Hugh avait en effet à peine dormi, sauf quelques épisodes de somnolence, et il s’était éveillé bien avant Jenny, quand son corps chaud s’était blotti contre le sien. Celui de Hugh avait bondi de joie devant sa présence alors qu’il sortait de son sommeil, et il était resté allongé avec raideur, en silence depuis ce moment, ne voulant pas la réveiller. Toutefois, il mourait d’envie de la prendre dans ses bras.
Bien qu’il se soit dit qu’il mourait d’envie de prendre n’importe quelle jeune fille avenante, il savait cela faux. Aucune ne l’avait ému, depuis le décès d’Ella, quoiqu’il en ait rencontré plusieurs entre-temps. Il avait cru qu’aucune femme ne l’émouvrait plus. Mais Jenny y arrivait.
Il la contemplait maintenant avec son regard mauvais posé sur lui et il dut faire un effort pour ne pas sourire.
Il ne s’attendait pas à ce qu’elle se soumette à sa décision sans discuter. Cependant, après des jours à éprouver de l’impuissance parce qu’il était limité à la tenir à l’œil, il pouvait maintenant légalement lui imposer son autorité — et il en profiterait.
Continuant à le fusiller du regard, elle lui dit :
— Pensez-vous vraiment pouvoir m’obliger à partir si je ne le veux point ?
— Oui, je le peux, dit-il. Je pourrais vous jeter par-dessus mon épaule et vous transporter jusqu’à votre cheval et aucun homme ici n’interviendrait.
— Ils s’en mêleraient si je le leur demandais.
— Jeune fille, que cela vous plaise ou non, ces gens se sont organisés pour me transformer en époux pour vous et ils m’acceptent comme tel. Toutefois, un choix s’offre bien à vous. Vous pouvez obéir, ou dévoiler votre identité, et la mienne, et admettre à tout le monde que vous les avez trompés depuis le début. Quand vous leur direz que vous avez abusé de la confiance de Pasquin en affirmant que j’étais votre prétendant, quelle sera leur réaction, selon vous ?
Elle soupira.
— Vous le savez. Vous savez aussi ce que je ressens à ce sujet. Je me suis mal comportée, stupidement. Toutefois, je n’ai menti qu’à lui. Il a dû en parler à quelqu’un d’autre, car ils semblent tous croire que vous vous souciez de moi. Si seulement tout le monde vous avait détesté…
Elle s’interrompit en grimaçant.
— C’était une chose affreuse à dire. Je n’ai jamais voulu qu’ils vous haïssent. Je comptais seulement vous rendre plus complexe la tâche de me ramener par la force.
— Je ne l’aurais point pu de toute façon, dit-il. Dunwythie m’a demandé de venir vous chercher, mais il ne m’a donné aucune autorité écrite en ce sens. Que j’aie pu avoir besoin d’un tel document ne nous est jamais venu à l’esprit, car il ne désirait point de scandale.
— Je suis contente qu’il ne vous ait transféré aucune autorité, dit-elle en posant ses mains sur ses joues rougies. Songez à ce qui serait arrivé si vous aviez possédé un tel parchemin à montrer à Pasquin ! Vous m’auriez amenée immédiatement. Comme cela aurait été embarrassant ! Évidemment, si vous l’aviez fait, je ne lui aurais jamais raconté ce petit mensonge et…
— Je doute qu’un document ait pu persuader Pasquin de me laisser vous amener contre votre gré, dit Hugh. Les compagnies de ménestrels, itinérantes par nature, s’attendent rarement à ce que la loi les traite avec justice, de sorte qu’elles protègent les siens, et vous êtes devenue un membre accepté de cette compagnie du jour au lendemain. Je savais dès le début qu’ils prendraient votre parti contre moi, particulièrement Pasquin. Ne possédant aucune famille à lui à part ces artistes, les chances qu’il se positionne dans le camp de votre oncle…
— Il a bien eu un fils, lui rappela Jenny. Souvenez-vous que la vielle lui appartenait, mais il est mort il y a des années. Cath a dit que l’anniversaire de son décès approche, ce qui explique pourquoi Pasquin passe autant de temps seul et installe sa tente loin des autres.
— Qu’est-il arrivé à sa femme ?
— Je ne crois point qu’il se soit déjà marié. Mais cela ne nous concerne point, monsieur. Je pense encore que nous devons nous rendre à Threave pour prévenir Archie qu’il y a peut-être des ennuis en perspective !
Hugh secoua la tête.
— Je verrai à ce qu’il apprenne vos soupçons.
— Ma foi, vous ne croyez toujours point qu’il existe un complot le menaçant, dit-elle plus sèchement qu’elle ne lui avait jamais parlé jusqu’à présent.
— Que je le croie ou non, je vais m’assurer qu’Archie entende vos inquiétudes, dit-il en prenant soin de conserver une voix calme afin de ne pas révéler le signe de sa propre suspicion croissante que quelque chose clochait. Il est mon parent et je l’ai servi fidèlement pendant des années. Je ne lui cacherais point une telle possibilité.
— Néanmoins, vous n’attachez point beaucoup d’importance à le prévenir, sinon vous partiriez tout de suite et vous me laisseriez simplement ici. Je serais parfaitement en sécurité.
— J’ai aussi un devoir envers Dunwythie, lui rappela-t-il.
Quand elle ouvrit la bouche pour continuer à discuter, il ajouta brusquement :
— Réfléchissez, jeune fille. Si je devais chevaucher jusqu’à Threave, vous confiant à cette compagnie, que se passerait-il si vous aviez raison et qu’un complot existait ? Que penseraient les vilains ?
Elle fronça les sourcils.
— Rien ne vous oblige à dévoiler pourquoi vous vous rendez à Threave.
— Morbleu, j’ai répété à tout le monde depuis le début que j’y allais, dit-il. C’est pourquoi ils m’ont permis de voyager avec eux.
— Même alors…
— Ne voyez-vous point ? Si quelqu’un complote et a un motif de croire que vous vous en doutez, vous pourriez vous retrouver en danger ici. En tous les cas, vous retournerez à Annan House afin que Sa Seigneurie puisse commencer à défaire notre mariage et remette les choses en bon ordre. Les fiançailles sont une affaire complexe et l’Église considère d’un mauvais œil qu’on les traite à la légère, encore plus qu’on les ignore et qu’on épouse quelqu’un d’autre.
— Mais je n’ai point agi ainsi !
— Vous le savez, et je le sais. Cependant, ce prêtre a une copie de l’acte de notre mariage, qu’il enregistrera dûment dans le registre de la paroisse à l’abbaye Sweetheart. Vous l’avez entendu dire qu’il doit respecter ses règles et nous devons respecter les lois de l’Église pour défaire ce qu’il a uni. Jusque-là…
— Mais vous avez dit que les ménestrels ne se soucient point des lois, alors qu’est-ce qui vous fait croire qu’ils ne me soutiendront point si je dis que je désire rester avec eux ?
S’employant à trouver la patience, il dit :
— Nous avons déjà débattu de cette question. Le fait simple est qu’un mari détient le droit absolu de donner des ordres à sa femme, et chaque homme et chaque femme ici sait cela.
Elle rencontra son regard un long moment, puis elle soupira, repoussa les couvertures et dit :
— Où ai-je mis mes chaussures ?
— Là-bas, dit-il en pointant l’ombre au pied de sa paillasse.
Elle acquiesça, s’étira pour les récupérer et les chaussa.
— Si vous me permettez de sortir, monsieur, je dois…
Elle se mordit la lèvre. Quand il hocha la tête en signe de compréhension, elle se leva, repoussa le rabat de la tente et s’éloigna. Hugh trouva ses bottes et les enfila en souhaitant être capable de réfléchir clairement. Son corps avait encore fortement envie d’elle, comme s’il le traitait d’idiot d’avoir respecté la promesse qu’il lui avait offerte.
Il avait mis tous ses efforts à prétendre qu’il était indifférent à sa présence si près de lui. La tentation de s’emparer d’elle et de stopper son argumentation avec des baisers et des caresses avait été presque plus qu’il ne pouvait en supporter.
***
Jenny se hâta d’entrer dans la forêt, trouva un endroit pour soulager son besoin immédiat, puis, en espérant que Hugh ne la chercherait pas tout de suite, elle partit à la recherche de Peg.
La servante d’autrefois parlait avec Gawkus près des feux de cuisson, mais voyant Jenny, elle interrompit sa conversation et se dépêcha de venir la rejoindre.
— J’pensais point que vous seriez debout si tôt, dit-elle.
— Sir Hugh compte me ramener, dit Jenny. Cependant, je ne veux point m’en aller. Il pense que notre mariage n’est point légal, vois-tu, à cause de mes fiançailles avec son frère. Donc, il a l’intention de me remettre à mon oncle afin qu’il démêle tout cela.
— Morbleu, maîtresse, j’imaginais qu’vous éprouveriez beaucoup d’bonheur à épouser sir Hugh. Vous semblez vous plaire tous les deux et bien plus. Morbleu, quand vous chantez pour lui…
— C’était un rôle, Peg, comme tout le reste !
Ignorant la protestation muette qui s’élevait avec ses paroles, Jenny ajouta avec passion :
— Je ne veux point rentrer !
Peg fronça les sourcils.
— J’voulais point vous blâmer pour ça, maîtresse, surtout s’y peuvent encore vous marier à Reid Douglas. Morbleu, ma prop’ cousine a passé la nuit avec un homme, et c’tait un aut’ cousin, parce que sa mère est morte pendant qu’elle d’meurait chez eux. Y s’est organisé pour qu’elle rentre chez elle immédiatement l’lendemain matin, mais son fiancé y a exigé qu’elle soit examinée pour s’assurer qu’son cousin lui avait point pris son hymen, chagriné comme était le pauv’ homme et tout !
— Examinée ?
— Oui, certes, savez-vous rien là-dessus ?
Quand Jenny secoua la tête, Peg lui dit :
— Ma cousine a dit qu’la moitié des femmes du village sont v’nues r’garder quand la sage-femme a tâté pour voir si sa vertu était encore intacte. Elle pardonnera jamais à l’homme d’avoir exigé une telle chose d’elle.
Un frisson remonta le long de l’échine de Jenny. Reid réclamerait-il un tel examen ? La vision que les paroles de Peg avaient provoquée dans son esprit lui donna la chair de poule.
— Je ne peux point rentrer, dit-elle fermement.
— Oui, mais y l’faut, maîtresse. Une femme doit agir selon les souhaits d’son mari.
Jenny serra les dents pour s’empêcher de hurler qu’elle n’était obligée à rien de tel. Cependant, discuter de ce point avec Peg était inutile.
Observant les alentours, elle vit que Hugh était sorti de leur tente et parlait à plusieurs hommes près du second feu.
Il attira brièvement son regard, mais il n’esquissa pas un geste vers elle. Et il ne lui fit pas signe de venir.
Interprétant cela comme le fait qu’il n’allait pas tenter de lui donner un ordre tout de suite et constatant que Gilly s’était joint à Gawkus où Peg avait quitté ce dernier, elle marcha lentement vers eux en essayant de trouver comment leur présenter sa situation.
Ils sourirent tous les deux à son approche. Mais, remarqua-t-elle aussi, ils regardèrent Hugh de concert.
— Bon matin, dit-elle en attirant de nouveau leur attention sur elle. J’espère qu’vous aurez du temps après le p’tit déjeuner pour qu’on s’entraîne ensemble, Gilly. J’veux vous montrer à quel point j’ai amélioré ma façon d’viser avec mon poignard.
— Certes, oui, Jenny, dit Gilly. C’est-à-dire, si vot’ homme approuve. Les maris, voyez-vous, peuvent être des créatures susceptibles.
— Oh, cela ne dérangera point Hugo, dit-elle.
Gawkus fronça les sourcils.
— Morbleu, jeune fille, dit-il. L’homme vous a surveillée comme un loup surveille son petit d’puis qu’y est arrivé. Et Gilly est peut-être p’tit, mais c’est quand même un aut’ homme.
Sentant la chaleur envahir ses joues, Jenny lui dit :
— Même alors, Hugo sait que Gilly m’enseigne. Y ne s’opposera point à une autre leçon.
— Non ? demanda Gilly avec un léger mouvement de tête.
Suivant son geste en s’attendant à voir Hugh avancer à grands pas vers eux, elle vit plutôt, avec une sensation de malaise, Lucas démontant leurs tentes.
— Y a déjà sorti les paillasses, jeune fille. Malgré que Hugo ait point cessé d’dire qu’y voulait voyager avec nous jusqu’à Threave, j’pense qu’y a une aut’ idée en tête c’te jour. Y a point été aussi content de vot’ mariage qu’on l’avait cru.
— Morbleu, croyez-vous qu’il me quitte ?
— Nenni, alors, dit Gawkus. L’homme y respire point sous un bonnet d’âne. Y vous veut pour lui seul, c’est tout.
Cette pensée provoqua de nouvelles sensations en elle. Elle était certaine que Hugh pouvait lui faire faire à peu près n’importe quoi s’il y était décidé et, au lieu de la rendre furieuse, ce fait intensifia les émotions étrangères et lui donna chaud dans tout le corps.
— Vous rougissez, jeune fille, dit Gilly avec un sourire entendu. J’vais juste aller lui d’mander s’y veut que j’continue à vous enseigner…
— Nenni, alors, ne le faites point, dit-elle, nerveuse, mais décidée à ne pas donner l’occasion à Hugh de dire à Gilly qu’il la ramenait à la maison. J’vais… j’vais aller lui d’mander moi-même.
— Oui, ce s’rait mieux, acquiesça le petit homme.
Certaine maintenant qu’avec la réaction de Peg, Gilly et Gawkus à leur mariage, elle ne pouvait compter sur personne d’autre — encore moins sur Pasquin — pour prendre son parti, Jenny se sentit plus agacée que jamais envers Hugh.
Elle était son égale en rang. En fait, pour ce qu’elle savait de Thornhill, ses domaines étaient peut-être plus grands et plus riches que les siens. Pourtant, à cause de sa stupidité et du stratagème de ses prétendus amis, Hugh était à présent son mari et pouvait lui ordonner tout ce qu’il lui venait l’envie de lui imposer.
— C’est injuste, marmonna-t-elle.
— Pardon, Jenny ? demanda Gawkus doucement.
Observant encore Hugh tandis que Gerda s’avançait d’un pas dansant jusqu’à lui, sans aucun doute en battant des cils, Jenny avait oublié que les deux hommes se tenaient debout à côté d’elle.
Levant les yeux sur Gawkus, elle aurait aimé avoir retenu sa langue. Mais sachant qu’elle lui devait une explication, elle se décida pour la vérité et dit tristement :
— Je ne veux point qu’y m’emmène loin d’ici.
— Alors, vous d’vez le lui dire, recommanda Gawkus.
— Je l’ai fait.
— Je vois.
Il échangea un regard avec Gilly, puis il le reporta sobrement sur elle.
— On vous a causé du tort, Jenny ? Aucun d’nous désirait ça.
Gilly semblait aussi bouleversé.
Jenny ne pouvait pas laisser ses deux amis croire qu’ils l’avaient trahie, alors que toute l’affaire était sa propre faute.
— Nenni, dit-elle doucement. C’était point un tort. Je… j’suis tout simplement point habituée à m’soumettre à un homme d’puis la mort d’mon père.
— Oui, on pensait ben qu’vous d’viez point avoir de paternel, aussi sûr qu’vous êtes là, dit Gawkus. J’crois que z’avez point de frères non plus.
Elle secoua la tête, prenant conscience qu’elle ne pouvait pas continuer à discuter de sa famille sans révéler la vérité ou tenter de mentir à nouveau, et elle ne voulait ni l’un ni l’autre. Si elle avait son mot à dire, elle ne mentirait plus jamais, à personne.
— Votre Hugo nous dévisage encore, dit Gilly. J’pense qu’vous devriez y aller maintenant et ramener l’esprit de l’homme au repos avant qu’y vienne ici et nous mette au repos.
Jenny regarda Hugh et vit que Gerda bavardait avec lui. Même alors, il l’observait et Gilly avait raison. Hugh paraissait menaçant.
Prudente afin de ne pas provoquer davantage sa colère, elle dit :
— J’ferais mieux d’y aller.
***
— Donc, j’me disais qu’peut-être, on d’vrait répéter not’ scène au cas où on oublierait nos répliques, dit Gerda.
Gerda battait des cils pour Hugh comme si elle essayait de les projeter hors de ses paupières. Deux fois, maintenant, elle lui avait touché le bras comme si elle sentait qu’il tentait de l’ignorer. Détournant les yeux, il vit Jenny marcher vers eux.
Quand Gerda posa une main sur son avant-bras et l’y laissa, il arracha avec réticence son regard sur Jenny pour contempler la jeune fille plus dodue, avec le désir de trouver quelque chose à dire qui découragerait le jeu de séduction de Gerda sans l’offenser.
Il n’avait pas décidé ce qu’il dirait aux autres dans la compagnie, mais il allait devoir trouver quelque chose bientôt. Lucas avait rempli les paniers de chargement et il avait presque démonté la tente. Bien qu’il ait agi avec discrétion, quelqu’un exigerait une explication sous peu. Les ménestrels n’avaient pas à emballer leurs effets avant au moins deux jours.
S’approchant d’eux d’un pas affairé, Cath lança :
— Gerda, si tu veux rompre ton jeûne, tu f’rais mieux d’y aller. Hugo veut point entendre tes flatteries aujourd’hui. L’homme vient d’se marier, ma mie, alors laisse-le tranquille, du moins jusqu’à ce que ses passions s’apaisent un peu.
Hugh croisa les yeux rieurs de Cath et sourit.
— Un tel apaisement pourrait prendre du temps, dit-il en sachant que cela était vrai… avec ou sans annulation.
— Certes, oui, dit Cath. Mais tout le monde oublie assez vit’ les premiers jours. J’vois que vot’ homme emballe vos effets. Comptez-vous partir, alors ?
— J’pense qu’vous comprendrez c’que c’est, dit-il. J’ai suivi ma jeune fille pendant si longtemps et suis passé si près d’cesser de croire qu’j’allais la gagner que j’la veux maintenant à moi pendant quequ’ temps. Les autr’ penseront-ils du mal de moi pour ça ?
— Nenni, alors, dit-elle en jetant un regard moqueur à sa fille. C’que j’pense, c’est qu’une seule personne pleurera vot’ perte, Hugo, et c’est not’ Gerda. Not’ dégingandé Gawkus peut vous remplacer dans la pièce, car si Gilly joue l’prêtre, ce s’ra encore plus drôle. Et, ajouta-t-elle avec un regard aigre, le cousin de Cuddy, Drogo, viendra à Threave avec nous, alors y peut prendre vot’ place pour le chant.
Voyant Jenny s’arrêter à proximité, Hugh lui fit signe d’approcher et passa un bras autour d’elle.
— J’disais justement à Cath et Gerda qu’on a l’intention d’partir, jeune fille. J’crois maintenant que j’aurais dû en informer d’abord Pasquin, par contre. On f’rait mieux de s’y mettre tout de suite.
Il la vit décocher un coup d’œil à Gerda, son expression peu révélatrice. Elle tendit alors une main à Cath en disant :
— Merci, et à vous aussi, Gerda, d’m’avoir fait sentir si bienvenue ici. Vous m’manquerez, toutes les deux. Tout l’monde ici me manquera.
Cath ouvrit les bras et Jenny s’y blottit.
Les larmes aux yeux, elle étreignit avec force la femme plus âgée. Puis, se tournant vers Gerda, elle ouvrit ses propres bras. Souriant largement, Gerda la serra.
— J’dirai point que z’êtes la meilleure femme pour lui, Jen, dit-elle. Mais c’est vrai qu’vous chantez bien. Alors, s’y vous rejette hors de sa distribution, v’nez nous retrouver.
Avec un petit rire aux accents larmoyants, Jenny lui dit :
— J’le ferai et avec plaisir. Merci !
Alors qu’elles s’éloignaient, Hugh dit :
— Vous avez bon cœur, jeune fille.
Elle ne répondit pas et il sut qu’elle luttait contre ses larmes.
***
Jenny n’aurait pas voulu admettre que, brièvement, elle avait davantage eu envie d’arracher les yeux de Gerda que de l’étreindre. Pourquoi cette impulsion s’était-elle manifestée spontanément, elle n’aurait pu le dire. Elle s’était pointée quand elle avait vu Gerda poser la main sur le bras de Hugh et elle avait enflé presque au point de la fureur. Elle n’était assurément pas jalouse !
Elle ne voulait pas non plus admettre qu’elle s’était obligée à étreindre Gerda seulement parce qu’elle avait serré Cath dans ses bras et qu’elle ne souhaitait pas donner de raison à Gerda de jacasser contre elle. Cela lui avait paru adéquat, alors elle avait simplement suivi cet instinct qui l’avait si bien servie dans le passé. À présent, elle était contente de l’avoir fait.
Marchant pour trouver Pasquin, elle attendit que Hugh parle.
— On dirait qu’il va neiger, dit-il enfin en fronçant les sourcils vers le ciel.
— Comme tous les jours depuis sept jours, lui rappela-t-elle.
— Ces nuages à l’ouest sont plus noirs, par contre, et le froid s’intensifie.
Il avait raison, mais, normalement, en mars, plus la fin du mois approchait, plus le temps s’adoucissait. En outre, il n’y avait pas eu de lourdes chutes de neige depuis des semaines.
Elle était plus inquiète à propos de ce qu’ils raconteraient à Pasquin et ce qu’il leur dirait à eux. Ils le trouvèrent à sa tente.
Il les avait entendus venir et il sortit à leur rencontre.
Promenant son regard de l’un à l’autre, il leur dit :
— Alors, vous nous quittez. J’suis sûr qu’y a rien de négatif ent’ nous.
— Rien, monsieur, dit Hugh. Quoique j’aie bien l’intention d’emmener ma jeune fille loin d’ici. J’espère qu’vous z’avez point d’objection.
— Nenni, comment le pourrais-je ? J’pense que j’connais point encore toute l’histoire et j’souhaite qu’un jour, tu trouves opportun de m’la raconter.
Jenny se raidit, n’osant pas regarder l’un ou l’autre homme à présent qu’elle savait qu’ils déchiffraient aisément ses expressions.
Pour apaiser la tension, elle prit une inspiration et se concentra à s’exécuter lentement et à expirer tout aussi poussivement.
Pendant qu’elle s’exécutait, Hugh dit :
— Nous aurons p’t-être autr’ chose à discuter une aut’ fois, monsieur. En tous les cas, j’vous suis reconnaissant, à vous et les aut’, d’nous avoir accueillis tous les deux comme vous l’avez fait. C’était gentil de vot’ part et généreux. Nous vous souhaitons du succès à Threave.
— Oui, mais tu y seras aussi, n’est-ce pas, Hugo, mon garçon… engagé comme tu l’es à te produire pour le lord de Galloway.
Hugh acquiesça d’un signe de tête.
— J’y serai. Mais point ma jeune fille. J’ai d’abord l’intention d’la ramener à la maison.
— Une excellente idée, dit Pasquin. Sans aucun doute, tu la laisseras entre bonnes mains. Tes parents, probablement.
— J’vous l’promets, elle s’ra en sécurité, dit Hugh. Venez maintenant, Jenny. J’veux partir dès qu’nous l’pourrons.
— C’t’une journée sombre pour voyager, dit Pasquin.
— Oui, mais on s’ra en sûreté, dit Hugh.
— Amènerez-vous c’te Peg avec vous aussi ?
— Ça dépend d’Peg, dit Hugh.
Jenny, à son grand étonnement, ayant centré ses pensées sur sa quête ratée de trouver quelqu’un pour la soutenir dans son désir de ne pas s’en aller, n’avait pas accordé une seule pensée visant à prévenir Peg qu’elle devait emballer leurs affaires.
***
Hugh attendit qu’ils se soient éloignés de Pasquin avant de dire :
— Vous avez eu l’air un peu stupéfaite quand il a mentionné Peg. Ne lui avez-vous point dit que nous partions ?
Jenny secoua la tête.
— Que lui avez-vous dit, alors, quand vous lui avez parlé ? demanda-t-il.
Quand Jenny ferma les yeux, il faillit sourire, devinant aussitôt ce qui s’était passé. Il n’osait imaginer comment la jeune fille avait pu atermoyer. Le silence s’éternisa jusqu’à ce qu’il dise doucement :
— Je dois également supposer que Gawkus et Gilly ne se sont révélés d’aucun secours.
Elle ouvrit les yeux sur ces paroles, le fusilla du regard et pivota pour s’en aller. S’il ne l’avait pas saisie par l’épaule pour l’arrêter, elle serait sûrement partie en furie.
— Nenni, nenni, dit-il avec un petit rire. Songez seulement à la vision que vous offrirez si vous rentrez au campement le nez en l’air et les yeux lançant des éclairs. Si vous ne trébuchez point sur vos propres pieds, vous susciterez certainement l’amusement chez tous ceux qui vous verront.
Elle se retourna brusquement, les bras écartés et le menton toujours levé au ciel — n’était-ce que parce qu’elle devait relever la tête pour lui faire les gros yeux.
— Cela vous procure-t-il autant de plaisir alors que mes amis se sentent impuissants à m’aider ?
— Point de plaisir, non, dit-il. Mais il est bon de vous voir affronter la vérité et l’accepter pour une fois. C’est-à-dire, si vous l’avez acceptée. Je ne suis point encore sûr que ce soit le cas. Allons-nous ensemble le dire à Peg ou dois-je demander à Lucas de s’en charger ?
— Elle sera peut-être plus contente si c’est Lucas qui le lui dit, dit Jenny. Elle l’aime bien, je pense, alors elle sera sûrement plus malléable entre ses mains.
Cependant, ils virent Peg avant de voir Lucas et sa réaction fut inattendue.
— Vous rentrez à Annan House ? J’tais certaine qu’vous iriez directement à Thornhill avec… avec lui, ajouta-t-elle en jetant un coup d’œil à Hugh et ensuite autour d’elle, comme si elle ne savait pas trop comment l’appeler, car ils étaient encore avec les ménestrels.
Puis, dans un murmure dur, elle dit :
— Maîtresse, j’ose point r’tourner là-bas.
— Ne sois point idiote, Peg, dit Jenny. Je vais te protéger.
— Comment l’pouvez-vous ? J’travaille pour Sa Seigneurie, oui, et pour milady. Et si vous pensez qu’elle m’gardera après ça, vous la connaissez point. Vous avez bien dit que j’pouvais besogner pour vous à Thornhill, monsieur, et j’aurais pu l’faire, bien qu’ce soit loin d’Annan et que j’préférerais rester ici. Voyez-vous, Cath dit que j’suis douée avec l’aiguille et j’serais avec Bryan.
— Ne préférerais-tu point être avec Lucas ? demanda Jenny.
Peg parut stupéfaite.
— Celui-là ? Nenni, j’le voudrais point ! J’vais vous aider à emballer vos effets, maîtresse, mais à moins qu’sir Hugh, ah, pauv’ de moi…, à moins qu’Hugo dise que j’suis obligée, j’aimerais mieux rester.
Hugh fronça les sourcils.
— Ma jeune fille devrait avoir une servante avec elle, Peg.
— Elle a un mari et son serviteur. Elle s’ra sûrement en sécurité avec vous deux.
— Je ne peux point t’ordonner de partir, admit-il.
— Morbleu, monsieur, j’pense qu’vous êtes idiot vous-même d’partir. Voyez ce ciel !
Regardant docilement, Hugh constata que même si des espaces bleus se voyaient encore parmi les nuages, ceux-ci étaient plus noirs qu’avant et plus bas. Le vent agitait les feuilles dans les arbres, mais dans la forêt, il était difficile de juger de sa force.
Jenny parut pleine d’espoir.
— Nous devrions peut-être attendre un ou deux jours, dit-elle. Ils ont besoin de vous pour la pièce.
— Nenni, c’est faux, lui dit-il fermement. Et ils n’ont point besoin de vous. Cette tempête passera exactement comme toutes les autres. Vous verrez.
Elle soupira.
— Je suis certaine que vous avez raison, monsieur. Vous avez bien l’agaçante habitude d’avoir presque toujours raison.
Hugh rigola, mais pour une fois, il avait tort.