Jenny vit l’homme alors qu’ils traversaient la rivière Dee — le long d’une passerelle en bois étroite et visiblement temporaire — jusqu’à l’îlot de Threave.
Au début, elle crut seulement qu’il lui semblait vaguement familier et se demanda s’il pouvait être quelqu’un rencontré à Easdale avant la mort de son père.
Hugh et elle s’engageaient sur le passage à gué alors que le groupe qu’elle avait remarqué émergeait sur l’îlot, de sorte que celui qui avait attiré son attention ne lui offrait que son profil.
Il avait l’air d’un aristocrate jusqu’au bout des doigts, élégant d’apparence et arrogant de comportement. Il possédait l’un de ces visages qui ne changent pas beaucoup à partir de l’âge moyen. Elle évalua qu’il devait avoir quelques années de plus que Hugh, mais qu’il était plus jeune que Dunwythie.
Reid chevauchait derrière l’homme, mais il pressa sa monture pour qu’elle s’aligne sur la sienne tandis que leurs chevaux mettaient les sabots sur l’îlot. Jenny s’aperçut alors qu’elle avait vu l’aristocrate avec Reid plus tôt, dans la salle du château Mains.
Elle jeta un coup d’œil à Hugh. Si Reid connaissait cet homme, peut-être que lui aussi.
Hugh regardait droit devant lui, faisant attention à son cheval, une bête plutôt nerveuse qui, même après une chevauchée ennuyeusement lente de huit miles, avait encore tendance à sursauter ou à se cabrer en face de prétendus obstacles ou ennemis. Hugh le dirigeait assez adroitement, mais sans avoir l’air de ne faire qu’un avec son animal comme à son habitude. Elle savait qu’il était fatigué, mais après sa précédente rebuffade, elle n’allait pas lui demander si sa tête le faisait encore souffrir. Cependant…
— Monsieur, connaissez-vous l’homme avec qui chevauche votre frère ?
Il commença par secouer la tête, mais parut visiblement se raviser.
— Nenni, jeune fille, dit-il alors. Pourquoi me posez-vous la question ?
— J’ai l’impression que je devrais le connaître, mais je n’arrive pas à le replacer.
— Oui, bien, sans doute l’avez-vous vu au château Mains. Ou bien croyez-vous qu’il puisse s’agir d’un des scélérats que nous cherchons ?
— J’ignore qui il peut être, dit-elle. Je l’ai bien vu avec Reid au château Mains, mais quelque chose d’autre chez lui titille mes souvenirs. J’imagine que cela me reviendra plus tard.
— Bien, ne me réveillez point au milieu de la nuit, dit-il avec un léger sourire. Archie semble penser que je vais participer au tournoi.
— Vous ne pouvez point vouloir dire jouter !
— Nenni, point seulement jouter, Jenny. On paie pour prendre part à un tournoi et on pourrait jouter si on nous lance un défi. Cependant, peu de gens participent uniquement pour jouter les uns contre les autres. Il y aura d’importants groupes d’hommes compétitionnant groupe contre groupe. Ma participation est une décision que je dois prendre avant ce soir. Mais je ne suis point idiot, jeune fille, ni n’ai-je pour habitude de pratiquer la joute de l’anneau ni courir à une quintaine.
— Je ne sais point avec précision ce que veulent dire ces choses, admit-elle. Je n’ai jamais regardé un tournoi.
— La joute de l’anneau consiste à chevaucher à toute vitesse sur un terrain et tenir une lance que l’on doit faire entrer dans un petit anneau suspendu à un ressort environ au niveau des sourcils du cavalier. La joute se dispute entre deux cavaliers munis de lances, de piques ou d’épées, et une quintaine est une cible en forme d’homme que l’on frappe à cheval ou à pied et qui peut vous cogner en retour. Cependant, vous verrez tout cela et je vous expliquerai tout ce que vous ne comprenez point.
Elle dut se contenter de cela. Toutefois, elle espérait qu’il y aurait suffisamment d’hommes pour participer à ces événements afin de rendre le concours de Hugh inutile.
Ils descendirent de leurs montures dans le mur d’enceinte et suivirent Archie en haut d’un escalier abrupt en bois jusqu’à l’entrée de l’immense donjon, et ensuite dans la grande salle.
— La cuisine se trouve au-delà de ce mur au fond, dit-il. Des caves, des prisons et un puits sont situés sous elle, et l’escalier principal monte à travers le mur dans l’angle du coin ouest. La tour de la garde-robe dans l’angle sud dessert tous les étages.
— Pouvez-vous héberger tous ceux qui viendront ici ? demanda Jenny.
— Pardieu, milady, la plupart des gens installeront leurs propres tentes et pavillons, tout comme pour n’importe quel tournoi. Plusieurs l’ont déjà fait, comme vous l’avez sans doute vu. Ceux qui suspendent leur casque et leurs armes devant leur tente montrent qu’ils comptent compétitionner. Nous avons délimité les parcours pour les concours et nous allons bientôt déplacer les bateaux ancrés ou échoués sur le sable dans notre port en amont, afin d’organiser notre quintaine sur l’eau où les spectateurs profiteront d’une bonne vue sur les compétitions s’y déroulant.
— Combien de bateaux participeront ? demanda Hugh.
— Deux à la fois ; chacun équipé de huit rames au maximum, dit Archie. Les petits bateaux n’ont point besoin d’autant d’espace que les gros pour se déplacer autour, mais ils nous offrent quand même du bon sport. Nous allons installer le poteau de la quintaine au milieu du canal. J’ai vu de telles compétitions dans l’estuaire, une fois. C’était grandiose, bien que le courant étant aussi rapide qu’il l’était alors, cette compétition était plus dangereuse que ne le sera la nôtre. Quant à vos quartiers, lady Easdale, continua-t-il avec un sourire, comme vous êtes mes parents, vous et Hugh demeurerez ici dans le donjon. S’il y a quoi que ce soit qui vous mécontente ou vous inquiète, dites-le-moi immédiatement. Je veux que mes invités soient confortables.
Elle sourit et lui assura qu’elle n’y manquerait pas, mais comme elle connaissait peu les forteresses, elle doutait d’avoir des critiques à faire sur la sienne. Aussi gentil qu’il se soit montré, reprocher quelque chose à un homme appelé Archie le Terrible semblait imprudent.
Jetant un autre coup d’œil à Hugh, elle se demanda s’il avait déjà trouvé l’occasion de mentionner la bosse sur sa tête à Archie. La pensée venait tout juste de se matérialiser, cependant, qu’elle s’aperçut qu’elle connaissait la réponse.
Hugh n’avait pas cherché une telle occasion ni ne la remercierait de mentionner sa blessure à quiconque — ni l’attaque qu’il avait essuyée, en y pensant.
Elle songea qu’elle commençait à connaître son mari.
***
Hugh était fatigué et sa tête était douloureuse. Il aurait aimé se mettre directement au lit et dormir, mais un homme ne pouvait pas faire cela au milieu de l’après-midi.
Ce qu’il devrait faire était de se rafraîchir et retirer son habit d’équitation pour enfiler une tenue plus appropriée pour la salle du souper. Ou, au vu de l’attente d’Archie sur sa participation au tournoi, il devrait marcher ou partir à cheval pour aller étudier la compétition qui était déjà sur place.
Quand le laquais les accompagna à leur chambre à coucher au quatrième étage, il souffrait déjà d’un violent mal de tête. Lucas les suivit avec les garçons apportant leurs bagages, et pendant qu’il s’activait de-ci de-là plus tard, Hugh ressentit une envie impatiente et inhabituelle de leur ordonner de partir et de le laisser en paix.
Croisant le regard futé de Jenny, il retint sa langue et marcha plutôt jusqu’à la fenêtre pour regarder vers le nord-ouest.
Là, des pavillons et des tentes couvraient la rive ouest, la plus élevée de la Dee, encore plus densément qu’ils avaient recouvert la rive est plus humide. Il ne les avait pas tous vus avant, car la masse du château les avait dissimulés. Cependant, il savait qu’ils occuperaient chaque champ avant le début du tournoi le lendemain.
— Je vais aller marcher autour, déclara-t-il en se détournant de la fenêtre. Je devrais voir qui est ici et peut-être parler un peu plus du tournoi avec Archie.
— Une excellente idée, monsieur, dit Jenny en souriant. Je peux descendre et chercher la présence d’autres dames présentes ici. Je n’en ai vu aucune dans la salle pendant que nous la traversions, mais elles doivent se cacher quelque part. L’intendant le saura, ou bien je peux trouver Joanna et…
— Nenni, jeune fille, vous ne devriez point vous aventurer nulle part à Threave. Il y aura peu de femmes ici, aujourd’hui, très peu dans l’ensemble, à bien y penser, à comparer au grand nombre d’hommes vigoureux. Vous resterez ici où vous pouvez verrouiller la porte et demeurer en sécurité.
— Mais il n’y a rien à faire ici, protesta-t-elle. J’ai bien emporté quelques choses pour m’occuper les mains ou mes heures d’oisiveté. Cependant, je pensais que nous serions accaparés par notre recherche des fauteurs de trouble. Il vaudrait sûrement mieux que je me mêle aux gens pour chercher…
— Jenny, vous allez m’obéir, dit-il fermement. S’il y a des ennuis qui se préparent comme vous le soupçonnez, cela doit inclure les ménestrels. Toutefois, ils ne semblent point être déjà arrivés. Ils ne campent point dans le mur d’enceinte comme à Lochmaben.
— Au château Moss, nous ne campions point à l’intérieur du mur, dit-elle. Nous avions installé nos tentes dans la forêt tout comme nous l’avons fait près de Dumfries. Et nous avons bien vu des boisés alors que nous approchions du château. Vous pourriez m’emmener…
— Pas maintenant ; et je vous interdis de chevaucher là-bas seule, ou d’y aller à pied, tout compte fait.
Elle jeta un coup d’œil à Lucas, encore occupé avec les aides, et elle retint sa langue. Cependant, Hugh savait qu’elle avait rejeté le danger et doutait de pouvoir lui faire confiance pour rester sur place.
Tenté de lui arracher une promesse de lui obéir, il se tourna plutôt vers Lucas.
— Quand tu auras fini ici, dit-il, je veux que tu gardes l’œil sur la porte pour t’assurer que personne ne dérange Sa Seigneurie.
— Oui, m’sieur, dit Lucas en jetant un regard dubitatif en direction de Jenny.
Hugh se retourna vers elle, décidé à lui faire comprendre la situation. Mais à son étonnement, elle souriait, affichant ses fossettes enchanteresses.
— Vous désirez me protéger, mon seigneur, dit-elle en posant une main douce sur sa joue et en le fixant dans les yeux. Je vous suis reconnaissante de votre intérêt. Toutefois, pensez-vous que Lucas suffira comme protection ? Il est compétent, mais vous l’êtes tellement plus…
Elle marqua une pause de manière suggestive. Et malgré son mal de tête et un sentiment persistant de lassitude, une partie de lui commença à exprimer un intérêt pour elle qu’il ne pouvait pas ignorer.
— Lucas, amène tes gars et laisse-nous, dit-il d’une voix rauque.
Lucas s’en alla en chassant les laquais devant lui.
***
Souriant toujours, Jenny contempla Hugh avec méfiance, se demandant s’il avait percé à jour ses tactiques pour éviter un ennui certain et ne sachant pas trop comment il allait réagir, le cas échéant.
Il saisit la main qu’elle posait sur sa joue et la déplaça sur son torse tandis qu’il l’attirait plus près et murmurait :
— Aimeriez-vous garder votre mari près de vous, jeune fille ? Soyez prudente, de crainte que les hommes commencent à croire que je permets à madame mon épouse de m’empêcher d’accomplir mon devoir en me séduisant.
— Vous avez un devoir envers votre épouse aussi, monsieur, dit-elle en inclinant son visage vers lui d’une manière invitante.
— Oui, certes, dit-il en l’embrassant et la laissant l’attirer vers le lit.
Même alors, elle le vit grimacer quand il baissa la tête pour l’embrasser.
— Dois-je vous déshabiller ? demanda-t-elle en faisant attention à dissimuler son inquiétude.
— Je ne peux rester longtemps, Jenny, la prévint-il. Nous allons faire vite.
— Si c’est ainsi, murmura-t-elle en tendant la main vers le laçage de ses braies tandis qu’elle lui caressait le torse et le ventre avec l’autre.
Malgré son avertissement, il lui fut assez facile de ne pas agir trop vite. Elle avait rapidement distingué ce qu’il aimait et elle l’encouragea à savourer son plaisir, se démenant plus qu’à l’habitude pour le stimuler afin qu’il n’ait pas à déployer trop d’efforts jusqu’à l’orgasme. Cependant, quand le moment commença à approcher, elle le laissa prendre les rênes, se soumettant à tous ses désirs et caprices comme elle était certaine qu’il dirait que toutes les meilleures épouses le faisaient. La fin justifia ses moyens. Hugh s’effondra sur elle. Les yeux fermés, haletant, il resta allongé là, épuisé.
Jenny ne parla ni ne bougea. Lui non plus.
Il commença à ronfler doucement.
Jenny resta immobile jusqu’à ce que ses ronflements se calment pour faire place à une respiration profonde et régulière. Puis, lentement, avec précaution, elle se dégagea de sous lui et se glissa hors du lit.
Se nettoyant, puis cherchant un peignoir pour le bien de la modestie, elle trouva d’abord sa vieille tunique bleue fourrée à la dernière minute dans un panier au cas où elle aurait pu en avoir besoin. La lançant par-dessus sa tête, elle laça son corsage et se tressa rapidement les cheveux. Ensuite, elle ouvrit la porte avec précaution en s’attendant à découvrir Lucas sur le palier.
Elle voulait qu’il retrouve Peg afin qu’elle puisse l’aider à s’habiller pour le soir. Cependant, le palier était vide et il ne restait pas plus de deux heures avant le repas.
Lucas reviendrait à un moment donné, mais comme Jenny lui avait dit qu’elle n’avait nul besoin d’une servante, elle doutait qu’il soit de retour assez vite pour aller chercher Peg là où campaient les ménestrels. Mais pour s’habiller de manière convenable pour la table d’honneur avec lady Joanna, il lui fallait absolument les services d’une bonne habilleuse.
Tournant le regard vers Hugh et décidant avec satisfaction qu’il devrait dormir au moins jusqu’à son retour, elle ferma la porte aussi silencieusement qu’elle l’avait ouverte. Ensuite, elle descendit les marches en hâte en espérant rencontrer Lucas qui remontait.
Tournant le coin sur le palier suivant, elle faillit entrer en collision avec Fiona.
— Que faites-vous ici ? demanda Jenny.
Le menton de Fiona se releva avec défi.
— Je suppose que je peux aller où je le veux sans que vous ne me disiez que cela m’est interdit.
Jenny haussa les sourcils.
— Vous avez quatorze ans et vous êtes plus avisée que de vous promener seule. J’espère que vous n’avez point fait de mauvaise plaisanterie.
— Non, rétorqua Fiona. En vérité, je viens juste de quitter ma mère et mon père, et j’étais sur le point de retourner à la minuscule cellule que je partage avec Mairi.
— Où êtes-vous ? demanda sèchement Jenny.
Rougissant jusqu’aux oreilles, Fiona ne croisa pas son regard.
— Oubliez cela maintenant, dit Jenny d’un ton vif. Il adonne que j’ai décidé de sortir du mur. Je me demandais comment y réussir seule.
— Oh ! pouvons-nous ? Je voulais vraiment voir toutes les tentes. Elles sont si…
— Nous n’allons point regarder les tentes, dit sévèrement Jenny. Je dois retrouver Peg.
— Peg ? Morbleu, est-elle ici ?
— Oui, certes, avec les ménestrels. Elle est restée avec son frère.
— Alors, bien sûr, allons la trouver.
Jenny n’était pas sûre que cela serait aussi facile et alors qu’elles traversaient la cour vers le grand portail, elle vit tout de suite que non.
Tam Inglis, le capitaine de la garde qu’elle et Hugh avaient rencontré à leur arrivée au château Mains se tenait près du portail avec un certain nombre d’hommes d’armes.
Reprenant ses esprits, elle dit :
— Fiona, ne dites mot et ne donnez aucun signe que mes propos au capitaine sont autre chose que la vérité.
Ne recevant aucune réponse, Jenny avança à grands pas assurés jusqu’à Tam Inglis et dit :
— J’espère que vous vous souvenez de moi, car je dois trouver mon habilleuse. Elle s’est arrêtée pour rendre visite à son frère, qui est jongleur avec les ménestrels, et elle est restée trop longtemps. Je compte aller moi-même la chercher.
— J’sais bien qui vous êtes, milady, mais j’crains de point pouvoir laisser deux jeunes femmes quitter le château toutes seules, dit Tam avec, elle décida, un regret feint.
— Nenni, évidemment, vous ne le pouvez point, dit-elle. C’est pourquoi je suis venue vous trouver, plutôt qu’essayer de dénicher mon mari dans la salle ou ailleurs. J’espérais que quelqu’un au portail jouirait de l’autorité d’assigner une paire d’hommes d’armes pour nous montrer le chemin. L’avez-vous, Tam Inglis ? Sans attirer de l’attention indue sur mon rang ?
— Oui, certes, dit-il avec un hochement de tête et un air soulagé qui amena Jenny à réévaluer son jugement précédent.
Faisant signe à deux hommes d’armes robustes debout à proximité, il donna l’ordre, et Jenny et Fiona se retrouvè-rent bientôt à l’extérieur du portail et traversèrent le pont de bois depuis l’îlot du château jusqu’à la berge est de la rivière.
— Avez-vous vraiment cherché sir Hugh dans la salle ? murmura Fiona pendant qu’elles suivaient leur escorte.
— Hugh est… tout simplement indisponible en ce moment, alors je suis contente que vous ayez pu m’accompagner, dit Jenny. Je dois m’asseoir à la table d’honneur, il me faut donc une femme de chambre.
— Oui, bien, j’espère que vous en direz autant à ma mère ou à Mairi si elles me cherchent, dit franchement Fiona.
Jenny lui sourit.
— Où alliez-vous ?
Fiona haussa les épaules.
— Je voulais explorer, tout simplement. Ma mère m’a à peine permis de quitter ses flancs depuis que nous sommes partis d’Annan. Je ne suis point habituée à une telle contrainte et je n’ai jamais vu un endroit semblable. Pourquoi toutes ces tentes sont-elles installées de l’autre côté de la rivière ?
Jenny expliqua, se sentant plutôt bombée d’orgueil grâce à ses connaissances.
— Archie et Hugh disent qu’il y en aura deux fois plus demain.
Alors qu’elles traversaient un long champ boueux, Jenny vit que tout l’espace autour du château était déjà bondé. Des feux brûlaient et elle pouvait renifler les arômes du souper en préparation. À un moment donné, regardant derrière elle, elle crut voir Reid Douglas. Un trio d’hommes d’armes passa alors et quand il fut parti, elle ne le vit pas et décida qu’elle s’était trompée.
De nombreuses personnes érigeaient des tentes et des pavillons, et elle vit une rangée d’hommes portant des cottes et des casques courant chacun leur tour avec une lance vers un poteau soutenant un mannequin d’homme avec une épée. Un lancier courut vers la cible avec son arme prête au combat et frappa le personnage à son épaule.
Le mannequin pivota brusquement, et l’épée en bois dans sa main frappa le coureur si fort dans le dos qu’il tomba à plat dans la boue et sa lance vola dans les airs.
Fiona rigola.
— Je crois qu’il se sent idiot.
Les deux hommes les escortant surprirent apparemment ses propos, car l’un leur dit :
— Celui-là serait disqualifié dans un tournoi ou une joute.
Les deux savaient exactement où les ménestrels avaient campé et les trouvèrent facilement.
Alors qu’ils approchaient du campement, il vint à l’esprit de Jenny que si elle n’était pas prudente, leur accueil pourrait provoquer ce même scandale qu’elle et Hugh — et Dunwythie — espéraient éviter. Archie connaissait toute l’histoire, mais il ne les remercierait pas si son séjour avec la compagnie des ménestrels devenait le sujet principal pendant sa célébration royale. La simple pensée que Reid pourrait y jouer un rôle la fit tressaillir.
Comme elle portait sa tunique bleue et ses cheveux en tresses, les ménestrels la reconnaîtraient comme la jolie Jenny.
Toutefois, que pouvait-elle dire à propos de Fiona, vêtue d’une robe simple, mais tout de même élégante ? Et sur leur escorte ?
S’occupant d’abord de ce dernier problème, Jenny dit aux hommes :
— Je crois que les ménestrels préféreraient ne point voir d’hommes armés dans leur campement, alors je vous prie de nous attendre à l’entrée pendant que nous allons chercher mon habilleuse.
— Oui, certes, milady, répondit cordialement le plus âgé des deux.
— Viens, Fee, dit-elle en empoignant le bras de Fiona. Nous devons nous hâter.
Alors qu’elles pénétraient dans la clairière, un cri s’éleva :
— La jolie Jenny ! La jolie Jenny est de retour !
— Est-ce ainsi qu’ils vous appellent ? demanda Fiona alors qu’un certain nombre de personnes se dépêchaient vers elle de toutes directions.
— Oui, répondit Jenny avant qu’ils ne la submergent.
Étreignant d’abord l’un puis l’autre, elle tenta de présenter à Fiona les plus importants.
— Voici Gawkus et Gilly, et voici Gerda, ajouta-t-elle alors qu’elle serrait la jeune femme dans ses bras. Et…
Sa voix s’estompa quand elle leva les yeux de sur sa compagne pour rencontrer le regard sévère de Pasquin. Rapidement, elle exécuta une petite révérence et dit :
— Bonjour à vous, monsieur.
— Vous ne devriez point être ici seule, dit-il. Où est Hugo ?
— Dans le château, dit Jenny en prenant conscience qu’elle n’avait pas le courage, face à son comportement sévère, d’embellir davantage la chose.
L’idée lui traversa l’esprit que lorsque Hugh apprendrait ce qu’elle avait fait, il verrait cela d’un plus mauvais œil encore.
— Je vois qu’il vous a bien fourni une escorte, dit Pasquin en hochant la tête en direction des deux hommes à l’entrée de la clairière.
Avec un léger sourire, il ajouta :
— On doit supposer qu’Hugo a décidé de ne point demander une annulation.
— Je suis venue chercher Peg, dit Jenny, tout en souhaitant qu’il n’ait pas l’air si menaçant et espérant qu’il ne l’interrogerait pas sur la raison.
Elle ne pouvait pas lui mentir encore.
Jetant un bref coup d’œil à Fiona, il offrit à Jenny un long regard qu’elle réussit à soutenir directement sinon avec assurance. Ensuite, à son soulagement, il hocha la tête et dit :
— Peg est dans la tente de Cath, cousant des choses avec elle et d’autres. Là-bas, pointa-t-il.
Faisant signe aux deux hommes d’armes de rester là où ils étaient, Jenny s’avança à la hâte avec Fiona le long de la piste à peine visible qu’il avait indiquée.
— Ma foi, il semblait aussi féroce que ma mère dit que sir Hugh peut l’être, dit Fiona. Pourquoi l’a-t-il appelé Hugo ?
— Certaines personnes le font, dit Jenny. Comme moi-même, de temps en temps.
Ensuite, rejetant sa dignité à la vue de la tente de Cath devant, elle cria :
— Peg !
Quand elles l’atteignirent, Peg était dehors, les bras grands ouverts.
— Morbleu, maîtresse, d’où z’êtes-vous apparue comme ça ?
Jetant un regard méfiant à Fiona, elle ajouta :
— Vous pouvez point nous être revenue !
— Seulement pour un moment, Peg. Je dois retourner dans le château aussi vite que possible, car sir Hugh ignore où je suis. Cependant, j’ai besoin de toi. Je n’ai emmené aucune habilleuse et nous devons nous asseoir à la table d’honneur ce soir.
— Avez-vous apporté des vêtements appropriés cette fois, au moins ?
— Oui, certes, mais je ne peux tout enfiler par moi-même et je préférerais ne point dépendre de mon mari.
— Vous allez l’garder, donc ?
— Je le pense, dit Jenny en souriant.
Peg sourit largement.
— C’est un bon parti qu’vous vous êtes trouvé là, même si c’est moi qui l’dit.
— Viendrais-tu maintenant ?
— Oui, d’accord, dit Peg. J’dois seulement m’préparer un p’tit sac pour moi-même, si possible. J’ai des choses qu’les autres m’ont données et j’aimerais avoir aut’ chose à mettre si j’dois d’meurer au château avec vous. Combien d’temps aurez-vous besoin d’moi ?
— Tant que tu le pourras, dit franchement Jenny. Sir Hugh a l’intention de rentrer directement à Thornhill en partant d’ici, alors si cela te plaisait de venir avec nous…
Peg hocha la tête.
— Oui, j’le ferais volontiers. J’aime les gens ici, et Cath et Cuddy m’enseignent des tours de passe-passe, avec des écharpes et d’aut’ objets semblables. Mais j’avais oublié c’que c’était de vivre avec Bryan. J’le jure, maîtresse, j’peux parler à aucun homme plus de trois minutes sans devoir supporter les réprimandes de mon frère ensuite.
— Nous devons nous dépêcher, dit Jenny.
Elle devenait de plus en plus nerveuse à chaque minute qui s’écoulait et plus inquiète à propos de la remontrance qu’elle pourrait avoir à endurer elle-même.
Cath était sortie, alors Jenny l’étreignit, présenta aisément Fiona comme sa cousine et dit à Cath qu’elles avaient hâte de la voir davantage avant la fin du tournoi.
— Ma foi, j’espère qu’vous comptez chanter avec nous, dit Cath. C’est plus la même chose sans vous, jeune fille. Et Drogo, l’cousin de Cuddy, peut point chanter comme Hugo non plus.
— Cath, dit Jenny. Hugo m’a dit que Cuddy est anglais. Est-ce vrai ?
— Oui, dit Cath. Y est né de l’aut’ côté d’la frontière. Mais y a vécu ici plus longtemps.
— Drogo est-il anglais aussi ?
— Oui, que l’diable l’emporte c’t’homme ! J’peux point parler de lui. Y est jamais là quand on a besoin de lui, seulement dans l’cas contraire.
— Bon, on va partir maintenant, Cath, dit Peg. Jenny et Hugo résident dans l’château et j’vais aider Jenny là. On s’verra bientôt, par contre.
Jenny, Fiona et Peg retournèrent là où Jenny avait stationné son escorte aussi rapidement qu’elles le purent sans être impolies envers aucune des personnes qui voulaient lui souhaiter la bienvenue. Toutefois, quand elles atteignirent l’orée de la forêt, les deux hommes d’armes n’étaient pas là.
Apercevant Cuddy s’exercer à la flûte sous un arbre à proximité de l’endroit où elle avait laissé leur escorte, Jenny lui demanda s’il avait vu où étaient allés les deux hommes.
— Oui, certes, dit-il. Un aut’ d’leurs semblables les a amenés avec lui. Y a dit qu’y avaient besoin de tous leurs hommes sur l’champ pour garder l’ordre parce qu’les gars qui s’entraînaient pour samedi se séparaient maintenant pour aller souper. Et tous possédaient des armes.
Jenny fronça les sourcils en se demandant si elle devait prier deux des ménestrels de les raccompagner. Elle ne voulait pas solliciter Cuddy. Décidant qu’une telle compagnie attirerait sûrement plus d’attention qu’elle ne le souhaitait au portail du château, elle hésita.
— Qui a-t-il ? s’informa Fiona.
— Nous devrions peut-être nous faire accompagner d’hommes pour retraverser ce champ.
— Morbleu, nous sommes trois, dit Fiona. Avec autant de gens autour, personne n’oserait nous faire obstacle.
Peg l’approuva et Jenny aussi, quoique sans le dire, car elle savait que Hugh réprouverait avec véhémence.
Se souvenant de la facilité avec laquelle il l’avait enlevée dans la foule sur la place du marché à Dumfries, elle espéra qu’elle ne commettait pas une nouvelle erreur.
Néanmoins, Fiona avait raison. Elles étaient bien trois.
***
Hugh se réveilla d’un profond sommeil au son d’un débat féroce, quoiqu’à voix basse entre deux hommes derrière sa porte. Reconnaissant le marmonnement de Lucas, il commença à se redresser, seulement pour grimacer au martèlement dans sa tête et se rallonger. Il attendit brièvement que Jenny intervienne, s’aperçut qu’elle ne se trouvait pas dans la pièce, s’assit trop rapidement et rugit :
— Lucas !
La porte s’ouvrit et Lucas passa la tête à l’intérieur.
— Bon, alors, m’sieur, j’avertissais l’garçon d’cesser de brailler, mais y…
Reid, échouant à repousser Lucas, lança urgemment derrière lui :
— Hugh, je dois vous voir !
— Un moment, dit Hugh.
Puis, à Lucas :
— Où est Sa Seigneurie ?
Lucas regarda rapidement dans la chambre.
— Mais j’pensais qu’elle était avec vous.
— J’essaie de vous dire où elle est, dit Reid.
— Entrez, dit Hugh. Toi aussi, Lucas, et ferme la porte.
Avec un regard méfiant pour Hugh, Lucas laissa passer Reid et ferma la porte.
Oubliant sa tête endolorie, Hugh se concentra sur son frère.
— Maintenant, que voulez-vous me dire ?
— J’ai vu Jenny sortir à l’extérieur du portail avec Fiona, dit Reid. Écoutez Hugh, je…
— Comment diable ont-elles pu y arriver ? demanda Hugh tout en repoussant les couvertures.
Attrapant ses chausses et ses braies, il commença à les enfiler.
Reid lui dit :
— Elles se sont arrêtées au portail. Jenny a dû persuader le capitaine de la garde là de leur fournir une escorte.
— Bon là, vous voyez, marmonna Lucas. Sa Seigneurie n’est point si idiote…
— Tais-toi, dit Hugh. Je vais avoir un mot à te dire plus tard. Avez-vous vu vers où elles se dirigeaient, Reid ?
Alors que Lucas s’avançait rapidement pour apporter à Hugh sa chemise et sa cotte et que Hugh tirait sur ses bottes, Reid répondit :
— Elles ont traversé les champs et pénétré dans la forêt plus loin. Hugh, toute la région grouille d’hommes d’armes s’entraînant pour les tournois. Jenny et Fiona ne devraient jamais…
— Jusqu’où les avez-vous suivies ? demanda Hugh en acceptant son poignard de Lucas et le fourrant dans une botte.
— Jusqu’à la forêt, dit Reid. Je pense qu’elles sont entrées dans le campement des ménestrels. Mais ce n’est point tout. Je crois que Jenny a dû renvoyer son escorte une fois là-bas.
Hugh fronça les sourcils.
— L’avez-vous vue les renvoyer ?
— Nenni, mais j’ai bien vu les deux hommes que le capitaine de la garde lui avait fournis marcher pour revenir au château.
— Allons-y, dit Hugh en attrapant son épée et son ceinturon alors qu’il se dirigeait vers la porte.
Reid et Lucas se hâtèrent derrière lui.
***
Le champ était beaucoup plus bondé qu’une demi-heure avant et, pensant avoir aperçu Reid encore une fois, Jenny saisit Fiona par un bras et la tira sur le côté. Elle ne voulait pas tomber sur lui.
Peg se précipita pour les suivre, les rattrapant alors que Jenny expliquait à Fiona pourquoi elle l’avait empoignée.
Fiona rit en lui disant :
— C’est tout aussi bien que vous m’ayez tenu le bras, car lorsque vous avez tiré, j’ai failli glisser dans cette horrible boue. Mes chaussures sont ruinées de toute façon. Je peux juste imaginer ce que dira madame ma mère.
Elles continuèrent à marcher, mais elles progressaient lentement. Les feux de cuisson ainsi que les arômes alléchants de nourriture chaude avaient apparemment attiré aussi des gens de l’autre côté de la rivière.
Jenny s’inquiétait de plus en plus de ce que dirait Hugh. La foule se composait presque entièrement d’hommes, et ceux qui se trouvaient les plus près d’elles semblaient l’être plus que nécessaire. Au moins, elle pouvait aperce-voir le château et savoir qu’elle marchait dans la bonne direction.
Tournant pour s’assurer que Peg ne s’était pas laissé distancer, elle vit un homme juste derrière sa servante tendre le bras vers elle d’une manière déterminée et menaçante.
— Peg, attention ! cria Jenny.
En même temps, elle entendit l’homme derrière elle crier :
— Prenez garde là-bas, les gars. Lâchez-la !
— Désolée, jeune fille, marmonna celui qui avait tendu la main vers Peg tout en les dépassant rapidement. J’voulais point vous surprendre.
Peg le dévisagea.
Jenny ne pouvait pas voir le visage de l’homme, car il portait un casque comme la plupart des hommes dans le champ et gardait la tête baissée. Pendant qu’il s’éloignait en hâte, d’autres le suivirent en diminuant considérablement la foule qui avait semblé se refermer sur elles.
— De grâce, s’exclama Fiona. Que s’est-il passé ? Essayaient-ils de nous effrayer ?
— J’sais point, dit Peg. Ah ! mon doux, regardez là-bas, maîtresse.
Se tournant, Jenny eut une vue dégagée sur un Hugh en colère marchant à grandes enjambées vers elles.