Chapitre 9

Affamé et cherchant Lucas Horne, Hugh le découvrit installant la table à tréteaux où les ménestrels mangeraient leur souper.

Le reste de la compagnie trouva des places où ils purent, mais Hugh avait déjà appris que Pasquin mettait à profit les heures de repas pour échanger de nouvelles idées pour leurs numéros et préférait ne pas exposer ces discussions à tout un chacun. Hugh considéra cela comme un compliment de se voir inclus par l’homme au sein du groupe à la table.

Lucas carra les planches sur les tréteaux et fit un signe de tête à Gerda, qui se tenait à côté avec une nappe, qu’elle lui lança par-dessus les planches. Tandis que Lucas l’aidait à la placer, Hugh tira un banc et Lucas dit :

— J’vais chercher l’autre. Merci, jeune fille, ajouta-t-il. On va finir ici et tu peux dire aux aut’ au feu qu’on est prêts à manger.

— Oui, d’accord, Lucas, dit-elle avec un sourire séducteur. J’espère qu’tu comptes point passer tout l’après-midi sur des corvées et c’genre de choses.

— Y s’trouve que non, dit-il. Va, maintenant.

Elle partit en balançant les hanches et Lucas regarda Hugh.

— Bon, point d’impertinences, m’sieur, dit-il. Elle a une langue bien pendue, comme on dit, alors j’ai pensé qu’y s’rait plus sage d’la laisser jacasser plutôt que d’la renvoyer, p’t-être raconter des histoires à faire tomber dans les oreilles des aut’. Où étiez-vous, vous-même ?

— Ici et là, dit Hugh en l’aidant à approcher un deuxième banc. Apprends tout ce que tu peux de la jeune fille ou de quiconque qui aime parler. Sa Seigneurie croit que quelqu’un ici prépare un complot contre Archie le Terrible.

— Se s’rait une affaire dangereuse si c’tait le cas, dit Lucas d’un ton songeur. Y surnomment point l’homme le Terrible pour rien.

— Non, en effet, dit Hugh. C’est un mauvais choix d’homme à contrarier et il pendrait volontiers un coupable plutôt que de discuter de ses erreurs avec lui. C’est ainsi qu’il a conquis Galloway quand personne n’a réussi avant lui et qu’il conserve la région aujourd’hui. Néanmoins, on dit que son tournoi sera un grand événement. Même Sa Majesté le roi pourrait y assister.

— L’vieux Bleary ? J’aimerais voir ça, dit Lucas avec mépris. J’ai entendu qu’y sort à peine d’son lit tout seul. Et j’ai su qu’le plus loin qu’y voyageait était de Stirling à Édimbourg avec la cour ou pour r’venir à Stirling.

— C’est assez vrai, dit Hugh. Cependant, le tournoi d’Archie est en l’honneur du troisième anniversaire de la prise du trône par les Stuart, ainsi que pour l’achèvement du château Threave. Donc, les rumeurs pourraient s’avérer. Le roi aime bien que les hommes l’honorent.

— Certes, oui, dit Lucas. On verra bien, alors. Vouliez-vous qu’je fasse quequ’chose ?

— Garde seulement les yeux ouverts et les oreilles bien grandes. Je devrais aussi t’avertir que la jeune fille transporte maintenant un poignard.

— Gerda ?

— La nôtre, dit brièvement Hugh.

— Qu’est-ce qui vous a fait accepter ça ? Une jeune fille avec un poignard aurait plus de chances d’se couper elle-même qu’aut’ chose.

— Le petit Gilly lui a enseigné comment le lancer, dit Hugh. Elle a le compas dans l’œil, mais il lui faut s’entraîner avant de toucher quoi que ce soit avec régularité. Néanmoins, cela ne nuira point que certains des rustres dans cette compagnie la voient le transporter et entendent qu’elle sait s’en servir.

— Y se trouve qu’elle sait, mais elle peut point en savoir assez là-dessus.

— Elle a d’autres protecteurs, par contre, dit Hugh. Je veux qu’elle le porte autant pour les encourager à la tenir à l’œil que pour des motifs différents.

— Alors, on va passer un peu plus d’temps avec eux ici, dit Lucas.

— Certes, oui, dit Hugh. En ce moment, elle est décidée à rester avec les ménestrels et je me dis que nous rencontrerions une solide résistance si nous tentions de l’amener contre son gré.

— Z’avez point un aut’ de vos beaux plans, alors ?

— Aucun de fiable, dit Hugh. J’ai envie de convaincre la jeune fille sans devenir son ennemi. Nous deviendrons bientôt parents, après tout.

— Certes, ça explique tout, dit sagement Lucas.

***

Pendant que Jenny aidait Peg à empiler du pain dans les paniers, elle gardait l’œil sur les gens autour d’elles, se demandant si l’un d’eux mijotait un complot. Elle se demanda également si sir Hugh pouvait avoir raison et que les ménestrels ne cherchaient rien d’autre qu’un beau spectacle à Threave pour le lord de Galloway et peut-être le roi.

Quelque chose clochait, là-dedans, mais elle ne réussissait pas à mettre le doigt dessus. Elle lui avait répété ce qu’elle arrivait à se remémorer, mais l’évocation de son rêve semblait encore plus menaçante que la description qu’elle en avait faite à Hugh. Une chose qu’il avait dite ne lui paraissait pas mauvaise et c’était sa suggestion que, possiblement, la conversation d’une personne à proximité s’était mêlée à son rêve. Les paroles dont elle se souvenait lui avaient paru claires lorsqu’elle s’était réveillée et, malgré ce qu’elle avait dit sur la nature des rêves, les mots qu’elle se rappelait ne s’étaient pas évanouis avec le temps.

Voyant Gawkus venir vers la table avec Gilly, elle sourit. Elle était certaine qu’aucun des deux n’avait été parmi les hommes parlant à son réveil. Avec le grand et maigre Gawkus, ressemblant à une marionnette tout en jointures et en os, et Gilly, si minuscule, elle savait qu’elle les aurait reconnus, même dans la cour faiblement éclairée.

Pasquin lui fit alors signe, lui indiquant de se joindre à la table, où l’unique espace libre sur l’un ou l’autre banc se trouvait entre sir Hugh et Gilly. Le petit homme agita la main et tapota la place.

— Hugo a dit qu’vous vous êtes entraînée, dit-il quand elle souleva sa jupe pour enjamber le banc et s’asseoir. Z’avez touché la cible trois fois sur six, il a dit.

— Oui, mais j’aurais aimé la frapper six fois.

— Soyez patiente, Jenny. Z’avez un œil plus sûr que la plupart.

— La plupart des femmes ?

— La plupart des gens, dit-il avec un petit rire.

Gawkus se pencha sur la table.

— Par contre, vous d’vez point commencer à jon-gler avec vos prop’ lames, Jenny. On supportera point la concurrence.

— Écoutez-moi, tous, dit Pasquin à la tête de l’assemblée. On se produit ce soir sur la place du marché. On attend une foule nombreuse et on veut qu’les gens reviennent souvent pendant la prochaine semaine. Êtes-vous tous prêts à leur donner un bon spectacle ?

— Oui ! crièrent-ils à l’unisson.

— Bien, parce qu’j’ai une idée pour nos musiciens. Y a longtemps qu’on a point interprété La femme du troubadour, et j’pense qu’les habitants de Dumfries l’aimeraient. On a présenté Le frère maudit si souvent dernièrement que j’crains qu’le numéro soit éculé. De plus, il m’est apparu qu’avec l’astucieuse manière qu’a notre Hugo d’imiter les accents et autres, on pourrait ajouter du nouveau au Troubadour. Qu’en dites-vous ?

La réaction en fut une d’approbation générale, sauf, remarqua Jenny, pour Hugo.

— Par ma foi, monsieur, j’suis point acteur, dit-il.

— Sois point stupide, mon garçon. Que crois-tu que sont tes imitations, sinon un jeu d’acteur ? N’importe quel troubadour peut raconter une histoire ou chanter une chanson, et tu fais bien les deux. J’crois qu’avec un peu d’entraînement, tu endosseras la peau des personnages les plus étranges comme si t’étais eux. Not’ Gerda a joué la femme de très nombreuses fois, alors elle peut t’aider à bien réussir.

La grassouillette Gerda offrit un visage rayonnant à Hugh, et quand Jenny vit l’expression acerbe sur son visage, elle faillit éclater de rire. Se penchant près de lui, elle dit modestement :

— J’crois qu’vous lui ferez un bon époux, monsieur.

— Connaissez-vous cette pièce ? demanda-t-il.

— Nenni, dit-elle en se tournant vers Gilly. De quoi parle-t-elle ?

— Oh ! c’t’un truc idiot sur un troubadour qui courtise toutes les dames qu’y rencontre et en épouse une qui l’aime bien, pour le r’gretter le jour même d’son mariage. Y a d’nombreux personnages, mais seulement quat’ acteurs. Gerda et Cath joueront les rôles féminins, et Hugo incarnera le père de Gerda et d’aut’ rôles, j’imagine, en plus d’celui du troubadour.

— Pitié ; mais ça semble compliqué, dit Jenny en regardant de nouveau Hugh.

Gilly haussa les épaules.

— C’est rien d’autre qu’une pincée d’idioties, dit-il. Mais les gens rient toujours de bon cœur. On va aussi présenter La marionnette, un soir, Gawkus et moi, sûrement vendredi. Vous aimerez ça, j’pense.

— J’suis certaine que oui, dit-elle. Vous m’faites toujours rire, vous deux.

***

Hugh était plus conscient de Jenny à côté de lui qu’il ne voulait bien l’admettre. Tandis qu’il survolait la table du regard et les autres dans la clairière, il vit plusieurs hommes la contempler et il ressentit une forte envie de leur dire de tourner la tête ailleurs.

Un en particulier la quittait rarement des yeux.

L’homme se raidit comme s’il sentait le regard constant de Hugh.

Le croisant, il rougit et se détourna. Un de moins, pensa Hugh, puis il rit de sa propre bêtise.

C’était assurément son devoir de la protéger, mais ceci… Il scruta les autres encore, se demandant si la jeune fille avait raison de soupçonner un complot en préparation. La probabilité était qu’elle avait donné plus d’importance qu’il ne le fallait à une conversation innocente, cherchant un prétexte pour ne pas rentrer à la maison. Il allait lui faire plaisir pendant un ou deux jours supplémentaires et ensuite…

Tandis que ses pensées vagabondaient ainsi sans but, il continua à repérer des hommes l’observant de trop près, jusqu’à ce que son regard entre en collision avec celui de Pasquin.

L’homme semblait l’étudier et Hugh songea à la pièce. Il n’aimait pas l’idée d’endosser un rôle aussi singulier. Jouer les troubadours dans une compagnie de vrais ménestrels était déjà un stress suffisant. Jouer le double rôle d’un troubadour jouant un troubadour frôlerait dangereusement l’absurde.

Pasquin rassembla les musiciens immédiatement après le repas et commença à leur décrire la pièce. Il semblait qu’Hugo n’ait pas le choix.

***

Jenny observa un moment le groupe à la table discuter théâtre. Toutefois, les sourires minaudiers de la grosse Gerda devinrent pénibles. Donc, quand elle vit certains des enfants imiter le comportement des bouffons, elle alla plutôt les regarder.

Certains des petits culbutaient et sautaient tout aussi habilement que Gilly, et, pendant un temps, leurs bouffonneries l’amusèrent.

Mais l’après-midi s’écoula lentement et elle mourait d’envie de s’exercer à lancer le poignard. Qu’elle ait touché sa cible seulement lors d’une de ses tentatives sur deux pendant que Hugh l’observait était décevant. Elle avait voulu l’impressionner. Elle ne savait pourquoi, mais cela lui avait paru plus important de bien réussir quand il la regar-dait que lorsque c’était Gilly.

Découvrant Peg occupée à repriser et Gilly répétant avec Gawkus — et ne ressentant aucune envie de s’asseoir et de bavarder avec les autres femmes —, elle fut tentée de retourner seule en haut de la colline. Jetant un coup d’œil vers la table, elle rencontra le regard de Hugh. Quand il fronça les sourcils comme s’il savait exactement à quoi elle pensait, elle décida plutôt de s’exercer au luth. Allant le chercher, elle s’assit sur une pierre où elle pouvait voir les enfants se divertir et elle commença à jouer la chanson comique qu’elle avait interprétée avec Hugh le soir précédent.

Le souvenir de ce numéro la fit sourire.

Son habileté à se transformer en un autre personnage sans changer quoi que ce soit sauf son expression, son accent et le ton de sa voix l’avait à la fois étonnée et amusée.

Un mouvement à la table la déconcentra alors que les musiciens se déplaçaient au bout de la clairière, où ils commencèrent à répéter leurs rôles. Pasquin se tenait un peu à l’écart en les observant. Se rappelant sa promesse de la laisser essayer son talent sur la vielle à roue, elle rangea son luth dans son enveloppe et alla le retrouver.

— J’crois que z’êtes prête pour que j’vous laisse essayer la vielle, dit-il en souriant.

— Oui, monsieur, car z’avez bien dit qu’nous pourrions jouer si j’restais avec vous assez longtemps.

— C’est bien vrai. Veux-tu marcher avec moi jusqu’à ma tente ? J’vais la chercher et nous pourrons nous asseoir sur les pierres à c’t’endroit et tenter d’en jouer.

Elle accepta et ne fut pas surprise quand il emprunta le sentier qu’elle avait suivi ce matin. Comme elle s’en était doutée, sa tente ne s’élevait pas très loin du lieu où elle et Gilly avaient lancé des poignards. C’était une chance, pensa-t-elle, qu’ils se soient tournés de l’autre côté.

Elle se rendit alors compte que Gilly avait probablement su où était plantée la tente, mais elle décida de ne rien dire de sa nouvelle habileté à moins que son compagnon la mentionne. D’après ce qu’elle avait vu de lui, elle ne serait pas étonnée qu’il sache déjà tout à ce sujet.

La chaleur envahit ses joues quand elle se rappela qu’il avait vu Hugh l’embrasser. Elle lui fut reconnaissante de ne rien dire là-dessus pendant qu’ils marchaient, mais elle ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur ce qu’il avait pensé du baiser.

Après tout, elle lui avait juré qu’elle n’avait pas encouragé le troubadour. Elle avait dit qu’elle ne voulait encourager aucun homme. Et ces propos étaient ceux qu’elle avait crus les plus véridiques. Toutefois, aucun témoin de ce baiser ne penserait qu’elle avait éprouvé de la réticence ou s’était montrée seulement aimable.

Atteignant la tente verte, installée encore une fois près d’un ruisselet bouillonnant, elle patienta pendant que Pasquin plongeait à l’intérieur et en émergeait avec la vielle de près de deux mètres de long.

Elle arborait une caisse façonnée un peu comme un luth, avec un long clavier, dans lequel les touches étaient insérées, et trois cordes, dont deux couraient sur son clavier. Elle était aussi équipée d’une petite roue. Une personne tournait la roue pendant que l’autre maniait les touches.

Il suggéra une mélodie et Jenny approuva. Elle accepta aussi de manipuler les touches pendant qu’il tournait la roue. Elle avait oublié à quel point il fallait jouer lente-ment sur une vielle. Après les chansons rythmées qu’elle et Hugh avaient jouées, cela lui semblait particulièrement lent.

Quand ils s’arrêtèrent pour se reposer, elle s’attendit à ce qu’il commente son jeu, mais il dit :

— Vous et Hugo, vous formez un beau couple.

Quand elle le regarda, se démenant pour trouver la façon de répondre, il ajouta :

— Pour chanter, jeune fille. Vos voix s’fondent bien ensemble.

Reprenant ses esprits, Jenny le remercia, mais se tortilla encore à l’évocation du mensonge qu’elle lui avait raconté à propos du prétendu intérêt d’Hugo envers elle. L’ayant faussement amené à penser qu’Hugo l’avait demandée en mariage, mais qu’elle préférait des hommes aux manières plus délicates, elle sentit ses joues brûler à nouveau au souvenir du baiser de Hugh qui avait été tout, sauf délicat. Puis, elle se demanda si Pasquin pouvait justement chercher une telle réaction rougissante. Même si c’était le cas, elle décida que s’il voulait parler davantage d’Hugo, il allait devoir le dire, et elle espéra pieusement qu’il s’en abstiendrait.

Elle était au mieux une piètre menteuse, ayant eu peu d’entraînement dans ce qu’elle en venait rapidement à considérer comme une forme d’art. Elle n’empirerait pas les choses en racontant plus de mensonges — ou en lui révélant la vérité. Au lieu de cela, elle se concentra sur la musique et essaya d’éviter d’autres sujets qui pourraient l’amener à poser des questions sur Hugo.

Dans les faits, il écourta leur répétition. Et bien qu’elle y eût pris plaisir, elle ne pouvait pas imaginer que son talent sur la vielle était tel qu’il l’inviterait à en jouer pour leur public à Dumfries.

Il dit seulement :

— Merci, jeune fille. C’tait un interlude plaisant et ça m’a rappelé quequ’souvenirs agréables. J’possède aussi une guiterne, par contre, que tu pourrais préférer.

Prenant congé de lui, elle retourna à la clairière pour découvrir les préparations du souper allant bon train. Hugh, debout avec Lucas Horne, la vit et s’avança à grands pas pour la rejoindre. À son soulagement, son expression ne révélait que de la curiosité.

— Que voulait Pasquin ? Vous êtes partie depuis presque une heure.

Elle secoua la tête devant lui, mais garda la voix assez basse afin que lui seul puisse entendre.

— Ce n’est point Pasquin qui vous l’a dit, cette fois. Vraiment, monsieur, je ne suis ni idiote ni un bébé. Si vous allez suggérer que je ne devrais point être rentrée seule à pied, vous feriez mieux d’épargner votre souffle pour refroidir votre porridge.

Il sourit.

— Porridge ? Nous serons chanceux ce soir d’avoir du bœuf froid. Au cas où vous ne l’auriez point remarqué encore, ils n’ont allumé aucun feu de cuisson. Donc, ce ne sera que de la nourriture froide, je le crains.

— Je le sais parce que Peg a dit qu’ils ne courront point le risque de laisser des charbons ardents dans la forêt. Je crois qu’il faudrait un miracle pour les rallumer, par contre, comme tout est humide avec des parcelles de neige fondante encore au sol.

— Une bonne habitude en est une uniquement si on la respecte, peu importe la température, dit-il. Comptez-vous me révéler ce que vous avez fait tout ce temps ?

— Pasquin m’apprenait à jouer de sa vielle, dit-elle.

— Je n’en ai jamais joué. Est-ce difficile ?

— On se sent toujours mal à l’aise lorsque l’on est novice à un instrument, et la vielle ne s’adapte point aux chansons entraînantes, dit-elle tandis qu’ils avançaient lentement vers les autres. En tous les cas, je préférerais le luth ou la guiterne. Devrions-nous répéter ce que nous allons chanter ce soir ? Je m’attends à ce que nous ayons le temps avant de manger.

Il dit :

— Nous chanterons celles que nous avons interprétées hier soir, et je vais raconter une histoire que j’ai maintes fois récitée. Donc, nous ferions mieux de nous reposer pendant que nous le pouvons et ensuite décider selon la réaction du public ce que nous devrions faire en plus. Gawkus a dit que lui et Gilly ajoutent toujours des trucs à l’improviste, de sorte que les gens ne savent jamais à quoi s’attendre d’eux.

— Je pensais que nous chanterions peut-être plus de chansons avec un public aussi grand.

— Pasquin veut que nous ajoutions une ou deux choses nouvelles chaque soir au lieu de tout montrer immédiatement. Son but consiste à persuader le plus grand nombre de personnes possible de chaque public d’assister à notre spectacle suivant.

Elle remarqua le pronom, mais l’ignora comme un hameçon auquel elle serait stupide de mordre. Il pouvait s’attendre à quitter les ménestrels avant la fin de la semaine, mais elle espérait rester avec eux au moins assez longtemps pour découvrir exactement ce qui se passait.

— Quand jouerez-vous la pièce ? demanda-t-elle.

— Nous commençons demain soir, mais il a suggéré que nous présentions d’abord une version courte, peut-être le premier acte. Il montre le troubadour séduisant ses nombreuses femmes pendant que celle qu’il finira par épouser intrigue pour le piéger. Il y a plus d’humour physique que de répliques à apprendre, de sorte que c’est assez simple et je n’aurai point besoin de tout me remémorer le premier soir. Je ne suis point acteur, par contre, soyez prévenue, jeune fille. Je veux être loin d’ici avant que nous devions jouer l’ensemble de la pièce.

— Par ma foi, monsieur, cela ne peut point être si difficile s’ils pensent que vous pouvez le faire. Et sûrement, vous ne les abandonnerez point sans troubadour pour leur dernier spectacle ici. Cela serait loin d’être gentil alors qu’ils ont été si généreux envers vous et moi. De plus, vous et Gerda formez un couple des plus charmants.

— Nous allons mettre moins d’insistance sur ce sujet, je vous prie, dit-il avec une grimace. Si cette femme continue à minauder et à me reluquer sous ses cils, je vais probablement renverser un chaudron d’eau sur sa tête.

— Suggérez cela à Pasquin, dit-elle. Il préfère les choses comiques aux choses romantiques, je pense. Je me demande s’il a déjà été marié. Il a dit que la vielle appartenait à son fils, mais ne m’a jamais parlé d’une épouse.

— J’ignorais qu’il avait un fils, dit Hugh. Toutefois, je vais proposer le chaudron d’eau. J’aimerais mieux arroser Gerda que l’épouser, même en simulacre. Je suis certain que c’est une gentille jeune fille, mais je pense qu’elle a bien plus d’expérience avec les hommes que j’en ai avec les femmes.

Se rappelant que Pasquin avait dit qu’au moins une des femmes ménestrels invitait les libertés, elle faillit l’apprendre à Hugh, mais décida de se taire.

Le souper froid serait bientôt prêt, alors ils rejoignirent les autres pour un repas rapide et emballèrent ensuite les effets dont ils avaient besoin pour leur spectacle. La compagnie emporta le chargement de deux charrettes sur la place du marché et installa le tout avant la noirceur.

Dès qu’ils eurent assez de gens à considérer comme un public, les bouffons commencèrent leurs bouffonneries pendant que Cuddy et deux autres musiciens jouaient et que Gerda et Cath chantaient.

Au moment où le spectacle principal commença, la place du marché était bondée. Des gens se perchaient dans les arbres et sur les toits des bâtiments qui bordaient la place. D’autres avaient apporté des tabourets et d’autres encore se ménageaient une place où ils pouvaient.

Le spectacle ressembla beaucoup à la répétition du soir précédent ; Jenny chanta seule la première chanson comme à Lochmaben. Hugh se joignit à elle pour la deuxième, et les applaudissements les encouragèrent à en interpréter deux supplémentaires, y compris la chanson comique qu’ils avaient faite la veille.

— C’était merveilleux, vous deux, dit Pasquin quand ils eurent terminé.

Assenant une claque dans le dos de Hugh, il dit :

— T’as un grand talent pour l’imitation, mon garçon. Assure-toi juste de point t’inspirer des nobles qu’on rencontrera, de peur que l’un d’eux en soit offensé et t’coupe la tête. J’pense particulièrement au shérif. Nos deux bouffons pourraient déjà lui jouer sur les nerfs s’ils continuent comme hier soir, alors j’crois qu’y vaudrait aussi bien tenter de l’apaiser au lieu de l’énerver, pour not’ bien à tous.

— J’veux énerver personne, dit Hugh, encore moins l’shérif.

Il parla si fermement que Jenny dit sans réfléchir :

— Le connaissez-vous ?

Hugh sembla pris de court par la question, mais il se reprit rapidement en disant :

— J’veux tout simplement point mettre en colère qui que ce soit qu’exerce autant de pouvoir que lui.

— C’est tout aussi bien, dit Pasquin. Voyez-vous, à Threave, on va se produire devant des hommes avec encore plus de pouvoir et j’veux point qu’une personne parmi mes gens souffre de son esprit.

Il parla fermement aussi, catégoriquement même.

Jenny promena son regard d’un homme à l’autre et douta qu’aucun des deux ne craignît qu’elle puisse faire une telle chose. Elle ne pouvait pas s’imaginer poser un geste ou dire quelque chose pour provoquer la colère du shérif de Dumfries ou du lord de Galloway, encore moins du roi des Écossais s’il devait assister à la célébration à Threave. Elle pivota pour observer Gilly et Gawkus, qui étaient revenus au centre de l’espace pour présenter un numéro où Gilly prétendait être l’ombre de Gawkus. Tout ce que le grand homme faisait, le petit l’imitait, et le duo fit bientôt rugir de rire le public. Elle ne les avait pas vus jouer le sketch avant, alors, visiblement, Hugh avait raison, et ils feraient ce qu’ils voulaient et diraient ce que bon leur semblait.

Elle prit plaisir à leurs plaisanteries, mais pendant qu’elle les regardait, elle était fortement consciente de Hugh debout près d’elle. D’autres dans la compagnie tournaient en rond tandis qu’ils attendaient leurs numéros dans l’espace dégagé, mais Hugh resta à côté d’elle. Des acrobates et des jongleurs se précipitèrent pour prendre la place des bouffons, et des gourdins peints et des balles volèrent dans les airs et de jongleur en jongleur.

— Vous n’avez point répondu à ma question, dit doucement Jenny quand elle fut certaine que personne ne pouvait l’entendre. Connaissez-vous le shérif de Dumfries ?

***

Hugh s’était attendu à ce qu’elle repose la question, mais Pasquin s’était éloigné et il n’avait plus de motif pour éviter de répondre, maintenant.

— Je connais en effet le shérif Maxwell, dit-il en gardant la voix basse. C’est-à-dire que je l’ai rencontré, et il me connaît par mon nom. Il s’est écoulé deux ou trois ans depuis notre dernier face à face.

Elle hocha la tête d’un air songeur.

— Pensez-vous qu’il vous a reconnu, hier soir ?

— J’ai pris soin de ne lui offrir mon visage que brièvement et la plume oscillant sur mon chapeau a dû lui nuire pour obtenir une bonne vue. Je veux bien admettre, par contre, que j’aurais aimé arborer la face blanche des bouffons en spectacle.

Elle rigola.

— Je peux vraiment vous imaginer avec un chaperon à oreilles avec ses clochettes tintinnabulantes accompagnant nos chansons, monsieur.

Il se surprit à souhaiter qu’elle rie plus souvent, mais freina rapidement ses envies. Il ferait mieux de penser à une manière de la persuader de rentrer à la maison.

Leur chance jusqu’ici avait été extraordinaire. La compagnie l’acceptait comme la jolie Jenny, fille ordinaire. Mais des gens d’Easdale devaient sûrement visiter Dumfries. Ce n’était qu’une question de temps avant que quelqu’un de chez elle la voie et la reconnaisse. D’ailleurs, ce n’était qu’une question de temps avant qu’une personne de Dumfries le reconnaisse. La maudite pièce de Pasquin rendrait cela encore plus probable.

Suivant cette pensée, Hugh se demanda si Pasquin le soupçonnait d’être plus qu’un simple troubadour. L’homme n’avait donné aucun signe de cela, mais ayant vu plus d’une conversation s’interrompre à son approche au cours de la dernière journée et demie, Hugh commençait à suspecter les ménestrels de jouer à un jeu encore plus sérieux que lui et Jenny. À savoir si ce jeu impliquait des bijoux, ou le château Threave, ou totalement autre chose, cela, il l’ignorait.

***

Mardi passa comme le lundi, quoique leur spectacle du soir présentât plus de tours risqués des acrobates, plus de chansons audacieuses des musiciens, et Pasquin les enchanta tous en jonglant avec des torches et des poignards.

Jenny avait enseigné aux enfants une joyeuse comptine et incita le public à la chanter avec eux. Et La femme du troubadour commença avec une fanfare de cornes et une introduction humoristique de la pièce et des acteurs par Pasquin.

Le public reçut le premier acte avec des encouragements et des applaudissements, après quoi Pasquin annonça que la pièce se poursuivrait le lendemain.

— Nos acteurs répéteront l’premier acte, afin qu’ceux qui l’ont point vu puissent se rattraper alors. Donc, j’invite vos voisins et vos amis à s’joindre à vous, cria-t-il pendant que les bouffons et les femmes ménestrels passaient les chapeaux et les paniers à long manche pour que les membres du public puissent montrer leur appréciation grâce à leurs contributions.

Pendant que les ménestrels rassemblaient leur matériel, Jenny ajusta les cordes de sa cape et rangea son luth dans son enveloppe, gardant l’œil sur Gilly et Gawkus, qui continuaient leurs bouffonneries tandis qu’ils persuadaient les citadins se dispersant à leur remettre encore plus d’or en les amadouant.

Quand une main toucha son épaule, elle sursauta.

— Vous ne devriez point m’avoir laissé approcher si près à votre insu, jeune fille, dit Hugh en la contemplant sévèrement et oubliant pour une fois de baisser la voix. Dans une foule comme celle-ci, il peut arriver presque n’importe quoi.

— Je rêvassais, admit-elle, agacée envers elle-même.

Même alors, elle ne voulait pas qu’il croie avoir le droit de la réprimander.

— Je doute qu’une personne tente de me molester ici, parmi un si grand nombre de gens de notre compagnie.

— Ne soyez point stupide, dit-il. Un homme fort pourrait facilement fermer une main sur votre bouche et vous emporter dans les buissons ou la prochaine rue sans que personne n’en sache rien parce que la foule dissimulerait ses mouvements. Morbleu, n’importe quel membre de la compagnie pourrait réussir en prétendant que cela fait partie d’un numéro.

— Maintenant, vous êtes idiot, dit-elle. Je n’ai qu’à crier…

Sa main stoppa le mot et tout autre son, sauf un petit cri, tandis qu’il la soulevait dans ses bras et marchait à grands pas dans la foule, loin des ménestrels. Elle donna des coups de pied et se débattit, mais ceux qui la virent ne firent que rire et encourager Hugh.

À sa stupéfaction, Hugh hocha la tête et sourit largement tandis qu’il l’emportait dans la forêt, les plongeant dans ce qui lui parut une obscurité profonde.

Il n’y avait pas de lune et, s’il suivait un sentier, elle ne le distinguait pas. Toutefois, il semblait savoir où il allait. Fort comme il l’était, elle se demanda s’il comptait la porter jusqu’à Annan House.

***

Hugh avança dans la forêt avec son fardeau et éprouva du plaisir à savoir qu’il l’avait réellement surprise, pour une fois… et sans aucun doute rendue furieuse aussi. Il savait qu’il devrait s’assurer de ne pas lui fournir l’occasion de sortir ce maudit poignard au moment de la poser.

Non qu’il le craignit, mais il ne croyait pas non plus que cela ferait du bien à Jenny de découvrir le peu de protection qu’il lui offrait. Il espérait que l’assurance que le port de l’arme lui donnait — soutenue par son habitude naturelle à commander — lui servirait bien en cas de crise.

— Ne hurlez point lorsque je vous déposerai, dit-il. Je sais que vous êtes en colère et je ne doute point que vous avez beaucoup à me dire. Toutefois, je n’ai point de mauvaises intentions, sauf vous prouver que je pense ce que je dis et que je suis plus expert en matière de danger. Puis-je vous faire confiance pour tenir votre langue si je vous repose au sol ?

Sa vision nocturne était excellente et le visage de Jenny était plus expressif que jamais. Quand elle acquiesça d’un signe de tête, il retira sa main de sur sa bouche et la déposa sur ses pieds, après quoi elle leva une main vive pour le frapper. Il s’y était attendu, par contre, et il lui attrapa facilement le poignet.

Quand elle tenta de tirer brusquement pour le libérer, il le retint en disant :

— Vous feriez mieux de maîtriser votre colère, jeune fille.

— Vous m’avez seulement demandé si vous pouviez me faire confiance pour ne point hurler, dit-elle.

Il sourit.

— Certes, c’est vrai. Néanmoins, vous devriez réfléchir avant d’agir. Mon père m’a éduqué en gentleman et la chevalerie ajoute des responsabilités du même type. Cependant, avant de frapper quelqu’un, vous devriez vous interroger à savoir s’il pourrait cogner à son tour. Et je vais vous dire ceci maintenant, ajouta-t-il en agrippant encore fermement son poignet. Si vous tentez de mettre la main sur votre petit poignard, je vais vous allonger carrément sur mes cuisses sans aucune pensée pour vos hurlements.

— Vous n’oseriez point !

— Je pense que vous savez bien que si, dit-il. De plus, je vais vous laisser raconter n’importe quelle histoire de votre choix si quelqu’un essaie de vous venir en aide. Maintenant… allez-vous bien vous comporter ?

Elle hésita, le regard mauvais, puis elle contempla ostensiblement sa main sur son poignet.

Il relâcha sa prise, mais il ne la lâcha pas.