Annan House
Où diable sont-elles donc ? Dites-moi cela, demanda Reid Douglas à sa sœur et à son beau-frère alors qu’ils rompaient leur jeûne ce lundi matin. Juste à penser à tous ces gens dans l’église, me fixant pendant que le prêtre lisait les bans… Tous se demandaient où elle était ! Je vous le dis, je ne supporterai point de telles singeries quand nous serons mariés.
— Et vous ne le devriez point, dit Phaeline d’un ton apaisant. Toutefois, vous serez son époux à ce moment-là, Reid chéri. Elle devra se soumettre à votre autorité.
— Vous avez affirmé qu’elle allait nous obéir tout de suite, lui rappela-t-il.
Fiona, assise près du bout de la table, leur dit sur le ton de la réflexion :
— Jenny a l’habitude de diriger ses domaines et d’agir comme il lui plaît. On se demande donc pourquoi quiconque croirait qu’elle s’inclinerait devant Reid quand il n’a jamais rien géré.
— Cela suffit, Fiona, dit sa mère. Si vous ne pouvez point vous souvenir d’attendre que quelqu’un vous adresse la parole avant de parler, vous allez devoir quitter la table.
— Je vous présente mes excuses, madame, mais on ne peut s’empêcher de se poser de telles questions.
Reid lui dit :
— Je pense que vous vous posez des questions uniquement pour voir si vous pouvez faire des histoires, jeune fille ; assurez-vous de ne point vous retrouver avec une claque bien méritée pour de tels commentaires.
— Je vous prierais de vous rappeler qu’il s’agit de ma fille et point de la vôtre, dit Phaeline. Bien qu’il ait raison d’être furieux contre vous, Fiona. Vous m’obligerez en gardant le silence jusqu’à ce que vous soyez excusée.
— Oui, madame, dit Fiona.
— Tant pis pour son silence, dit sombrement Reid.
Mairi leur dit :
— Je ne crains point d’admettre que je deviens plus anxieuse à propos de Jenny. Elle est partie depuis deux jours et trois nuits ; pourtant, elle ne peut point être rendue loin à pied. Sir Hugh n’aurait-il point dû déjà la trouver à l’heure qu’il est ?
Avec un air de soulagement devant le retour du premier sujet, Dunwythie lui dit :
— Tout d’abord, Hugh devait découvrir quel côté elle avait pris. Bien que Sadie soupçonne Jenny d’avoir accompagné les ménestrels et que l’absence prolongée de Peg prête foi à cette opinion, Hugh devait s’en assurer. Nous savons seulement qu’ils comptaient se rendre à Dumfries et à Threave. En vérité, ils peuvent être allés n’importe où en partant d’ici.
— Bien, moi, pour commencer, je ne compte point rester là à attendre leur bon plaisir, dit Reid en se levant. Je crois que je peux les trouver assez facilement. Ce que veut cette gueuse est une raclée et, en tant que fiancé, je dois, j’en suis sûr…
— Assoyez-vous, Reid, lui dit Dunwythie.
— Par l’enfer, monsieur, elle m’appartient ! Que vous ayez envoyé Hugh à sa recherche est déjà assez mauvais. Mais, maintenant, après trois jours entiers écoulés…
— Je vous ai demandé de vous asseoir, monsieur, dit sèchement Dunwythie. Je ne vois qu’une seule raison pour laquelle Jenny s’est enfuie après son banquet de fiançailles — vous avez fait quelque chose pour la bouleverser.
— Moi ? C’est faux et vous le savez très bien ! Je suis sorti de table avant elle.
— Il l’a pelotée pendant tout le banquet, mon seigneur, dit Fiona avec une grimace. La pauvre Jenny ne cessait de bouger pour rester loin de lui. En effet, une fois…
— Fiona, je vous ai prévenue, dit furieusement Phaeline. Quittez la table immédiatement et sans un mot de plus !
— Un moment, dit Dunwythie alors que Fiona se levait. Qu’avez-vous vu, jeune fille ?
— Je pense qu’elle l’a pincée, monsieur. En tous les cas, il a retiré brusquement sa main de sous la table et il avait l’air de vouloir l’occire. Mairi et moi avons tout vu.
— Morbleu, dit Reid en levant les yeux au ciel. Un homme a tous les droits de toucher sa fiancée. Et je dirais qu’elle a le devoir de le permettre. De toute façon, je vais certainement partir à sa recherche. Elle mérite…
— Nous ne discuterons point ici de ce qu’elle mérite, monsieur, dit Dunwythie. Et vous ne quitterez point cette maison à moins que vous ne vouliez vous exposer à mon plus grand mécontentement. Vous avez demandé mes raisons, alors je vous dirai que vous avez le tempérament trop explosif. Je ne peux point vous faire confiance pour éviter un scandale. Par ma foi, je ne peux vous faire confiance pour ne point en susciter un.
— S’il doit y avoir un scandale, mon seigneur, il sera le fait de Jenny.
— Nous ne discuterons point non plus de blâme, dit Dunwythie. J’ai dit tout ce que j’avais à dire. Cependant, comme vous ne semblez point vouloir entendre mes paroles, je vais envoyer l’ordre à l’écurie de ne point sortir de chevaux jusqu’au retour de Jenny.
— Vous ne pouvez point faire cela !
Dunwythie rencontra le regard furieux de Reid avec son propre regard froid et calme.
— Oh, très bien, bien sûr que vous le pouvez, dit sèchement Reid. Toutefois, vous ne pouvez point penser ce que vous dites, monsieur. Morbleu, que s’imagineraient les palefreniers ?
Silence.
— Mon seigneur, je vous en prie, dit Phaeline. Vous me bouleversez et je crains…
— Je suis désolé que vous soyez contrariée, milady. Vous feriez peut-être mieux de monter et vous reposer, car je ne compte point laisser ce… votre frère… déclencher une émeute et faire un boucan qui pourrait se répandre on ne sait jusqu’où. Il va me donner sa parole qu’il ne quittera point Annan House ou je vais envoyer l’ordre à l’écurie.
Elle regarda Reid.
— S’il vous plaît, jeune homme ?
— Oh, très bien, dit-il en se rassoyant. Vous avez ma parole.
Fiona, toujours debout à sa place, lui dit gentiment :
— Comme c’est sage de votre part. Cependant, on ne peut s’empêcher de se demander si, ayant donné votre parole, vous la respecterez.
— Fiona !
— Oui, madame, je pars, dit Fiona en exécutant modestement une petite révérence.
***
Dumfries
— Où allez-vous, jeune fille ?
Jenny se retourna pour découvrir Gilly derrière elle.
— Par ma foi, comment faites-vous pour marcher aussi silencieusement et avec des cloches sur vot’ chaperon ? lui demanda-t-elle. Les choses craquent sous mes pieds à chacun de mes pas.
Le petit homme rigola.
— Quand on a mon apparence, Il est plus sûr de marcher doucement de crainte de réveiller un tigre dormant sous un buisson. Voyez-vous, Gawkus n’est point l’seul homme qui m’ait pendu par l’manteau à une branche d’arbre après que j’l’eus mis en colère.
— J’ignorais que quelqu’un vous avait déjà fait subir une chose pareille. Comme c’est affreux !
— Certes, c’est exaspérant, pour sûr. Toutefois, vous d’vriez point vous balader seule, maîtresse Jenny.
— Seulement Jenny, monsieur. Je n’suis que Jenny, tout simplement.
— Certes, bien, ne m’appelez pas « monsieur », alors. Vous les inciterez tous à m’appeler comme ça et à s’moquer de moi. J’suis Gilly pour mes amis. Mais tout de même, vous d’vriez rentrer, Jenny, ou trouver une personne ou une autre pour se promener avec vous, jeune fille.
Elle soupira.
— Cath était avec moi, mais elle est rentrée. C’est une si belle journée, j’avais pensé marcher jusqu’à ce que j’aperçoive la ville et p’t-être y entrer et la voir un peu.
— Nenni, maintenant, vous ne d’vez point faire cela, dit-il, j’ai mes doutes qu’vous ne feriez point une telle chose à la maison non plus, peu importe où est vot’ foyer.
— J’pense que vous avez raison, admit-elle. J’ai point passé de temps près d’aucune ville ou vagabondé seule dans de telles rues. Et Dumfries est vaste.
— Pas aussi vaste qu’Édimbourg ou Glasgow, même si Dumfries est aussi une ville royale, dit-il. Tout de même, c’t’un endroit d’une bonne taille, globalement. On pourrait trouver Gawkus et lui d’mander s’y veut aller en ville avec nous.
— Ne suffisez-vous point à me protéger ? Je crois qu’vous pouvez manier un poignard avec autant d’agilité que Gawkus.
Ses yeux pétillèrent.
— Je le peux… et tout, mais marcher seule avec moi n’ferait qu’ajouter à vot’ infortune. Ça nous attirerait sûrement des ennuis à tous les deux.
Une pensée vint à l’esprit de Jenny.
— Pourriez-vous me montrer comment lancer un poignard, Gilly ?
— Si vot’ vue est aussi bonne que vot’ voix, j’le peux, dit-il.
— Comment pouvons-nous savoir si c’est le cas ?
Il regarda autour de lui, puis il pointa et dit avec un grand sourire :
— Voyez-vous cet arbre là-bas ?
Alors qu’elle hochait la tête, un poignard vola de l’autre main de Gilly, frappant le tronc de l’arbre à environ cinq pieds au-dessus du sol.
— Je vais l’chercher, lui dit-elle.
— C’est point nécessaire, dit-il, retournant un second poignard afin de le tenir par la lame avec la poignée vers elle. Prenez ça et familiarisez-vous avec. Ne vous coupez point.
Ayant observé Pasquin jongler avec six poignards à la fois, elle avait cru qu’ils devaient être légers. Toutefois, celui que lui remit Gilly pesait assez lourd.
Alors qu’elle le soulevait, un autre apparut dans la main du petit homme.
— Par ma foi, combien en transportez-vous ?
Il posa un doigt à côté de son nez en disant :
— Allons, bon, ce s’rait moucharder. À présent, tenez le poignard sur vot’ doigt avec la lame vers vous, comme ça, jusqu’à ce qu’y soit en équilibre. C’est ça. Maintenant, tenez-le là avec vot’ doigt et vot’ pouce, avancez comme ceci et fixez les yeux sur le poignard coincé dans l’arbre. Ne l’quittez point des yeux pendant que vous r’culez vot’ main et l’avancez ensuite ainsi. Regardez le long de vot’ bras jusqu’à vot’ pouce et l’extrémité de la poignée du poignard, puis jusqu’à l’arbre. Oui, c’est ça, dit-il d’un ton approbateur.
— C’est inconfortable, dit-elle.
— Certes, ça le restera un temps. Maintenant, refaites tout cela et laissez-le voler ainsi.
Il lança le sien et il se coinça à côté du premier.
Celui de Jenny rata l’arbre.
Déçue, elle dit :
— Je n’ai absolument pas le compas dans l’œil.
Gilly rigola.
— Non, là, vous ne l’avez raté que d’un pied. La première fois que j’en ai lancé un, y est tombé à mi-chemin de l’arbre. Vous y arriverez, mais vous avez déplacé vot’ regard pour observer le poignard quand vous l’avez lancé. Ne quittez point votre cible des yeux.
Trois lancers plus tard, son poignard frappa l’arbre à quelques coudées sous le poignard de Gilly avec un bruit sourd qui l’excita au creux du ventre.
— J’ai réussi ! s’écria-t-elle.
— Oui, c’est vrai, mais z’aurez besoin de beaucoup plus d’entraînement pour que vous l’touchiez chaque fois. Et, sachez-le, vous pouvez point vous exercer au campement, ni où que ce soit trop à proximité, par crainte qu’vous mettiez fin involontairement à la vie d’une malheureuse âme.
— Volontairement est acceptable ?
Il rigola encore une fois.
— Lancez encore, maîtresse.
Elle le regarda.
— Lancez-le encore, Jenny.
Avec un sourire, elle s’exécuta et elle frappa de nouveau l’arbre… à peine… l’insérant dans l’écorce d’un côté, à l’évidence sans la force suffisante pour déloger carrément l’écorce.
— Assez bon, dit-il en détachant la gaine qu’il portait nouée à une cuisse. Fixez la ceinture autour de vot’ taille, dit-il. Elle d’vrait être assez lâche pour qu’la gaine puisse glisser entre les plis de vot’ jupe. D’autres jeunes filles font la même chose avec leurs couteaux pour manger ; ainsi, ça ne causera pas d’grands remous. Cependant, tentez point d’vous défendre vous-même, car n’importe quel homme avec le moindre entraînement s’ra capable d’vous l’enlever.
— Alors, vous devez ensuite m’enseigner comment empêcher une personne d’agir ainsi, dit Jenny. Je saurai comment me protéger moi-même.
— J’pense que nous d’vrions rentrer, dit-il. Z’avez encore beaucoup à apprendre, mais j’veux point qu’le grand Hugo cherche à m’écorcher pour avoir fait le coquet avec vous. L’homme donne l’impression d’savoir où se trouve le bout de la lame d’un couteau mieux qu’la plupart.
Consciente que Hugh pourrait bien partir à sa recherche s’il ne la voyait pas avec les autres quand il croyait qu’elle devait y être, elle accepta. Cependant, lorsqu’elle s’aperçut qu’ils atteindraient sous peu le campement, elle dit :
— J’dois vous quitter ici, Gilly, pour l’habituelle raison personnelle. Toutefois, j’vous remercie pour vot’ enseignement. J’veux tout apprendre ce que j’peux de ces choses.
— Aïe ! Jeune fille, vous d’viendrez p’t-être un bouffon comme nous. J’crois qu’vous pourriez ajouter beaucoup à not’ spectacle en chantant pendant qu’vous lancez des couteaux. J’doute point qu’vous nous surpasseriez vite, Gawkus et moi.
— Oui, certes, dit-elle en riant.
Il sourit lui aussi et s’éloigna en hâte.
***
Hugh fronça les sourcils en direction du solide bâton de bois qu’il tenait et il scruta la place commune du campement encore une fois. Toujours pas de Jenny. Où diable était-elle ?
— Z’avez l’intention de serrer c’bâton toute la journée, bougre, ou z’allez le transformer en une torche adéquate pour nous ?
Il sourit d’un air contrit à Gawkus et songea que l’homme lui-même avait été assemblé avec des brindilles. Ses longs bras minces étaient écartés ; sa longue tête ovale, inclinée d’un côté, et sa tignasse de boucles rousses était aussi indisciplinée que celle de Peg, quoique pas aussi longue.
— J’aurai terminé celle-ci en un clin d’œil, dit Hugh en remarquant que les autres qui les aidaient l’observaient également. Z’avez vraiment l’intention de jongler avec des torches ?
— Certes, oui, dit Gawkus. On les lance point dans les airs dans les grandes salles, parce que leurs propriétaires ont tendance à s’objecter, mais on le fait presque toujours quand on est dehors le soir, comme on le s’ra sur la place du marché à Dumfries.
— Les torches impressionnent toujours les gens, dit Pasquin en se joignant à eux.
— Gawkus est point le seul à jongler avec elles, alors. Vous aussi ?
— La plupart d’entre nous font un certain nombre de choses, dit-il avec un sourire. J’fais simplement la même chose que tous les autres en plus de quelques bagatelles qui m’appartiennent en propre.
— Vot’ habileté avec les poignards est des plus spectaculaires, dit Hugh.
— Ah ? Alors tu sais cela ? J’croyais qu’t’étais arrivé à Lochmaben après cela, mais j’imagine que j’rate un nombre de choses pendant que je jongle avec les poignards. Cela requiert en effet au moins une pincée de concentration même quand on le fait d’puis des années.
— J’en suis certain, dit Hugh en se fustigeant pour son erreur.
Il avait parlé sans réfléchir, se rappelant la performance habile de l’homme à Annan House.
— Dites, où votre esprit vagabonde-t-il sans cesse, mon garçon ? s’informa Gawkus. On n’a point vraiment à le demander, ajouta-t-il. C’t’une jolie fille, j’vous l’accorde.
Hugh sourit, content que Gawkus ait changé de sujet, mais souhaitant qu’il en ait choisi un autre. Doucement, il lui dit :
— Nous chantons bien ensemble. C’est sans aucun doute pour ça qu’vous me soupçonnez de penser à elle plus que j’devrais p’t-être.
— Certes, oui, et vous n’faisiez que regarder autour de vous pour trouver une aut’ branche adéquate pour une torche, j’imagine. Morbleu, mon garçon, elle semble vous traiter avec assez de gentillesse.
— Elle le fait, en effet, ajouta Pasquin. J’doute point qu’tu la mèneras par le bout du nez bientôt, si t’exerces un peu de patience.
— J’aimerais qu’y en soit ainsi, marmonna Hugh. En vérité, il m’est finalement v’nu à l’esprit que je l’avais point vue d’puis un moment. Et elle a vraiment tendance à s’aventurer sans penser aux dangers qu’on peut trouver dans la forêt.
— Elle est partie avec ma femme, Cath, dit l’un des autres.
Hugh reconnut Cuddy, qui jouait de la flûte et de la cornemuse. Le contemplant, il se demanda ce qui avait pris à Jenny de rêver à cet homme maigrichon d’âge moyen avec des dents croches. Cependant, il remarqua aussi que l’accent de Cuddy ressemblait davantage à celui des frontaliers anglais qu’à celui d’un Écossais. Les accents s’apparentaient beaucoup, par contre, et Hugh doutait que l’ouïe de Jenny soit aussi bien aiguisée aux différences que la sienne.
Tandis que Hugh réfléchissait à la signification possible de cette découverte, si elle en avait, Pasquin lui dit :
— Oui, Jenny et Cath sont parties ensemble y a une heure, mais Cath est revenue peu après. Sans doute, not’ Jenny est allée sur le sommet de la colline pour admirer la vue et a perdu la notion du temps.
— J’pense moi-même aller me promener, alors, dit Hugh. J’ai fabriqué au moins une douzaine de torches. Avec tous les autres pour aider, on devrait en avoir suffisamment pour le premier spectacle du moins.
— Comme ce premier spectacle est ce soir, j’espère qu’t’as raison, dit Pasquin. On attend une foule importante.
— Et, avec d’la chance, il pleuvra de l’or, ajouta Gawkus avec un grand sourire.
Disant qu’il reviendrait bien avant cela, Hugh partit à grands pas en se demandant si le shérif honorerait de sa présence le spectacle de ce soir aussi. Cette pensée ne l’inquiétait pas. Le shérif n’avait pas reconnu le troubadour à la cape violette comme étant le laird de Thornhill, alors il l’accepterait dorénavant sans le moindre doute comme un troubadour.
Le campement fut bien loin derrière lui avant qu’il voie Jenny, debout, dos à lui, scrutant la forêt. Il semblait y avoir là une petite clairière, avec le soleil dardant ses rayons remplis de particules de poussière à l’intérieur.
Peu importe ce qu’elle voyait, cela la fascinait, car elle ne l’entendit pas approcher.
— Que faites-vous ici ? demanda-t-il avec l’intention de la faire sursauter, pour lui rappeler comme l’inattention pouvait être dangereuse dans un tel endroit.
Elle pivota rapidement, visiblement furieuse.
— Vous les avez fait fuir de peur ! Deux faons !
— Écoutez, commença-t-il, vous ne devez point…
— N’essayez point encore de me dire ce que j’ai à faire. Je…
L’attrapant par les avant-bras, il lui infligea une secousse qui interrompit sa riposte ; ses yeux s’arrondirent et ses lèvres s’écartèrent sous le choc.
Elles avaient un air doux et rose invitant.
Il s’était proposé de lui dire exactement ce qu’il pensait de son comportement. Au lieu de cela, sans plus réfléchir, il l’attira près de lui et l’embrassa avec force.
***
Personne n’avait jamais embrassé Jenny d’une telle façon de toute sa vie. Sa première réaction fut l’incrédulité, stupéfaite que Hugh ait pris une semblable liberté. Cependant, quand il l’attira plus près, son corps commença à réagir de son propre chef aux sensations qui le parcouraient. Il l’embrassa voracement, lâchant son bras gauche pour passer son propre bras droit autour d’elle tandis que son autre main se déplaçait pour prendre en coupe l’arrière de sa tête. Ses seins se pressèrent contre lui et la chaleur du corps de Hugh irradia dans celui de Jenny.
Un avertissement passa en trombe dans son esprit, lui disant qu’elle devrait se sentir piégée. Au lieu de cela, elle éprouva un sentiment de réconfort qu’elle n’avait plus ressenti depuis la mort de son père.
Quand la pression des lèvres de Hugh diminua sur les siennes, ses propres lèvres bougèrent comme si quelque chose de profond en elle désirait qu’il continue à l’embrasser. La curiosité, se dit-elle tandis que son corps se collait avec plus de force contre le sien. C’était cela, tout simplement.
Puis, sa langue toucha ses lèvres et tenta de se glisser entre elles. Elle posa une main hésitante sur son torse, ne sachant pas trop si elle voulait qu’il continue ou non.
Ce léger contact suffit.
Avec un gémissement grave, il se redressa et la regarda d’un air contrit.
La forêt lui parut de nouveau froide.
— Comme vous le voyez, la forêt peut être dangereuse pour une femme seule, dit-il. Particulièrement quand elle accorde plus d’attention à un couple de faons qu’à sa propre sécurité.
Cherchant à se calmer, elle lui dit :
— Je devrais vous gifler pour avoir pris une telle liberté.
— Je ne vous ne le conseillerais point, bien que je doive admettre que je n’aurais point dû agir de la sorte. Que faisiez-vous ici ?
— J’observais un couple de faons, dit-elle.
— Ne me poussez point à bout, jeune fille. Vous êtes absente depuis plus d’une heure.
— Pitié, gardez-vous un œil si attentif sur moi ?
— Je le devrais, répondit-il. Je suis certain que Dunwythie s’attendrait à ce que je le fasse, mais j’aidais à fabriquer des torches pour le spectacle de ce soir. Cuddy vous a vue partir, mais c’est Pasquin qui savait combien de temps s’était écoulé. Il devait vous surveiller.
Surprenant du mouvement dans les arbres derrière lui, elle se déplaça pour voir qui approchait, mais ne vit qu’un éclair de rayures rouges et noires.
— Je pense qu’il me surveille encore, dit-elle. Ou bien nous.
— Par l’enfer, oui ! dit-il en pivotant. Je ne vois personne.
— J’ai vu des rayures rouges et noires. Il a une robe…
— Oui et il la portait, dit-il. Je vais peut-être devoir lui dire la vérité à votre sujet. Cependant, je n’aime point mettre qui que ce soit ici dans notre secret, particulièrement s’il peut y avoir du concret dans vos pressentiments.
Qu’il puisse se confier à Pasquin lui rappela le mensonge qu’elle avait raconté à l’homme. Elle ressentit un sursaut de culpabilité, ce qui lui fit dire rapidement :
— Il vaut peut-être mieux que je lui parle. Je peux lui dire que je l’ai vu nous observer et lui expliquer que chanter avec moi vous a incité à penser que je puisse…
Elle baissa les yeux, incertaine de ce qu’elle devrait dire, puis elle ajouta impulsivement :
— Je peux simplement lui dire que cela ne se reproduira point.
— Certes, c’est peut-être mieux, dit-il. Et cela ne se reproduira point, jeune fille. J’y veillerai.
Elle hocha la tête, espérant que le pincement de déception que cela provoqua alors ne se dévoile pas dans son expression.
— Alors, que faisiez-vous ici pendant tout ce temps ? demanda-t-il, sévère à nouveau.
— J’apprenais à lancer un poignard, dit-elle avec un sourire en tapotant la lame gainée nichée sur sa hanche entre deux plis de sa jupe.
Fermant une main forte sur la sienne, il dit brusquement :
— Donnez-le-moi.
Se raidissant, redevenue furieuse, elle dit avec de la froideur dans la voix :
— Retirez votre main ou par le ciel, je vais vous blesser
***
Déjà agacé par son propre comportement pour s’être abandonné à une impulsion stupide et l’avoir embrassée, Hugh s’aperçut qu’il avait commis une deuxième erreur. Toutefois, il avait réagi par pur instinct quand elle avait tendu la main vers l’arme.
Certaine qu’elle n’avait voulu que lui montrer où elle conservait le poignard qu’elle avait apparemment appris à lancer, il desserra sa prise, mais ne lâcha pas sa main.
Gentiment, il lui dit :
— Tout comme il n’est point sage de frapper quelqu’un plus gros et plus fort qui pourrait répliquer, jeune fille, il n’est point sage d’émettre des menaces que vous ne pouvez point mettre à exécution. Nenni, vous ne m’attraperez point comme cela, ajouta-t-il en se tournant légèrement quand elle releva un genou, de sorte qu’il tapa sur sa cuisse dure plutôt que la cible qu’elle escomptait sûrement toucher.
— Lâchez-moi, dit-elle d’un ton toujours glacial.
— Je veux voir ce couteau. Vous pouvez me le donner correctement ou je vais vous l’enlever. Je peux vous promettre que vous n’aimerez point cela si je dois le faire.
— Je pourrais crier pour alerter Pasquin.
— Certes, vous le pourriez, acquiesça-t-il en retenant son regard.
Avec un soupir, elle lui dit :
— Très bien ; mais vous ne pouvez point le garder. C’est un cadeau.
— De qui ? demanda-t-il, entendant une note de jalousie inattendue dans son ton et grimaçant presque devant ce son.
C’était déjà assez mal d’avoir trahi le doux souvenir d’Ella en embrassant Jenny. Ce qu’il ressentait maintenant n’était sûrement rien d’autre que le sentiment enfantin que plusieurs hommes éprouvaient en apprenant que quelqu’un sous leur responsabilité avait fait quelque chose à leur insu avec un autre homme.
Jenny dit calmement :
— Le petit Gilly me l’a donné.
Se secouant mentalement, Hugh retira sa main de sur la sienne et dit :
— On m’a dit que lui et Gawkus sont extrêmement doués avec les couteaux, bien que point autant que Pasquin. Montrez-moi ce que Gilly vous a enseigné.
Elle sortit le couteau avec précaution de sa gaine et trouva son point d’équilibre. Ensuite, prenant un moment pour repérer sa cible, elle lui dit :
— Cet arbre avec la cosse dans son tronc.
Ramenant son bras en arrière, elle le laissa voler… et rata l’arbre.
L’air chagrin, elle se mordit la lèvre inférieure, mais esquissa un pas vers l’arbre.
Hugh l’arrêta.
— Je vais aller le chercher, lui dit-il. Vous visiez à côté de la cible et vous devez reculer d’un pas, sinon il va frapper avec la poignée devant, mais vous lancez mieux que je ne m’y attendais.
— J’ai touché ma cible plusieurs fois quand Gilly était avec moi, dit-elle.
Sans commentaire, il marcha jusqu’au poignard, il essuya la lame sur son pantalon en peau de daim et il le lui rendit, soupesant l’arme en même temps.
— Vous teniez la lame trop fortement, dit-il. Et vous avez déplacé votre regard sur le couteau lorsque vous l’avez lâché.
— Gilly m’a prévenue de garder les yeux sur ma cible, mais j’ai tendance à oublier.
— Regardez, dit-il. Lançant, il enfonça la lame au centre de la cosse.
— Je vais le récupérer, dit-elle. Ce n’est que justice. Vous êtes allé chercher le mien.
Il ne répliqua pas, mais il l’observa avec amusement tandis qu’elle tentait d’abord de tirer pour sortir la lame, puis de l’extirper en la tordant. Il l’avait profondément enchâssée.
Quand elle se servit de ses deux mains et posa un pied contre le tronc d’arbre, il faillit rire, mais elle réussit enfin à libérer la lame.
— Relancez, dit-il quand elle revint.
Elle lança six fois de plus et frappa l’arbre trois fois.
— Pourquoi voulez-vous développer une telle habileté ? lui demanda-t-il.
Elle le contempla dans les yeux d’un air surpris, assez semblable à l’expression qu’avaient dû arborer ses faons plus tôt en entendant sa voix.
Puis, elle dit :
— Je… j’aime apprendre, tout simplement.
Elle regarda ailleurs.
Prenant son menton entre son pouce et son index, il l’obligea à le fixer à nouveau.
— N’essayez point de me mentir. Vous n’êtes point douée. Maintenant, qu’est-ce qui vous a fait croire qu’une semblable habileté pourrait vous être utile ?
— J’ignore pourquoi vous pensez avoir le droit de me poser de telles questions.
— Nous avons déjà grugé cet os. Répondez-moi.
***
Ayant peu de choix, puisqu’il tenait encore son menton, Jenny dit :
— Je ne sais point si j’ai cru que cette habileté pourrait me servir, mais…
Elle ne souhaitait toujours pas lui parler des hommes qui les avaient accostées, elle et Peg, à Lochmaben, alors elle dit :
— J’ai seulement pensé que je pourrais me sentir davantage en sécurité si je gardais un poignard près de moi et que j’apprenais à m’en servir.
— Un faux sentiment, au mieux, dit-il sombrement. Cependant, vous usez de faux-fuyants, si vous ne me mentez point encore une fois. Si vous voulez conserver cet objet, vous feriez mieux de me dire la vérité.
Au lieu de cela, elle se demanda si, peut-être, Pasquin savait qu’elle lui mentait quand elle avait dit que Hugo le troubadour se croyait amoureux d’elle.
— Je peux être un homme patient, dit-il. Toutefois, maintenant n’est point un de ces moments.
Humectant ses lèvres sèches du bout de la langue, elle dit :
— J’ai vu Gawkus lancer un de ses couteaux et clouer la manche d’un homme à un mur. J’ai pensé qu’une telle habileté pourrait s’avérer utile un jour, c’est tout.
— Exactement quand et où avez-vous vu Gawkus réussir cette performance ?
— Ce n’était pas une performance…
Elle s’arrêta, puis céda.
— Deux hommes nous ont suivies à l’étage, Peg et moi, à la garde-robe de Lochmaben. Ils voulaient que nous les accompagnions dans une autre chambre. J’ai dit que nous devions chanter, mais ils ont insisté pour qu’au moins l’une de nous obéisse. Gawkus et Gilly sont intervenus, alors cela n’a abouti à rien.
— Je vois, dit-il d’un ton lugubre. L’un des hommes qui vous ont accostées était-il un des hommes d’armes de votre rêve ?
Avec méfiance, elle hocha la tête. Debout si près de lui comme elle l’était, beaucoup trop consciente de sa taille et de sa force, elle craignit que le poignard ne l’aide pas à se défendre contre aucun homme. En effet, Gilly avait dit que cela ne lui serait pas utile et elle doutait de pouvoir un jour en lancer un sur un homme. Non que cela importe, puisque Hugh le confisquerait certainement, maintenant.
Il fronçait encore les sourcils.
Elle prit une respiration, s’armant de courage pour ce qu’il allait dire.
— Très bien, dit-il enfin. Vous pouvez garder ce foutu objet. Toutefois, pendant que vous séjournez avec cette compagnie, je veux que vous promettiez de vous entraîner avec tous les jours. Je veux le savoir lorsque vous le faites et si Gilly ne peut vous accompagner, je viendrai. Cela ne nuira point si la rumeur se répand dans le campement que vous avez un certain talent avec cette chose.
— Je vais m’exercer, dit-elle, tentant de dissimuler sa surprise.
— Certes, mais écoutez-moi, maintenant, dit-il en attrapant encore une fois son menton pour l’obliger à le regarder. Si quelqu’un vous aborde une autre fois, servez-vous de votre voix, point de votre poignard. Vous vous en sortiriez plus avantageusement en détachant cette ceinture avec la gaine et en frappant le vilain avec. Encore mieux, lancez le couteau aussi loin que vous le pouvez. Ne donnez à personne d’autre l’occasion de vous l’enlever. Me comprenez-vous ?
— Oui, dit-elle en sentant ces petits frissons danser le long de son échine encore une fois.
— Nous allons rentrer, à présent, dit-il avant de lui offrir le bras.
Coinçant sa main dans le creux de son coude, elle se fit la réflexion que même s’il avait pris des libertés avec sa prétendue autorité, sa présence était néanmoins réconfortante.
— Avez-vous déjà vu Pasquin vous suivre auparavant ?
— Nenni, dit-elle. Il ne nous suivait peut-être point du tout. Cath dit qu’il installe toujours sa tente à distance des autres, alors je crois que l’homme aime simplement conserver son intimité. Devrions-nous interpréter les mêmes chansons qu’hier, ce soir ?
Discutant chansons, ils marchèrent agréablement sur le chemin du retour au campement. Là, ils trouvèrent les autres préparant leur repas du midi et Jenny se hâta d’aller les assister.
Elle jeta un œil en arrière alors qu’elle rejoignait les femmes et elle regarda avec des sentiments partagés Hugh qui s’éloignait. Une minute, elle avait eu envie de gifler l’homme et, la minute suivante, elle avait invité d’autres baisers. Quel genre de comportement était-ce pour une femme fiancée ?