Chapitre 10

Jenny ne cessa de fusiller du regard Hugh, en vain. Il se contenta de continuer à tenir son poignet en souriant. La lumière provenant du tapis d’étoiles dans le ciel perça la canopée, faisant luire ses solides dents blanches. Ma foi, il était difficile de rester furieuse contre cet homme, même quand il la menaçait d’une violente punition pour un simple acte d’autodéfense.

Sa force constituait un autre point de confusion pour elle. Cela l’agaçait qu’il soit tellement plus puissant qu’elle. Toutefois, elle devait admettre qu’au cours des derniers jours, sa force lui avait aussi fourni réconfort et sécurité. Même quand il l’avait soulevée contre son gré et lui avait prouvé comment un homme pouvait facilement l’enlever au milieu d’une foule de citadins et de ménestrels protecteurs, elle n’avait pas éprouvé un brin de peur. Il ne lui infligerait aucun mal et la sécurité qu’elle ressentait en sa présence n’avait rien à voir avec le fait qu’il soit le frère de son fiancé. En effet, l’unique certitude dans son esprit aujourd’hui était que le mariage avec Reid Douglas serait une épreuve encore plus difficile qu’elle ne l’avait imaginé.

Visiblement, Hugh ne comptait pas la libérer avant d’obtenir sa promesse de bien se comporter. Décidée à ne pas la lui offrir, elle lui demanda :

— Pourquoi m’avez-vous enlevée comme ça ?

— Je vous ai dit pourquoi, déclara-t-il sans plus sourire. Vous accordez trop de confiance à votre propre capacité à vous protéger. J’ai pensé qu’il valait mieux vous montrer à quel point vous aviez tort avant que quelqu’un d’autre ne vous fasse une peur bleue.

— Vous ne m’avez point fait une peur bleue. Vous m’avez seulement mise en colère.

— Si vous vous attendez à des excuses, réfléchissez encore.

Elle grimaça.

— Nous devrions y retourner avant qu’ils partent à notre recherche.

— Dans un instant, dit-il, mais il lâcha son poignet. L’occasion est bonne pour discuter, jeune fille. Avez-vous appris autre chose pour prêter foi à vos soupçons ?

Elle secoua la tête.

— Cependant, je n’ai rien découvert qui prouve que les ménestrels planifient une surprise pour le spectacle à Threave, comme vous l’avez suggéré, à l’exception peut-être de votre pièce. Je dois avouer, monsieur : Gerda est parfaite pour le rôle. Toutes ces minauderies et ces battements de cils semblent moins ridicules quand c’est censé être drôle.

Il rigola.

— J’admets que j’y prends plaisir. Sans ma crainte d’être reconnu par le shérif Maxwell ou par quelqu’un d’autre, je passerais un bon moment.

— Vous en donniez l’impression, affirma-t-elle.

Elle fut étonnée d’entendre une note tranchante dans sa voix.

À l’évidence, il la perçut aussi, car il la regarda plus attentivement. Toutefois, il se contenta de dire :

— Nous devons tous les deux être prudents pendant que nous sommes ici. Je ne serais point stupéfait si vous rencontriez une personne qui vous connaît.

— Mais je ne suis jamais venue à Dumfries, dit-elle en réprimant les restes de sa réaction sèche devant son plaisir de jouer en partenariat avec la grosse Gerda.

Il secoua la tête.

— Ce n’est point que vous soyez venue ici ou non qui vous met en danger. C’est la possibilité que quelqu’un d’autre d’Easdale vienne ici et vous reconnaisse comme une des siens.

Elle n’avait pas songé à cela, mais cela pouvait certainement se produire.

Pour éviter que Hugh lui réponde encore qu’il lui fallait rentrer à Annan House, elle dit :

— Il doit y avoir beaucoup de neige dans les collines tout autour d’Easdale. Je m’attends donc à ce que les gens là-bas patientent quelques semaines avant de s’aventurer vers une ville plus grande.

Hochant la tête, mais l’esprit déjà ailleurs, il lui dit :

— Avez-vous réfléchi aux bijoux disparus ? J’avais espéré que l’inquiétude pour Peg réveille votre mémoire à un souvenir utile. Comme elle a le droit de passage à Annan House et qu’elle pouvait facilement emporter un petit sac de bijoux devant les…

— Mon doux, dit Jenny, agacée par elle-même.

De peur qu’il la croie agacée par lui, elle ajouta rapidement :

— Voyez-vous, monsieur, l’équarrisseur, Parland Dow, profite aussi d’un tel privilège. Et il a quitté Annan House ce soir-là juste avant nous.

— Même si c’est le cas, jeune fille, on a partout confiance en lui. Vous ne me convaincrez point qu’il est malhonnête ou qu’il a je ne sais comment réussi à voler des bijoux aux invités de Dunwythie.

— Mais rappelez-vous que je vous ai dit que quelqu’un l’a assommé. Nous sommes tombés sur lui tout de suite après, mais l’agresseur s’est enfui. Et si quelqu’un, sachant que les gardes ne le fouilleraient point, avait glissé à son insu les bijoux volés sous l’un de ses paquets, puis l’avait estourbi et avait repris les bijoux volés ?

— Récupérer un tel sac serait risqué, dit-il. Cependant, le dissimuler ne le serait peut-être point. Je crois que la cour de l’écurie et l’avant-cour étaient très animées, à ce moment-là.

— Oui, il y avait des gens, des chevaux et des mules grouillant partout, dit-elle. Je me souviens d’autre chose aussi. J’ai vu Cuddy sortir de la forêt juste après… Non, rectifia-t-elle en fronçant les sourcils alors que la vision prenait vie. Les hommes cherchaient déjà l’agresseur de Dow dans les bois. Cuddy était sans doute seulement l’un d’entre eux.

— Vous sembliez certaine qu’il s’agissait de la voix de Cuddy dans votre rêve, dit-il. Toutefois, vous m’avez raconté que vous ne l’aviez entendu qu’une fois auparavant, quand Cath l’a réprimandé.

— Je n’ai surpris qu’une petite partie de cette remontrance, expliqua-t-elle. Ils se trouvaient tout juste hors de ma vue sur le même sentier. Quand nous nous sommes rencontrés, il m’a dirigée vers la tente de Pasquin. Il y a une certaine qualité musicale à sa voix qui la rend particulièrement mémorable.

— Je sais bien ce que vous voulez dire, dit-il.

Modifiant sa voix, inclinant la tête et gonflant ses joues, il dit :

— « Certes, oui ; j’vais vous dire, jeune fille. Sa tente est plantée juste là-bas. »

— C’est exactement cela, dit-elle avec un sourire. J’ignore comment vous faites.

— Toute ma vie, j’ai imité des voix et des traits de personnalité — et j’en ai souvent souffert aussi, je peux vous le dire, dit-il en souriant en retour. Certains sont plus faciles que d’autres, par contre. Les voix plus haut perchées sont plus difficiles, et les voix de femme, presque impossibles.

— Vous avez assez bien réussi celle de Gerda quand vous l’avez imitée ce soir, dit-elle.

— Oui, bien, c’était censé être comique, dit-il. Je doute de pouvoir faire croire à qui que ce soit que je suis Gerda parlant dans le noir. C’est plus facile pour moi d’imiter ses expressions faciales que sa voix.

Elle médita là-dessus.

— C’est vrai que l’on savait que vous l’imitiez et donc qu’on était moins attentifs que si on entendait simplement sa voix sortir de l’obscurité.

— Assez de Gerda, dit-il. Je veux que vous réfléchissiez maintenant, jeune fille, car ce que je viens de produire… la note musicale que vous avez perçue… n’était point grand-chose de plus que la différence entre l’accent anglais des frontières de Cuddy et celui d’un frontalier écossais.

— Morbleu, est-il anglais ? Cath ne m’a point dit cela.

— Oui, j’en suis sûr, dit-il. Rappelez-vous que les ménestrels voyagent partout et sont issus de plusieurs pays. Et, vous avez bien fait cet étrange rêve à Lochmaben. Plutôt que se parler à lui-même, cela pouvait-il être Cuddy discutant avec un autre Anglais ?

— Je l’ignore, dit-elle. En vérité, avec le temps qui passe, il devient plus difficile de me souvenir à quoi tout cela ressemblait, mais je ne crois point que mon rêve ait eu quoi que ce soit à voir avec des bijoux.

Il soupira et elle eut l’impression de l’avoir déçu.

— J’aimerais pouvoir me le remémorer plus clairement, dit-elle. Ou savoir pourquoi j’ai réagi ainsi.

Sa main la saisit à l’épaule, la pressant doucement.

— Nenni, Jenny, ne vous excusez point. Il vaut mieux être honnête et n’accuser personne qu’accuser faussement.

Jusqu’à ce qu’elle relâche son souffle, elle n’avait pas eu conscience de le retenir ni qu’elle désirait ardemment qu’il comprenne ses sentiments. Quand il glissa un bras autour de ses épaules, elle s’appuya contre lui. Puis, elle se sentit immédiatement coupable, sachant qu’elle cherchait du réconfort de sa part alors qu’elle n’aurait pas dû.

Au moment où elle s’apprêtait à s’éloigner, son étreinte se resserra et elle se détendit à nouveau.

— Nous devrions rentrer, maintenant, dit-il en la libérant et la poussant à avancer.

Ses émotions en pleine ébullition, elle protesta.

— Mais nous allons dans la mauvaise direction ! J’ai laissé mon luth derrière lorsque vous m’avez enlevée. Par ma foi, en plus, il ne m’appartient point !

— Lucas aura tout ramassé, dit-il. Même votre luth.

— Mais il ne nous a point vus partir. Personne ne nous a prêté attention.

— J’espère que vous réfléchissez bien à cela et en apprenez une leçon, dit-il, ayant repris son sérieux. Cepen­dant, vous pouvez faire confiance à Lucas comme à moi, jeune fille. Il rate peu de choses qui me concernent ou qui ont trait à ceux à qui je m’intéresse.

— Très bien, dit-elle en se détendant. Au moins, je peux maintenant voir où je pose le pied. J’ignore comment vous saviez où vous alliez plus tôt.

— J’ai une bonne vision nocturne, dit-il. Et il y a beaucoup de lumière des étoiles, ce soir.

Alors qu’ils approchaient du campement, Hugh avança soudain une main pour l’arrêter.

— Qui va là ? dit-il doucement.

— Ce n’est que moi, monsieur, dit Bryan alors qu’il sortait des massifs sur la piste. Les hommes du shérif fouillent le campement. Je pensais que vous aimeriez le savoir.

***

Bryan disparut dans les massifs d’où il venait tout de suite après son avertissement et ils observèrent les hommes du shérif depuis les bois. Toutefois, s’ils trouvèrent quoi que ce soit d’incriminant, ni Jenny ni Hugh n’en virent de signe.

— Pensez-vous qu’ils cherchent les bijoux disparus ? demanda Jenny.

— Si oui, cela signifie que des bijoux ont disparu d’autres maisons aussi, car votre oncle a dit qu’il ne rapporterait point tout de suite le vol à Annan House.

Quand les hommes du shérif furent partis, Jenny lui dit :

— Peg doit s’inquiéter à mon sujet à l’heure qu’il est.

— Nenni, voyons, dit Hugh. Lucas l’aura rassurée.

Il eut raison là-dessus, mais Peg était manifestement furieuse. Alors qu’elle et Jenny s’installaient enfin à leur place réservée pour dormir, Peg marmonna :

— La belle affaire ! Ces butors du shérif tâtant nos affaires, disant qu’y cherchent des bijoux qu’ils admettent avoir été volés avant qu’ce groupe arrive même à Annan House !

— Vraiment ? dit Jenny.

Elle n’osait pas dire à Peg que des bijoux avaient aussi disparu d’Annan House, car ce serait risquer que la rumeur de sa propre connaissance de ce fait se répande auprès des autres. Sans une manière d’expliquer comment elle savait…

— Comme si Bryan et les aut’ prendraient quequ’chose ! dit Peg. Mais vous, vagabondant dans les bois avec le prop’ frère de vot’ fiancé. Même si sir Hugh est un homme de belle apparence et meilleur, j’pense, que celui qu’vous devez épouser.

Jenny garda le silence, espérant mettre Peg sur la défensive, mais certaine aussi qu’elle avait peu de choses à dire pour défendre ses propres actions avec sir Hugh sans en révéler davantage qu’elle voulait que Peg en sache.

Peg comprit le message et ne dit plus rien, alors Jenny compta les quelques étoiles qu’elle pouvait voir à travers la canopée jusqu’à ce qu’elle s’endorme.

***

Ayant laissé Jenny avec Peg, Hugh était parti à la recherche de Lucas pour être certain que les hommes du shérif ne soupçonnaient rien et qu’il avait tout ramassé.

— Je l’ai fait, lui assura-t-il. Une fois qu’y ont appris qu’on s’était joints à ces gens à Lochmaben, y ont perdu leur intérêt pour nos affaires, en tout cas. Z’avez mis le temps, par contre. J’pouvais point croire qu’vous étiez sur le point d’enlever la jeune fille comme vous l’avez fait.

— Je souhaitais lui enseigner une leçon à propos de l’utilité de garder les yeux ouverts dans une foule, dit Hugh. J’ignore si j’ai réussi. As-tu trouvé son luth ?

— Oui, dit Lucas. Attendez, par contre, si vous pensez aller dormir. Vous d’vez savoir que Pasquin a dit qu’y voulait vous voir avant qu’vous alliez au lit.

— Ne crois-tu point que, peut-être, tu aurais dû m’informer de cela en premier ?

— Non, alors, l’homme n’est point mon maître ni l’vôtre, si on passe par là. Cela ne peut point lui nuire d’vous attendre un brin.

Hugh fronça les sourcils. L’instinct de Lucas était à l’occasion meilleur que le sien.

— Tu n’aimes point l’homme ?

— Je l’déteste point, dit Lucas d’un ton songeur. C’est rien d’important. Y sourit beaucoup et, parfois, y le fait d’manière à faire fondre le cœur des jeunes filles, globalement. D’aut’ fois, y sourit et ses yeux ressemblent à des éclats de glace. Et, quelques fois quand y sourit, y donne l’impression d’avoir envie d’pleurer au lieu d’rire. J’arrive point à cerner l’homme lui-même. Et, voyez-vous, j’pense qu’on d’vrait savoir qui il est.

Hugh hocha la tête, mais il ne détenait aucune réponse. Et le sourire de Pasquin ne le rassura pas beaucoup lorsqu’il le trouva à la table à tréteaux avec d’autres hommes de la compagnie, y compris Cuddy et les deux bouffons. Chacun paraissait satisfait de lui-même et avec le fait que les hommes du shérif n’avaient rien déniché et étaient partis.

Personne n’admit connaître la raison pour laquelle ils avaient fouillé le camp, mais chaque homme avait une chope devant lui et un grand pichet était posé près du coude de Pasquin. Il le souleva et tendit la main vers une nouvelle chope. La remplissant à moitié de bière, il la donna à Hugh.

— Bois, mon garçon, dit-il. Tu l’as mérité. On parlera d’ta performance de ce soir à Dumfries demain à Kirkcudbright. Si not’ public ne double point du jour au lendemain, j’en s’rai stupéfait.

— Merci, monsieur, dit Hugh en buvant abondamment.

La bière était un peu sucrée pour son goût, mais il ne pouvait pas nier sa grande soif. Et il ne s’opposa pas non plus lorsque Pasquin la remplit encore tandis que Hugh s’assoyait à côté de lui.

— On va répéter demain après avoir rompu not’ jeûne, dit Pasquin. Connais-tu déjà tes répliques jusqu’à la fin du mariage, à la fin du deuxième acte ?

— Je le crois, dit Hugh.

— Oui, bien, si ça t’indispose, Gerda peut tout répéter avec toi avant l’début.

Hugh espéra que cela ne serait pas nécessaire. Gerda commençait à lui taper sur les nerfs. Elle minaudait et s’agitait autant quand ils ne jouaient pas ensemble qu’à l’inverse, et il ne savait pas trop comment la décourager sans l’offenser.

Plus tard, quand il se leva pour se rendre à sa paillasse, il s’aperçut qu’il avait dû boire beaucoup plus qu’il ne l’avait cru. Pasquin avait rarement attendu que sa chope — ou celle des autres — soit vide avant de la remplir et il avait envoyé un des garçons au moins deux fois chercher plus de bière dans le baril. Hugh décida qu’il ne serait pas étonné qu’un certain nombre d’entre eux ne se présentent pas au déjeuner.

***

Deux voix, pas plus de deux — peut-être trois ou quatre séries de deux. Il ne s’en souvenait pas. En fait, il n’arrivait pas à réfléchir correctement. Les pensées semblaient débouler rapidement un instant puis, l’instant suivant, elles donnaient l’impression de sortir lentement de la boue et se former, ou peu importe comment les pensées se présentaient dans la tête.

Comment se créaient les pensées, de toute façon ?

— Es-tu sûr ? dit une voix à proximité, le faisant légèrement sursauter.

— Ouais, évidemment, dit une autre. On voit qu’y est point lui-même.

C’était vrai. Il ne l’était pas, mais comment ses pensées pouvaient-elles le savoir alors que lui-même l’ignorait ? Ou bien ces voix étaient-elles réelles plutôt que seulement des pensées plus bruyantes dans sa tête ?

Dans l’un ou l’autre cas, comment pouvait-il être autre chose que lui-même ?

C’était peut-être tous les faux-semblants dont il avait usé qui avaient mené à cela. Cependant, s’il n’était plus lui-même, alors qui était-il ?

Le casse-tête s’avéra au-delà de sa capacité actuelle à le résoudre.

— Allez, mon garçon, assieds-toi maintenant.

Il sentit qu’il souriait, même s’il ne s’était rien produit d’amusant. Ensuite, hébété, il ressentit une pression sur ses bras, le poussant ou le tirant vers le haut.

— Je dors, là, marmonna-t-il.

Il crut qu’il souriait encore, ce qui était bizarre, car s’il n’y avait rien de drôle, il devait cesser.

— Allez maintenant, fais c’qu’on t’demande, dit la voix. Tu s’ras content, en fin d’compte.

— Quoi, en fin d’compte ? murmura-t-il.

— Y a l’air idiot, pour sûr et y parle aussi comme un idiot, dit une autre voix.

Il ouvrit les yeux et il vit un visage près du sien, une face blanche.

— Gawkus, grommela-t-il.

Le visage lui sourit largement et l’autre voix dit fermement :

— C’est ça, mon garçon. Là, prends c’te plume et signe ton nom sur c’papier, juste ici, avec soin ; ton nom complet, attention, exactement comme tu l’écris toujours… c’est ça, Hugo, et maintenant l’reste.

Docilement, il écrivit son nom. Sa main et son bras donnaient l’impression de flotter.

— Bon garçon, dit la voix ferme. Encore une fois, juste ici.

À nouveau, il obéit, espérant qu’il lui ficherait la paix. Il voulait dormir. En effet, il pensait qu’il dormait, mais si c’était un rêve, il était encore plus bizarre que celui de Jenny.

Les voix s’étaient tues et elles ne lui manquaient pas.

***

Jenny rompit son jeûne avec Peg mercredi matin et trouva ensuite son luth et l’emporta jusqu’à une dalle en pierre à proximité, où elle pouvait s’asseoir et répéter ses chansons pour le spectacle du soir. Quelque temps plus tard, elle vit Hugh se frayer un chemin jusqu’à la table.

Il ne lui accorda pas d’attention et sembla se concentrer avec force pour trouver une place où s’asseoir, puis il se donna une claque sur la tête en s’installant. Quand un des garçons poussa un pichet de bière vers lui, Hugh s’en empara et s’en versa une bonne dose dans sa chope.

Jenny avait vécu une existence isolée, mais pas au point où elle ne pouvait reconnaître un homme qui avait trop bu la veille. Le spectacle l’agaça. Elle n’avait pas cru qu’il était du genre à boire à l’excès. Cependant, Reid buvait plus qu’il ne le devait, alors il se pouvait que les mâles Douglas aiment tout simplement leur bière et leur whisky.

Plus tard, par contre, quand elle trouva Gilly et le persuada de lui donner une autre leçon avec le poignard, elle ressentit de la déception lorsque Hugh ne les suivit pas.

— Concentrez vot’ esprit sur l’couteau, dit Gilly après qu’elle eut raté l’arbre pour la troisième fois. Ça vous servira à rien si vous n’vous concentrez point. Lancez encore.

Se mordant la lèvre, consciente que ses émotions l’avaient trahie, elle récupéra le poignard, centra son esprit sur le lancer et frappa le tronc de l’arbre en plein centre.

Quand elle décocha un sourire exubérant à Gilly, il hocha la tête en disant :

— Lancez encore.

Quand elle eut touché l’arbre cinq fois de suite, il sourit enfin et dit :

— Vous y arriverez. Mais exercez-vous souvent et rappelez-vous c’que j’vous ai dit. Pensez point utiliser l’poignard pour vous défendre. Plus probable qu’autrement, un vaurien vous l’arrachera et s’en servira cont’ vous.

Promettant d’écouter son avertissement, Jenny le remercia et ils retournèrent à pied au campement pour découvrir Gawkus attendant avec impatience.

— J’ai eu une idée pour c’soir, dit-il à Gilly. J’veux en discuter avec toi.

Se séparant d’eux, Jenny alla se préparer pour son propre numéro.

Comme Pasquin l’avait prédit, leur public était plus nombreux et les ménestrels se surpassèrent. Les acrobates culbutèrent et sautèrent les uns par-dessus les autres, et les danseurs dansèrent en se déchaînant encore plus, tournoyant et tapant des pieds au rythme de la musique. Le public commença à applaudir et continua quand les jongleurs coururent au centre.

Les trois jongleurs étaient équipés de torches. Puis, Pasquin les rejoignit, jonglant en ajoutant des haches. Les gens hurlaient chaque fois qu’il donnait l’impression de faillir en échapper une.

Gawkus et Gilly débutèrent avec les jongleurs, se tinrent en retrait pendant que Pasquin exécutait son numéro et revinrent ensuite en courant avec dix gourdins se promenant entre eux à toute vitesse dans les airs. En même temps, les deux menaient une conversation apparemment naïve à propos des taxes et des autres impôts du shérif, qui provoqua des éclats de rire de leur public, mais qui avait peu de chance d’amuser le shérif Maxwell ce soir-là.

Heureusement, comme Jenny le fit remarquer à Hugh, le shérif n’était pas là pour les entendre.

— Quelqu’un va sûrement rapporter à Maxwell ce qu’ils ont dit sur lui, par contre, dit Hugh. Ces deux-là devraient faire attention à ce qu’ils disent.

— Mais c’est la nature des bouffons de dire ce qu’ils pensent, dit Jenny.

— Un bouffon qui n’est point prudent dans ses propos, jeune fille, a de fortes chances de perdre sa tête.

La pièce venait ensuite, de sorte que leur discussion n’alla pas plus loin.

Tout le monde rit quand Gawkus sortit lentement pour célébrer le mariage mettant fin au deuxième acte. Il portait la tenue d’un prêtre et son chaperon à oreilles orné de clochettes, mais Jenny cessa de regarder lorsque la cérémonie commença. D’une façon ou d’une autre, Gerda devint encore plus énervante sous les traits d’une fiancée, réussissant à minauder pour Hugh même à travers son voile.

Pasquin avait modifié l’ordre des choses, de sorte que les chansons de Jenny avec Hugh suivaient la pièce et ce changement lui parut étrange, comme si Hugh avait quitté son épouse pour lui chanter à elle des chansons d’amour. Quand il lui sourit chaleureusement au milieu de sa chanson préférée, elle se demanda s’il ressentait la même chose.

Le public adora, par contre, alors elle décida que, comme toujours, Pasquin avait su ce qu’il faisait. Quand les applaudissements commencèrent à diminuer, Gilly s’avança pour annoncer qu’ils présenteraient la pièce en entier le jeudi soir, du début à la fin. Le public rugit son approbation.

***

Quand Hugh se réveilla tôt, le jeudi matin, le soleil pointait un peu au-dessus des collines à l’est ; la journée était dégagée mais fraîche et, encore une fois, l’impression d’une chute de neige imminente flottait dans l’air. Sa lassitude tenace de la veille avait disparu, l’amenant à croire qu’il était simplement devenu trop vieux pour se permettre de boire tard dans la nuit après une journée chargée.

Quant à la possibilité de neige, sa prétendue imminence les ayant trompés depuis maintenant presque une semaine, il décida que les dieux de la température ne faisaient que jouer leurs habituels tours printaniers aux habitants du sud-ouest de l’Écosse.

D’humeur pour une marche rapide, il se rendit d’abord près des feux de cuisson, où les femmes retiraient des pains bannocks chauds sur des grilles plates en fer. Prenant trois pains pour lui-même, il accepta de généreuses tranches de bœuf réchauffé pour les accompagner et s’éloigna du campement pour entrer dans les bois. Un peu plus tard, surprenant un bout de jupe bleue sur le sentier devant lui, il allongea le pas.

Quelques minutes plus tard, il s’aperçut que la femme qu’il suivait était Cath, la mère de Gerda, la plus âgée des femmes ménestrels. Il perdit sa bonne humeur, ce qui provoqua de l’autodérision.

Le rappel qu’il allait peut-être devoir passer le reste de la journée à répéter la farce du troisième acte de la pièce avec Gerda le fit se tourner pour chercher une autre jupe bleue.

Voyant Jenny avec Peg près de leur place de repos, il marcha à grands pas vers elles en demandant nonchalamment lorsqu’il les rejoignit :

— J’aimerais vous dire un mot, Jenny, à propos de la nouvelle chanson que nous avons répétée. Voulez-vous vous promener un peu avec moi ?

— Je n’ai point encore rompu mon jeûne, dit-elle.

Il leva ses pains bannocks.

— J’en ai plus qu’il n’en faut pour deux. Venez, maintenant, car sous peu, je vais devoir aller répéter la pièce là-bas avec Gerda.

Elle hocha la tête, s’adressa doucement à Peg et le rejoignit ensuite, n’émettant aucun commentaire tandis qu’il l’entraînait sur le sentier qu’il avait emprunté plus tôt.

— Avez-vous apporté votre poignard, jeune fille ? demanda-t-il alors.

— Oui, certes, dit-elle. Aurons-nous le temps pour que je m’exerce ?

— Oui. En vérité, je souhaite passer une heure à discuter librement. J’ai rêvé l’autre nuit que je m’étais perdu dans un des personnages que j’ai endossés. C’est-à-dire que je pense que c’est ce qui s’est produit. C’était un rêve bizarre, globalement. En tous les cas, je veux être moi-même pendant un moment. Prenez-vous encore plaisir à votre grande aventure ?

Elle garda le silence un instant pendant qu’elle regardait à gauche, puis à droite du sentier.

— Personne d’autre n’est à proximité, dit-il. J’ai vu Cath plus tôt, mais elle est rentrée pendant que je vous parlais. Donc, dites-moi, en avez-vous assez maintenant ?

— Je n’ai point encore découvert ce que je veux savoir, dit-elle. Je pense que cette existence pourrait devenir pénible, par contre. De plus, il sera bientôt temps de semer à la maison et j’ignore si l’intendant que Sa Seigneurie a nommé sur place connaît son affaire.

— Je crois que si, sinon Dunwythie ne l’aurait point placé là.

— Je suppose, dit-elle.

Et ils continuèrent à discuter de cultures jusqu’à ce qu’ils arrivent au sommet de la colline où elle avait pratiqué le lancer du poignard auparavant. Trouvant une pierre plate, ils mangèrent les pains bannocks et le bœuf, puis ils s’exercèrent à lancer leurs poignards dans des tas de branchages au sol.

Tandis qu’ils rentraient dans un silence de bonne compagnie, Hugh tenta de se souvenir d’une autre fois où il avait parlé aussi facilement de semences et de cultures avec une femme comme avec elle aujourd’hui. Il espérait que Reid saurait reconnaître son expertise, mais il avait la forte impression que son frère n’appréciait pas du tout Jenny.

***

Jenny avait elle aussi aimé leur discussion. Hugh avait manifestement à cœur Thornhill autant qu’elle, Easdale et, d’après ce qu’il avait dit, la taille des deux domaines était semblable. Il lui avait également donné quelques trucs supplémentaires pour mieux atteindre sa cible et il avait promis de lui enseigner la meilleure façon d’aiguiser sa lame.

Quand ils revinrent au campement, Gerda fit signe à Hugh.

— Comme une épouse, déjà, dit Jenny avec un petit rire.

Hugh secoua la tête.

— C’est pourquoi j’ai l’intention de rester célibataire.

Souriant encore, elle le regarda partir, puis elle reporta son attention sur ses propres tâches. Une des danseuses lui avait offert de l’aide pour remettre sa vieille tunique bleue à neuf pour les dernières représentations à Dumfries et elle voulait répéter quelques nouvelles chansons supplémentaires. Ils conservaient la chanson d’amour qu’elle et Hugh chantaient toujours, mais tout le monde ajoutait du nouveau et elle le désirait aussi.

Le spectacle du soir se déroula bien. Certains des acrobates et deux des jongleurs se présentèrent avec le visage maquillé de blanc, portant des chaperons colorés sans oreilles ni clochettes. Dans le monde des ménestrels, apprit Jenny, ce dernier accessoire était uniquement réservé aux bouffons.

Gawkus et Gilly plaisantèrent encore à propos des collecteurs de taxes et autres au grand plaisir de la majorité du public. Cependant, le shérif était présent avec un important groupe de gens à lui, et Jenny remarqua qu’il ne sembla pas amusé par leurs plaisanteries comme il l’avait été auparavant.

Quand Pasquin eut terminé son numéro, le public, qui se taisait toujours pour le regarder jongler et exécuter ses tours de passe-passe, éclata de rire, puis redevint vite silencieux lorsque Jenny entra, seule, avec son luth dans l’aire dégagée.

Après les deux premières chansons, elle fit signe aux enfants de la rejoindre et ils incitèrent vite le public à chanter avec eux. Ainsi, l’humeur était joyeuse quand les acteurs arrivèrent en courant pour interpréter leur pièce.

L’action se déroula rapidement pendant les deux premiers actes.

Gawkus provoqua beaucoup de rires en jouant le prêtre avec une solennité complètement en désaccord avec son apparence clownesque. À la fin de la cérémonie de mariage, quand Gerda attrapa par les oreilles un Hugh stupéfait pour l’embrasser vivement sur les lèvres, le public rugit son approbation.

Le troisième acte vit défiler toutes les amoureuses du troubadour, toutes interprétées par Gerda. Ses change-ments de costume n’étaient rien de plus que l’ajout ou le retrait d’une écharpe, d’un chapeau, d’un tablier ou d’une perruque.

À chacune de ces dames, la réaction de Hugh était celle du chagrin pour un amour perdu. Quand Gerda revint sous ses propres traits à la fin et le traîna avec un collier et une laisse, le public rit, poussa des hululements, se moqua et continua à exprimer de la sorte sa grande appréciation.

Alors que Hugh rejoignait ensuite Jenny pour chanter, il murmura :

— Nous allons interpréter la chanson comique d’abord au lieu de la chanson d’amour. En vérité, je préférerais que Maxwell entende uniquement les voix de mes personnages, ce soir.

Elle sourit et hocha la tête comme pour saluer le public et elle pinça les premières notes de la chanson sur son instrument. Hugh la laissa la jouer entièrement, se joignant à elle avec son luth quand elle commença à chanter le premier couplet.

La soirée se termina comme la précédente, quoique le shérif lançât des regards mauvais aux bouffons quand ils réapparurent pour passer les paniers tandis que le public se préparait à partir.

Toutefois, le soir suivant, à la moitié du deuxième acte de la pièce, il devint clair que quelque chose clochait. Gerda jouait son rôle et déclamait correctement ses répliques, mais il lui manquait l’attitude pleine d’entrain qu’elle avait montrée avant.

Pendant que Hugh et deux autres acteurs se disputaient à propos du mariage prochain, un essayant de le convaincre de ne pas faire un tel faux pas, le second l’encourageant à aller de l’avant, Pasquin s’approcha de Jenny et l’attira bien loin de la scène pour dire :

— Tu vas devoir remplacer Gerda pour l’reste d’la pièce. La pauv’ jeune fille vomit ses entrailles derrière les arbres là-bas et elle peut point terminer.

— Mais j’connais point la pièce, protesta Jenny. Cath, sûrement…

— Nenni, elle est trop vieille pour ça. T’as la même taille que Gerda et tu mettras un voile et une robe rembourrée, ainsi personne verra la différence avant qu’t’enlèves le voile.

— Mais j’connais point les répliques !

— Le prêtre te dira quoi faire, exactement comme dans les vrais mariages, dit-il.

— Et pour le troisième acte ? Que se passera-t-il à ce moment-là ?

— Bien, tu ôteras l’voile et tu révéleras qu’t’es la jolie Jenny. Ensuite, toi et Hugo pourrez chanter c’te chanson d’amour qu’vous faites si bien. Personne trouvera cela étrange qu’on ait modifié la fin pour qu’elle soit romantique au lieu d’comique. Fais-moi confiance, jeune fille, y adoreront.

Jenny ne croyait pas qu’elle aimerait cela. Et ce qu’en penserait Hugh, elle n’osait pas l’imaginer.