Chapitre 1

Annandale, Écosse, mars 1374

Janet, baronne d’Easdale, dix-sept ans — Jenny Easdale pour ses amis et sa famille —, tentait d’ignorer sur sa cuisse droite la main grosse comme un jambon de l’homme à qui, quelques heures plus tôt, elle s’était promise en mariage. À cette fin, elle observait intensément les cinq jongleurs se produisant dans l’espace devant l’estrade dans la grande salle d’Annan House, essayant de déterminer lequel pouvait être le frère aîné de sa femme de chambre.

Comme le fiancé de Jenny était ivre et que, par ailleurs, elle ne possédait aucun renseignement sur le frère de Peg, sauf qu’il était jongleur dans la compagnie des ménestrels et des musiciens divertissant les invités à son repas de fiançailles, tous ses efforts jusque-là avaient été vains.

Les cinq jongleurs portaient les cottes courtes et les chausses de couleurs variées adoptées par les ménestrels de toutes sortes, et aucun n’avait une crinière de bou-cles rousses comme celle de Peg. Jenny voyait peu de choses pour les distinguer entre eux.

Reid Douglas serra sa cuisse, compliquant sa volonté de l’ignorer.

Deux bouffons aux visages blancs — un grand, l’autre aussi petit qu’un enfant et portant la barbe — se poursuivaient, semant la panique parmi les jongleurs qui conservaient néanmoins agilement leurs balles dans les airs.

— Donnez-moi un baiser, marmonna Reid beaucoup trop près de l’oreille droite de Jenny, articulant mal ses mots. C’est mon droit, maintenant, jeune fille, et je ne vous ai point encore goûtée.

Elle lui jeta un coup d’œil, luttant pour dissimuler son dégoût et son mépris. Il était son aîné de quatre ans et il était séduisant, supposait-elle, avec un corps d’apparence forte, une chevelure brune bouclant légèrement et les traits taillés à la serpe des Douglas. Et sans aucun doute, tous les hommes se saoulaient occasionnellement. Toutefois, elle n’avait pas jeté son dévolu sur Reid et ne voulait pas de lui.

Cependant, lord Dunwythie et sa femme, Phaeline, avaient clairement exprimé que l’avis de Jenny n’importait pas dans le choix de son époux. Dunwythie, son oncle par alliance, était également son tuteur. Si seulement son père était encore en vie…

— Allez, Jenny, embrassez-moi, dit Reid plus énergiquement en se penchant si près qu’elle craignit qu’il bascule et la fasse tomber de son tabouret à dossier.

Son haleine empestait la bière et les mets épicés qu’il avait mangés.

Elle se raidit par anticipation.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il en fronçant les sourcils. Maintenant, vous êtes trop bien pour moi, c’est ça ? Ma foi, je prendrai plaisir à vous soumettre après notre mariage.

Rencontrant son regard, elle mit la main sur celle sur sa cuisse, elle enroula les doigts autour du majeur et le replia violemment vers le haut.

— Monsieur, je vous en prie, dit-elle poliment tandis qu’il grimaçait et retirait brusquement sa main, ayez la bonté d’attendre après le mariage pour vous permettre de telles libertés avec moi. Je n’apprécie point.

— Morbleu, vous paierez pour ce genre de comportement, dit-il sèchement en plaçant son visage trop près du sien encore une fois. Seulement un mois, petite Jenny ; trois dimanches après la publication des bans, et encore six jours et je deviendrai baron Easdale d’Easdale. Réfléchissez bien à cela.

— Vous faites erreur, dit-elle. Bien que d’autres puissent alors s’adresser à vous en disant « mon seigneur », je resterai Easdale d’Easdale. Mon père m’a expliqué il y a longtemps que lorsque je deviendrais baronne d’Easdale à mon tour, mon mari endosserait seulement le rôle de prétendant au titre jusqu’à ce que lui et moi engendrions un héritier pour la baronnie. Vous ne serez point Easdale d’Easdale à moins que je ne le veuille. Et je n’ai rien vu en vous qui me suggère que cela soit susceptible de se produire.

— Nous verrons cela, dit-il. Toutefois, un fiancé a aussi des droits, et vous les découvrirez bientôt, je vous le promets.

— Allons bon, jeune homme, dit lord Dunwythie depuis l’autre flanc de Reid tandis qu’il posait une main sur l’épaule de l’homme plus jeune et y exerçait visiblement une pression.

Dunwythie avait un quart de siècle de plus que Reid et des cheveux foncés commençant à grisonner. Ses ancêtres étaient des sénéchaux d’Annandale à l’époque des suzerains Bruce, de sorte que Sa Seigneurie commandait un grand respect en toute société.

— Baissez la voix, Reid, dit-il sévèrement. Vous avez trop bu, jeune homme, ce qui ne me surprend point, mais…

— Un homme a le droit de boire à ses propres fiançailles, non ? intervint Reid en se dégageant d’un haussement d’épaules et tournant son front lourdement plissé vers Dunwythie.

— Oui, bien sûr, dit l’aîné. Cependant, il ne devrait point traiter sa future épouse sans gentillesse. Et ses actes ne devraient point détourner ses invités du spectacle, que j’ai, je vous le rappelle, fourni à grands frais.

S’apercevant que leur discussion avait attiré la curiosité de l’homme aux cheveux foncés et à la carrure solide à la droite de Dunwythie, Jenny croisa par hasard le regard du gentleman énigmatique, puis leva le menton et reporta son intérêt sur les jongleurs.

***

Sir Hugh Douglas avait l’ouïe fine. Malgré une conversation décousue avec son hôte qui nécessitait son attention de temps à autre, il avait remarqué bien avant Dunwythie le marmonnement rude de son frère cadet Reid à l’endroit de sa fiancée.

Hugh était assez observateur pour déceler une étin-celle de colère dans les yeux de Jenny Easdale. Ayant vu Reid ramener brusquement sa main de sous la table, il devina que le jeune homme avait pris des libertés non sollicitées.

Reid était ivre, mais Sa Seigneurie semblait capable de s’en occuper. Hugh avait remarqué peu d’autres choses à propos de Jenny, sauf une paire d’yeux éloquents et de profondes fossettes qui apparaissaient à présent de chaque côté de sa bouche alors qu’elle détournait précipitamment le regard. En tous les cas, il se souciait peu du comportement de Reid.

Il aimait assez bien le jeune homme malgré qu’il l’ait peu vu pendant des années. Reid était le frère préféré de leur sœur Phaeline depuis sa naissance, quelque sept ans avant le mariage de celle-ci. Il avait dix ans lors du décès de leur mère, et Phaeline avait soutenu qu’il valait mieux qu’il emménage avec elle à Annan House plutôt que de demeurer avec leur père à Thornhill, le domaine familial près de Nithsdale.

Leur père, tout comme Hugh, ne s’y était pas opposé. Au moment de la mort de leur mère, il servait d’écuyer à son cousin Archibald Douglas. Après avoir gagné ses galons au champ de bataille deux ans plus tard, il était resté au service d’Archie.

En fait, il l’avait suivi jusqu’au trépas de son père. Hugh s’était marié six mois plus tôt, et lui et sa bien-aimée, Ella, attendaient leur premier enfant.

Ella et leur nouveau-née avaient succombé trois mois après le décès du père de Hugh, et c’est un Hugh accablé de chagrin qui avait laissé Reid avec Phaeline afin de pouvoir consacrer sa propre énergie à ses domaines de Thornhill. Ayant eu l’occasion d’observer Reid depuis deux jours, il constatait que l’éducation de Phaeline avait peu servi son frère, mais Hugh avait de la difficulté à s’en soucier. En vérité, il avait trouvé ardu de s’intéresser à quoi que ce soit ou à qui que ce soit depuis la mort de sa femme et de sa minuscule fille, exception faite de Thornhill.

Il remarqua un serviteur se dirigeant vers eux avec une carafe de Bordeaux. Dunwythie vit aussi le garçon et lui fit signe de s’éloigner. Il se tourna ensuite vers Hugh et il lui dit à voix basse :

— Peut-être que si vous invitiez le jeune homme à se promener un peu avec vous, sa tête pourrait…

— Morbleu, ne parlez point de moi comme si j’étais absent, dit Reid d’un ton convenant davantage à un enfant boudeur qu’à un homme sur le point de se marier. Je vois un type avec qui j’ai envie de converser et je n’ai point besoin de Hugh pour me surveiller. Se tournant vers sa fiancée, il dit sèchement :

— N’allez point vagabonder avant mon retour, jeune fille. Je vous raccompagnerai moi-même à votre chambre.

Les fossettes de Jenny disparurent et Hugh la vit agacée par l’ordre brusque. Cependant, elle dit calmement :

— Je ne vagabonde jamais. Je vous en prie, prenez votre temps pour profiter de la conversation.

Tandis que Reid partait tranquillement, elle jeta un nouveau coup d’œil à Hugh.

Il remarqua que ses yeux joliment formés et ornés de cils fournis étaient d’une teinte inhabituelle de brun doré doux, presque de la couleur d’une coquille de noix. Sa coiffe et son voile lui couvraient les cheveux de sorte qu’il ne pouvait pas dire de quelle couleur ils étaient, mais ses joues roses avaient de l’éclat.

Elle portait une robe de soie verte avec un corsage ajusté sous un surcot de pâle soie dorée. Alors que son regard s’égarait vers ses seins délicatement galbés, elle changea légèrement de position. Un coup d’œil vers le haut lui révéla que ses fossettes étaient revenues.

La voix de Dunwythie le secoua lorsque l’homme plus âgé parla :

— Hugh, je voulais vous demander si vous connaissiez la raison de cette nouvelle taxe que le shérif Maxwell de Dumfries a exigée. Il tente même de nous l’imposer ici, à Annandale, bien que l’homme doive savoir que nous n’avons jamais reconnu son autorité sur nous.

— Comme vous le savez, Thornhill est située bien à l’intérieur de son territoire, alors je dois reconnaître son autorité, dit Hugh. Toutefois, ses demandes ont nettement augmenté, de sorte que je soupçonne les Maxwell d’avoir besoin d’argent pour reconstruire Caerlaverock.

— Certes oui, et avec Archie Douglas qui bâtit maintenant son nouveau château, nous les verrons sûrement tous les deux essayer de nous arracher l’or dans nos bourses. Je suis prêt à soutenir les Douglas parce qu’ils peuvent tenir les Anglais à distance. Toutefois, les Maxwell ont perdu Caerlaverock deux fois contre l’Angleterre, alors j’ai informé le shérif que je ne paierais point…

Il poursuivit, mais Hugh écouta juste assez pour répondre adéquatement. Il pouvait difficilement conseiller Dunwythie. Avec ou sans les Maxwell, la loyauté de Hugh restait acquise à Archie Douglas, connu de tous aujourd’hui sous le nom d’Archibald le Terrible, lord de Galloway : l’homme le plus puissant dans le sud-ouest de l’Écosse.

***

Dans l’espace dégagé devant l’estrade, un grand jongleur vêtu d’une longue robe écarlate se joignit aux autres, jonglant avec six balles et les manipulant avec habileté. Affichant un visage blanc comme les bouffons, mais avec une bouche tombante ainsi que des larmes dessinées sous chaque œil, il semblait plus âgé que les autres, pensa Jenny ; trop vieux pour être le frère de Peg.

Cueillant un long poignard ayant apparemment surgi comme par magie, l’homme le projeta très haut pour qu’il retrouve les balles. Tandis que son public haletait collectivement, un deuxième poignard rattrapa le premier. Une balle rouge et une balle jaune volèrent de ses mains agiles vers la table surélevée, rouge du côté des dames, et jaune chez les hommes.

La plus jeune des deux cousines Dunwythie de Jenny, lady Fiona, quatorze ans, bondit et attrapa la balle rouge avec un cri triomphant qui en toute autre occasion lui aurait certainement attiré la critique de sa noble mère. À l’autre extrémité de la table, un gentilhomme leva une main presque nonchalamment pour capturer la balle jaune.

Au moment où Jenny reporta son regard sur les jongleurs, le plus âgé était seul avec six poignards dans les airs. Elle ignorait totalement d’où ils étaient apparus ou ce qui était advenu des quatre balles qu’il avait encore lorsqu’elle avait détourné les yeux. D’autres avaient exécuté des tours de prestidigitation, faisant disparaître une broche ou la plume d’un panache sur la tenue d’un membre du public seulement pour les faire réapparaître sur quelqu’un d’autre. Toutefois, cet homme était beaucoup plus adroit.

Les musiciens avaient joué dans la galerie du ménestrel tout l’après-midi et jusque dans la soirée. Mais à présent, tandis que les poignards volaient de plus en plus haut, chacun menaçant de trancher les mains du jongleur en redescendant, la musique cessa graduellement. Peu à peu, la salle devint si silencieuse que l’on put entendre le grand feu crépiter dans l’âtre couvert.

Manifestement indifférente au jongleur et à la tension croissante que produisait son talent sur son public, Phaeline, lady Dunwythie, joua avec le long rang de perles qu’elle portait et dit :

— Notre Reid est très entiché de vous, n’est-ce pas, Janet, ma mie ?

Dissimulant son irritation lorsqu’elle se tourna vers le visage rond et sans sourcils de la deuxième épouse richement vêtue de son oncle, Jenny répondit brutalement :

— Reid est ivre comme une grive, madame.

— C’est vrai, oui, acquiesça Phaeline.

— Un tel comportement grossier n’améliore point mon opinion de lui.

— Vous êtes jeune, ma mie. Lui aussi. Toutefois, il vous enseignera bientôt comment lui donner du plaisir, et je ne doute point que vous vous en sortirez très bien ensemble en fin de compte.

— J’ai bien peur que la seule chose qui plaise à Reid chez moi, madame, soit mon héritage.

— C’est sans doute vrai, bien qu’il ne soit visiblement point aveugle à vos attraits, dit Phaeline sans broncher. Il nous faut par contre être pratiques, et même si le seigneur mon mari aurait préféré que mon frère Hugh vous épouse, car c’est lui le laird de Thornhill et donc égal à vous en rang…

— Sir Hugh est peut-être plus convenable, mais je ne voudrais point de lui non plus.

— Ni lui de vous, répliqua Phaeline.

— Par ma foi, le lui avez-vous demandé ?

— Je n’en ai eu nul besoin, dit Phaeline. Hugh a affirmé il y a deux ans, après les décès de sa femme, Ella, et leur bébé qu’il ne se remarierait point. Et quand Hugh prend une décision, laissez-moi vous le dire, personne ne peut le faire changer d’avis.

Résistant à une envie impulsive de regarder à nouveau le gentleman aux yeux sombres à la droite de Dunwythie, Jenny lui dit :

— Sûrement, vous pouvez être des plus persuasives.

— Point assez pour pousser Hugh à faire quelque chose qu’il se refuse à faire. Vous ne devez point toutefois penser que Reid est totalement inapproprié pour vous, ma mie. Grâce à nos lois sur l’héritage, si Hugh meurt sans un fils à lui, comme il est probable, Reid héritera de Thornhill.

— Par ma foi, madame, j’ose croire que sir Hugh vivra plus longtemps que Reid. Il ne peut être beaucoup plus vieux que Reid.

— De cinq ans seulement, et là était la difficulté jusqu’à ce que je comprenne que Reid devait vous épouser. Voyez-vous, Hugh refuse même de fournir une rente adéquate pour lui. Il est très impatient avec ce pauvre Reid, disant qu’il ferait mieux de gagner ses galons et peut-être même son propre domaine. Reid ne considère toutefois point d’un bon œil le fait de prendre les armes, à moins qu’un homme doive le faire, et on ne peut le blâmer pour cela ; certainement point aujourd’hui, alors que nous profitons d’un genre de trêve avec l’Angleterre. Cependant, si Hugh était tombé au champ de bataille…

— Assurément, vous n’avez pu souhaiter une telle chose !

— Je ne suis point méchante, Janet, dit Phaeline sèchement. Cependant, les chevaliers tombent bien souvent au combat, et notre Reid doit avoir un revenu. Toutefois, ajouta-t-elle avec un soupir, imaginer un moyen de lui fournir une source adéquate m’a bien ennuyée jusqu’à…

— Jusqu’à il y a huit mois, quand le seigneur votre mari a commencé à exercer sa tutelle sur moi et mes domaines, dit Jenny.

— Oui, admit Phaeline. Easdale étant une baronnie si belle et riche, on pourrait dire que le mariage de Reid s’est simplement arrangé de lui-même.

— Vous êtes très franche, madame !

— C’était providentiel, comme même votre oncle l’a constaté rapidement.

Jenny ne se donna pas la peine de faire remarquer que cela était loin de s’être avéré providentiel pour elle. Elle savait qu’elle gaspillerait sa salive, tout comme elle avait perdu son temps en essayant d’éviter qu’on lui épile les sourcils et le front pour que le haut de son visage soit aussi nu que celui de Phaeline.

Phaeline avait dit qu’il fallait suivre la mode ; le visage de Jenny était donc à présent un ovale glabre encadré par une coûteuse coiffe blanche ornée de perles qui dissimulait ses tresses. S’adresser à son oncle pour obtenir son soutien se révélerait tout aussi vain. Lord Dunwythie se démenait pour plaire à sa femme parce qu’il espérait encore un héritier. À trente-trois ans, Phaeline était de treize ans plus jeune que lui, mais bien qu’ils soient mariés depuis quinze ans et qu’elle ait été grosse plusieurs fois, elle n’avait accouché que de leur fille unique Fiona.

La première femme de Dunwythie, Elsbeth, était la tante maternelle de Jenny et elle était morte en couches, tout comme la mère de Jenny. La fille d’Elsbeth, lady Mairi Dunwythie, dix-huit ans, était assise à la gauche de Phaeline, avec Fiona juste derrière elle.

Si Phaeline échouait à engendrer un fils, Mairi hériterait un jour des domaines anciens Dunwythie. De tels cas n’étaient pas rares à une époque où les hommes partaient fréquemment au combat, mais la plupart des hommes espéraient néanmoins un héritier mâle. Et Phaeline avait déclaré le mois précédent seulement qu’elle était grosse à nouveau.

Se penchant plus près, Phaeline lui dit :

— Reid avait tort, vous savez.

Jenny la regarda.

— Tort ?

— Oui, car nous sommes aujourd’hui vendredi, de sorte que les premiers bans seront lus dans deux jours seulement, dimanche. Ainsi, votre mariage aura lieu dans trois semaines…

— Et deux jours, dit Jenny en réprimant un soupir de frustration.

Cependant, Phaeline n’écoutait plus. Regardant derrière Jenny, elle dit à son mari :

— Je vous en prie, mon seigneur, j’aimerais prendre congé de vous, maintenant. Dans mon état, il me faut beaucoup de repos. Nul besoin de me raccompagner, ajouta-t-elle courtoisement en se levant. Je vous en prie, continuez à profiter de ce spectacle avec nos invités.

Dunwythie se leva aussi, comme tous les autres à la table. Ceux sous l’estrade regardaient une troupe de musiciens courir dans l’espace central et ne leur accordèrent pas d’attention.

Convoquant un jeune serviteur, Dunwythie lui demanda d’accompagner sa femme à sa chambre. Quand ils furent partis, tout le monde se rassit, et Sa Seigneurie reprit sa conversation avec sir Hugh.

Mairi changea immédiatement de place pour celle à côté de Jenny ; après quoi Fiona prit celle de Mairi, craignant sans doute de rater quelque chose, comme d’habitude.

— Êtes-vous maintenant réconciliée avec ce mariage qu’ils ont arrangé pour vous ? demanda Mairi à Jenny pendant que les musiciens s’installaient et commençaient à jouer.

— Résignée, je le suppose, mais loin d’être réconciliée, dit Jenny. Il est inutile de dépérir, par contre. Les fiançailles sont célébrées, et Phaeline est très déterminée.

— Je pense qu’oncle Reid est fort beau, dit Fiona, ses yeux bleu pâle brillant.

Elle avait hérité des yeux de son père, mais elle ressemblait davantage à Phaeline. Sa robe rose plongeait plus bas sur sa poitrine, plus qu’il ne convenait pour son âge, et son voile léger ne réussissait pas à dissimuler la paire de tresses épaisses et foncées enroulées dessous.

— C’est heureux pour vous, Jenny, ajouta-t-elle. J’espère seulement trouver quelqu’un comme lui un jour.

— Vous pouvez le prendre si vous le voulez, dit Jenny.

— Morbleu, je ne peux épouser mon oncle, dit Fiona avec un gloussement. Toutefois, je pense vraiment que vous finirez par l’aimer, avec le temps. Pas vous ?

Mairi intervint :

— Ne la taquinez point, Fee. Vous connaissez l’ampleur de son dégoût pour lui.

— Mais je ne comprends point pourquoi, dit Fiona.

— Nous pourrons en parler plus tard, dit Mairi. Pour le moment, si vous souhaitez rester avec nous, vous devez garder le silence. Autrement, je vais dire à père qu’il est temps pour vous d’aller au lit.

— Vous ne devriez point être si méchante, dit Fiona.

Quand Mairi se contenta de la regarder, elle grimaça, mais elle se calma.

Jenny avait reporté son attention sur les musiciens et elle se demandait quel genre d’existence ils menaient lorsque Mairi parla :

— Ce grand jongleur était stupéfiant, n’est-ce pas ?

— Certes, il l’était, acquiesça Jenny. Vous savez, le frère de ma femme de chambre Peg est jongleur dans cette compagnie. Ne vous demandez-vous point ce que cela doit être de voyager comme eux partout comme ils le font et voir tous ces beaux endroits et ces gens importants ?

Lorsque le silence accueillit sa question, elle regarda Mairi et vit qu’elle avait incliné la tête et que ses yeux gris avaient pris une expression floue et pensive. Enfin, elle lui dit :

— En vérité, Jenny, je ne sais comment ils le supportent. Aucun lit à soi ; seulement des paillassons sur le plancher d’un étranger, et les voyages ; voyager tout le temps.

— Mais ma seule expérience de voyage a été de quitter Easdale pour venir vivre ici, alors que vous avez voyagé avec votre père et Phaeline, dit Jenny. Vous avez aimé cela.

— Certes, oui, car nous sommes allés à Glasgow et nous avons résidé chez des parents partout où nous nous sommes arrêtés. C’était amusant parce qu’ils avaient tous très envie de nous montrer comme ils pouvaient bien nous nourrir, et nous loger, et nous offrir des divertissements. Cependant, les ménestrels sont le divertissement où qu’ils aillent, et s’ils mécontentent celui qui doit les payer, ils repartent sans le sou. Ils peuvent même faire face à une dure punition s’ils offensent un puissant seigneur. Cela ne peut être une vie confortable, Jenny. Je préfère la mienne.

— Oui, bien, vous n’êtes point obligée d’épouser votre oncle détestable, dit Jenny.

— Je suis heureuse de dire que Reid n’est point mon oncle, lui rappela Mairi.

— Il est autant votre oncle par alliance que Fiona est ma cousine, dit Jenny. Reid est très impatient de m’épouser et il s’attend visiblement à devenir maître d’Easdale. Écoutez ; cela va créer des difficultés, car il ne connaît rien à la gestion d’un grand domaine, alors que mon père m’a formée à cela. Un tel mariage ne peut réussir.

Fiona lui dit :

— C’est mieux que s’ils vous avaient promise en mariage à sir Hugh, Jenny, ce que mon père aurait préféré, tout le monde le sait. Pensez à ce que ce serait ! Hugh est habitué à gérer des domaines et il se soucierait comme d’une guigne que vous puissiez gérer le vôtre. Tenez, même si maman prétend qu’il était un enfant espiègle qui aimait imiter les gestes et les voix des gens jusqu’à ce qu’il reçoive une fessée, il est tellement sévère et correct aujourd’hui qu’elle dit que l’on pourrait allumer un feu entre ses orteils et il se contenterait de se demander si on l’a construit pour qu’il brûle convenablement.

Jenny rit, mais elle prit soin de ne pas le regarder encore une fois. La description de Fiona était pertinente, car sir Hugh Douglas ne ressemblait à aucun homme que Jenny ait déjà rencontré.

Il ne la taquinait pas ni ne tentait de la séduire. Pas plus qu’il ne riait ou ne plaisantait avec ses amis. Et Phaeline avait affirmé qu’une fois qu’il avait pris une décision, il n’en dérogeait pas. Il croisait les bras sur son torse, disait-elle, et faisait semblant d’écouter. Cependant, les arguments de l’autre n’avaient pas plus d’effet sur lui que des gouttes d’eau sur une pierre.

— Je ne veux point de sir Hugh non plus, dit fermement Jenny. Je préférerais infiniment choisir mon propre époux.

— Mais vous ne connaissez aucun autre homme célibataire, dit Mairi. Si mon père vous avait amenée à Glasgow, à Édimbourg ou à Stirling, je vous garantis que de nombreux hommes plus convenables que Reid vous auraient fait la cour, car vous êtes belle, riche et…

— Je vous en prie, ayez pitié ! intervint Jenny, s’efforçant d’empêcher sa voix de se faire entendre des autres. Je ne me dévalue point, Mairi, mais mon apparence ne concorde point avec les exigences de beauté de la mode. Du moins, c’est ce que m’a dit Phaeline. Et, comme vous le savez, elle prend grand soin d’être toujours bien informée sur ces questions.

— C’est vrai, Mairi, dit Fiona. Maman sait ce que les gens aiment. En effet, elle craint qu’une raison pour laquelle vous n’avez point encore contracté un mariage soit que les hommes considèrent votre extrême blondeur comme démodée.

Mairi sourit.

— Si Phaeline ne réussit point à donner un fils à notre père, me laissant ainsi l’héritage de la baronnie Dunwythie, ma mie, les hommes se soucieront comme d’une guigne de ma coloration. Jenny est déjà baronne de naissance et ses domaines sont beaux. Si votre mère n’avait point décidé de la marier avec Reid avant que des aristocrates plus convenables ne portent les yeux vers elle, Jenny aurait de nombreux soupirants impatients de l’admirer.

Pour changer de sujet, Jenny leur dit :

— Reid reviendra bientôt et je ne veux point de lui près de ma chambre à coucher. Je pense me retirer maintenant, avant son retour.

— Morbleu, Jenny. Vous ne pouvez quitter votre banquet de fiançailles ! protesta Fiona.

— Je me sens hardie, ce soir, dit Jenny. Je veux partir, alors je le ferai.

— Nous devrions nous en aller aussi, dit Mairi.

Avant que Fiona ait pu protester, elle éleva la voix et dit à lord Dunwythie :

— Pardonnez-moi, monsieur. Jenny aimerait se retirer maintenant. Je pense que Fiona et moi devrions partir aussi, si vous voulez toutes nous excuser.

Jenny jeta un coup d’œil plus bas, au fond de la salle, craignant à moitié de voir Reid Douglas surgir d’un pas ivre vers elle entre les tréteaux. Elle ne voulait pas le voir, mais quand elle reporta son regard sur son oncle, elle se rendit compte qu’il l’observait.

— Voulez-vous rejoindre votre chambre maintenant, jeune fille ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur, je le veux.

Il hocha la tête et scruta la salle avant de croiser à nouveau son regard.

— Je vais m’assurer que vous n’êtes point dérangée, alors.

— Merci, mon seigneur, dit-elle avec sincérité tandis qu’elle exécutait une petite révérence.

Se hâtant de quitter la salle de réception avec Mairi et Fiona, elle jeta un dernier coup d’œil pensif aux ménestrels et se demanda encore une fois comment ce serait d’être l’un d’eux.

***

Hugh s’ennuyait. Lorsque la musique s’arrêta, il souhaita donc sans tarder la bonne nuit à son hôte. Il ne voulait pas passer l’heure suivante à échanger des phrases polies avec d’autres invités, dont la plupart seraient impatients de partir s’ils vivaient assez près pour rentrer chez eux, ou mourraient d’envie de rejoindre le calme de leurs chambres à coucher dans le cas contraire.

Il était encore tôt et il n’était pas prêt à se retirer, particulièrement parce qu’il partageait la chambre de son frère. Décidant de chercher un peu d’air frais, il sortit en prenant soin d’éviter l’avant-cour où d’autres prendraient congé.

L’air était frais ; la lune croissante, élevée, et il enten-dait les vagues au loin, car Annan House était située sur une colline surplombant Solway Firth. En marchant sur une courte distance, il eut une vue de l’eau éclairée par la lune. La marée était montante.

Annan Hill se targuait aussi d’avoir une vue sur le vallon obscur s’étirant au nord et sur les lumières dorées de la ville d’Annan, à côté du large ruban argenté et étince-lant de la rivière Annan. Des forêts noires et des collines vallonnées s’élevaient à l’est, tandis qu’au sud-ouest, il pouvait voir les collines ondoyantes séparant Annandale de Nithsdale, à présent grises sous le clair de lune. Au sud, il y avait le rivage sablonneux de Firth, son eau scintillante, et, au loin, la longue côte anglaise protégée par de grandes et sombres montagnes distantes.

Après deux jours passés avec des gens, la solitude lui était agréable. Il n’avait pas eu conscience de la tension, mais il sentit qu’il se détendait tandis qu’il admirait le clair de lune créant des sentiers argentés sur les eaux en contrebas. Le spectacle lui rappela Ella et l’unique fois où il l’avait emmenée à Annan House pour rencontrer sa sœur.

Il avait cru de son devoir de présenter Ella parce que Phaeline avait été dans l’impossibilité d’assister à leur mariage. Ce dernier avait été intime, car Ella était timide, et Hugh détestait les pompes et le faste que son père aurait exigés pour les épousailles de son héritier, malgré la désapprobation de Sa Seigneurie concernant le choix de la fiancée de Hugh.

La seule chose à propos d’Ella qui avait plu au défunt laird était sa dot. En tant que fille unique d’un riche baron de Lothian, son douaire avait contribué significativement aux coffres de Thornhill. Malgré cela, le laird pensait qu’elle n’était rien de plus qu’une jeune fille sans intérêt.

Toutefois, Hugh avait aimé Ella de tout son cœur. Elle était douce et calme, et elle croyait qu’il ne pouvait rien faire de mal. Bien que timide avec les autres, elle ne l’avait jamais été avec lui.

Elle était une jeune femme gentille qui ne pensait jamais de mal de quiconque, et lorsqu’elle était décédée, il avait semblé à Hugh que la majeure partie de ce qui était doux et gentil en lui était morte avec elle. Le reste avait disparu avec sa fille nouvellement née une semaine plus tard.

Il avait dès lors cessé de ressentir toute forme d’émotion forte et il doutait de ne jamais plus en éprouver un jour. Ce soir, en observant le clair de lune sur l’eau, il ne sentait que le chagrin persistant et le sentiment de perte, familier et omniprésent.

***

Bien que Mairi et Fiona lui aient offert de se rendre à sa chambre avec elle, Jenny avait démenti toute nécessité de bénéficier de leur protection.

— Par ma foi, Mairi, dit-elle sur le premier palier, même si Reid était assez à jeun pour trouver ma chambre, ma porte est munie d’un verrou solide.

— Je pensais que vous aimeriez peut-être un peu de compagnie, dit Mairi, détachant et retirant sa coiffe pour exposer une longue cascade de cheveux soyeux couleur de sable.

— D’ailleurs, il sera plus facile de le renvoyer si nous sommes toutes là, dit Fiona.

— En ce moment, je ne désire que mon lit, leur dit Jenny. Bonne nuit, maintenant, toutes les deux. Je vous verrai au matin.

Elle se détourna et se hâta en haut des marches, tentant d’ignorer l’humeur sombre qui menaçait de l’envahir. Elle savait depuis l’enfance qu’elle se marierait un jour, mais il ne lui était jamais venu à l’esprit que quelqu’un puisse lui faire épouser un homme pour qui elle n’avait ni respect ni goût.

Son père lui avait parlé du mariage, mais il avait envisagé une union aimante avec laquelle elle serait à l’aise comme celle dont il avait profité. Il n’avait certainement jamais imaginé un homme comme Reid Douglas comme mari de son unique enfant.

Pénétrant dans sa chambre, elle trouva sa femme de chambre disposant ses effets pour la nuit.

— Oh ! maîtresse, j’suis ben contente d’vous voir, dit Peg en essayant sans succès de redresser son bonnet sur la débauche de ses boucles rousses indisciplinées. Si ça vous dérange point, j’ai envie d’marcher un peu avec mon frère Bryan et les autres, pour parler avec lui.

— Veux-tu dire sortir d’Annan House avec les ménestrels ? dit Jenny en haussant les sourcils. Lady Phaeline permettra-t-elle une telle chose ?

— J’avais point l’intention d’y demander, dit Peg. Ça fait plus d’un an que j’ai vu notre Bryan et je ne l’ai point vu assez longtemps aujourd’hui pour y parler.

— Alors, tu devrais y aller, dit Jenny. De plus, si tu m’aides à changer cette robe pour une autre, plus ordinaire, je vais t’accompagner.

— Nenni, vous n’devez point faire une chose pareille ! s’exclama Peg. C’est point convenable pour une dame d’se balader avec un groupe de gens du commun !

— Je cherche une aventure à vivre avant mes épousailles, même une toute petite, dit Jenny. Si je retire ma coiffe et mon voile, et que je mets ma vieille tunique bleue et une cape, les gens penseront que je suis une autre servante te tenant compagnie pendant que tu rencontres Bryan. Et si quelqu’un nous surprend, je vais porter le blâme, ajouta-t-elle. Sa Seigneurie et sa dame supposeront que j’ai cédé à une impulsion et que tu es venue avec moi pour me protéger.

Peg hésita, visiblement ébranlée par ce dernier argument.

— Dépêche-toi, dit Jenny, sentant la poussée d’adrénaline qu’elle n’avait plus ressentie depuis l’enfance. Oh ! Peg, ce sera amusant !

Peg regarda de côté les bottes de marche robustes de Jenny.

— Ces bottes sont trop belles pour appartenir à une servante.

— Bien, il y a encore de la neige au sol et je n’en possède point d’autres, dit Jenny. Si quelqu’un pose des questions sur elles, dis-lui seulement que je suis une dame de compagnie de milady et qu’elle m’offre souvent les vêtements dont elle ne veut plus.

— Nous allons espérer qu’y a point l’un d’eux qu’a souvenir des gros pieds qu’elle a, alors, lui dit sèchement Peg. Allez-vous me demander d’raconter d’autres mensonges pour vous ?

— Si nécessaire, dit Jenny avec un grand sourire tandis qu’elle retirait sa coiffe et son voile, puis détachait les longues et épaisses tresses châtaines ainsi exposées. Je n’excelle point moi-même à conter des mensonges, alors si nous devons nous y résoudre, tu dois le faire.

— Et Bryan ? Dois-je mentir à mon propre frère ?

— Uniquement s’il ne sait point tenir sa langue, dit Jenny. Toutefois, pour cette seule nuit, je veux être une jeune fille de la côte comme une autre, Peg. Ainsi, ma présence avec toi et les ménestrels ne provoquera point de bavardage ou d’émoi.

Tandis qu’elle parlait, elle prit une robe droite propre dans l’un des coffres, elle la roula et elle la fourra dans un panier couvert avec une brosse à cheveux, une longue écharpe et une paire de chausses supplémentaire. Ensuite, attrapant sa plus vieille cape à capuchon et une paire de gants chauds, elle se déclara prête.

— Pourquoi vous apportez toutes ces choses ? demanda Peg avec méfiance.

— Au cas où j’en aurais besoin, dit Jenny. Hâte-toi, maintenant, sinon ils seront partis.

***

Hugh continua à regarder la poussée de la marée agitée éclairée par le clair de lune, laissant ses pensées vagabonder où et sur quoi elles voulaient jusqu’à ce qu’il commence à avoir froid.

Alors, à contrecœur, il retourna à l’intérieur et monta à la chambre de son frère. La découvrant encore inoccupée, il se mit au lit en s’attendant à ce que Reid le dérange à son arrivée.

Au lieu de cela, il dormit jusqu’à ce que des coups bruyants frappés à sa porte le réveillent.