisoire que de constater que les pays dont le nom commence par la lettre K se font rarement la guerre. Quelques auteurs évoquent d’ailleurs cette difficulté méthodologique pour évoquer la possibilité, improbable, mais possible, que la paix démocratique ne soit finalement que le fruit du hasard (Spiro, 1994 ; Thompson, 1996).

La nature pacifique des démocraties

Le véritable talon d’Achille de la paix démocratique est l’incertitude qui plane sur l’explication causale qui lie la démocratie à la paix. S’il est bien établi que les démocraties se font rarement la guerre entre elles, il n’y a aucun consensus sur les processus causaux qui expliquent ce phénomène. Plusieurs hypothèses ont été formulées, mais aucune n’est consensuelle. Comme l’a noté Ted Hopf, la paix démocratique « est une régularité empirique à la recherche d’une théorie » (1998, p. 191).

La première explication qui vient spontanément à l’esprit est probablement la moins convaincante. Elle consiste à avancer que l’intérêt des États démocratiques est défini à partir des intérêts de ses citoyens, et que ceux-ci ont une aversion prononcée pour les guerres interétatiques. C’est pourtant une hypothèse fréquemment évoquée depuis Emmanuel Kant et Jeremy Bentham.

Les individus sont généralement peu enclins à courir le risque de mourir au combat, ou de voir leurs proches courir ce risque. Ils peuvent également craindre une détérioration de leurs conditions matérielles, que ce soit en raison de relations commerciales déstabilisées par le conflit ou du financement des opérations militaires. Or, les gouvernements démocratiques ne peuvent ignorer cette aversion de leurs citoyens pour la guerre sous peine d’être eux-mêmes éjectés du pouvoir.

On pourrait déduire de ces préférences individuelles que les démocraties ont tendance à privilégier le maintien du statu quo dans le système international alors que leurs homologues autocrates peuvent plus facilement être tentés par des politiques étrangères expansionnistes. On peut effectivement noter que les autocraties ont davantage tendance à intervenir dans les guerres civiles pour accaparer des richesses naturelles alors que l’appât du gain semble être plus rarement un facteur déterminant dans les décisions des démocraties concernant les interventions militaires dans les conflits internes. En fait, une forte participation électorale a tendance à réduire la propension des élus à mener des conflits armés. On peut également noter que les représentants élus semblent plus attachés à la résolution pacifique des conflits, puisqu’ils agissent plus souvent comme médiateurs dans les conflits internationaux et qu’ils parviennent mieux que les dictateurs à maintenir la paix (Doyle, 1986 ; Lake, 1992 ; Kydd, 2003 ; Reiter et Tillman, 2002 ; Reiter et Stam, 2003 ; Bélanger et al., 2005 ; Crescenzi et al., 2011 ; Horowtiz et al., 2011 ; Koga, 2011).

Cette explication de la paix démocratique centrée sur la préférence pacifique des démocraties n’est pourtant pas entièrement convaincante. Dans plusieurs systèmes démocratiques, des groupes défendant des intérêts guerriers ou des idées belliqueuses, comme des entreprises d’armement ou des groupes nationalistes, ont suffisamment d’influence pour orienter leurs gouvernements vers des politiques guerrières. Les démocraties ont d’ailleurs initié plusieurs guerres d’agression, alors que certaines autocraties, comme l’Espagne de Franco ou l’Iran du Shah, ont tenté de les éviter. A priori, les démocraties ne semblent pas intrinsèquement plus raisonnables ou pacifiques (Kegley et Hermann, 1996 ; Geis et al., 2006)

En fait, lorsqu’un conflit est amorcé, ce sont les démocraties qui se révèlent particulièrement menaçantes. Les élus savent bien qu’un échec militaire peut rapidement se traduire en échec électoral. Ils ont dès lors tendance à déployer davantage de ressources afin d’accroître leurs chances d’obtenir une victoire militaire. Pour des raisons électoralistes similaires, ils ont aussi tendance à viser des victoires totales plutôt qu’à négocier des sorties de crise. L’effet de ralliement qu’entraînent les guerres rend toute négociation avec l’ennemi politiquement risqué. Par conséquent, plusieurs études statistiques notent que les démocraties mènent des guerres qui sont plus dévastatrices et victorieuses que celles des autocraties (Lake, 1992 ; Reiter et Stam, 1998 et 2002 ; Desch, 2002 ; Merom, 2003 ; Biddle et Long, 2004 ; Choi, 2004 ; Palmer et al., 2004 ; Lyall, 2010 ; Colaresi, 2012).

Ce jusqu’au-boutisme est le fondement d’une autre explication à la paix démocratique. En effet, les démocraties ont un incitatif politique à minimiser les risques et à choisir des guerres qui ont une forte probabilité de succès. Sachant que les autres démocraties sont des adversaires particulièrement redoutables et tenaces, les démocraties préfèrent sans doute affronter des autocraties. Ce calcul expliquerait à la fois que les démocraties mènent autant de guerres que les autocraties, mais qu’elles évitent mutuellement de s’affronter. Il s’agit d’une hypothèse formulée en toute logique par Bruce Bueno de Mesquita et ses collègues, bien qu’elle ne soit pas encore démontrée empiriquement (1999 ; Lektzian et Souva, 2003).

Expliquer la paix démocratique par les normes

Davantage de travaux empiriques expliquent la paix démocratique par le biais des normes. Des études de cas historiques (Russett et Antholis, 1992 ; Owen, 1997 ; Friedman, 2008), des expériences en laboratoire (Mintz et Geva, 1993) et des analyses statistiques (Maoz et Russett, 1993 ; Raymond, 1994 ; Mousseau, 1998) révèlent l’existence d’une norme sociale prohibant les guerres contre les autres démocraties. Les citoyens, et par extension leurs gouvernements, jugeraient que les différends entre les démocraties doivent être résolus par la négociation ou l’arbitrage. À leurs yeux, les guerres ne seraient légitimes qu’envers les autocraties, particulièrement si elles visent à libérer un peuple de ses oppresseurs et à diffuser la démocratie.

Des analystes considèrent même qu’il existe une identité collective entre les démocraties qui préviendrait les conflits armés en leur sein. Les démocraties partagent déjà certaines valeurs qui favorisent la convergence de leur politique étrangère et réduisent les sources de tension (Gartzke, 1998 et 2000). Cette affinité a servi de vivier à la création d’une identité collective, développée en opposition aux autocraties. L’expérience de la Seconde Guerre mondiale et celle de la guerre froide a notamment fourni une trame narrative commune. Aujourd’hui, cette identité collective teinte le regard que les démocraties posent sur le monde. Un même comportement peut être interprété comme défensif s’il est adopté par une autre démocratie, mais comme offensif s’il est adopté par une autocratie. Lorsqu’un conflit survient, les démocraties ont tendance à se regrouper et à s’appuyer les unes aux autres (Siverson et Emmons, 1991 ; Wendt, 1994 ; Risse Kappen, 1995 ; Werner et Lemke, 1997 ; Peceny, 1997 ; Lai et Reiter, 2000 ; Hayes, 2009 ; Vucetic, 2011).

Curieusement, il semble y avoir un phénomène similaire entre les autocraties. Si on décompose les autocraties en trois catégories, soit les régimes militaires (comme la junte militaire en Birmanie), les régimes personnels (comme la Libye de Kadhafi) et les régimes à parti unique (comme la Chine communiste), il semble effectivement qu’il existe une certaine communauté d’appartenance entre les dictatures d’une même catégorie. Depuis 1945, il n’y a eu aucune guerre opposant deux régimes personnels ou deux régimes militaires, et les conflits entre les régimes à parti unique sont demeurés particulièrement rares. Une norme, tant dans les démocraties que dans les autocraties, prohiberait les guerres avec les régimes semblables (Peceny et al., 2002 ; Peceny et Beer, 2003).

Cette explication de la paix démocratique par les normes et les identités collectives est toutefois critiquée. Quelques études soulignent que la nature du régime politique d’un pays étranger joue rarement un rôle clé dans les délibérations politiques. Par ailleurs, lors de la guerre froide, plusieurs démocraties se sont alliées à des régimes dictatoriaux particulièrement répressifs et ne sont pas intervenues lorsqu’une autre démocratie risquait de basculer vers l’autocratie. Il existe certainement une communauté d’appartenance européenne, voire atlantique, mais si une communauté fédérant toutes les démocraties existe bien dans l’esprit ou les pratiques des dirigeants politiques, elle semble encore fragile (Layne, 1994 ; Simon et Gartzke, 1996 ; Gibler et Wolford, 2006).

L’échange d’information et la crédibilité

De nombreux analystes expliquent plutôt la paix démocratique par la capacité des démocraties à échanger de l’information crédible. Avant d’initier une guerre, les gouvernements démocratiques doivent préparer l’opinion publique et, dans certains cas, ils doivent même obtenir l’aval des parlementaires. Il leur est généralement impossible de lancer une attaque-surprise de grande envergure. En fait, même lorsqu’ils n’envisagent pas de s’impliquer dans un conflit armé, ils sont constamment pressés de s’exprimer sur leurs intentions, leurs objectifs, leurs préférences et leurs moyens. Les démocraties sont ainsi beaucoup plus loquaces et transparentes que les autocraties.

Ces informations transmises par l’intermédiaire des débats parlementaires ou des médias sont, en outre, crédibles. Les décideurs des démocraties ne peuvent transmettre des informations erronées ou dévier des intentions qu’ils ont annoncées sans subir un coût réputationnel et risquer d’en souffrir lors des prochaines élections. S’ils formulent une menace, ils créent un effet de ralliement et génèrent eux-mêmes un coût réputationnel qui les empêche de faire marche arrière. Sachant que le bluff n’est pas à la portée des démocraties, les signaux qu’ils envoient à leurs adversaires sont plus crédibles. Les démocraties peuvent donc les utiliser pour trouver des solutions à leurs conflits avant qu’ils ne s’enveniment (Fearon, 1994 et 1997 ; Schultz, 1998, 1999 et 2001 ; Gartzke et Li, 2003 ; Slantchev, 2006 ; Tomz, 2007 ; Potter et Baum, 2010).

Cette explication de la paix démocratique à travers la crédibilité des informations que s’échangent les démocraties fait l’objet de quelques critiques. Pour certains, la liberté de la presse joue effectivement un rôle crucial dans la transmission d’informations crédibles, mais elle ne correspond pas nécessairement à la nature du régime politique. Une démocratie peut exercer un contrôle sur la presse et quelques autocraties ont une presse libre. Il serait donc plus juste de parler de la « paix de la liberté de la presse » plutôt que de la « paix démocratique » (van Belle, 2000).

D’autres considèrent que même les régimes autocratiques peuvent être vulnérables au coût réputationnel et se trouver dans l’impossibilité de faire marche arrière sans en payer le prix politique. Le premier secrétaire Khrouchtchev, par exemple, fut contraint de démissionner dans les mois qui suivirent sa volte-face lors de la Crise des missiles de Cuba. Les informations venant des autocraties seraient donc elles aussi suffisamment crédibles pour servir de base à la négociation (Weeks, 2008).

En somme, aucune des explications à la paix démocratique n’est aussi bien documentée que la paix démocratique elle-même. L’inclinaison agressive de certaines démocraties, les tensions fréquentes entre elles, et les nombreux cas de coopération avec des autocraties font de la paix démocratique un phénomène particulièrement intriguant. En réalité, il s’agit probablement d’un phénomène multicausal. Les explications évoquées ne sont pas en contradiction les unes aux autres et il est tout à fait probable que plusieurs interviennent simultanément dans l’explication à la paix démocratique (Moaz et Russett, 1993 ; Owen, 1997 ; Starr, 1997).

Le libéralisme économique

L’idée du libre marché a émergé de la philosophie des Lumières, parallèlement avec celles des droits universels et de la paix perpétuelle. La Richesse des nations d’Adam Smith (1776), Du contrat social de Jean-Jacques Rousseau (1762), et Vers la paix perpétuelle d’Emmanuel Kant (1795) se fondent tous les trois sur le principe que la liberté individuelle conduit au bien-être collectif. Dès lors, plusieurs jugent qu’une politique étrangère libérale, pour rester cohérente avec elle-même, doit poursuivre ce triple héritage. Le libéralisme en politique étrangère signifierait à la fois faire la promotion du libre-échange, veiller à la défense des Droits de l’homme à travers le monde, et assurer le maintien de relations pacifiques (Doyle, 1986 et 2005 ; Russett et Oneal, 2001 ; Deblock, 2010).

Le discours libéral a profondément orienté la recherche sur les relations triangulaires entre la paix, le commerce et les Droits de l’homme, tant et si bien que les autres perspectives normatives et théoriques sont presque ignorées (Neocleous, 2012). Le nouveau courant qui réinvestit depuis peu cette question, « l’économie politique ouverte », est lui aussi un des nombreux dérivés du libéralisme (Lake, 2009). Si la paix démocratique est un constat empirique à la recherche d’une théorie, la paix libérale est une théorie à la soif inextinguible pour les démonstrations empiriques. Elle est déjà relativement bien étayée par la recherche bien que des zones d’ombres subsistent toujours.

De la démocratie au libre-échange

La première vague de libéralisation commerciale découla effectivement d’un débat sur les droits individuels. Au milieu du xixe siècle, la bourgeoisie britannique revendiquait avec insistance l’abrogation des Corn Laws, une série de mesures protectionnistes sur le commerce des céréales profitant principalement à l’aristocratie terrienne. Ce protectionnisme était dénoncé comme un privilège injustement accordé à une minorité. Le libre-échange, au contraire, devait profiter à ceux qui s’enrichissent par leur travail plutôt qu’à ceux qui ont hérité d’un domaine agricole. Il devait favoriser les importations de matières premières, abaisser le prix des denrées alimentaires, et maintenir des relations pacifiques stables avec les partenaires commerciaux étrangers. Malgré les résistances d’une partie de l’aristocratie, le Parlement britannique céda sous la pression en 1846, abrogea les Corn Laws et abaissa unilatéralement les tarifs douaniers. Ce faisant, il entraîna dans sa suite le premier mouvement de libéralisation commerciale à l’échelle planétaire (Kindleberger, 1981 ; Spall, 1988 ; Brawley, 2006).

Aujourd’hui encore, les démocraties ont tendance à privilégier des politiques commerciales plus libérales que les autocraties. En effet, les systèmes politiques inclusifs encouragent les politiques qui profitent au plus grand nombre d’individus, et ce même lorsque les gains sont minimes pour la majorité et que les pertes sont fatales pour une minorité. Cette tendance est encore plus prononcée dans les systèmes électoraux ayant des circonscriptions suffisamment étendues pour que les préférences des différents groupes d’intérêt s’annulent ou soient dissoutes dans la masse des électeurs. Inversement, les autocraties ont davantage tendance à privilégier des politiques protectionnistes qui profitent aux minorités influentes. Elles maintiennent des tarifs douaniers plus élevés et offrent davantage de subventions aux industries qui appuient le pouvoir (Rogowski, 1987 ; Brawley, 1993 ; McGillivray et Smith, 2004 ; Li, 2006 ; Eichengreen et Leblang, 2008).

Cette relation entre la démocratie et le commerce est particulièrement prononcée dans les pays en développement. Selon le théorème de Stolper-Samuelson du modèle Heckscher-Ohlin, lorsque le principal facteur de production est le travail plutôt que le capital ou la terre, les travailleurs ont collectivement intérêt à ce que leur économie s’ouvre aux investisseurs étrangers et s’oriente vers l’exportation, de façon à augmenter la demande pour la main-d’œuvre et à exercer une pression à la hausse sur les salaires. Un système politique démocratique peut permettre aux travailleurs de revendiquer cette préférence et de contrer les résistances protectionnistes. Ainsi, la vague de démocratisation des pays en développement dans les années 1980 et 1990 a probablement contribué à la libéralisation de leur économie (Rogowski, 1987 ; Dutt et Mitra, 2005 ; Milner et Kubota, 2005 ; O’Rourke et Taylor, 2007 ; Baccini, 2011).

Les démocraties ont également davantage tendance à conclure des accords de libre-échange. Pour des représentants élus, un accord de libre-échange n’est pas uniquement une stratégie pour assurer la réciprocité de la libéralisation ; c’est aussi une occasion symbolique de monter à leurs citoyens qu’ils s’attaquent activement aux problèmes économiques (Mansfield et al., 2002).

Cela dit, les démocraties ne commercent pas nécessairement davantage entre elles qu’avec les autocraties. Les études statistiques sur le sujet sont contradictoires. Certaines concluent que les démocraties commercent davantage entre elles alors que d’autres infirment cette hypothèse (Bliss et Russett, 1998 ; Morrow et al., 1998 ; Verdier, 1998 ; Mansfield et al., 2000 ; Bartilow et Voss, 2006 et 2009).

Il semble également que les forces démocratiques n’œuvrent pas à une libéralisation complète ni ne contribuent à la libéralisation dans tous les domaines. Les démocraties occidentales, particulièrement les États-Unis, les pays européens et le Japon, maintiennent des fortes mesures protectionnistes en matière agricole, que ce soit en termes de tarifs douaniers ou de subventions publiques ou d’obstacles phytosanitaires. Ces mesures protectionnistes ne découlent pas seulement de la capacité de mobilisation des agriculteurs supérieure à celle des consommateurs, mais aussi de la préférence des citoyens. Que ce soit en France ou au Japon, les citoyens qui pourraient bénéficier économiquement d’une réduction du protectionnisme agricole demeurent majoritairement favorables à son maintien, même lorsqu’ils sont bien informés des répercussions directes sur les prix à la consommation et les dépenses publiques. Ce paradoxe ne saurait être expliqué par les théories libérales classiques (Naoi et Kume, 2011).

Du libre-échange à la paix et vice-versa

La théorie de la paix libérale avance que le libre commerce favorise des relations pacifiques. En effet, les conflits ont tendance à restreindre les échanges commerciaux entre les belligérants. Plus les relations commerciales sont intenses, plus le coût économique d’un conflit est élevé. Au-delà d’un certain seuil, les gains que peut éventuellement apporter une victoire militaire sont plus faibles que les pertes entrainées par le conflit. C’est du moins l’explication rationaliste la plus probable au constat empirique, maintes fois reproduit statistiquement, que l’interdépendance économique diminue les risques de conflits (Polachek, 1980 ; Oneal et Russett, 1999 ; Mansfield et Pevehouse, 2000 ; Li et Sacko, 2002 ; Oneal et al., 2003 ; Simmons, 2005 ; McDonald, 2004 ; Bussmann et Schneider, 2007 ; Gartzke, 2007 ; Goldsmith, 2007 ; Xiang et al., 2007 ; Böhmelt, 2010 ; Bussmann, 2010 ; Dorussen et Ward, 2010 ; Fordham, 2010 ; Hegre et al., 2010 ; Kelinberg et Fordham, 2010 ; Polachek et Xiang, 2010 ; Soysa et Fjelde, 2010).

Cette relation positive entre l’interdépendance économique et les relations pacifiques est si bien établie que la recherche se concentre maintenant sur les conditions qui la font varier. Trois catégories de conditions ont été identifiées. L’effet pacificateur du commerce varie d’abord en fonction des caractéristiques propres aux pays impliqués. Il est ainsi davantage prononcé lorsque les pays impliqués sont des démocraties, des pays développés ou ont des systèmes électoraux qui favorisent les grands exportateurs (Papayoanou, 1996 ; Hegre, 2000 ; Krastner, 2007 ; Gelpi et Grieco, 2008).

La paix libérale varie également en fonction de la nature des produits échangés. Le commerce d’armements, par exemple, est fortement corrélé aux relations pacifiques : aucun État ne vend des armes à ses adversaires ! Le commerce du pétrole, par contre, augmente les probabilités statistiques de conflits entre les partenaires commerciaux (Goenner, 2010 ; Li et Reuveny, 2011).

Enfin, la nature de l’interdépendance influe sur ses effets pacificateurs. La valeur du commerce sur celle de la production nationale, le degré d’institutionnalisation des relations commerciales, la symétrie de ces relations et les perspectives de croissance future interviennent tous dans la relation entre le commerce et la paix (Copeland, 1996 ; Gartzke et Li, 2003 ; Hegre, 2004 ; McDonald, 2004).

Sachant que, ceteris paribus, l’interdépendance économique favorise les relations pacifiques, il n’est pas surprenant que d’anciens belligérants se tournent vers le commerce pour mettre définitivement un terme à leurs différends passés. La Communauté européenne du Charbon et de l’Acier, édifiée sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale, est loin d’être un exemple isolé. Les couples argentino-brésilien, indo-pakistanais et américano-vietnamien ont tous conclu des accords commerciaux pour marquer leur engagement à nouer des relations pacifiques. Cette pratique est si courante que les conflits passés augmentent statistiquement les probabilités de conclusion d’un accord de libre-échange (Martin et al., 2010).

En fait, le choix d’un partenaire de libre-échange découle souvent plus d’une relation sécuritaire privilégiée que d’une logique commerciale. La vague d’accords de libre-échange conclus sous la présidence de l’administration de George W. Bush est particulièrement symptomatique à cet égard. Plusieurs accords furent conclus avec des pays qui ne représentent pas un marché important pour les États-Unis, mais qui ont appuyé la guerre en Irak, comme l’Australie, le Salvador, la Corée du Sud, le Nicaragua, la République dominicaine et le Honduras. D’autres accords furent conclus avec des pays qui ont étroitement collaboré à la guerre contre le terrorisme, comme le Maroc et le Bahreïn. Inversement, l’administration Bush s’est montrée peu enthousiaste à la proposition de négociation un accord de libre-échange avec la Nouvelle-Zélande, un pays qui n’a pas appuyé la guerre en Irak et qui refuse systématiquement de laisser les navires nucléaires américains naviguer dans ses eaux territoriales (Schott, 2004).

Curieusement, les États-Unis n’ont signé aucun accord de libre-échange avec l’Irak alors que leurs échanges commerciaux ont bondi durant la guerre. Les exportations américaines sont passées de 31 millions de dollars en 2002 à plus de 2 milliards en 2011. Cette situation n’est en rien exceptionnelle. Plusieurs travaux démontrent les alliances militaires, et plus encore les occupations militaires, accroissent significativement les flux de commerce et d’investissement (Pollins, 1989 ; Gowa et Mansfiled, 1993 et 2004 ; Mansfield et Bronson, 1997 ; Long, 2003 et 2008 ; Bartilow et Voss, 2006 ; Biglaiser et DeRouen, 2007).

Critiques de la paix libérale

Cette perspective libérale, selon laquelle il existerait une synergie entre la démocratie, le commerce et la paix, n’est pourtant pas exempte de critiques. Pour certains, l’endogénéité entre le commerce et la paix conduirait les études statistiques à surestimer les relations positives de l’un sur l’autre. Les mécanismes causaux vont en double sens, mais peu d’études en tiennent compte lorsqu’elles tentent de mesurer les effets du commerce ou ceux des alliances militaires (Keshk, 2004 ; Kim, 2005 ; Goenner, 2011).

Des critiques plus radicales soulignent que, dans certains cas, le commerce peut favoriser les conflits armés. Plusieurs hypothèses sont évoquées, bien qu’elles soient en contradiction les unes aux autres et qu’aucune ne soit fermement confirmée (Martin et al., 2008 ; Peterson, 2011).

Une première hypothèse soutient que, si un pays est dépendant de l’accès aux marchés étrangers, il devient vulnérable à la coercition économique et à diverses formes d’intrusion. Il peut alors être tenté de s’engager dans un conflit armé pour regagner son autonomie.

Une seconde hypothèse suggère que la libéralisation multilatérale, en atténuant les relations de dépendances bilatérales, favorise les conflits. Les négociations tenues à l’OMC réduiraient le coût d’opportunité des conflits bilatéraux, les rendant dès lors plus attractifs.

Une troisième hypothèse se fonde sur le constat que l’intensification des relations commerciales entre deux pays peut conduire à un détournement de commerce au détriment d’un troisième. Celui-ci peut alors envisager de recourir à la force armée pour reconquérir ses parts de marché perdues.

Il existe bien une quatrième hypothèse, plus radicale encore. Il s’agit de celle formulée par Lénine dans Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1917). Selon Lénine, le libéralisme favorise l’édification de grands groupes industriels et bancaires qui, après avoir acquis une position dominante sur leur marché respectif, doivent s’affronter pour continuer leur expansion. La Première Guerre mondiale serait la manifestation exemplaire d’un tel affrontement.

Si l’ouvrage de Lénine a disparu des références bibliographiques habituelles et que la vision libérale domine aujourd’hui la littérature, la Première Guerre mondiale demeure un cas intriguant. Comment expliquer que des démocraties ayant des relations commerciales particulièrement intégrées se soient livré une guerre aussi dévastatrice ? Les dichotomies démocratie/autocratie et libéralisme/protectionnisme sont probablement trop grossières pour éclairer cette apparente anomalie. Afin de comprendre la Première Guerre mondiale, il faut plutôt privilégier une analyse fine et porter une attention particulière aux institutions spécifiques de chaque pays, et notamment à leur système parlementaire (Tuchman, 1962 ; Kaiser, 1983 ; Papayoanou, 1996).

Le système parlementaire et électoral

Le terme polysémique « démocratie » agrège toute une gamme de configurations institutionnelles différentes. Les systèmes électoraux et parlementaires, notamment, varient significativement d’une démocratie à une autre. Or, ces variations institutionnelles au sein des démocraties peuvent contribuer à expliquer certaines différences dans leur politique étrangère.

Les régimes présidentiels et parlementaires

Une première distinction fondamentale oppose les régimes présidentiels aux régimes parlementaires. Les premiers sont caractérisés par une stricte séparation entre le pouvoir législatif et exécutif et les seconds par une interdépendance entre les deux pouvoirs. Dans les régimes présidentiels, la conduite de la politique étrangère est confiée au Président, mais celui-ci ne peut ignorer le contre-pouvoir exercé par le Parlement. Inversement, le Premier ministre à la tête d’un régime parlementaire est issu du Parlement et en contrôle généralement la majorité. Il bénéficie donc d’une plus grande autonomie dans la conduite de la politique étrangère.

L’exemple le plus classique de président dont les pouvoirs sont limités par le Parlement est certainement le président américain. En effet, le Congrès américain peut intervenir en politique étrangère de plusieurs manières. Il peut notamment adopter des lois et des résolutions, fixer les politiques budgétaires et confirmer les nominations importantes. Ces pouvoirs ont permis au Congrès de se prononcer sur la qualification de génocide des massacres commis à l’encontre des Arméniens, de bloquer des prêts du Fonds monétaire international aux pays qui violent systématiquement les Droits de l’homme, et de mettre un terme à la carrière de John Bolton comme ambassadeur américain.

La constitution américaine confère également au Congrès le pouvoir de réguler le commerce extérieur, de déclarer la guerre et de ratifier les traités. Woodrow Wilson n’a ainsi jamais pu convaincre le Sénat de ratifier le Traité de Versailles alors qu’il en était un des principaux architectes. La Charte de La Havane et le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires ont connu un sort similaire, malgré certains appuis à la Maison Blanche. Comme John F. Kennedy le remarqua lui-même : « Le président [est] un homme disposant de pouvoirs extraordinaires, mais il est également vrai qu’il doit exercer ces pouvoirs sous des limitations extraordinaires » (Sorensen, 1965, p. xii).

Le pouvoir du Congrès sur la politique commerciale américaine fut particulièrement frappant lors la crise de 1929. Dans la panique, le Congrès adopta en 1930 la loi Smoot-Hawley, resté tristement célèbre aux États-Unis. Cette loi haussa drastiquement les tarifs douaniers, accentuant par le fait même les effets de la crise et la diffusant à l’échelle internationale. Si le contrôle de la politique commerciale américaine avait été centralisé à la Maison Blanche, la réaction aurait sans doute été différente. Le Congrès est traditionnellement plus réceptif aux doléances des victimes immédiates d’une crise économique puisque les représentants sont élus à une échelle locale et qu’ils retournent en élections tous les deux ans. D’ailleurs, se sachant institutionnellement vulnérable aux pressions sociales, le Congrès transféra lui-même une partie du contrôle de la politique commerciale vers la branche exécutive après le fiasco de la loi Smoot-Hawley (Krasner, 1977 ; Frieden, 1988 ; Haggard, 1988 ; Goldstein, 1988 ; Bailey et al., 1997 ; Hiscox, 1999 ; Ehrlich, 2008).

En comparaison au président américain, le Premier ministre canadien jouit d’une marge de manœuvre considérable. En effet, le système parlementaire canadien ne prévoit pas que le Premier ministre doive consulter le Parlement avant d’engager dans un conflit armé ou de ratifier un traité international. C’est d’ailleurs cette particularité qui peut expliquer que le Canada ait ratifié le Protocole du Kyoto alors que l’administration Clinton, incluant le vice-président Al Gore, n’a pas osé le soumettre au Sénat. Le Canada n’est pas plus efficace sur le plan de la consommation énergétique que les États-Unis, il n’a pas d’avantage intérêt à réduire sa dépendance énergétique, il n’est pas significativement plus vulnérable aux changements climatiques, et il ne dispose pas d’une avancée plus importante dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Par contre, le régime parlementaire canadien a permis au Premier ministre Jean Chrétien de ratifier le Protocole de Kyoto en ignorant les protestations de certains parlementaires, ce qui était hors de portée pour l’administration Clinton (Harrison, 2007).

Ces règles constitutionnelles ne permettent pas à elles seules de bien cerner le rôle des parlements en politique étrangère. Différentes normes et pratiques peuvent accentuer leur influence, même dans les régimes parlementaires. Les députés canadiens, par exemple, contribuent fréquemment à la formulation de la politique étrangère en débattant des lois de mise en œuvre des traités, en prenant position publiquement sur l’actualité internationale, en questionnant le gouvernement sur ses politiques, en menant des missions à l’étranger, en collaborant avec les parlementaires des autres pays, et en produisant des rapports de recherche sur la politique étrangère (Nolan, 1985 ; Clark et Nordstrom, 2005 ; Carter et Scott, 2009).

Inversement, dans les systèmes présidentiels, l’exécutif bénéficie généralement d’une marge de manœuvre qui va bien au-delà que ce que pourrait suggérer la lecture de la constitution. Les présidents américains exploitent fréquemment leur prestige et leur accès direct aux médias pour orienter les débats publics dans une direction donnée et inciter le Congrès à leur emboiter le pas (Meernik, 1993 ; Entman, 2004). Certains présidents ont même déjoué les compétences du Congrès en utilisant leur fonction de commandant en chef des armées pour s’engager dans des conflits sans attendre une autorisation du Congrès (Auerswald et Cowhey, 1997). Plusieurs ont qualifié des traités internationaux « d’accords exécutifs » pour éviter l’obligation d’obtenir l’approbation du Sénat (Caruson et Farrar-Myer, 2007). L’administration Reagan est allée jusqu’à vendre secrètement des armes à l’Iran pour financer des groupes d’insurgés au Nicaragua sans laisser de trace officielle dans les comptes budgétaires du Congrès (Koh, 1988).

Les relations entre le Congrès et le Président évoluent en fonction du contexte historique. Au début de la guerre froide, le président américain bénéficiait d’un fort appui du Congrès. S’il faisait souvent face à des objections majeures sur des questions de politique interne, les membres du Congrès firent preuve de retenue en politique étrangère, de peur d’affaiblir la position des États-Unis face à son rival soviétique. Cette « double présidence », plus forte en politique étrangère qu’en politique interne, s’effrita progressivement avec l’opposition à la guerre du Vietnam et le scandale du Watergate. Le Congrès intervint alors plus souvent en politique étrangère et contrecarra plus régulièrement les décisions de la Maison Blanche. Les Républicains et les Démocrates osèrent plus ouvertement afficher leurs désaccords sur la politique étrangère. C’est seulement avec les attaques du 11 septembre 2001 que le Président bénéficia d’un Congrès particulièrement docile en politique étrangère, du moins jusqu’à ce que les déboires de la guerre d’Irak deviennent manifestes (Wildavsky, 1966 ; McCormick et Wittkopf, 1990 et 1992 ; Wittkopf et McCormick, 1998 ; Fleisher et al., 2000 ; Sabbag, 2001 ; Scott et Carter, 2002 ; Kassop, 2003 ; Lindsay, 2003 ; Johnson, 2005 ; Souva et Rohde, 2007 ; Busby et Monten, 2008 ; Meernik et Oldmixon, 2008 ; Carter et Scott, 2009 ; Newman et Lammert, 2011).

En raison de ces fluctuations, la politique étrangère des régimes présidentiels ne se distingue pas toujours de celle des régimes parlementaires. De façon générale, on peut s’attendre à ce que la politique étrangère des systèmes présidentiels s’inscrive dans une plus grande continuité à long terme, alors que celle des systèmes parlementaires fluctue davantage en fonction du gouvernement en place. Le passage de l’administration de George W. Bush à celle de Barack Obama ne s’est pas traduit par une rupture de politique étrangère majeure, alors que le passage de l’administration de Silvio Berlusconi à celle de Mario Monti en Italie, et celui de Gordon Brown à David Cameron au Royaume-Uni, ont entraîné des modifications importantes (Andreatta, 2008 ; Beech, 2011).

Néanmoins, si des règles formelles les opposent, les régimes présidentiels et parlementaires se rejoignent parfois en pratique. Dans les régimes présidentiels, les présidents n’ont pas formellement toutes les compétences pour agir unilatéralement, mais ils bénéficient, à certains moments, de forces politiques centrifugent. Dans les régimes parlementaires, les premiers ministres ont une plus grande marge de manœuvre, mais ils ne peuvent ignorer les préférences des parlementaires devant lesquels ils sont politiquement responsables, surtout lorsqu’ils n’en contrôlent pas une majorité absolue. C’est sans doute la raison pour laquelle plusieurs études recherchant des différences majeures dans leurs politiques étrangères arrivent à des conclusions ambiguës (Auerswald, 1999 ; Reiter et Tillman, 2002 ; Leblang et Chan, 2003).

Les parlementaires et leur préférence

Une variable qui explique davantage les variations de politique étrangère que le régime politique est l’orientation idéologique du parti au pouvoir. Les gouvernements de droite et de gauche ont tendance à privilégier des politiques étrangères assez différentes.

Des études statistiques indiquent que les gouvernements de droite, dont l’électorat est généralement moins pacifiste, sont plus fréquemment impliqués dans des conflits armés. Les gouvernements de gauche, par contre, font plus souvent l’objet d’attaques de pays étrangers et les conflits dans lesquels ils sont impliqués ont davantage tendance à dégénérer. Peut-être parce qu’ils se savent vulnérables aux attaques, les gouvernements de gauche investissent davantage dans les dépenses militaires que leurs homologues de droite. Les dépenses militaires, qui sont une forme d’intervention étatique dans l’économie, peuvent également s’inscrire dans le cadre d’une politique de redistribution (Marra, 1985 ; Prins, 2001 ; Narizny, 2003 ; Palmer et al., 2004 ; Schuster et Maier, 2006)

En matière d’aide au développement, quelques études indiquent que les gouvernements contrôlés par un parti de gauche ont tendance à donner à un plus grand nombre de pays et à offrir à chacun davantage d’aide que les gouvernements de droite (Imbeau, 1989 ; Thérien et Noël, 2000 ; Travis, 2010).

En outre, les politiques commerciales des gouvernements de gauche correspondent davantage aux prédictions du modèle classique de Heckscher-Ohlin-Samuelson. Dans les pays qui ont une main-d’œuvre abondante, les gouvernements de gauche ont tendance à favoriser la libéralisation du commerce pour attirer les investisseurs et fournir des emplois. Dans les économies qui ont un taux de capital par tête plus élevé, ils privilégient plutôt le protectionnisme pour protéger les emplois de la délocalisation (Dutt et Mitra, 2005).

Lorsque les parlementaires ne sont pas soumis à une stricte discipline de parti, les variations de leurs votes correspondent également aux prédictions du modèle Heckscher-Ohlin-Samuelson. Plusieurs études statistiques démontrent que les sénateurs et représentants américains se positionnent sur les questions de politique étrangère en concordance avec les intérêts économiques des électeurs du district ou de l’État qu’ils représentent (Fordham, 1998 ; Gartzke et Wrighton, 1998 ; Conley, 1999 ; Baldwin et Magee, 2000 ; Fordham et McKeown, 2003 ; Broz, 2005 ; Broz et Hawes, 2006 ; Ladewig, 2006 ; Jeong, 2009 ; Milner et Tingley, 2011).

Sur certains enjeux de politique étrangère, toutefois, les élus américains semblent particulièrement guidés par leurs croyances et leurs valeurs personnelles. C’est le cas notamment au sujet des sanctions économiques, la politique envers Israël et le contrôle des missiles antibalistiques (Bernstein et Anthony, 1974 ; McCormick et Black, 1983 ; Hill, 1993 ; Rosenson et al., 2009 ; Milner et Tingley, 2011).

Malgré cette abondance d’analyses, les motivations réelles des membres du Congrès ne sont pas facilement identifiables. D’une part, il n’y a plus souvent une concordance qu’une opposition entre leurs inclinaisons idéologiques et leurs intérêts électoraux. D’autre part, différentes coalitions plus ou moins stables et informelles peuvent se former et influencer leurs votes, comme l’alliance traditionnelle entre les internationalistes et les libéraux ou celle, plus récente, entre les évangélistes et les partisans d’une politique étrangère agressive. Les partis politiques, aux États-Unis comme ailleurs, ne sont que des coalitions formalisées qui fédèrent plusieurs intérêts. Même lorsque leur discipline est souple, les partis demeurent des lieux centraux de marchandages entre différentes inclinaisons de politique étrangère (Avery et Forysthe, 1979 ; Cronin et Fordham, 1999 ; Rosenson et al., 2009).

Cohabitations et coalitions

Tout autant que le parti politique du chef de gouvernement et de la majorité parlementaire, le contexte politique particulier dans lequel l’un et l’autre se trouvent exerce une influence déterminante. Dans les systèmes présidentiels et semi-présidentiels, il peut arriver, selon le résultat des urnes, que le chef d’État et la majorité parlementaire appartiennent à deux formations politiques différentes. C’est notamment le cas en France où le Président et le Premier ministre peuvent appartenir à deux partis différents, contraignant l’un comme l’autre (Volgy et Schwarz, 1991).

Plusieurs travaux démontrent que la cohabitation est un contexte politique particulièrement défavorable au déploiement d’une politique étrangère ambitieuse et risquée. Les gouvernements divisés favorisent généralement le maintien du statu quo. Ils ont statistiquement moins tendance à s’engager résolument vers une libéralisation commerciale ou à initier des conflits armés (Cowhey, 1993 ; Cohen, 1994 ; Lohmann et O’Halloran, 1994 ; Meernik, 1995 ; Milner et Rosendorff, 1997 ; Clark, 2000 ; Howell et Pevehouse, 2005).

Les systèmes fondés sur un mode de scrutin proportionnel, quant à eux, peuvent conduire à la formation de gouvernement de coalition entre plusieurs partis politiques différents. Ces coalitions sont généralement fragiles et imposent des négociations continuelles entre les partis impliqués. De petits partis, de droite ou de gauche, nationalistes ou écologistes peuvent alors en profiter pour réorienter la politique étrangère. Cependant, ces partis n’orientent pas systématiquement la politique étrangère dans une direction particulière. Les travaux qui étudient la tendance des gouvernements de coalition à recourir à la force armée aboutissent à des résultats contradictoires. Ceux qui étudient l’effet du mode de scrutin proportionnel sur la libéralisation commerciale sont tout autant contradictoires (Rogowski, 1987 ; Garrett et Lange, 1995 ; Prins et Sprecher, 1999 ; Ireland et Gartner, 2001 ; Reiter et Tillman, 2002 ; Leblang et Chan, 2003 ; Milner et Judkins, 2004 ; Palmer et al., 2004 ; Li, 2005 ; Chan et Safran, 2006).

La principale tendance des gouvernements de coalition est plutôt d’adopter une politique étrangère momentanément plus extrême, dans une direction ou dans un autre. Les fluctuations de l’orientation européaniste de la Turquie ou les revirements dans les engagements de paix d’Israël, par exemple, s’expliquent en partie par leur mode de scrutin proportionnel et les aléas de leurs coalitions (Gallhofer et al., 1994 ; Kaarbo, 1996 et 2008 ; Ozkececi-Taner, 2005 ; Kaarbo et Beasley, 2008).

Cette instabilité des gouvernements de coalition peut générer des craintes sur les marchés financiers. En effet, les risques d’attaques spéculatives sont statistiquement plus prononcés dans les pays dirigés par un gouvernement de coalition que par un gouvernement majoritaire. Les marchés sont également méfiants envers les gouvernements de cohabitation qui réagissent généralement moins rapidement et résolument en cas de crise. D’un autre côté, les gouvernements fortement centralisés dont la chute peut entraîner des modifications radicales de politique ne sont pas plus rassurants. Les structures institutionnelles les moins vulnérables aux attaques spéculatives sont celles qui offrent un certain équilibre entre stabilité et flexibilité (Leblang et Bernhard, 2000 ; MacIntyre, 2001 ; Broz, 2002 ; Leblang et Satyanath, 2006).

Les États, quant à eux, ont tendance à faire davantage confiance aux régimes qui assurent une participation active du Parlement dans le processus décisionnel. Ces régimes ont une politique étrangère plus transparente puisque les débats parlementaires informent continuellement les pays étrangers sur les intentions et les capacités du gouvernement. D’un autre côté, l’élection d’un chef de gouvernement au suffrage direct peut renforcer sa crédibilité aux yeux de ses partenaires étrangers. En cas de violation d’un engagement international, un dirigeant politique risque davantage d’être politiquement sanctionné s’il est responsable devant le peuple et non simplement devant une assemblée qui lui est acquise. Au bout du compte, ce sont peut-être les régimes semi-présidentiels, avec un chef d’État élu au suffrage universel et un chef de gouvernement responsable devant le Parlement, qui représentent l’équilibre optimal (Martin, 2000 ; McGillivray et Smith, 2005).

L’État fort et l’État faible

L’une des approches institutionnalistes les plus courantes consiste à situer sur une échelle graduée les rapports de forces entre l’État et la société. Il s’agit en quelque sort de renverser la thèse néo-réaliste et d’examiner la distribution de la puissance, non pas entre les États, mais en leur sein, pour expliquer leur politique étrangère.

Déterminer la force relative de l’État

Trois indicateurs sont généralement retenus pour évaluer la puissance interne d’un État, soit la centralisation étatique, la mobilisation sociale et les réseaux politiques (Krasner, 1978 ; Katzenstein, 1977 ; Mastanduno et al., 1989 ; Risse-Kappen, 1991 ; Evangelista, 1995 ; Schweller, 2006 ; Alons, 2007).

Le premier de ces indicateurs, la centralisation étatique, réfère au degré auquel le chef de gouvernement contrôle le pouvoir exécutif. Ce degré varie en fonction d’une série de facteurs institutionnels. De façon générale, les autocraties sont plus centralisées que les démocraties, les pays unitaires que les fédérations, les régimes parlementaires que les régimes présidentiels, les gouvernements majoritaires que les gouvernements de coalition, les parlements unicaméraux que les parlements bicaméraux et les systèmes bipartites que les systèmes multipartites (Lijphart, 1999).

En retenant ces critères, on peut facilement conclure que les États belges et suisses sont plus décentralisés que l’étaient l’Irak de Saddam Hussein et la Libye de Kadhafi. Cependant, la majorité des États se trouvent dans la zone grise entre ces deux extrêmes. Même dans une autocratie, le pouvoir politique peut être fragmenté. La République populaire de Chine n’est pas une démocratie libérale, mais les rivalités entre le Conseil des affaires de l’État et l’Armée populaire de libération, comme celles entre les différents clans du Comité central du Parti communiste chinois, sont bien réelles (Chan, 1979 ; Lampton, 2001 ; Ripley, 2002).

Pour ramener les différents régimes politiques à un dénominateur commun permettant de comparer leur degré de centralisation, plusieurs analystes utilisent la notion de « joueur veto » (Tsebelis, 2002). Un joueur veto est un acteur, individuel ou collectif, qui a la capacité effective de bloquer une décision donnée. Dans les monarchies constitutionnelles, même si le monarque dispose formellement d’un droit de veto sur certaines décisions, il n’a généralement pas la capacité effective de les bloquer en raison des pratiques et des normes en vigueur. Inversement, un ministre, un parlement, un parti politique et une entité fédérée peuvent tous être des joueurs veto en politique étrangère, dépendamment du contexte politique, de la structure institutionnelle et du type de décision, même s’ils n’ont pas formellement de droit de veto reconnu dans la constitution. Or, plus le nombre de joueurs veto augmente, plus la prise de décision est décentralisée et plus le maintien du statu quo en politique étrangère est probable (Kaarbo, 1997). Le nombre de joueurs veto en politique commerciale, par exemple, est directement corrélé au maintien de politiques protectionniste (O’Reilly, 2005 ; Mansfield et al., 2007).

Le deuxième indicateur permettant de caractériser la structure interne d’un pays est la mobilisation sociale. Celle-ci dépend de deux principaux facteurs, soit le degré de cohésion et le degré d’organisation sociale. Plus une société est cohésive et organisée, plus elle est en mesure d’exercer une forte influence sur la politique étrangère.

En France, ces deux facteurs sont relativement faibles. Même parmi les groupes qui défendent des intérêts similaires, comme les organisations patronales ou les partis de gauche, les dissensions internes sont nombreuses et fréquentes. Cette fragmentation de la société française est aux antipodes de la cohésion qui caractérise plusieurs sociétés asiatiques, valorisant davantage le consensus que le débat public. Malgré cette hétérogénéité idéologique, ou peut-être en raison de celle-ci, la mobilisation sociale sur des thèmes de politique étrangère est relativement peu organisée en France comparativement aux autres démocraties occidentales. L’hexagone est loin de connaître le même foisonnement d’ONG et de think tanks voués à la politique étrangère que l’on observe aux États-Unis, au Royaume-Uni ou dans les pays scandinaves. De même, les mouvements pacifistes français sont loin d’avoir l’ampleur et l’influence de ceux que l’on retrouve en Allemagne ou au Japon. Certaines associations sont particulièrement actives sur des thèmes spécifiques, comme le protectionnisme agricole, le conflit israélo-palestinien ou l’assistance humanitaire, ou encore, à des moments particuliers, comme lors de la négociation de l’Accord multilatéral sur l’investissement. Mais les groupes sociaux français se mobilisent bien davantage sur les questions de politique interne, laissant une plus grande marge de manœuvre au gouvernement français en matière de politique étrangère (Cohen, 2004 ; Anheier et Lester, 2006).

Le troisième et dernier indicateur de la puissance interne d’un État est celui qui fait le pont entre les deux précédents. Il s’agit du degré de connexion entre les forces sociales et gouvernementales. Tant les gouvernements que les sociétés ont besoin de canaux de communication et d’interactions pour assurer leur prépondérance sur la politique étrangère.

Les comités consultatifs sur la politique étrangère constituent un de ces canaux liant les gouvernements à leur société. Toute chose étant égale par ailleurs, on les retrouve davantage dans les cultures politiques qui considèrent le lobbying comme une activité politique saine permettant au gouvernement d’être continuellement alimenté par une diversité de points de vue. Ils sont plus rares dans celles qui craignent que la défense des intérêts particuliers se fasse au détriment de l’intérêt général (Risse-Kappen, 1991).

D’autres courroies de transmission sont moins formalisées, comme la pratique des portes tournantes, c’est-à-dire le roulement de personnel entre l’université, l’industrie, les médias et la fonction publique. Lorsque les cloisons entre les différents mondes professionnels sont relativement perméables et que les parcours oscillants sont valorisés, la circulation des idées entre le gouvernement et la société est plus fluide. Inversement, lorsque les parcours professionnels sont plus linéaires et que les voies d’accès à la haute fonction publique sont restreintes à des bassins de candidats, l’administration s’isole davantage des influences sociétales (Seabrooke et Tsingou, 2009).

Dans certains cas, les acteurs publics et privés sont si étroitement associés qu’il devient difficile de les distinguer. En Russie, l’imbrication des pouvoirs politiques, médiatiques et économiques constitue une forme de corporatisme d’État. On ne sait plus très bien si les politiciens qui siègent sur les conseils d’administration d’entreprises y défendent l’intérêt public ou si la politique étrangère russe dans la région de la mer Caspienne est au service des oligarques (D’Anieri, 2002 ; Dawisha, 2011).

En combinant ces trois indicateurs, l’analyste peut déterminer si le rapport de force penche en faveur de l’État ou de la société. Peter Katzenstein (1977), Stephen Krasner (1978) et les autres pionniers de cette approche situent la France et les États-Unis aux deux extrêmes du continuum opposant les démocraties élitistes, gouvernées par le haut, à celles pluralistes, gouvernées par le bas. Les États-Unis sont considérés comme l’archétype de l’État faible, avec son système fédéral, son Congrès aux prérogatives hors du commun, sa société fortement mobilisée, sa fonction publique instable et ses réseaux politiques dominés par les acteurs privés. Inversement, parmi les démocraties, la France représente un État particulièrement fort, avec son système politique unitaire et centralisé, son président au « domaine réservé », sa fonction publique stable, ses mouvements sociaux fragmentés et ses réseaux d’élite dominés par le secteur public.

La force de l’État et sa politique étrangère

Au moins trois courants théoriques s’appuient sur cette opposition entre les États faibles et forts pour expliquer la politique étrangère. Le premier s’intéresse aux flux d’influence, descendants dans les États forts et ascendants dans les États faibles. Les États forts, par rapport à leur société, seraient davantage en mesure d’imposer leurs préférences de politique étrangère. Inversement, les États faibles seraient tributaires des forces sociales et de l’opinion publique.

Thomas Risse (1991), par exemple, compare la prise en compte de l’opinion publique dans la politique étrangère de quatre démocraties libérales envers l’Union soviétique dans les années 1980. Il note que la politique des États-Unis et de l’Allemagne, deux États jugés faibles par rapport à leur société, était en concordance avec leur opinion publique respective. Par contre, les politiques étrangères française et japonaise, deux États forts, ont pu se permettre d’être en décalage avec leur propre opinion publique.

D’autres travaux de ce même courant portent sur l’influence des entreprises sur la politique commerciale. En période de crise économique, tous les gouvernements doivent affronter de vives pressions en faveur de politiques protectionnistes. Or, les États plus forts parviennent généralement mieux à résister à cette pression et à maintenir une certaine ouverture commerciale et que les États plus faibles (Mansfield et Busch, 1995 ; Henisz et Mansfield, 2006).

Le deuxième courant théorique mobilisant les concepts d’État fort et d’État faible est celui sur la diffusion transnationale des normes. Combinant constructivisme et institutionnalisme, les auteurs qui s’inscrivent dans ce courant notent que les gouvernements des États forts sont généralement plus imperméables aux idées émergentes, promues par les acteurs transnationaux ou les organisations intergouvernementales. Ils y résistent plus longtemps que les homologues plus faibles. Par contre, une fois qu’ils les ont internalisées, ils sont davantage en mesure d’assurer leur diffusion à l’intérieur du pays (Checkel, 1999 ; Hook, 2008).

L’État soviétique des années 1980, par exemple, réduisit quelque peu son emprise à travers les réformes entreprises par Mikhaïl Gorbatchev. Cet affaiblissement favorisa la diffusion de normes libérales en Union soviétique, appelant à affaiblir encore davantage l’État. Paradoxalement, l’État perdit progressivement sa capacité à mettre en œuvre ces réformes libérales et un État russe fort survit à la dissolution de l’URSS (Evangelista, 1995).

Le troisième courant s’intéresse aux relations entre la puissance interne et externe d’un même État. L’hypothèse centrale examinée par les auteurs de ce courant est qu’un État puissant dans le système international peut être lourdement handicapé par sa faiblesse interne. Les flux d’influence de la société vers le gouvernement favorisent la défense des particularismes aux dépens des grands projets collectifs. Si le processus de conversion de ressources en influence menace des intérêts particuliers, l’État peut être contraint d’offrir une compensation. Or, ce coût d’ajustement supplémentaire accroît la vulnérabilité de l’État aux pressions extérieures (Krasner, 1977 et 1978 ; Mastanduno et al., 1989 ; Lamborn, 1991 ; Snyder, 1991 ; Rosecrance et Stein, 1993 ; Zakaria, 1998 ; Clark et al., 2000 ; Schweller, 2006 ; Alons, 2007 ; Kirshner, 2012).

L’État fort français est relativement libre d’exploiter et de mobiliser ses ressources nationales pour mettre en œuvre une politique étrangère ambitieuse et interventionniste. Le modèle économique dirigiste français, favorisant quelques grands « champions nationaux », en est un exemple. En comparaison, le président Franklin D. Roosevelt, par exemple, fut incapable d’engager militairement son pays dans la Seconde Guerre mondiale avant l’attaque-surprise de Pearl Harbor, en raison des préférences isolationnistes de la population américaine. Dans une certaine mesure, la faiblesse institutionnelle de l’Union européenne contraint également ses ambitions de politique étrangère. Son poids dans les enceintes internationales est loin d’être proportionnel à la population ou à la production économique européenne (Hill, 1993).

Les analyses de la capacité d’un État à convertir ses ressources en influence à travers l’étude de variables institutionnelles font toutefois l’objet de deux principales critiques. La première est fondée sur l’analyse des jeux à deux niveaux, présentée dans un chapitre précédent. Selon cette perspective, les contraintes internes ne sont pas nécessairement transférées au niveau international. Dans le contexte d’une négociation, elles peuvent se traduire en opportunités. Une structure institutionnelle décentralisée et une forte contestation sociale permettent plus facilement à un négociateur d’imposer ses préférences à ses interlocuteurs étrangers. Dans une dynamique interactive, un négociateur peut même susciter ses contraintes internes pour accroître son rapport de force au niveau international.

La seconde critique, faite autant aux approches institutionnalises qu’à la théorie des jeux à deux niveaux, est d’ignorer les dynamiques et les préférences individuelles au sein même du gouvernement. Se limiter à la structure institutionnelle d’un pays pour expliquer son comportement de politique étrangère est une approche apolitique. C’est sous-entendre que l’identité des dirigeants politiques ne joue aucun rôle fondamental (Gourevitch, 1978).

Or, il arrive parfois que la politique étrangère ne découle ni de contraintes sociétales ni de contraintes internationales, mais reflète les préférences réelles des dirigeants. Par exemple, l’activisme international des États-Unis dans le domaine de l’environnement au début des années 1970 est davantage le résultat des préférences de quelques individus au sein du gouvernement, plutôt des pressions internes ou externes (Hopgood, 1982). Dans ce contexte, comme les deux prochains chapitres le soulignent, les contraintes auxquels les dirigeants font face ne sont pas qu’institutionnelles ; elles sont également administratives et cognitives.