Château Moss, Annandale
Jenny balaya des yeux la cour bruyante et bondée du château Moss, s’attendant vraiment à voir un visage familier. Reid devait maintenant être lancé sur ses talons avec un important groupe d’hommes, pensa-t-elle. Elle avait regardé par-dessus son épaule toute la journée. Saurait-il toutefois qu’il fallait suivre les ménestrels ou chercher leur campement ?
C’était plus probable, se dit-elle pour la énième fois, que Reid supposât qu’elle rentrait à Easdale. Mais encore, le supposerait-il ?
Se rappelant ses conversations avec Mairi et Fiona à la table d’honneur et sur le chemin de sa chambre à coucher, elle craignait d’en avoir révélé suffisamment pour qu’au moins Mairi puisse déduire aisément ce qu’elle avait fait. Toutefois, même si Mairi y était arrivée, en informerait-elle Reid ?
Se rassurant qu’en tous les cas, ses chances de les rattraper avant qu’elle et les ménestrels soient entrés et en sécurité à l’intérieur de Lochmaben étaient minces, elle commença à se détendre.
Presque tous les résidents du château Moss s’étaient rassemblés avec enthousiasme dans la cour cerclée de murs, laissant un large espace pour les artistes et une allée pour l’atteindre.
Des hommes d’armes tentèrent avec peu de succès de conserver libre la passerelle autour du périmètre. La musique emplit l’air. Des acrobates, y compris deux bouffons, le grand Gawkus et le minuscule Gillygacus, essayaient de se surpasser les uns les autres avec leurs bouffonneries.
L’atmosphère festive remplit Jenny de la même excitation qu’elle sentait souvent à la foire du marché.
Debout d’un côté de l’intersection entre l’entrée en arche, le donjon, la passerelle du périmètre et l’allée, elle voyait bien les acrobates et elle était encore une fois éblouie par leur facilité à exécuter chaque mouvement acrobatique.
Pendant qu’ils quittaient l’espace dégagé, trois jongleurs les dépassèrent à toute allure pour prendre leur place tout en lançant des balles colorées dans les airs et en se les échangeant alors qu’ils couraient. La musique accéléra quand un trio de danseurs les suivit, et Jenny souhaita brusquement que Pasquin lui ait demandé de jouer de son luth avec les trois musiciens se promenant tranquillement parmi le public.
Leur jetant un coup d’œil en y songeant, elle observa le flûtiste se pencher près d’une jolie jeune fille et lui décocher un clin d’œil, la faisant rire. Presque tous les spectateurs rirent aussi.
Souriant, Jenny reporta son regard sur l’espace libéré alors que des applaudissements éclataient. Les danseurs saluaient, les jongleurs jonglant toujours.
Elle vit Pasquin debout d’un côté les guettant d’un œil critique. Tandis que les danseurs partaient d’un pas bondissant, il rejoignit les jongleurs avec des balles semblables aux leurs, apparemment un de plus parmi eux, jusqu’à ce que le premier poignard vole en l’air très haut au-dessus de sa tête.
Elle entendit les halètements de surprise du public quand il le rattrapa et qu’il le fit encore tournoyer dans les airs, puis suivre d’un deuxième, et elle s’émerveilla une fois de plus de la dextérité de l’homme. Même maintenant, en plein jour, elle était incapable de dire combien de balles avaient disparu tandis que les poignards les remplaçaient.
Cela se produisait si rapidement et avec tant de fluidité qu’on aurait dit que les poignards étaient apparus dans les airs comme par magie. Le public se tut jusqu’à ce qu’en ouvrant largement les bras d’un mouvement brusque, il sembla ramasser tous les poignards en même temps et les soulever en hauteur sous un tonnerre d’applaudissements et de cris qui réclamaient un rappel.
Les acrobates revinrent pour un autre tour, après quoi Pasquin se déplaça au centre sans parler jusqu’à ce que les encouragements et le rire soient de nouveau remplacés par le silence. Ensuite, il fit signe à un garçon qui courut jusqu’à lui avec un tabouret.
Tandis que le garçon repartait en vitesse, Pasquin déposa le tabouret au sol et appela Jenny d’un geste. Il tenait maintenant son luth à la main ; d’où il venait, elle l’ignorait.
Inspirant profondément, elle expira et alla prendre le luth dans sa main.
Le silence s’étira pendant qu’il s’éloignait, et elle s’aperçut qu’il avait tellement captivé son public avec son agilité que le simple geste de l’inviter dans l’espace dégagé et de l’y laisser seule était une promesse de quelque chose de particulier.
Ses mains tremblaient, mais elle respira encore une fois profondément et lentement en se disant que c’était pareil aux fois où elle jouait pour son père et leur maisonnée ou pour des occasions spéciales quand leur peuple s’était rassemblé sur le domaine pour célébrer.
Imaginant que les gens autour d’elle aujourd’hui étaient son propre peuple, elle s’assit sur le tabouret, mit son bel instrument en place et pinça la première note. Ensuite, elle leva les yeux, trouva un visage souriant et commença à chanter pour lui, se perdant rapidement dans la musique et les paroles de la chanson. C’était la préférée de son père, la même chanson d’amour qu’elle avait interprétée pour Pasquin.
Quand elle termina, le silence se poursuivit, l’étonnant et l’amenant à jeter un regard incertain à Pasquin. Alors qu’elle l’apercevait, les applaudissements commencèrent ainsi que les encouragements.
Lorsqu’elle sourit, le tapage augmenta.
Elle était stupéfaite. Ils l’avaient aimée ! Voyant Pasquin hocher la tête, elle reporta les yeux sur son luth et pinça les premières notes de la seconde chanson qu’elle avait répétée. Il s’agissait d’une chansonnette plus entraînante avec un certain nombre de couplets, un morceau connu partout aux frontières. Quand elle en arriva au troisième couplet, le public avait commencé à chanter avec elle et les autres musiciens s’étaient joints à son accompagnement.
Quand ils terminèrent, les applaudissements éclatèrent spontanément et s’éternisèrent.
— Tu t’en sortiras très bien avec nous, jeune fille.
Se tournant, elle découvrit Pasquin à côté d’elle et elle lui offrit un visage rayonnant.
— C’était merveilleux, monsieur. Je n’ai jamais cru… quand ils sont restés si silencieux…
— Un grand compliment, dit-il. Ensuite, il leva ses mains très haut et le public se tut. Élevant la voix, il dit :
— Si vous aimez entendre le chant de notre jolie Jenny, vous d’vez savoir qu’elle chantera encore pendant not’ voyage jusqu’à Dumfries. La prochaine fois, nous nous produirons pour les Anglais dans les murs du château Lochmaben. Mais après notre départ d’ici, tout Écossais qui a envie de nous revoir s’ra l’bienvenu de venir à not’ campement dimanche soir près de Dumfries et nous regarder pendant que nous répétons, ou venir nous voir lundi sur la place du marché à Dumfries. Nous présenterons là un spectacle chaque soir pendant une semaine.
Les applaudissements recommencèrent de plus belle. Même si elle y prenait un immense plaisir, Jenny se demanda si son aventure pouvait vraiment durer jusqu’à lundi, encore moins plus longtemps.
***
— À n’en point douter, nous rattraperons l’une ou l’autre des jeunes filles quelqu’part avant minuit, dit Lucas Horne d’un air désolé tard cet après-midi-là quand ils n’eurent pas encore trouvé la trace des ménestrels.
Il ajouta en insistant :
— Si la fortune nous sourit d’ici là.
Jusqu’ici, songea sombrement Hugh, la fortune leur avait fait un pied de nez.
Bien que déterminé à mettre la main sur lady Easdale avant la tombée de la nuit, il avait compris peu avant que cela prendrait sûrement plus de temps que le simple fait de trouver sa trace. La piste principale depuis Annan House n’avait révélé aucun signe du passage des ménestrels. Et ni lui ni Lucas ne pouvaient dire s’ils avaient emprunté un autre chemin. Avec de si nombreux invités quittant les lieux, les empreintes de sabots allaient dans tous les sens.
Personne, à Annan House, n’avait été attentif à autre chose qu’au départ des ménestrels. Un garde avait dit que, selon lui, ils avaient pris la direction est, vers Gretna.
Pour une fois, les régions frontalières vivaient en paix. L’humeur festive avait duré dans la nuit, et les ménestrels prenaient rarement parti dans les querelles de toute façon. Donc, à part fouiller leurs charrettes et leurs paquets, personne n’avait cru nécessaire de garder l’œil sur eux. Hugh n’avait posé aucune question sur la fouille. Mais le fait même qu’on l’ait fait rendait encore plus improbable la possibilité que les ménestrels soient liés aux bijoux disparus.
Lucas et lui avaient rapidement appris que la compagnie n’avait pas pénétré dans la ville d’Annan. Cependant, personne ne pouvait affirmer qu’ils ne l’avaient pas simplement contournée à pied. Ils pouvaient même être restés à l’est jusqu’à la voie romaine menant au nord, ou être restés au sud-ouest d’elle et avoir suivi la berge jusqu’au premier passage à gué. Si les marées de Solway avaient coopéré, ils avaient pu traverser la rivière avant d’atteindre la ville.
Malgré la certitude de Phaeline que Jenny se dirigeait vers Easdale et la possibilité qu’elle se soit simplement servie des ménestrels pour couvrir sa fuite d’Annan House, Hugh ne pouvait se résoudre à croire qu’une jeune femme sensée — et elle lui avait paru sensée — tenterait de parcourir une telle distance seule la nuit.
Après cette réflexion minutieuse, il avait décidé que si les ménestrels allaient à Dumfries, Lucas et lui devraient faire de même.
Lucas avait marmonné une faible protestation, mais Hugh ne lui prêta pas attention. L’homme était à son service depuis des années et il avait voyagé de nombreuses lieues avec lui. Lucas pouvait toujours trouver matière à se plaindre, mais il ne laissait jamais tomber Hugh.
Ils restèrent sur la route de Dumfries même après avoir croisé deux chemins qui partaient au nord. Ils ne trouvèrent personne qui avait vu la compagnie. Comme la plupart des gens se mettaient au lit avant la tombée de la nuit, Hugh continua ainsi pendant un certain temps sans apercevoir âme qui vive.
— Bon, là, z’aurions dû voir quelqu’un qui les a remarqués à l’heure qu’il est, dit enfin Lucas. Y sont très nombreux, alors j’doute qu’y voyagent très silencieusement. Z’avons parlé à j’sais point combien de gens qui habitent le long de c’te route, m’sieur, mais…
Il haussa les épaules.
— Oui, acquiesça Hugh. Quelqu’un a dû les entendre. Essaie la chaumière là-bas, derrière ce petit champ. Je vais attendre avec les chevaux et arrêter tout passant. Mais je commence vraiment à croire qu’ils ont emprunté un autre chemin.
— Oui, moi-même, j’vote pour qu’on retourne à l’un d’ces embranchements.
— Essaie la chaumière, Lucas.
Sur un hochement de tête, Lucas lui tendit les rênes du poney de somme et pressa son propre cheval au trot, restant respectueusement au bord du champ. D’après l’œil expérimenté de Hugh, il était fraîchement semé. Un optimiste, songea-t-il, de croire que l’hiver est fini quand on peut encore toucher la neige et même la sentir dans l’air.
Lucas parut plus joyeux à son retour parce que la fortune leur avait enfin souri.
— La femme est restée d’bout toute la nuit à cause d’un bébé avec des coliques, dit-il. Personne n’est passé, sauf des voyageurs silencieux. Mais elle a une sœur en visite qui vit à une demi-lieue au nord d’ici sur la route de Lochmaben. La sœur s’plaignait du tapage nocturne d’un grand groupe de voyageurs, chantant et chahutant, qu’elle a dit.
— Pouvons-nous atteindre la route de Lochmaben d’ici sans emprunter des chemins interdits, ou devons-nous chevaucher pour revenir jusqu’à la dernière intersection ? lui demanda Hugh. Cela fait bien une lieue et demie au moins, je crois.
— Oui et j’ai ben pensé poser la question à la femme. Elle a dit qu’sa sœur rentre tantôt chez elle et nous montrera l’chemin.
Bien que Lucas exprime rarement ses sentiments, Hugh voyait qu’il était content de lui-même d’avoir obtenu une information si utile.
La nouvelle, aussi bienvenue soit-elle, n’apprenait rien sur les deux jeunes femmes absentes, et l’obscurité tomberait bien avant que lui et Lucas puissent rattraper les ménestrels.
La remarque précédente de Lucas qu’ils rejoindraient au moins l’une d’elles avant minuit semblait de moins en moins probable.
Hugh ne pouvait douter que peu importe où ils avaient campé la nuit dernière, ils s’étaient sûrement déplacés dès les premiers rayons de soleil. Il comprenait aussi qu’ils ne se rendaient pas directement à Dumfries, de sorte que Dieu seul savait combien d’autres endroits ils comptaient visiter avant ni quelle direction ils prendraient ensuite.
Il commençait sérieusement à être agacé par Janet Easdale. Son humeur s’égaya toutefois quand leur guide, une jeune mère brusque qui se faisait appeler maîtresse Moffat, les guida rapidement jusqu’à la route de Lochmaben.
En la remerciant, il dit :
— Je me demandais, maîtresse, si vous pouviez suggérer un endroit possible où une compagnie de ménestrels pourrait camper.
Elle ne réfléchit qu’un instant avant de proposer le château Moss.
— Le laird là-bas aime ben entendre les musiciens chaque fois qu’y viennent par ici, m’sieur. Par ma foi, il laisse presque chaque fois ceux qui veulent camper dans ses bois. J’pense qu’vous les trouverez là-bas.
Il était tout aussi certain qu’il ne les trouverait pas là, mais il souhaitait que le laird du château Moss puisse lui dire si la jeune baronne se trouvait avec eux.
C’est en expliquant cet espoir à Lucas qu’il comprit qu’il lui faudrait se montrer prudent dans sa description pour ne pas révéler ce que Dunwythie désirait garder secret.
Le château Moss s’élevait juste à une demi-lieue sur la route, et même s’il aurait aimé poursuivre son voyage toute la nuit puisque la lune les éclairait, il savait qu’il valait mieux pour eux qu’ils aient une bonne nuit de sommeil.
Le laird du château Moss se révéla accueillant et ravi de divertir ses invités avec une description enthousiaste des ménestrels.
— Des plus étonnants ! s’exclama-t-il lorsque Hugh s’informa à leur sujet. Un bougre lançait des poignards dans les airs comme s’il s’agissait de gourdins. Y semblait point inquiet d’les rattraper par un bout ou l’autre et j’vous l’jure, il en avait huit en l’air en même temps. Quand y s’est arrêté, y s’est contenté d’les rassembler comme un bouquet de fleurs du printemps.
— Cela ressemble exactement à ce que je cherche, monsieur, dit Hugh. Je désire engager des ménestrels pour notre foire au marché de Thornhill et j’ai entendu dire que ce groupe est exceptionnel.
— Y le sont et les jongleurs, c’étaient que le début. Tenez, y avait un duo de bouffons ce soir-là qui m’a fait rire à m’en tenir les côtes, et y a eu ensuite la jolie Jenny.
Hugh haussa un sourcil.
— Une jeune fille ? Danseuse ou ménestrel ?
— On pourrait dire ménestrel, j’imagine. Mais l’chef des jongleurs l’a installée d’vant nous, toute seule et je vous l’dis, c’te jeune fille possédait une voix d’ange. Elle n’a chanté que deux chansons, par contre. Et, bien qu’nous lui avons crié de continuer, l’homme ne l’a pas permis. Au lieu de cela, il a dit qu’ils seraient à Lochmaben ce soir, et sans aucun doute demain aussi puisque c’est dimanche. Ensuite, ils poursuivront jusqu’à Dumfries, y a dit. Y connaît son affaire, celui-là. Y va sûrement attirer des foules où qu’y installe ses campements et sur la place du marché à Dumfries.
— Vous avez bien dit qu’ils se dirigeaient vers Lochmaben à partir d’ici, n’est-ce pas, monsieur ?
— Oh ! certes, mais ce sera inutile d’chercher à les voir là-bas, vous savez. Voyez-vous, ces butors d’Anglais ne laisseront entrer aucun Écossais à moins qu’y soit ménestrel ou troubadour.
Ayant appris tout ce qu’il désirait, Hugh changea de sujet et passa une agréable soirée avec son hôte sympathique. Cependant, le lendemain matin, tandis que Lucas et lui chevauchaient à nouveau, il annonça à son compagnon :
— Nous allons nous hâter maintenant que nous savons où ils sont. Il nous suffit de trouver une ruse qui nous permettra d’entrer dans le château Lochmaben.
— Oui, certes, dit Lucas. Vous pensez que c’tes jeunes filles qu’nous cherchons s’ront avec eux, alors.
Hugh acquiesça.
— Personne n’a chanté avec une voix d’ange à Annan House, dit-il. S’ils avaient été accompagnés d’une telle chanteuse, doutes-tu qu’ils nous l’auraient présentée ? De plus, le prénom de lady Easdale est Janet, mais les membres de sa famille l’appellent Jenny.
— Dites donc, monsieur, espérez point à c’que je crois qu’une jeune baronne de naissance prétende être une femme ménestrel !
— Je l’ignore, dit Hugh. Mais je te parie la moitié de ton salaire annuel que la chanteuse est lady Janet, ou la servante Peggy se faisant appeler Jenny dans l’espoir qu’on entende le nom et vienne chercher sa maîtresse.
— Vous n’pouvez point vous attendre à ce qu’un homme marchande la moitié d’son salaire annuel, dit Lucas avec dédain. J’mets en gage une pièce d’argent contre dix des vôtres sur un tel pari et point plus.
— Accepté, dit Hugh. De l’argent facile, oui, et je ne vais point refuser une pièce d’argent.
— Oui, bien, j’peux point voir c’qui vous fera entrer dans Lochmaben sans qu’vous leur tissiez l’une de vos grandes histoires pour expliquer pourquoi y devraient vous y admettre. C’est vrai que j’vous ai entendu baratiner de telles histoires dans le passé. Mais si vous pensez pouvoir l’faire aujourd’hui, mettre la main sur la dame et l’emporter sans provoquer un raffut d’enfer…
— Je ne pense point pouvoir réussir cela, dit Hugh.
Même s’il n’était pas stupide à ce point, il s’apercevait bien qu’il n’avait pas encore réfléchi à tout.
— Et tout comme vous pouvez point l’enlever d’force de Lochmaben, vous pouvez point vous présenter d’vant les ménestrels et exiger qu’y vous la remettent non plus, dit judicieusement Lucas.
— Vrai, dit Hugh. Nous allons devoir nous montrer très prudents dans notre approche avec eux ; discutons donc de la question en chevauchant.
***
— Z’aurions dû rentrer quand nous l’pouvions, maîtresse, dit Peg pendant qu’elles préparaient leurs places à coucher au château de Lochmaben. J’aime point ça ici.
— Mais pense à ce que nous voyons, insista Jenny. Personne de notre connaissance n’est entré dans ce château sauf les gens avec qui nous voyageons, et c’est le château qui a produit le roi Robert de Bruce. Il est né ici, je crois, et cela a été le siège du pouvoir des Bruce pendant des années, même des siècles.
— Oui, mais de Bruce pouvait sortir d’ces murs quand y voulait, dit Peg.
— Nous en serons ressorties avant midi demain, en début d’après-midi au plus tard, dit Jenny en se reprenant quand elle se souvint que le commandant du château avait dit qu’il leur fournirait leur repas du midi après leur spectacle.
Peg restait cependant remarquablement nerveuse et Jenny devait admettre, si seulement pour elle-même, qu’elle s’était sentie plus en sécurité dans les bois du château Moss qu’à l’intérieur des murs du château Lochmaben. Elle ignorait si les murs mesuraient huit coudées d’épaisseur, mais ils étaient certainement assez épais pour que deux hommes s’allongent bout à bout dessus.
Situé comme il l’était sur une péninsule plate modelant une saillie sur loch Maben, avec la majorité de la terre entourant le lac formant des marais, le château avait la réputation d’être imprenable, ce qui était de plus intimidants lorsque l’on était entre ses murs, encerclé par l’ennemi.
C’était déjà assez mauvais que quatre fossés remplis d’eau s’étirent en travers du col étroit de la péninsule, tous équipés de ponts-levis facilement rétractables, sauf le dernier. Pire était que le dernier fossé n’était pas équipé d’un pont, les obligeant à le traverser sur des bateaux pour passer un portail principal qui s’ouvrait juste au-dessus de l’eau et dans une avant-cour intérieure bien gardée.
Après avoir quitté les embarcations, tandis qu’ils passaient par le portail intérieur tout aussi bien protégé et sous une herse en fer munie de piques menant à la cour principale du château, Jenny s’était retournée pour regarder le départ des bateaux. Leur vue lui avait fait se demander si elle n’avait pas été encore plus idiote que même Peg l’avait pensée d’insister pour venir à Lochmaben.
Elle se demanda aussi si elle pouvait faire confiance à Bryan pour garder le secret sur sa vraie identité. Lui et les autres — même les femmes — se comportaient comme s’ils ne se souciaient pas de leur sécurité. Toutefois, la plupart des autres femmes, avait-elle remarqué, bénéficiaient de protecteurs d’un genre ou d’un autre dans la compagnie — des maris, des compatriotes ou des amants. Peg et elle n’avaient que Bryan, qui leur accordait peu d’attention maintenant que la compagnie installait un campement de fortune dans l’un des coins de la cour intérieure.
Jenny s’était attendue à partager encore une fois une tente avec Peg. Mais bien que la cour soit vaste, les dalles de son sol empêchaient que l’on plante les tentes. Se sen-tant exposée non seulement à la température froide et au ciel sombre et dangereusement couvert, mais aussi aux hommes d’armes du château qui se promenaient, elle se rappela les commentaires de Mairi sur la vie probable d’un ménestrel.
Jusqu’à présent, elle avait pris son aventure pour ce qu’elle était, sans plus. Mais en surprenant un regard lubrique, puis un autre et un autre, elle sentait de plus en plus la présence d’un frisson de malaise.
Assurément, les regards venaient des hommes d’armes et non, jusqu’ici, de l’un ou l’autre des ménestrels. Malgré tout, elle doutait que ce dernier groupe bondisse pour défendre sa vertu dans les conditions si peu favorables qu’ils expérimentaient à l’intérieur de Lochmaben.
— Nous devons nous assurer de rester près de ton frère et de ses amis ou des autres femmes, Peg, dit-elle tandis qu’elles se dirigeaient vers Bryan.
— Oui, certes, acquiesça vaguement Peg, jetant un coup d’œil vers le ciel. Pensez-vous qu’y neigera c’soir, maîtresse ?
— Morbleu, Peg, voudrais-tu révéler mon rang à tout le monde ici ? dit Jenny. Je compte sur toi pour me protéger et tu ne le feras point en lançant des « maîtresse » à tout vent.
— Oh ! pauvre de moi, s’exclama Peg. Mais c’est plus dur que vous l’croyez ! Ces deux mots volent hors de ma bouche quand j’vous parle.
— Alors, réfléchis avant de parler, conseilla Jenny en apercevant Pasquin se frayant un chemin vers elles parmi les autres ménestrels qui délimitaient rapidement des espaces pour eux dans l’air de repos désigné.
— J’ai d’mandé aux autres de vous fournir à toutes les deux des lits, leur dit Pasquin. Mais j’suis venu te dire, Jenny, que même si le commandant du château réserve notre spectacle complet pour leur repas du midi demain, y veut qu’nous lui fournissions d’la musique pour leur repas de ce soir. Apparemment, jeune fille, quelqu’un t’a entendue au château Moss et en a glissé un mot à l’oreille de l’homme.
— Mon doux, voulez-vous dire qu’il veut m’entendre chanter ? demanda Jenny. Ce soir ?
Même si Phaeline avait complimenté ses aptitudes musicales, elle n’avait jamais amené Jenny à croire qu’elles étaient extraordinaires, et elle ne savait que penser maintenant. Que le commandant anglais veuille l’entendre chanter la flattait. Cependant, le fait qu’il l’ait choisie ainsi était déconcertant — même un peu effrayant, conclut-elle.
Le sourire séduisant de Pasquin apparut.
— J’avais suggéré qu’nos musiciens puissent jouer dans la galerie du ménestrel et y a accepté. Mais ensuite y a insisté pour que not’ jolie Jenny chante aussi et point dans la galerie. Y a ordonné que ton tabouret soit installé juste sous la table d’honneur, jeune fille.
Jenny avala péniblement et jeta un coup d’œil à Peg. Mais Peg fixait ses propres pieds et ne dit pas un mot jusqu’à ce que Pasquin s’éloigne.
Puis elle dit sans ménagement :
— Maintenant, vous s’rez d’accord pour dire que z’aurions dû rester à la maison ?
Les mots étaient à peine sortis de sa bouche qu’elle plaquait une main dessus et dévisageait Jenny d’un air coupable.
— Oh ! mais j’devrais point vous parler ainsi, maît…
— Ne sois point bête, Peg, lança rapidement Jenny. Nous sommes cousines, te souviens-tu ? Tu peux dire ce que tu veux. Cependant, même si nous avons peut-être été stupides de venir ici, nous y sommes et nous y resterons jusqu’à notre départ. Alors, nous devons en tirer le meilleur parti. Où supposes-tu que nous devons aller pour nous soulager dans ce lieu immense ?
Peg l’ignorait, mais elle alla demander à l’une des autres femmes.
Pendant que Jenny la regardait se frayer un chemin parmi les ménestrels occupés, un brusque éclat de rire dans la foule lui tira un sourire.
Au retour de Peg, elle dit avec un regard triste :
— Les hommes pissent dans l’fossé à travers la grille de l’avant-cour, m’a dit l’une des femmes ménestrels. Y ont mis des seaux un peu partout pour les femmes, mais on a rien, à part nos jupes, pour protéger not’ intimité. Elle a dit qu’nous pouvions attendre au souper, qu’le commandant a dit qu’y laisserait les femmes aller deux par deux utiliser la tour de la garde-robe.
— C’est ce que nous ferons alors, déclara Jenny, déterminée à attendre même si elle devait éclater.
Vu la situation, elles se gardèrent occupées en organisant leur espace et en regardant pour voir comment les autres arrangeaient le leur. Jenny remarqua que la plupart des membres de la compagnie prenaient le soin de marquer leur espace. Les deux bouffons possédaient des dessus de lit en patchwork semblable à leurs costumes, ce qui l’amusa jusqu’à ce qu’elle apprenne qu’ils ne gaspillaient pas le moindre bout de tissu et utilisaient les dessus de lit pour accumuler les pièces qu’ils pouvaient ajouter à leurs costumes lorsque certaines devenaient usées.
Enfin, ils entrèrent tous pour le repas du soir et trouvèrent les hommes d’armes en train d’installer une longue table à tréteaux spécialement pour la compagnie. Jenny ressentit du soulagement en sachant qu’ils ne seraient pas éparpillés dans la salle morne. Les murs étaient en pierre nue avec pour seule décoration les rangées d’armes suspendues dessus. Toute présence de la puissante famille Bruce avait disparu.
Des gardes se tinrent près de leur table pendant qu’ils mangeaient — trop près, songea Jenny, soucieuse de garder ses yeux sur son tranchoir. Les membres de la compagnie, mis à part les musiciens jouant pour leur souper, bavardaient calmement ensemble comme si les gardes n’existaient pas. Mais Jenny était très consciente d’eux et savait que Peg aussi.
Quand Jenny finit de manger, elle murmura :
— Je dois visiter la garde-robe avant de devoir chanter, Peg. Donc, si tu as terminé…
— J’ai ben fini, marmonna Peg en réponse. C’t’une mauvaise nourriture que mangent les hommes, j’vous l’dis, même s’il semble y en avoir en abondance.
Elles s’excusèrent et Peg demanda à l’un des deux hommes d’armes casqués à proximité où elles pouvaient trouver la garde-robe. Il pointa vers un porche voûté dans le coin sud-est de la salle qui révélait un escalier au-delà. Lorgnant Peg, il dit :
— Nous vous accompagnerions volontiers, jeune fille, pour voir à c’que personne vous dérange.
— Merci, monsieur, mais nous pouvons nous défendre seules, dit doucement Jenny.
Les sourcils de l’homme se haussèrent brusquement.
— Vraiment ? Ben, z’êtes toute une dame, jeune fille ! Dois-je m’agenouiller d’vant vous, vous croyez ?
— Nenni, monsieur, quoique je vous remercie chaleureusement pour le compliment, dit-elle. Viens, Peg. Nous devons nous hâter.
— Oui, faites donc, dit l’homme en se léchant les lèvres d’une manière obscène.
Faisant de son mieux pour dissimuler son dégoût et espérant que le type ne les suive pas, elle se dépêcha avec Peg d’aller vers le porche voûté, seulement pour entendre des pas résonner derrière les leurs alors qu’elles montaient en hâte.
Elles trouvèrent facilement la pièce requise et découvrirent aussi qu’elle pouvait les accommoder les deux en même temps. Sans remords, elles tirèrent le rideau et firent bon usage du cabinet d’aisances. Toutefois, lorsque Peg repoussa le rideau, elles découvrirent deux hommes d’armes les attendant en silence.
— Morbleu, vous formez une succulente paire, dit le porte-parole des deux quand Jenny lui jeta un regard mauvais. Ya une chambre juste au-dessus qui nous recevra facilement les quatre, alors si vous prenez la tête, mes dames, j’vous promets qu’vous l’regretterez point. Nous payons bien pour nos plaisirs et y a longtemps qu’nous avons reçu des jeunes filles appétissantes comme vous ici au château.
La mâchoire de Peg se décrocha, mais Jenny dit :
— Je crains que nous ne puissions vous accompagner, messieurs, car votre commandant nous attend en bas. Il a requis notre présence et sera sans doute furieux si nous le faisons attendre.
— Y peut point vouloir d’vous deux en même temps, dit le deuxième homme, sa patience diminuant nettement. Laquelle de vous deux y a engagée ?
— Je dois chanter pour lui et elle doit jouer du luth, dit Jenny.
— Oui, ben, j’pense qu’tu peux jouer toi-même du luth, alors nous allons juste amener c’te jeune fille pour nous amuser jusqu’à ce qu’y ait fini avec toi.
Alors qu’il tendait la main pour s’emparer du bras de Peg, un poignard siffla dans l’air entre eux, attrapant la manche en cuir de son baudrier et la piquant dans le panneau de bois installé dans le mur derrière lui.
Avec un cri de surprise, il fixa sa manche.
— Que diable ! s’exclama son compagnon.
Gillygacus, le plus petit des deux bouffons, culbuta sur le palier, se roula en boule et se redressa en position assise, rigolant tandis qu’il lançait par-dessus son épaule.
— Oh ! pauvre de moi ; mais en voilà un beau lancer, Gawkus ! T’as piqué sa manche et l’a clouée sur la planche !
— Pardieu, dit l’autre homme d’armes, tendant la main vers son épée.
— Ne bougez point, monsieur, s’il vous plaît, dit un Gawkus dégingandé et le visage fardé de blanc quand il apparut avec un poignard dans chaque main. Vous pourriez bien nous tuer tous les deux avec c’te grande épée qu’vous avez. Mais j’ai deux autres poignards dans les mains, alors j’pense qu’y serait plus sûr pour vous d’laisser nos femmes retourner dans la salle. Votre commandant a donné sa parole que chaque membre de not’ compagnie s’rait en sécurité entre ces murs. Je pense qu’y sera très mécontent d’entendre que vous vous amusez avec deux de nos femmes.
— Ce n’est rien, Gawkus, dit Jenny, espérant avoir raison. Ces hommes ne faisaient que s’assurer que nous pouvions utiliser la garde-robe en toute sécurité. Maintenant que toi et Gilly êtes ici, toutefois, nous n’avons plus besoin de les déranger.
Exécutant une légère révérence pour les deux Anglais en même temps, elle leur dit :
— Nous vous remercions, messieurs, et nous allons vanter votre attention envers nous à votre comman-dant. C’était gentil de votre part de prendre si bien soin de nous.
Le porte-parole lui lança un regard, puis il regarda son camarade.
Quand il le fit, le petit Gillygacus s’approcha à pas de loup, il arracha le poignard du panneau de bois pour l’en libérer et il le lança à Gawkus, qui le rattrapa facilement.
L’homme dont la manche avait été clouée au panneau plongea pour attraper le nain, mais il avait déjà bondi hors de portée et il soulevait effrontément sa casquette.
Rapidement, Jenny dit :
— Nous vous remercions encore, tous les deux, de nous avoir protégées. Peut-être allez-vous descendre maintenant pour m’entendre chanter.
Gawkus ne dit pas un mot. Les poignards toujours en main, il fit silencieusement signe à Gilly de descendre l’escalier. Jetant un dernier regard aux hommes d’armes, le petit homme obéit.
Jenny dit :
— Pars aussi, Gawkus. Nous vous suivrons et nos amis peuvent s’assurer que nous revenons saines et sauves. Vous voudrez bien, n’est-ce pas ? demanda-t-elle au porte-parole.
— Oui, maîtresse, nous verrons à ce qu’y vous arrive rien, dit l’homme.
Elle soutint son regard un long moment, puis elle fit signe à Peg de la précéder, et toutes les deux se hâtèrent de redescendre dans la salle sans plus de cérémonie.
Son spectacle suivit peu après et la réaction se révéla aussi chaleureuse qu’elle l’avait été au château Moss. À la fin, quand elle vit que les hommes qui les avaient abordées applaudissaient aussi, elle sentit qu’elle se détendait. Malgré cela, elle et Peg restèrent près des autres ménestrels jusqu’à leur retour dehors dans leur espace alloué.
La cour était un endroit froidement humide et gris. Jenny ne doutait toutefois pas de bien dormir après une journée aussi longue et fatigante.
***
— Nous payons bien pour c’que nous voulons et y a longtemps qu’nous avons eu une si belle occasion… dans le château, dit l’homme de Cath.
Jenny lui jeta un regard mauvais, stupéfaite qu’il lui parle ainsi et souhaitant être capable de se rappeler son nom. Il était là, titillant son cerveau, mais il refusait de se dévoiler.
Apparaissant entre eux, Cath dit sèchement :
— C’est donc ici que t’es venu !
Donnant ridiculement l’impression de se parler à lui-même, l’homme répondit :
— Y aura un endroit plus privé là-bas, mais t’y trompes point. Tu f’ras tout c’que j’te dirai de faire.
Cath avait disparu, alors Jenny savait que l’homme s’adressait à elle. Morbleu, il se tenait droit devant elle. Elle pouvait le voir parler et personne d’autre n’était présent. Il n’était plus le mari de Cath, par contre. Il était un homme d’armes anglais.
« Très appétissantes », avait-il dit d’elles plus tôt. Une paire de jeunes filles succulentes.
Le malfrat !
— Alors, j’vais simplement vous amener avec moi…, dit-il d’un ton acerbe, et notre ami Archie le Terrible en saura rien avant qu’tout soit terminé et même alors peut-être pas. Ni l’vieux Bleary.
— Silence, espèce de bâtard. Le vieux Bleary, vraiment !
Comme c’est bizarre, pensa-t-elle, que l’homme se parle à lui-même d’une manière aussi étrange.
— N’est-ce pas ainsi qu’ils l’appellent ?
— Oui, mais silence, maintenant, d’accord ?
Se réveillant, se sentant presque engourdie par le froid et ne sachant pas trop si l’homme dans son rêve avait émis ce dernier commentaire ou une autre personne à proximité, Jenny ouvrit les yeux.
La faible lueur du flambeau au-dessus de la cour exposa plusieurs paires d’hommes se déplaçant dans les environs. La plupart semblaient être des hommes d’armes.
Décidant qu’elle avait rêvé toute l’affaire et s’était réveillée à cause du froid, elle remonta sa couverture, se blottit plus près de Peg et se rendormit.