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Chapitre 1

Dunwythie Mains, Annandale, 8 mars 1375

Scrutant à travers le feuillage vert un grand champ que le boisé environnant protégeait des vents qui pouvaient rugir dans le vallon en provenance de Solway Firth, Will Jardine dit :

— Et si Dunwythie nous surprenait ici ?

— Impossible, répondit le laird de Trailinghail, Robert Maxwell, vingt-cinq ans, alors qu’ils descendaient de leurs montures dans la forêt dense. Mes gars ont vu Sa Seigneurie chevaucher vers le nord avec dix hommes juste après l’aube.

Enroulant ses rênes sur une branche commode, il ajouta :

— Il sera absent la moitié de la matinée au moins, Will. Et nous avons tout à fait le droit de nous trouver ici.

Les sourcils du plus jeune s’arquèrent vivement.

— Vraiment ? dit-il sèchement. La plupart des gens d’Annandale contesteraient cela, y compris mon propre paternel si vous étiez assez stupide pour lui présenter les demandes impertinentes de votre frère.

— Les demandes d’Alex sont loin d’être impertinentes puisqu’il est shérif de Dumfries.

— Certes, mais seulement de Dumfries, rétorqua Will. Personne ici à Annandale ne tient compte de lui ou n’a besoin de lui ; encore moins lord Dunwythie.

Incapable de nier l’attitude de défi d’Annandale ou de Dunwythie, Rob garda le silence. Il regardait où il mettait les pieds tandis que lui et Will traversaient à grands pas le champ vers une dizaine d’hommes travaillant à l’autre extrémité. Ce ne serait pas une bonne idée de fournir à un Dunwythie récalcitrant plus de raisons de se plaindre en écrasant ses jeunes pousses tendres.

— Que Dieu soit loué pour Ses bienfaits ! s’exclama Will. Qu’est-ce qui pourrait bien amener ces deux-là ici ?

Rob leva les yeux.

Deux cavalières émergèrent des bois au nord sur une piste étroite au centre du champ. Bien qu’elles se trouvassent à environ cinq cents pieds, leurs robes, leurs capes bor-dées de fourrures et leurs voiles blancs flottant au vent les proclamaient femmes de la noblesse. Leurs silhouettes et leur souple dextérité avec leurs chevaux trahissaient leur jeunesse.

Tandis qu’elles s’approchaient, Rob remarqua que l’une était si blonde que sa chevelure semblait blanche sur le vert foncé de sa cape. La seconde avait les cheveux sombres, et les deux arboraient de longues nattes qui sautillaient d’une manière attirante sur leurs seins pendant leur avancée. Elles observaient les travailleurs et il était convaincu que ni l’une ni l’autre ne s’étaient encore apperçues que Will et lui — dans leurs braies, leurs jacks et leurs bottes de cuir — ne faisaient pas simplement partie du groupe.

Quelques nuages blancs floconneux flottaient dans le ciel sans trop bloquer la lumière du soleil. Elle luisait sur le champ vert couvert de rosée et dorait les nattes de la blonde cavalière.

— Je suis content de vous avoir accompagné, murmura Will avec une lueur malicieuse dans l’œil.

— Il s’agit d’aristocrates, espèce de vaunéant lubrique.

— Cré ! quelles femmes de la noblesse chevaucheraient ici seules comme celles-là ?

— Les filles de Dunwythie, sur la terre de leur père, à une demi-lieue de son château parmi ses propres ouvriers loyaux, dit Rob. Comportez-vous bien, maintenant.

— J’ai point l’intention d’effrayer de si jolis morceaux, rétorqua Will en rigolant.

Rob grimaça, connaissant la réputation de son ami avec les femmes. Jetant un nouveau regard en arrière sur les deux écuyères, il vit la blonde froncer les sourcils.

Visiblement, elle s’était aperçue de leur statut d’intrus.

— Nous allons aller à leur rencontre, dit-il à Will. Et vous allez bien vous comporter.

— Certes, oui. Avec d’si succulentes jeunes filles, j’vais me comporter d’une manière tout à fait charmante.

Rob soupira et modifia sa course pour les rejoindre en espérant éviter des ennuis avec Will. Le vieux Jardine étant le seul allié des Maxwell à Annandale, Rob ne pouvait pas s’offrir le luxe de provoquer la colère du fils favori de l’homme, son dernier survivant. Cependant, il ne laisserait pas non plus Will agir impoliment avec les filles de Dunwythie.

***

— Qui sont ces deux hommes ? demanda lady Fiona Dunwythie en repoussant une boucle sombre devant l’un de ses yeux bleus aux longs cils pour la replacer sous son voile.

— Je l’ignore, répondit Mairi Dunwythie, dix-neuf ans.

Souhaitant — pour la énième fois — en savoir plus sur les habitants de la région à proximité du plus grand domaine de son père, elle ajouta :

— Ils avancent vers nous à grandes enjambées, comme des hommes conscients de leur valeur.

— Alors, où sont leurs chevaux ? demanda Fiona. Selon mon expérience, les hommes sûrs de leur valeur marchent rarement sur de longues distances.

— Sans doute les ont-ils laissés dans les bois derrière eux, dit Mairi.

— Ils ont donc dû arriver du sud, conclut songeusement Fiona. Je me demande s’ils sont des Jardine.

Que les deux étrangers puissent être des membres de cette famille rebelle, cela était déjà venu à l’esprit de Mairi. Cependant, même si elle avait commencé sa vie à Dunwythie Mains, elle connaissait de vue un nombre restreint de ses voisins.

Trois ans après la mort en couches de lady Elspeth, la mère de Mairi, le père de cette dernière avait épousé lady Phaeline Douglas. Apprenant peu après leurs épousailles que les Jardine au sud d’eux et les Johnstone au nord étaient engagés dans une guerre de longue date et presque continuelle, Phaeline avait exigé que son mari déménage sa famille dans la maison près de la ville d’Annan, qui représentait une partie de son douaire, c’est-à-dire sa dot.

À l’époque, Phaeline était enceinte de Fiona, de sorte que son noble mari avait tout de suite obéi. Par conséquent, Fiona était née à la maison d’Annan près de l’embou-chure de la rivière, et Mairi avait vécu là-bas dès l’âge de quatre ans, faisant seulement quelques visites brèves en haut de la rivière, à Dunwythie Mains.

Que les deux hommes avançant vers eux soient des Jardine ou non, Mairi savait que son père s’attendrait à ce qu’elle les accueille bien, quoiqu’avec une froide politesse, sans plus.

Décelant maintenant de l’enthousiasme dans la posture de sa sœur, elle dit à sa manière tranquille habituelle :

— Je vous en prie, ma mie ; n’attachez point trop d’importance à ces hommes. Si ce sont bien des Jardine, le seigneur notre père ne voudra point que nous encouragions d’autres visites semblables.

Rejetant sa tête en arrière, Fiona lui dit :

— Certes, Mairi, mais père ne souhaiterait point que nous nous montrions discourtoises non plus. Et ils sont tous les deux très séduisants.

Mairi avait aussi remarqué ce fait. Les deux étaient des hommes imposants, à la chevelure foncée et aux traits bien dessinés. Le premier était mince aux hanches et à la taille, il avait des cuisses et des épaules d’aspect puissant et s’élevait de quelques pouces au-dessus de son compagnon.

Il paraissait aussi plus âgé de cinq à six ans et affichait une attitude qui suggérait son habitude de commander et d’agir comme il l’entendait. Il avait porté ses braies et ses bottes en cuir assez souvent pour qu’elles épousent bien sa silhouette. La chemise qui dépassait de son jack vert foncé était d’un blanc neigeux.

Tandis qu’ils se rapprochaient, elle vit que ses bottes étaient fabriquées en cuir tanné coûteux et non en cuir brut. Il arborait aussi une épinglette en éventail formée de trois courtes plumes d’un brun rougeâtre fixée avec une émeraude de petite taille, mais étincelante dans les plis de son chapeau. Les rayons du soleil peignaient des mèches rousses semblables dans sa chevelure brun foncé.

Le plus jeune homme avait les cheveux noirs et un corps plus dégingandé, et semblait du même âge qu’elle. Il contemplait Fiona d’une façon qui rappela à Mairi un faucon contemplant un lapin appétissant.

Manifestement inconsciente du regard prédateur, Fiona offrit un sourire assez séducteur, qui donna à sa sœur une forte envie de la réprimander. Toutefois, Mairi se mordit la langue et reporta son regard sur les deux visiteurs.

— Belle rencontre, miladies, leur dit le plus jeune quand les femmes s’arrêtèrent. Que font deux si jolies jeunes filles à chevaucher parmi ces rudes ouvriers agricoles ?

Se raidissant, Mairi leva une main pour faire taire Fiona juste au moment où l’homme plus âgé serrait une main ferme sur l’épaule de l’impertinent. Le geste de Mairi rata son but, car Fiona, le ton et l’œil malicieux, dit au jeune homme :

— Mais qui êtes-vous, monsieur, pour vous adresser à nous d’une manière aussi grossière ? Et que faites-vous dans notre champ d’orge ?

— Je vous prie de nous excuser, milady, dit l’homme plus imposant en regardant Mairi avec des yeux bordés de longs cils et d’un bleu glacier si pur qu’elle pouvait presque y contempler son reflet.

Sa voix était grave et de nature à provoquer d’étranges sensations en elle, comme si ces douces vibrations touchaient chaque nerf dans son corps.

La regardant encore directement, il lui dit :

— Je suis Robert Maxwell de Trailinghail. Ce rustre sans manières qui m’accompagne est William Jardine d’Applegarth. Je crois que vous devez être les filles de Dunwythie, n’est-ce pas ?

Mairi hocha la tête, effleurant le bras de Fiona en même temps dans l’espoir que ce geste la réduirait au silence, du moins brièvement. Puis, elle répondit :

— Vous devez savoir que vous vous trouvez sur la terre de mon père, monsieur. Quel est le motif de votre présence ?

— Un bon motif, milady, répondit-il. Je suis le frère du shérif Alexander Maxwell, ici aujourd’hui en son nom.

Par miracle, Fiona garda le silence, peut-être captivée par la voix basse aux modulations sensuelles de l’homme, tout comme Mairi.

— Mais pourquoi êtes-vous ici ? demanda Mairi, même si elle pouvait le deviner.

Son père avait souvent parlé de ce shérif.

— Pour établir la somme exacte que le seigneur votre père devra payer en impôts cette année à la couronne, dit-il. Voyez-vous, on détermine le montant en comptant l’ensemble de la population du domaine, en mesurant sa taille et en estimant le rendement probable de la récolte.

Mairi le savait. Son père avait récemment commencé à former ses deux filles à la gestion de ses propriétés, pour se protéger contre la possibilité que son épouse échoue à lui fournir un fils pour en hériter. Phaeline avait été grosse de nombreuses fois au cours de leurs seize années de mariage, mais elle avait jusqu’ici uniquement donné naissance à Fiona.

Dunwythie était depuis longtemps tombé d’accord avec sa noble femme qu’au moment opportun, Dieu leur accorderait un fils. Mais enfin, pressé par le frère aîné de Phaeline, il avait décidé d’enseigner à ses filles ce que chacune devait savoir si elle héritait un jour de ses domaines.

Les récoltes des domaines constituant la source principale de revenus de la fortune de Sa Seigneurie dans une région où peu d’hommes en possédaient, il avait emmené Mairi et Fiona à Dunwythie Mains pour observer les progrès de ses semences hâtives à cet endroit.

Malgré son savoir récemment acquis, Mairi éprouvait de la réticence à croiser le fer avec le frère du shérif. Le simple fait de rencontrer son regard lui donnait l’impression d’être dangereusement vulnérable, comme s’il avait aisément fait fondre ses défenses et démolirait tout aussi facilement toute position qu’elle pourrait adopter pour le persuader de partir.

Pendant qu’elle cherchait des mots diplomatiques pour dire aux deux hommes qu’ils devraient patienter et traiter directement avec son père, sa sœur spontanée leur dit :

—Je suis certaine qu’aucun de vous deux ne devrait rôder ici pour aucun motif sans le consentement de mon père.