Chapitre 6

Jenny vit que sa réponse avait ébranlé sir Hugh, mais il se contenta de dire :

— Nous parlerons plus tard, maîtresse, comme vous le suggérez. La route de Dumfries à Annan est meilleure que celle-ci, en tous les cas. Nous serons en mesure de voyager plus rapidement.

Manifestement, il s’attendait à ce qu’elle se soumette à son autorité. Cependant, Jenny commençait seulement à profiter de sa récente liberté et n’était pas prête à s’en priver déjà.

Doucement, elle dit :

— Nous ne devrions point marcher longtemps ensemble, monsieur. Je souhaite éviter de susciter des ragots sur ma coquetterie auprès du nouveau troubadour.

Il hocha la tête et partit tranquillement retrouver certains des hommes, la laissant étrangement démunie. Toutefois, Peg la rejoignit bientôt et les deux bavardèrent aimablement à propos de la campagne et d’autres sujets anodins semblables.

Alors qu’ils traversaient un petit village, les deux bouffons Gawkus et Gillygacus se précipitèrent sur la place. En se pourchassant et en exécutant leurs tours, ils attirèrent rapidement une foule d’enfants. Des musiciens jouèrent des mélodies joyeuses en avançant lentement.

Ils ne s’attardèrent pas parce qu’ils avaient quitté Lochmaben plus tard qu’ils ne l’avaient souhaité et tout le monde avait hâte d’installer le campement avant la tombée de la nuit.

Le trajet ne comptait que trois lieues et, à l’exception de Pasquin, qui montait son cheval blanc comme d’habitude, les autres voyageaient à tour de rôle sur les mules et les poneys supplémentaires ou tiraient les trois charrettes. Personne ne devait marcher longtemps à moins de l’avoir décidé.

Jenny avait eu le plaisir de faire de nombreuses grandes promenades avec son père et malgré plusieurs offres de monture, elle opta pour aller à pied avec les différents membres de la compagnie, les encourageant à lui raconter leurs histoires jusqu’à ce qu’ils aient bien pénétré dans Nithsdale. Quand, enfin, elle accepta une monture, Pasquin vint rapidement se placer à côté d’elle.

— Ce jeune troubadour qui s’est joint à nous ce matin semble avoir développé de l’intérêt pour toi, jeune fille, dit-il sans préambule.

Jenny sourit.

— C’est vrai qu’il m’a parlé, monsieur. Mais j’avais peu de choses à lui dire.

— Tu es novice quant aux coutumes de la route, dit-il avec un pétillement dans le regard. J’devrais te prévenir que l’on peut rarement faire confiance aux troubadours avec une jolie jeune fille comme toi.

Consciente que sir Hugh n’allait sûrement pas laisser la situation se poursuivre ainsi pendant longtemps avant de la presser plus fortement de rentrer à Annan House, Jenny s’aperçut qu’il pourrait chercher à faire appel à Pasquin. Par conséquent, elle décida qu’il serait sage de lui rendre cette voie particulièrement difficile.

— Je pense qu’il faisait bien le coquet avec moi, monsieur, dit-elle. Je devrais vous informer, peut-être, que j’ai déjà fait sa connaissance.

— Il a dit qu’il nous arrivait d’Annan House, tout comme toi et la sœur de Bryan. Est-ce là que tu as rencontré cet homme ?

— Oui, et il a clairement indiqué son intérêt et m’a même offert le mariage.

C’était presque vrai, bien que son frère Reid soit l’époux qu’il avait offert. Rapidement, pour dissimuler son malaise pour son petit mensonge, elle lui dit :

— Je jure que j’l’ai point encouragé. J’ai été gentille parce qu’y se montrait simplement amical, mais j’veux point provoquer aucun homme pour l’instant. Aussi, j’aimerais volontiers qu’un homme soit plus délicat dans ses manières que ne l’est cet Hugo.

— Y m’a paru assez doux, dit Pasquin, regardant vaguement vers le ciel comme s’il essayait de retrouver une image précédente de sir Hugh.

— Y donne cette impression, acquiesça Jenny. Mais on m’a prévenue qu’y peut être très têtu, monsieur, et rigide dans ses habitudes.

Cela, au moins, était parfaitement véridique, bien qu’elle doutât que Phaeline ait tenté de la mettre en garde contre sir Hugh.

— Je vois, dit Pasquin, hochant la tête. Bien, s’il songe à te poursuivre, nous devons voir à ce qu’y devienne pas une nuisance. Je vais tenir l’homme à l’œil.

— J’vous remercie, monsieur, dit Jenny modestement, espérant que sir Hugh trouverait à présent difficile, sinon impossible de l’obliger à agir contre son gré.

Sa conscience se réveilla encore contre l’injustice de sa méthode, mais elle pensa que l’envoi de sir Hugh à sa recherche par Dunwythie l’était davantage. Hugh Douglas n’était ni un proche ni un parent à elle et il ne le deviendrait pas avant qu’elle ait épousé son odieux frère. Malgré ce que Reid avait dit à propos de ses droits, sir Hugh n’était pas Reid. Et des fiançailles, bien qu’engageantes à leur propre façon, n’égalaient pas le mariage.

Elle pouvait compter encore trois semaines de liberté relative. Quiconque éprouvait de la colère contre elle maintenant continuerait sans doute, mais elle n’y pouvait rien. Elle avait dirigé la maisonnée de son père pendant presque six ans avant le décès de sa mère, et sa mort l’avait transformée non seulement en maîtresse de cette demeure, mais aussi de tous les domaines Easdale. Ensuite, son oncle était venu la chercher comme s’il s’agissait des effets égarés de sa première femme disparue.

Ignorant son chagrin et ses protestations, il l’avait emmenée à Annan House. Jenny avait été bouleversée, mais n’ayant pas le choix, elle avait obéi à sa volonté.

S’étant ensuite montrée docile pendant huit mois, elle n’avait pas pris conscience de la pression que cette soumission avait exercé sur son bon tempérament, jusqu’à ce que, soudainement, l’occasion de fuir Annan House se présente, même pour une ou deux nuits. Malgré l’assurance apparemment sans limites de sir Hugh qu’il puisse l’obliger à lui obéir, il avait bien moins le droit que Dunwythie d’ordonner une telle obéissance.

L’attitude de sir Hugh lui donnait envie de se camper sur ses positions et de conserver sa liberté aussi longtemps qu’elle le pouvait… seulement pour voir ce qu’il ferait par la suite.

Cette dernière pensée surgit sans prévenir, mais elle devait l’admettre — seulement pour elle-même —, l’homme l’intriguait. Elle avait eu du plaisir à chanter avec lui et avait hâte de recommencer lorsqu’ils arriveraient à Dumfries.

Cependant, la voix d’un homme n’était pas l’homme lui-même et elle ne s’extasiait pas devant l’habitude de sir Hugh de lui donner des ordres comme s’il en avait le droit. Elle ne pouvait pas douter qu’il finirait par l’emporter, particu­lièrement parce qu’il pouvait envoyer chercher Dunwythie pour qu’il se joigne à lui. Mais jusque-là, elle était résolue à ce que les ordres de sir Hugh aient moins d’effet sur elle que son chant.

***

Hugh tint lady Easdale à l’œil tout l’après-midi, mais il prit soin de se déplacer d’un groupe à l’autre pendant qu’ils voyageaient, parlant à tout un chacun.

En ce moment, son but était uniquement de se faire quelques amis de sorte qu’il offrit à ceux qui le voulaient de chevaucher son cheval et celui que Lucas et lui avaient apporté pour Sa Seigneurie.

Et il adopta les intonations de l’accent des frontières le plus commun parmi ses compagnons.

Jusque-là, les ménestrels l’avaient accepté comme troubadour itinérant. Le hic surviendrait s’il n’arrivait pas à persuader Sa Seigneurie de quitter la compagnie à Dumfries.

S’il devait participer à la représentation là-bas pour protéger son personnage, cette comédie pourrait bien ne pas faire long feu. Pasquin avait dit qu’ils allaient se produire à la demande du shérif, rendant très probable la présence du shérif à leur spectacle.

Et bien que le shérif Maxwell puisse ne pas reconnaître sir Hugh Douglas, laird de Thornhill, sous l’aspect d’un simple troubadour, le contraire était tout aussi probable.

— J’vous d’mande pardon, m’sieur ?

Hugh se tourna vers la voix et découvrit l’une des jeunes femmes ménestrels, une aux formes généreuses, marchant un peu à sa gauche derrière son cheval.

— Oui, maîtresse ?

— J’m’appelle Gerda, m’sieur, et j’voulais vous dire à quel point nous avons aimé qu’vous chantiez avec la nouvelle jeune fille, Jenny, dit-elle. Z’avez là une belle voix.

— J’vous remercie, dit Hugh, descendant de sa monture pour avancer avec elle. Mes amis m’appellent Hugo.

Minaudant pour lui sous de longs cils, elle dit :

— Vraiment, monsieur ?

— Oui. Marchez-vous d’puis longtemps, maîtresse ?

— Mes pieds l’pensent bien, dit-elle. Y ont commencé à se plaindre.

— Laissez-moi donc vous installer sur mon gars, ici, pendant un p’tit moment.

— J’vous remercie chaleureusement et faites-moi la courte échelle.

Au lieu de cela, Hugh l’attrapa par la taille et la souleva sur la selle, maintenant sa prise sur les rênes. Elle bavarda joyeusement pendant qu’il guidait le cheval et il répondit aussi souvent que nécessaire jusqu’à ce qu’elle déclare malicieusement :

— J’ai bien hâte d’chanter avec vous à Dumfries, monsieur. J’doute point que nous formions un bon duo.

Apercevant Lucas, dirigeant son propre cheval avec la jeune Peg, qui riait en le regardant au sol, Hugh se dit en gémissant intérieurement que les choses devenaient nettement plus compliquées de minute en minute. Plus vite Lucas et lui pouvaient prendre lady Easdale et Peg pour les ramener à Annan House, plus il serait heureux.

***

Se déversant sur les côtés des sommets ondulants de deux collines, la ville de Dumfries apparut comme un endroit de bonne taille, même de loin. Les ménestrels l’atteignirent au crépuscule alors que ses lumières brillaient déjà.

Quand ils approchèrent du haut de la colline, la vue fut vaste. Jenny pouvait contempler les collines boisées de Galloway à l’ouest, de l’autre côté de la rivière Nith, avec son écume blanche formée par sa course vers le sud jusqu’à Solway Firth. Elle vit également le beau pont qui traversait la Nith pour entrer dans Galloway, un des rares ponts des frontières écossaises.

Construit au siècle précédent par Devorgilla, mère de John Balliol, l’homme qui avait combattu Robert de Bruce pour le royaume d’Écosse, on disait que le pont était aussi beau que le pont de Londres. Bien que Jenny n’ait jamais vu le pont Devorgilla avant — ou le pont de Londres, en fait —, son père avait décrit le premier et elle le reconnut à ses neuf splendides arches.

Dumfries elle-même fascina Jenny parce que c’était la ville la plus importante au sud-ouest de l’Écosse et que son shérif était l’un des hommes les plus puissants de la région. Seul le fait que sir Hugh avait dit qu’il voulait qu’elle rentre discrètement à Annan House lui permettait d’espérer qu’il n’allait pas demander l’aide du shérif.

Elle ne voyait pas sir Hugh en ce moment. Il avait voyagé avec différentes personnes pendant l’après-midi, descendant souvent de sa monture pour l’offrir à quelqu’un d’autre. Sous la lumière déclinante, elle ne pouvait pas distinguer son cheval des autres ni dire s’il était en selle ou s’il marchait.

Quand ils atteignirent la forêt où ils voulaient camper, derrière l’extrémité nord de la ville, Peg s’excusa pour aller retrouver Bryan. Jenny s’en alla avec la femme ménestrel Cath et sa fille Gerda pour chercher un endroit privé où se soulager.

Jenny aimait bien Cath, mais la femme lui avait semblé de mauvaise humeur presque toute la journée.

— Quelque chose cloche ? lui demanda Jenny alors qu’elles s’éloignaient du campement.

Cath soupira.

— C’est rien, jeune fille, juste qu’mon homme a un cousin que j’aime point et j’ai eu ma dose de lui ces derniers jours.

— Est-ce un autre membre d’la compagnie ?

— Nenni, bien que Drogo chante avec nous de temps à autre, dit Cath. Morbleu, mais j’croyais qu’y servait un bon aristocrate. Nous l’avons vu avec l’homme plus d’une fois, oui. Aujourd’hui, j’apprends qu’y ne fait rien de semblable.

— M’man, dit doucement Gerda.

— Oui, ben, c’est vrai, dit Cath. Y est point bon, ce Drogo. Y entraînait toujours Cuddy dans d’mauvais coups quand c’est qu’y étaient enfants.

— Nous d’vrions retourner, m’man, dit Gerda. Ici, ça fera aussi bien l’affaire qu’ailleurs.

Jenny savait que Peg installerait leurs effets dès qu’elle aurait parlé à Bryan. Donc, sentant que le commentaire de Cath avait mis Gerda mal à l’aise, elle s’attarda avec tact quand la mère et la fille rentrèrent au campement. L’obscurité tombait rapidement, mais une demi-lune perçait les nuages et donnerait bientôt plus de clarté. Jenny changea de position, un peu pour avoir une meilleure vue du satellite.

— Qui va là ? cria un homme. Si c’est toi, Cath, sais-tu si on doit essayer nos nouveaux talents sur les gens ici c’soir ou si on attend des foules plus grandes ?

— Ce n’est que moi, Jenny, répondit-elle. Qui êtes-vous ?

Deux hommes sortirent de l’obscurité.

— J’me nomme Jem, dit l’un d’eux d’une voix plus grave que celui qui avait appelé en croyant qu’elle était peut-être Cath. Voici Gib.

— Comme vous cherchez Cath, dit-elle, souriant, j’pense que vous d’vez être musiciens.

— Gib joue d’la giterne, dit Jem. Mais j’suis l’un des jongleurs.

Gib dit :

— J’te dit, Jem, y a dit qu’on d’vait rien faire qui nous empêcherait d’aller à Threave. Et comme le shérif pourrait venir à…

— Silence, bougre, dit nerveusement Jem en jetant un regard discret à Jenny. La jeune fille est nouvelle et ça peut point l’intéresser, ce qu’on fait ou non, sauf si ça a un effet sur son chant.

Intriguée à présent, Jenny promena les yeux d’un homme à l’autre.

— Oui, ben, j’ai rien dit, dit Gib avec un haussement d’épaules. Mais Cath était ici y a très peu de temps parce que j’ai entendu sa voix. J’sais point où elle peut s’être envolée.

Brusquement, Jenny se rappela son étrange rêve à Lochmaben. Cath en avait disparu aussi. Et quelqu’un dedans avait lancé un « silence » à un autre.

Et si cela n’avait pas été un rêve, ou seulement à moitié un rêve et à moitié la réalité ?

Comprenant que les deux hommes attendaient qu’elle parle, elle dit :

— Cath r’tournait au campement. Elle est certainement dans sa tente ou près du feu de cuisson.

— Veux-tu qu’nous assurions ton retour en toute sécurité ? demanda Jem.

— Z’êtes gentils de l’offrir, dit-elle. Mais j’connais le chemin et c’est assez sûr ici.

Elle souhaitait réfléchir.

Quand ils repartirent, elle tenta de libérer son esprit de tout sauf du rêve dont elle se souvenait à moitié.

Elle était certaine que quelqu’un dans son rêve… si c’était un rêve… avait mentionné le roi et Archie le Terrible. Et en y repensant maintenant, elle était convaincue que quelqu’un avait fait référence au château Threave. Qu’avaient-ils dit de plus ? Essayant de se remémorer les détails, elle ressentit un frisson qu’elle ne croyait pas provoqué par l’air froid. Il n’y avait par contre rien de menaçant à parler de Threave. Tout le monde parlait du beau château neuf de lord Galloway. Et les ménestrels allaient s’y produire bientôt, ce qui serait une grande occasion pour eux. Mais quelque chose à propos du rêve, jumelé à la rencontre qu’elle venait de faire, la perturbait.

Elle devrait, songea-t-elle, discuter de cet étrange malaise avec quelqu’un pour voir si, à deux, ils pouvaient y trouver un sens. Toutefois, à qui devait-elle se confier ?

Pas à Peg. Celle-ci pourrait en parler à Bryan, et Jenny n’avait pas l’impression de le connaître suffisamment, ni lui ni une autre personne de la compagnie, pour lui accorder sa confiance en ce qui concernait des pensées aussi nébuleuses.

Un murmure au fond de son esprit suggéra qu’elle pouvait faire confiance à sir Hugh.

Bien qu’elle tentât de l’ignorer en se disant qu’elle ne le connaissait pas assez bien non plus, l’idée persista. Un bruissement dans les buissons lui rappela l’obscurité grandissante. Décidant qu’elle s’était suffisamment attardée, elle suivit la flamme pour rentrer au campement et tomba directement sur Hugh lui-même, debout comme un arbre sur son chemin.

— Où étiez-vous ? demanda-t-il. Les autres sont revenus depuis des lustres.

— Point si longtemps, sûrement, dit-elle en se sentant parfaitement en sécurité maintenant et prête à engager le combat avec lui. J’ai seulement musardé un peu pour profiter de la paix des bois.

— Les bois peuvent être dangereux, la nuit, dit-il, encore sévère. Il y a des loups dans les environs et des sangliers sauvages.

— Je doute que de telles créatures s’aventurent si près d’une ville aussi grande que Dumfries.

— Les bêtes sauvages ne constituent point l’unique menace, jeune fille, dit-il. Vous feriez mieux de rester près de votre servante ou de l’une des autres femmes.

— Ou de vous ?

— Certes, oui, mais nous ne voulons point susciter de bavardage. Vous aviez raison sur ce point.

— Alors, vous ne devriez point me prendre en charge comme vous venez de le faire, dit-elle. Je suis d’accord que je ne devrais point marcher seule dans les bois. Cependant, comme nous nous parlons déjà, j’ai une question à laquelle je veux que vous répondiez honnêtement.

Il fronça les sourcils en disant sèchement :

— Je n’ai pas l’habitude d’être malhonnête.

— Non ? dit-elle en souriant. Vous avez toujours été troubadour, alors ? Ou, nenni ; cela ne se peut point, car vous avez persuadé Phaeline que, malgré une enfance espiègle, vous êtes maintenant des plus stricts et corrects, et par conséquent…

— Assez, dit-il, mais elle décela l’amusement dans son ton. Vous savez ce que j’ai voulu dire, mila…

— Mon nom est Jenny, dit-elle, voyant Bryan et Peg venir vers eux. Tout le monde ici m’appelle ainsi. Ce serait plus facile si vous vous souveniez de faire de même.

Son regard suivit le sien tandis qu’il disait doucement :

— Vous pouvez me faire confiance, Jenny, peu importe le personnage que j’endosse.

— Garderiez-vous un secret, alors ?

Il hésita.

— Plus rien, donc ; point maintenant, dit-elle, car les autres les rejoignaient.

Il lui décocha un regard qui, s’il ne fut pas tout à fait comme celui qui avait provoqué des picotements le long de son échine, se fit tout de même sentir dans ses os. C’était comme s’il essayait de lire ses pensées.

Elle décida alors qu’elle ne tenterait pas de lui expliquer l’étrange sentiment qu’elle ressentait — ni à lui ni à quelqu’un d’autre —, jusqu’à ce qu’elle ait réussi à lui donner elle-même un peu de sens.

***

Hugh regarda Jenny s’éloigner avec Peg, sachant qu’elle avait eu raison de le réprimander. Il s’était défendu d’utiliser son surnom, mais il savait qu’il serait sage de penser à elle en tant que Jenny ou faire le compte de ce que cela lui coûterait s’il se trompait au mauvais moment. Cependant, penser à elle comme à Jenny semblait rendre sa tâche encore plus…

— J’connais la vérité, monsieur, dit doucement le jeune Bryan à côté de lui.

Hugh, observant toujours Jenny, avait oublié Bryan et il regarda rapidement dans les environs pour voir s’il y avait des gens qui pouvaient les entendre. Plusieurs personnes se déplaçaient autour du campement, mais aucune n’était suffisamment près pour surprendre leurs propos s’ils gardaient la voix basse.

Ayant pris soin l’après-midi de parler à tout un chacun, Hugh commençait rapidement à savoir qui était qui et d’après tout ce qu’il avait entendu, Bryan était inoffensif. Néanmoins, l’expérience de Hugh lui avait appris à ne rien présumer sur les gens qu’il croisait par hasard, et que le garçon sache la vérité pourrait avoir mille et une conséquences.

Donc, il murmura :

— La vérité à quel sujet ?

— À propos d’vous et… et de lady Easdale, dit Bryan en baissant la voix, de sorte que Hugh dût tendre l’oreille pour l’entendre. Aucune baronne n’devrait être ici avec des gens comme nous, monsieur, mais not’ Peg a bien dit qu’vous étiez venu pour les ramener toutes les deux à la maison.

— Je suis sûr que vous n’avez rien dit à personne là-dessus.

— Nenni, monsieur, et j’dirai rien maintenant. Mais elles d’vraient vraiment rentrer même si Peg perdra vraisemblablement sa place pour avoir encouragé Sa Seigneurie.

— Je doute qu’elle l’ait encouragée, dit sèchement Hugh. Sa Seigneurie fait ses propres choix. Je doute aussi que lord Dunwythie reproche à Peg sa loyauté envers sa maîtresse. Mais si elle devait perdre sa place, dis-lui de venir se présenter à Thornhill. Sa fidélité envers lady Easdale ne lui cause aucun tort à mes yeux.

— J’vous remercie, monsieur, dit Bryan. J’ai pris la liberté d’vous parler juste pour qu’vous sachiez qu’vous avez un ami ici. S’il y a quoi que ce soit que j’peux faire pour vous aider, j’le ferai.

Hugh hocha la tête, mais une fois de plus, l’expérience le prévint de se questionner sur les motifs du garçon et se demander jusqu’à quel point il pouvait compter sur une telle offre.

Il lui était depuis longtemps apparu qu’amener lady Easdale — Jenny — de force ou avec ce qui pourrait ressembler à de la force s’avérerait difficile, sinon impossible.

Peu importe comment il agissait, il était certain que les ménestrels se positionneraient du côté de la jolie Jenny si elle continuait de résister à ses efforts. Par conséquent, il décida qu’il lui incombait de découvrir un moyen de la persuader sans les amener à choisir un camp.

***

— Bryan dit que j’devrais m’rendre utile ce soir avec les femmes qui s’occupent du reprisage, maîtresse, dit Peg d’une voix assez basse pour que Jenny ne la réprimande pas sur sa formalité. J’pense que j’devrais, même si j’veux regarder les bouffons pendant qu’y répètent. Ça m’fait toujours rire quand le p’tit Gilly se montre plus rusé qu’le grand Gawkus.

Jenny sourit. Elle aussi aimait Gilly et Gawkus. Les deux semblaient garder un œil protecteur sur elle, ainsi que sur Peg.

L’homme de sir Hugh — l’étranger parmi eux, avec ses propres chevaux, guidant un poney de somme, devait être l’homme de sir Hugh — paraissait garder au moins un œil sur elles.

— As-tu organisé notre espace de sommeil ? demandait maintenant Jenny à Peg.

— Oui, là-bas, dit-elle, pointant. Y a une grande clairière derrière, où Bryan m’a ben dit qu’nous d’vions nous rassembler après l’souper pour que les ménestrels puissent répéter tout ce qu’y feront sur la place du marché demain. Le shérif viendra p’t-être vérifier s’y valent l’or qu’y paie pour eux, a dit Bryan, alors y veulent bien performer.

Elles marchèrent vers l’endroit où elles dormiraient tout en parlant, aidant ainsi Jenny à dissimuler sa réaction à la deuxième mention du shérif en si peu de temps. Si sir Hugh s’identifiait en tant que laird de Thornhill et demandait au shérif de l’assister pour prendre la garde préventive de la pupille rebelle de lord Dunwythie, elle craignait qu’il accepte.

Il lui vint à l’esprit que c’était peut-être seulement la mention de Gib sur la présence probable du shérif qui avait éveillé son malaise plus tôt.

***

— Certains disent en effet qu’le shérif pourrait v’nir à la répétition c’soir, dit Lucas tandis qu’il triait les affaires de Hugh avec dextérité. J’pense que vous d’vriez vous faire pousser un genre de barbe.

— Avant l’arrivée du shérif ?

— Nenni, voyons, personne n’peut s’faire pousser la barbe en une heure. J’dis juste…

— Je sais bien ce que tu dis. Maintenant, tais-toi et laisse-moi réfléchir. Je vais encore porter la cape violette et le chapeau noir souple, mais je veux que sa plume soit attachée de manière à dissimuler davantage un côté de mon visage. Peu importe lequel.

— J’me dis qu’vous, vot’ visage, y saura exactement qui vous êtes.

— J’en doute, dit Hugh. Les hommes voient ce qu’ils s’attendent à voir. Maxwell ne peut pas déjà savoir que lady Easdale a quitté Annan House, alors il ne la reconnaîtra pas chez la jolie Jenny. Il ne s’attendra point aussi à voir le laird de Thornhill en tenue de troubadour.

Lucas secoua la tête.

— Vot’ habit de troubadour ressemble de près à c’que porte un noble, mon seigneur. Vot’ cape violette est d’la pure soie.

— Aie confiance, Lucas, dit Hugh. J’ai un plan.

***

Quand Jenny rejoignit les autres dans la clairière après un souper rapide, elle fut stupéfaite du nombre de gens présents. De toute évidence, la nouvelle de leur arrivée les avait précédés, car il semblait que presque tout Dumfries, sinon les gens venus de quelques lieues autour de la ville, était là pour les voir répéter.

Cela en soi était déjà assez étonnant. Plus encore était la psalmodie qui commença au milieu du spectacle des danseurs. Pendant un temps, elle ne comprit pas les mots.

Quand elle y parvint, elle ne sut plus où regarder.

— Jolie Jenny, jolie Jenny, chantonnaient-ils. Nous voulons la jolie Jenny.

À répétition, leurs voix gagnant en force et en volume, ils psalmodièrent.

Souhaitant pouvoir disparaître dans le sol, elle pivota brusquement, seulement pour découvrir sir Hugh souriant directement dans son dos.

C’était la première fois qu’elle le voyait sourire et elle en sentit la chaleur. Elle remarqua aussi la part de sympathie présente.

Le chant continuait.

Le regard de sir Hugh se déplaça sur un point à la gauche de Jenny, derrière elle.

— Qu’y a-t-il, lui demanda-t-elle.

— Le shérif de Dumfries est arrivé, je crois

— Oui, dit-elle, le contemplant maintenant avec méfiance. Les gens ont dit qu’il pourrait venir.

— Aussi, Pasquin essaie d’attirer votre attention. Il a l’air enchanté, jeune fille.

C’était aussi la première fois qu’il l’appelait « jeune fille » sans d’abord avoir failli l’appeler « milady ». Cependant, l’arrivée du shérif n’avait pas interrompu le chant.

Avalant, regardant droit devant — au milieu du torse de sir Hugh — et luttant pour garder son sang-froid, elle dit :

— Je… je ne suis point sûre de pouvoir affronter cela.

— Oui, bien sûr que vous le pouvez, dit-il. Imaginez seulement que tout ce monde, le shérif y compris, est complètement nu et se tient en équilibre sur la tête.

Sa vive imagination recréa promptement une telle image et un rire étranglé lui échappa. Fermer les yeux ne faisait qu’empirer la chose. Comme la plupart des voix chantantes étaient masculines, elle vit une forêt de jambes arquées et d’appendices mâles.

— Venez, dit sir Hugh en rigolant. Je vais marcher avec vous. J’ai une idée pour une chanson qui, je crois, pourrait être amusante.

Elle l’accompagna volontiers, trouvant du réconfort dans sa présence. Elle n’était pas timide, car son père l’avait douloureusement été lui-même et elle lui avait souvent servi de porte-parole quand il ne s’était pas senti d’attaque pour prendre la parole. Cependant, elle n’avait jamais auparavant affronté un public rempli d’attentes aussi élevées envers elle.

Chanter au château Moss et à Lochmaben avait été comme de chanter à la maison. Bien que les individus dans un public puissent critiquer, la plupart cherchaient à s’amuser. À la maison, d’autres avaient aussi mis à contribution leurs talents en de telles occasions, de sorte que chacun faisait simplement de son mieux et se retirait devant l’artiste suivant.

Tandis qu’ils se frayaient un chemin jusqu’à Pasquin qui se tenait près du public, sir Hugh lui demanda si elle connaissait une chanson appelée « Donsie Willie ». Elle acquiesça, contente de son choix. Décrivant un amour frontalier entre une fille innocente et un garçon ayant la réputation de faire des bêtises, la chanson avait quelque vingt couplets avec des personnages typiques qui racontaient tous leur petit bout de l’histoire et elle était particulièrement amusante à interpréter.

— Si je chante les couplets des hommes et vous, ceux des femmes, dit-il, je crois que nous aurons quelque chose de spécial que nous pourrions interpréter chaque fois que nous chanterons ensemble.

— Comptez-vous donc rester un certain temps ?

— Je n’ai point dit cela, dit-il en jetant un autre regard rapide au shérif. Voyez-vous, tous ces gens veulent que vous chantiez. J’ai seulement pensé que cela serait plus facile si nous commencions ensemble.

Elle hocha la tête comme si elle comprenait. Mais il avait dit « chaque fois » qu’ils chanteraient ensemble, de sorte qu’elle décida qu’il devait s’être réconcilié avec l’idée d’un séjour à Dumfries d’au moins un jour ou deux de plus.

Alors qu’ils approchaient du cercle dégagé par les ménestrels, elle vit que les jongleurs avaient succédé aux danseurs. Bien que le chant la réclamant eût un peu diminué, il continuait de fournir un fond sonore bas et rythmique pour les artistes.

— Tu passeras ensuite, Jenny, dit Pasquin.

— Elle est un peu nerveuse, monsieur, dit Hugh en posant une main légère et rassurante sur l’épaule de la jeune femme. J’ai pensé qu’une chanson drôle, qu’on connaît tous les deux, pourrait faciliter les choses.

— Oui, bien sûr, dit Pasquin en notant visiblement la main sur l’épaule de Jenny et en lançant à Hugh un regard interrogateur.

Jenny remarqua les deux et ressentit une pointe de culpabilité en se rappelant le mensonge enfantin qu’elle lui avait raconté sur le désir de sir Hugh pour elle. Se mor­dillant la lèvre inférieure, elle évita le regard de Hugh, mais elle ne repoussa pas son contact.