Chapitre 7

Hugh constatait que Pasquin n’était pas encore sûr de lui, mais il se demanda à quoi pensait Jenny pour provoquer une telle expression de culpabilité sur son visage. Il n’eut toutefois pas le temps d’y réfléchir avant que Pasquin se tourne et fasse signe à un joueur de corne, qui produisit immédiatement un air de fanfare.

Parcourant la foule du regard pendant la présentation de Pasquin, Hugh repéra le groupe du shérif près de la bannière du comté voletant au-dessus d’eux.

Le public se tut, leur attente presque palpable. Hugh avait déjà vu de telles réactions, tout comme le tollé qui en résultait si les artistes ne les satisfaisaient pas. Il doutait que ce soit le cas ce soir. Les nuages s’étaient éparpillés, la demi-lune brillait dans le ciel et les torches baignaient l’aire centrale d’une lumière douce orange doré.

Remarquant des froncements de sourcils sur un certain nombre de visages dans le public quand il s’avança tranquillement le premier, Hugh exécuta une profonde révérence pour Jenny en faisant attention à garder le côté de sa face caché par la plume vers le shérif et il lui fit signe de s’approcher.

Jenny le rejoignit en se déplaçant avec une grâce décontractée, souriant en faisant une petite révérence, d’abord pour lui et ensuite pour le public. Elle avait aussi remarqué la position du shérif, car elle jeta un regard de ce côté-là avant de se retourner vers Hugh. Puis, elle pinça les premières notes de leur chanson et elle commença à chanter.

Le premier couplet décrivait une douce et innocente jeune fille et son amour pour Donsie Willie malgré ses nombreux péchés et son absence de repentir.

Hugh répondit avec le deuxième couplet avec les accents exagérés et le ton furieux d’un père frontalier scandalisé par le choix de sa fille et déterminé à interdire la publication des bans. Pendant qu’il chantait, il entendit les rires ravis du public. Quand Jenny chanta le couplet suivant, celui de la mère inquiète, elle aussi caricatura son accent et ses sentiments jusqu’à ce qu’une fois encore, elle semble se perdre dans la musique. Un après l’autre, ils poursuivirent pour le plaisir croissant de leur public.

À la fin, quand Hugh chanta la joie d’un Willie réformé se montrant plus rusé que le père de la jeune fille, qui doutait obstinément, et les réponses du père, changeant d’accent à mesure, la foule réprima visiblement avec difficulté son rire assez longtemps pour écouter les paroles.

Reculant enfin, il attendit la fin des applaudissements avant de pincer les premières notes de la chanson d’amour qu’il avait interprétée avec Jenny à Lochmaben.

Elle comprit vite le signal et commença à chanter le premier couplet.

En tout, ils jouèrent quatre chansons avant que Pasquin s’avance de nouveau tandis que le public les applaudissait follement. Lançant trois gourdins dans les airs, il les envoya vite tournoyer et exécuter une rotation rapide.

Alors que les bravos faisaient lentement place à un silence rempli d’attentes, Gillygacus le rejoignit rapidement avec trois de ses propres gourdins plus gros, les lançant et les faisant tourner tout aussi haut et presque aussi vite.

Quand Pasquin se retourna et lui jeta un regard mauvais, le petit homme stoppa, se frappa la tête d’une main, ses gourdins s’écrasant autour de lui. Il les ramassa et s’enfuit précipitamment par où il était venu. Dès que Pasquin tourna le dos, par contre, Gilly marcha à pas de loup derrière lui, projetant les gros gourdins dans les airs et imitant chacun de ses gestes jusqu’à ce que Pasquin fasse apparaître son premier poignard.

À ce moment-là, avec un air comique de désarroi, Gillygacus lâcha ses gourdins et courut se cacher derrière Gawkus. Quand arriva leur tour, ils présentèrent leurs sketches et leurs tours avec une vive répartie, une grande part concernant le shérif, ses hommes de main et les taxes qu’ils percevaient. L’esprit des bouffons était brillant ; leurs ripostes, amusantes. Le public adora cela, et leurs habiletés étaient telles que le shérif rit autant que les autres.

Entendant rire Jenny, Hugh l’observa et vit qu’elle était aussi enchantée que le public.

— Ils sont bons, n’est-ce pas ? dit-il.

Elle hocha la tête, lui décocha un regard songeur et détourna les yeux.

— Nous devrions discuter, dit-il pour qu’elle seule l’entende.

Elle acquiesça d’un signe de tête, mais elle ne le regarda pas.

Hugh jeta un œil autour de lui. Tous semblaient regarder les bouffons, et il supposa que les autres ménestrels observeraient chaque mouvement avec un regard aussi critique que le reste du public, sinon davantage.

— Ils n’auront plus besoin de nous, dit-il. Éloignons-nous d’ici et parlons.

Elle coinça sa lèvre inférieure entre ses dents. Cependant, elle le laissa la guider jusqu’à un rondin assez éloigné pour que personne ne les entende.

— Nous pouvons nous asseoir ici, si vous voulez, dit-il.

— Je pense que nous devrions au moins avoir l’air de regarder les autres, dit-elle.

— Avez-vous réfléchi davantage à la sagesse de rentrer avec moi à Annan ?

— Je n’ai point besoin d’y réfléchir, dit-elle. Je ne désire point revenir avant qu’il le faille.

— Vous avez le devoir d’obéir à votre tuteur, lui rappela-t-il.

— Mais vous n’êtes point lui, monsieur, et je n’ai aucun devoir envers vous.

Il n’était pas venu à l’esprit de Hugh qu’elle doute de sa parole voulant qu’il agissait à la place de Dunwythie. Et, à bien y réfléchir, elle ne le croyait pas non plus selon lui. Cependant, si elle déclarait qu’il ne détenait aucune autorité, il n’avait aucun moyen de prouver le contraire. Il lui apparut que le shérif Maxwell accepterait sa parole. Toutefois, n’ayant aucune envie de se présenter lui-même à l’homme sous le déguisement d’un troubadour, il rejeta cette avenue. Il n’avait pas besoin de l’aide d’autrui avec une jeune femme sans défense.

Elle le contemplait comme le ferait un chiot dans l’attente de son repas, alors il dit sans ménagement :

— Vous feriez mieux d’obéir aux désirs de Sa Seigneurie. Et point seulement pour votre propre bien. Vous ignorez sans doute que quelques bijoux ont disparu en même temps que vous.

— Des bijoux ! dit-elle en le regardant avec indignation. En même temps que moi !

— Oui, dit-il en l’examinant. Plusieurs invités ont rapporté des pièces manquantes.

— Vous pensez que je les ai prises ?

— Je n’ai point dit cela.

— Vous le pensiez !

— Nenni, c’est faux. Cependant, je ne serais point étonné d’apprendre que Dunwythie, Phaeline ou les deux soupçonnent que votre Peg les ait pris.

— Peg ne ferait jamais une telle chose, dit Jenny.

Elle fronça alors les sourcils comme si elle avait des doutes.

— Vous vous exprimez comme si vous étiez sûre d’elle, mais vous n’en avez point l’air, dit-il. En vérité, je ne suspecte point Peg, mais j’aimerais savoir ce qui vous a fait marquer une pause à l’instant.

Elle hésita, prit une profonde respiration, puis elle dit avec une réticence évidente.

— C’est seulement qu’elle s’apprêtait à partir quand je suis entrée dans ma chambre à coucher, et elle avait déjà disposé mes effets pour la nuit. Toutefois, c’était parce qu’elle souhaitait bavarder avec son frère. Elle n’avait point eu beaucoup l’occasion de lui parler plus tôt, a-t-elle dit. Peg me sert depuis maintenant des mois, monsieur. Par ma foi, je ne crois point qu’elle volerait qui que ce soit.

— Je considère cela comme improbable aussi, admit-il. Les ménestrels attirent tout de suite les soupçons, évidemment. Mais apparemment, certaines choses ont disparu après leur départ d’Annan.

— Bien, Peg se trouvait avec eux, alors elle ne peut non plus avoir pris ces bijoux.

— Ce que vous dites pourrait me persuader qu’elle n’a rien à voir avec cela. Toutefois, il est peu probable que cela satisfasse Phaeline ou un shérif méfiant. Rappelez-vous qu’en tant que membre de la maisonnée, Peg a le droit de passage et, par conséquent, elle ne serait pas fouillée. Si elle doit convaincre les autres de son innocence, vous devez être présente pour parler pour elle, jeune fille.

— Je le serai alors, mais je peux d’abord finir mon aventure, dit-elle. Peg est venue avec moi et elle rentrera avec moi. Je ne la laisserai point souffrir de sa loyauté.

Un court silence tomba avant qu’il dise doucement :

— Vous avez laissé entendre plus tôt aujourd’hui que vous vouliez me confier quelque chose. Me révélerez-vous ce que c’est ou me suis-je montré indigne d’une telle confidence ?

***

Le souffle de Jenny se coinça dans sa gorge. S’étant attendue à ce qu’il poursuive son but à l’exclusion de tout le reste, elle avait cru qu’il allait continuer à la presser de rentrer à Annan House. Elle ne s’était pas imaginé qu’il invite ses confidences.

C’était loin d’être la première fois qu’il l’étonnait. Son chant ce même soir l’avait ébahie. Elle avait déjà découvert qu’il possédait une voix agréable, en parlant ou en chantant. Toutefois, quand il avait interprété les parties masculines de la chanson, il avait modifié non seulement son accent, mais aussi sa voix et son apparence pour devenir chacun des personnages racontant l’histoire.

Dans les deux cas, elle avait reconnu les traits d’hommes dans la compagnie des ménestrels. Son incarnation du père sévère et indigné mettait beaucoup en vedette Pasquin avec une touche de Dunwythie pour faire bonne mesure. Le résultat avait été si amusant qu’à certains moments, elle avait eu de la difficulté à garder une voix stable pour livrer ses propres couplets.

Il l’avait inspirée, aussi, à intégrer plus de sentiments dans les parties des femmes de l’histoire qu’elle n’aurait pas exprimés autrement. Il l’avait également aidée à s’oublier elle-même, ainsi que le malaise qu’elle avait ressenti à la perspective de chanter devant un public aussi nombreux et rempli d’attentes.

Et maintenant, son empressement à l’écouter lui donnait l’impression que c’était mal de ne pas lui parler de ses étranges pressentiments, particulièrement en considérant les bijoux disparus et le fait qu’il avait mentionné que Peg avait le droit de passage, ce qui lui avait rappelé l’équarrisseur.

Se rappeler qu’il était parent avec Archie le Terrible régla la question. Malgré sa détermination à la ramener à Annan House, elle faisait instinctivement confiance à sir Hugh. Il lui semblait approprié de partager ses impressions, même vagues, avec lui.

Se méfiant des indiscrets, elle jeta un regard vers les buissons derrière eux. Aussi loin que la lumière de la torche et de la lune lui permettait de voir, les massifs à cet endroit étaient particulièrement denses. Personne ne paraissait leur prêter attention et, en soi, la présence de sir Hugh la calmait, l’encourageait à parler. Néanmoins, elle garda le silence.

Enfin, il lui dit :

— Vous allez devoir me répondre d’une manière ou d’une autre, vous savez. Ai-je dépassé les bornes ?

Elle ne voulait pas qu’il croie qu’elle le pense indigne de confiance. Et il ne lui avait donné aucune matière à craindre ce qu’il pourrait dire ou faire. Bien qu’il ait pu facilement se présenter à Pasquin et lui dire qu’il agissait au nom de Dunwythie et était venu ramener la jeune fille vagabonde de Sa Seigneurie à la maison, il n’avait pas émis la moindre menace de procéder ainsi.

Une telle voie se serait avérée presque aussi gênante que le scandale que son oncle appréhendait — et potentiellement aussi dommageable pour la réputation de Jenny. Manifestement, sir Hugh protégeait son nom avec autant de soin que celui de Dunwythie.

Elle tenta de rassembler ses pensées incohérentes, mais parut seulement s’émerveiller de la patience de Hugh. Certaine qu’elle ne durerait plus longtemps, elle lâcha les premiers mots qui lui vinrent :

— Je crains d’être tombée sur une sorte de complot.

Même sous la faible clarté, elle vit ses sourcils s’arquer vers le ciel et elle pouvait difficilement l’en blâmer. Quand avait-elle décidé que son malaise était fondé ?

Il dit doucement :

— Quel genre de complot soupçonnez-vous et qui sont les intrigants ?

Des questions directes auxquelles elle n’avait pas de réponses fermes.

Avec un soupir intérieur, elle rassembla ses pensées. Ensuite, elle lui dit :

— J’ignore pourquoi j’ai dit cela à propos d’un complot, monsieur. En vérité, je ne peux que vous expliquer ce qui m’est arrivé et espérer que vous puissiez m’aider à comprendre mes impressions. Tout d’abord, j’ai vu un homme tomber sur la route parce qu’on l’avait frappé, apparemment sans aucune raison.

— Quel homme ?

— Un équarrisseur, Parland Dow.

Elle décrivit l’événement.

— Je connais Dow, dit-il. Quelqu’un a sans aucun doute tenté de le voler.

— Ils n’ont rien pris, a-t-il dit, mais peut-être avez-vous raison. Ensuite, j’ai entendu une querelle entre un homme qui avait passé la nuit ailleurs et sa femme. Ce n’est point la querelle qui m’a frappée, mais le fait qu’il a dit que le roi pourrait être à Threave pour la célébration du couronnement.

— Oui, cela impressionnerait n’importe qui, dit-il avec un sourire.

— Certes, acquiesça-t-elle. Principalement, par contre… j’ai… fait un rêve très étrange.

Elle crut l’entendre grincer des dents, mais il dit d’un ton assez neutre :

— Quel genre de rêve ?

La seule raison pour laquelle elle pouvait se remé-morer les détails qu’elle avait mis ensemble était qu’ils lui rappelaient la confrontation qu’elle et Peg avaient vécue avec les deux hommes d’armes à Lochmaben. Elle ne voulait pas lui décrire cela, alors elle lui dit :

— Vous savez comment sont les rêves. Ils s’effacent rapidement et l’on ne se rappelle jamais tous les détails.

— Essayez, dit-il.

— Cath et son homme, Cuddy, y étaient présents. Cependant, je ne les soupçonne de rien, monsieur. Les deux ont disparu de mon rêve assez vite, bien que la voix que j’aie entendue ait continué à ressembler à celle de Cuddy.

— Il a disparu, mais sa voix est restée sans lui ?

— Nenni, il… il s’est transformé en quelqu’un d’autre, dit-elle. Un… un homme d’armes de Lochmaben.

Sans le regarder, elle ajouta :

— Peg et moi lui avions demandé comment nous rendre à la garde-robe.

À son étonnement, Hugh sourit.

— Vous ne devriez point rêver d’Anglais, jeune fille. C’est presque une trahison.

Elle secoua la tête en lui disant :

— Je ne pense point que les voix avaient l’accent des Anglais. Elles ressemblaient seulement à celles d’habitants des frontières. J’ai vu deux hommes dans mon rêve, mais séparément. Après cela, on aurait dit qu’un homme se parlait à lui-même avec la voix de Cuddy.

— Qu’a-t-il dit ?

— Il a dit : « Nous payons pour c’que nous voulons et vous f’rez c’que j’vous dis. » Ensuite, comme s’il était agacé envers lui-même ou faisait semblant d’être quelqu’un d’autre, il a dit : « Alors, j’dois seulement vous amener avec moi à Threave, c’est ça ? » Vous savez, dit-elle d’un ton songeur, je n’ai point exprimé ces choses à voix haute avant. Je les ai ressassées toutes ensemble dans mon esprit. Toutefois, cela ressemblait beaucoup à deux hommes discutant, même si la voix restait toujours la même.

— Êtes-vous certaine qu’il s’agissait de la voix de Cuddy ?

— Je connaissais à peine quelques personnes dans la compagnie alors, lui rappela-t-elle. J’avais entendu sa voix seulement une fois. Voyez-vous, c’était l’homme de la querelle avec Cath. Elle pensait qu’il fréquentait trop un cousin qu’elle n’aime point parce qu’elle croit qu’il a une mauvaise influence sur Cuddy. Voyez-vous, j’ai vu d’autres rencontres comme celle-là chez mon peuple et la voix dans mon rêve utilisait le genre de ton mécontent qu’un homme adopte en de telles circonstances. Le ton m’a peut-être simplement rappelé Cuddy.

— Qu’a dit le personnage de votre rêve après le passage à Threave ?

— Il a dit qu’Archie le Terrible n’en saurait rien, ni le vieux Bleary.

— Alors, il a aussi parlé du roi.

— Oui… et l’autre… morbleu ; mais je suis certaine à présent qu’il devait y avoir deux hommes en discussion dans ce rêve. Non que cela importe, puisqu’il s’agissait d’un rêve. En tous les cas, le mécontent a dit à l’autre de se taire et je me suis réveillée. Je me souviens m’être demandé si tout cela était un rêve. Pendant un instant ou deux, c’était comme si l’un des hommes parlait encore.

— C’était une chose étrange, certainement, dit-il. Cependant, comme c’était un rêve, jeune fille, il a pu être provoqué par rien de plus que des commentaires que vous aviez déjà entendus.

Elle pensa qu’il pouvait avoir raison. Elle avait vraiment tendance à laisser son imagination l’emporter et c’était peut-être ce qu’elle avait fait. Le simple fait d’avoir été à l’intérieur de Lochmaben pouvait facilement l’avoir incitée à se figurer l’ennemi au travail. Au moins, Hugh n’avait pas levé les yeux au ciel ou expliquer longuement qu’elle était ridicule, comme le faisait souvent Phaeline.

Elle lui dit :

— Il y a plus, par contre. J’ai rencontré un jongleur et un musicien, Jem et Gib, dans la forêt juste un peu plus tôt. Gib pensait que j’étais Cath et il a appelé pour demander s’ils devaient essayer leurs nouvelles habiletés ce soir ou attendre des foules plus grandes.

— Cela ne veut point dire grand-chose, dit Hugh.

— Nenni, mais alors que Jem me saluait, Gib a continué en le prévenant qu’ils ne devaient rien faire pour mettre en péril le spectacle à Threave. Ensuite, il a dit que le shérif pourrait venir regarder ce soir, et Jem lui a dit de se taire. Toutefois, Gib s’est contenté de se plaindre que Cath avait disparu, ce qui m’a fait penser à sa disparition dans mon rêve et m’a tout ramené en mémoire. J’ignorais alors pour les bijoux volés. Mais même dans ce cas…

Elle marqua une pause.

— Voyez-vous ?

— Je vois votre cheminement de pensées, mais je ne vois point comment un rêve que vous avez fait à Lochmaben a quoi que ce soit à voir avec les ménestrels espérant réussir exceptionnellement bien à Threave. Il est probable qu’ils ne souhaitent point gâcher ce spectacle en pratiquant leurs trucs ou leurs sketches devant des gens qui risquent de répandre la nouvelle s’ils le font. Voyez-vous, si cela se produisait, cela diminuerait l’effet pour la grande occasion.

— Je le suppose, dit-elle. Je sais qu’il n’y a rien de con-cret dans tout cela, mais je pense tout de même que quelque chose cloche. C’est peut-être la manière dont ils ont dit ces choses, ou un certain air qu’ils arboraient ou simplement…

Elle haussa les épaules, frustrée.

— Je ne sais point !

— Alors, nous allons continuer de réfléchir, dit-il.

Quand elle le dévisagea pour voir s’il était sérieux, il ajouta :

— Qu’est-ce qui vous a décidée à vous confier à moi ?

L’image de son père se présenta dans son esprit et provoqua un sourire évocateur.

— J’aime discuter de ce genre de choses, dit-elle. Mon père disait que c’était la façon la plus sûre qu’il connaisse d’apprendre si l’on pouvait se fier ou non à son instinct.

— C’est un bon plan, je pense. Toutefois…

— Faites-vous confiance à votre instinct, monsieur ?

— Certes, oui, parfois, dit-il. Point toujours.

— Bien, c’est plutôt pareil pour moi. Cependant, je crois vraiment que je devrais me fier à ce pressentiment, même si je ne le comprends point complètement. Il est très fort, comme un avertissement.

— Alors, nous devons voir ce que nous pouvons apprendre de plus, dit-il. Entre-temps, votre famille à Annan House veut votre retour. Ils n’ont point été méchants avec vous, non ?

— Nenni, dit-elle. Toutefois, ils dirigeraient ma vie et…

Elle essaya de trouver une façon diplomatique de décrire ses sentiments pour Phaeline et Reid — qui étaient sa fratrie, après tout —, mais elle écarta plutôt les mains.

— Vous savez que vous devez rentrer, dit-il. À cette époque d’incertitudes, vous devriez être heureuse d’avoir un homme pour vous aider à gérer vos domaines et vous protéger.

Elle le regarda alors droit dans les yeux, ne se souciant plus de sa susceptibilité.

— Feriez-vous confiance à Reid pour me protéger ? Lui permettriez-vous de gérer vos domaines ?

— C’est différent, dit-il. Je suis tout à fait capable de gérer mes propres domaines et de me protéger moi-même.

— Oui, bien, moi aussi, dit-elle.

— Sottises : une femme ne peut faire ni l’un ni l’autre aussi bien qu’un homme.

— Alors, vous croyez que Reid s’en tirerait mieux ?

Il hésita, grimaçant.

— Exactement ! dit-elle. J’avais commencé à me demander si vous connaissiez un tant soit peu votre frère.

— Il apprendra, dit-il.

— Alors vous devriez être celui qui lui enseigne et non moi. Je ne veux point qu’il fasse ses classes sur mes domaines par essais et erreurs. J’aimerais suggérer, monsieur, qu’il se tourne vers vous pour recevoir des leçons avant de tenter de prendre les rênes, à Easdale.

Il sourit.

— Cela m’apprendrait, n’est-ce pas ?

— Oui, en effet, dit-elle, incapable de résister à son sourire.

Puis, elle ajouta sérieusement :

— Je suis désolée d’être celle qui vous le dit, mais votre frère est un irresponsable, monsieur.

— Même alors, vous vous êtes officiellement fiancée à lui et vous devez rentrer.

— Vous ne dites rien que vous n’ayez déjà dit pour me convaincre, dit-elle. Les autres terminent à l’instant, je pense, dit-elle en se détournant.

Il l’attrapa par le bras.

— Une minute, jeune fille. Vous seriez avisée de ne point vous éloigner de moi avant que nous ayons fini notre discussion.

— Mais nous l’avons finie. Vous êtes parent avec Archie Douglas, n’est-ce pas ?

— Vous le savez bien.

— Eh bien, vous avez accepté d’essayer d’en apprendre davantage sur cet étrange pressentiment d’avertissement que je ressens, et avec Threave apparaissant partout…

— Morbleu, s’ils s’inquiétaient à propos du shérif, toute l’affaire a plus de chances de mener aux bijoux volés, dit-il. C’est le seul crime dont nous soyons au courant.

— Mais les bijoux disparus n’ont rien à voir avec Lochmaben ! dit-elle. Mon rêve ne peut point avoir…

— Jeune fille, dit-il patiemment, votre rêve n’est sans doute qu’un rêve, ou peut-être que vous avez remarqué des choses que vous ne comprenez point pendant votre voyage avec les ménestrels et votre rêve est le moyen que votre imagination a découvert pour tenter d’y trouver le sens.

— Toutefois, si c’est le cas, pourquoi quelqu’un dedans déclarerait-il qu’Archie le Terrible et le roi ne sauraient rien de tout cela avant que tout soit fini, demanda-t-elle.

— Fini ? Je ne crois point vous avoir entendu parler de cela avant.

— Je m’en suis souvenue seulement en le disant, mais je suis certaine que c’est ce qu’il a dit.

— Je suppose qu’il se peut qu’une conversation proche puisse s’être glissée dans votre rêve, dit-il d’un ton songeur. Où dormiez-vous ?

— Dans le coin de la cour, près de l’entrée gardée. Quand je me suis réveillée, j’ai bien vu des hommes marchant autour, mais aucun homme assez près de moi qu’il m’aurait été possible d’entendre.

Elle se remémora la scène. L’entrée avait cette arche en pierre au-dessus et il faisait sombre à l’intérieur.

— Je suppose qu’une personne a pu se tenir là en parlant. Quiconque ferait cela serait probablement anglais, par contre.

— Et les hypothèses sans fondement sont inutiles, dit-il.

— Cependant, si, d’une manière ou d’une autre, ils pouvaient menacer Archie le Terrible, vous avez le devoir d’en découvrir plus, non ? Vous êtes bien à son service. Reid a dit que vous l’étiez.

— J’ai gagné mon titre de chevalier grâce à lui et je lui dois fidélité, mais je ne le sers plus sur le terrain. Si l’Écosse était attaquée, il en irait autrement, évidemment.

— Si on prévoit une attaque contre lui, cela compte sûrement aussi.

— Certes, oui, cela compte, approuva-t-il. Mais peu importe ce que vos étranges impressions signifient, vous ne possédez aucune preuve et je me suis engagé à servir Dunwythie. Je peux voir à vous ramener chez vous saine et sauve et tout de même chevaucher jusqu’à Threave à temps pour prévenir Archie d’ennuis potentiels. C’est tout ce qu’il faudra, je vous le garantis, pour faire échec à toute mal­veillance — si malveillance il y a.

— Mon cher monsieur, j’ai clairement indiqué que je ne m’en irai point à moins que vous soyez prêt à m’enlever de force. Vous feriez bien de vous réconcilier avec ce fait. Si le prévenir est tout ce qu’il faut, je vous conseille de partir immédiatement pour Threave.

Il garda le silence, lui donnant l’espoir qu’il prenait son conseil en considération.

— Peut-être le devrais-je, dit-il.

Cependant, à son désarroi, l’émotion qui l’envahit fut la déception, et non la joie.

La dissimulant sans pitié, elle dit :

— Une excellente idée, monsieur. Vous voudrez sans doute partir tôt demain matin.

— Sans doute, oui, acquiesça-t-il. Je vais y réfléchir. À présent, comme il semble que la répétition de ce soir soit terminée, je vais vous raccompagner au campement.

— Nous avons déjà parlé ensemble trop longtemps, répliqua-t-elle. Ce serait plus sage pour moi de revenir avec Peg. Je la vois maintenant, ajouta-t-elle fermement. Bonsoir, monsieur.

Encore une fois, elle se tourna et, encore une fois, il l’arrêta.

— Peg marche avec son frère et Lucas. Personne ne trouvera étrange que vous marchiez avec moi après notre série de chansons d’amour. De plus, le sentier est inégal. Prenez mon bras, jeune fille.

Il le lui tendait déjà et, à nouveau, il était parvenu à la faire se sentir toute petite, comme si elle se comportait d’une manière déplacée. Il ne le dit pas, mais l’impression persista même après qu’elle eut accepté son bras.

— Je ne voulais point être impolie, dit-elle enfin.

— Nenni, jeune fille. Je suis sûr que non, dit-il.

Son ton était réconfortant, même compatissant, alors elle n’arrivait pas à imaginer pourquoi il ne réussissait qu’à lui donner envie de le frapper. Elle résista, mais seulement en pressant fermement les lèvres ensemble.

***

Hugh sentit sa main se serrer sur son bras et il sut à quoi elle pensait. C’était une femme qui dévoilait ses pensées dans chaque expression, chaque courbe de son corps et dans le moindre changement de ton dans sa voix. Il l’avait agacée.

Le fait le fit sourire et il fut content qu’elle ne puisse pas le voir. Elle regardait droit devant elle et, bien que son menton soit un peu plus haut que d’habitude, leur différence de taille faisait en sorte qu’il était peu probable qu’elle voie son expression sans tourner la tête et la lever vers lui.

La ligne douce et ferme de la mâchoire de Jenny et la certitude de Hugh qu’elle avait pressé les lèvres ensemble éveillèrent en lui une envie enfantine de la faire sourire, même s’il lui fallait la chatouiller. Il réprima l’idée, mais elle revint vite sous la forme de suppositions taquines sur les parties de son corps plantureux qui pourraient être les plus chatouilleuses.

Des rayons de lune perçaient la canopée de l’étroit sentier assez bien pour qu’il voie, même sans la lueur ambiante des torches derrière eux, dans la clairière.

Elles resteraient allumées jusqu’à ce que les citadins soient tous partis, après quoi, quelqu’un le lui avait dit, les garçons qui les surveillaient les éteindraient et les ramèneraient au campement.

Il n’avait pas l’intention de la laisser à Dumfries avec les ménestrels. Même s’il pouvait faire confiance à Peg et à Bryan, ils ne pouvaient pas lui assurer une protection suffisante. Si quelque chose clochait avec la compagnie — avec ou sans complot —, elle pouvait ne pas être en sûreté.

Elle garda le silence et il voulut réentendre sa voix. Il avait aimé chanter avec elle, particulièrement la chanson comique. Pendant qu’elle chantait ses répliques, ses yeux avaient pétillé, ses joues roses avaient brillé et il avait eu de la difficulté à se concentrer pour savoir lequel des quatre personnages chantait chacun de ses couplets.

Il ne se rappelait aucune femme ayant eu cet effet sur lui depuis la mort d’Ella et du bébé. Toutefois, elle ne ressemblait en rien à Ella. En effet, il craignait qu’elle ne soit aussi têtue que lui, et Ella n’avait pas eu la moindre parcelle d’entêtement dans sa douce personnalité. Elle n’avait été que soumission docile, s’inclinant devant chacun de ses désirs et de ses ordres. Elle n’avait jamais argumenté avec lui, mais lui avait donné, en fait, l’impression d’être en tout point le seigneur et maître dans sa maison.

Jenny, en revanche, ne faisait qu’éveiller en lui le désir de la soumettre.

Cependant, il était un homme doux. C’était bizarre de penser au nombre de fois récemment où ce fait lui avait été rappelé, et Jenny semblait tourner ses rappels en ridicule. Depuis le début de son voyage, il avait voulu lui enfoncer un peu de bon sens dans le crâne, l’amener à tenir compte de lui, l’obliger à obéir à l’autorité de Dunwythie.

Toutefois, elle l’avait jusqu’ici défait à chaque détour sans même élever la voix.

C’était déjà assez mauvais qu’elle l’incite à contempler un comportement qu’il pensait bien loin de l’ensemble de sa personnalité.

Pire encore pour lui, qui se savait un meneur d’hommes compétent, était le fait que ses pouvoirs de persuasion, depuis longtemps reconnus comme l’une de ses plus grandes forces, semblaient sans effet sur l’entêtée jeune fille.

Elle l’écoutait. Du moins, elle paraissait l’écouter.

Cependant, peu importe ce qu’il disait, elle continuait de soutenir qu’elle préférait rester avec les ménestrels.

Une telle existence ne pouvait pas être confortable pour elle ; néanmoins, elle ne se plaignait pas. En effet, elle avait l’air de sincèrement s’amuser. En ce qui concernait l’absurdité de gérer ses propres domaines et se protéger elle-même, il blâmait son père. Manifestement, le défunt laird avait été un homme de peu de bon sens ; sinon, il se serait remarié pour fournir à sa fille une mère qui lui aurait appris comment agir dans la vie et pour avoir un héritier convenable.

Ils approchaient du lieu de repos, et il vit que Peg attendait Jenny. Alors qu’il baissait un regard sur sa compagne silencieuse, ses pensées précédentes résonnèrent dans sa tête. Il pouvait imaginer sa dérision si elle avait pu les entendre.

C’était beau et bon pour lui de parler de son père et de sa propre certitude nonchalante que le défunt lord Easdale aurait dû se remarier. Toutefois, qu’en était-il de lui ? Malgré l’insistance de sa sœur et des autres, y compris Dunwythie, il n’avait pas accordé une pensée au mariage. Après tout, se rassura-t-il, il avait bien un héritier mâle.

Il regarda la jeune fille encore une fois, sachant comment elle répondrait à cela. En effet, elle y avait répondu et il devait admettre qu’elle avait marqué un excellent point. Il n’avait rien entrepris pour enseigner ses responsabilités à Reid en tant qu’héritier de Thornhill et, pourtant, il lui avait garanti que Reid apprendrait rapidement à gérer Easdale.

Elle leva les yeux et croisa son regard, haussant les sourcils.

— Ça ne va point, monsieur ?

— C’est seulement que je vous dois des excuses, jeune fille, si l’on peut s’excuser de son arrogance.

Ses yeux pétillèrent alors.

— De l’arrogance, monsieur ? Comment cela ?

— Ayant pris connaissance de votre intelligence, gredine, je ne suis pas enclin à expliquer ce qui, j’en suis sûr, peut se passer d’explication. Cependant, je vous promets que Reid apprendra quelque chose sur la gestion d’un domaine avant qu’il prenne les rênes à Easdale.

— Par ma foi, monsieur, le pasteur a proclamé les bans à Annan Kirk ce matin. Notre mariage aura lieu dans quinze jours, pourtant vous supposez encore que Reid prendra les rênes. Comment imaginez-vous pouvoir lui enseigner quoi que ce soit sur un endroit que vous n’avez jamais vu, encore moins y parvenir dans un laps de temps aussi court ?

— Je ne le peux point, évidemment. Toutefois, je peux recommander qu’il demande conseil à sa baronne et cela, je le ferai certainement.

La lumière s’éteignit dans ses yeux et ses douces lèvres se pressèrent de nouveau ensemble. Un moment plus tard, elle les lécha et dit catégoriquement :

— Vous ne connaissez point votre frère du tout, monsieur, si vous pensez qu’il acceptera le conseil d’une simple femme.

— Je ne pense point que vous soyez « simple », jeune fille.

— Eh bien, Reid le pense. Il l’a souvent dit. Donc, je vous en prie, n’essayez point de me venir en aide. Je n’ai point besoin de votre aide. Je suis Easdale d’Easdale, et je le resterai donc, avec ou sans Reid. Si vous comptez enseigner quoi que ce soit à votre insupportable frère, voyez si vous pouvez lui enseigner cela.

Hugh lutta un moment contre une envie instinctive de la secouer fortement et lui ordonner de l’écouter. Alors même qu’il combattait, par contre, il savait qu’elle avait raison encore une fois.

Son rang était égal au sien et si quiconque avait suggéré qu’il laisse quelqu’un d’autre diriger les affaires à Thornhill, il aurait réagi avec plus de férocité qu’elle. Toutefois, une femme était moins capable d’imposer ses ordres qu’un homme et, par conséquent, moins apte à gérer un grand domaine. Elle s’en sortirait mieux avec un bon homme à ses côtés.

Elle continuait de le regarder, de l’étudier, alors qu’ils approchaient de Peg.

Enfin, Jenny lui dit :

— Vous n’avez point l’intention de vous rendre à cheval à Threave demain, n’est-ce pas ?

— Non, dit-il brièvement. Bonne nuit à vous, jeune fille. Dormez bien.

Avec un hochement de tête pour Peg, il tourna les talons et s’éloigna à grands pas dans la forêt. Ce faisant, il entendit un son qu’il soupçonna être un grognement des plus disgracieux.

Son irritation s’évanouit et, même s’il n’y avait que la lune pour le voir, Hugh sourit.