Chapitre 5

Dimanche matin, Hugh et Lucas arrivèrent à Lochmaben juste au moment où les rayons du soleil perçaient l’espace entre les nuages bas colorés de rose et les collines à l’est. Ils avaient quitté le château Moss bien avant l’aube et avaient bien progressé.

Une heure plus tard, ils attendaient avec les deux paniers du poney de somme qu’un bateau vienne les prendre et leur fasse traverser le dernier fossé menant au château. Dans l’intervalle, ils s’étaient arrangés pour laisser leurs chevaux avec les garçons surveillant les animaux des ménestrels et Hugh avait réussi à baratiner leur passage avec les sentinelles à chacun des trois ponts-levis.

L’air s’était rafraîchi pendant la nuit, rendant la brise glaciale. Songeant avec nostalgie à la cape à capuchon en laine dans son bagage, Hugh resserra sa longue cape violette autour de lui et souhaita que son chapeau mou à plume descende plus bas sur ses oreilles.

L’odeur de la neige était plus forte aujourd’hui et les nuages se rassemblaient au-dessus des collines à l’est et au sud comme chaque jour depuis une semaine. Qu’ils s’épaississent et menacent davantage ou se dissipent encore pendant la nuit importerait uniquement si Lochmaben leur refusait l’entrée.

Lucas marmonnait, mais Hugh l’ignora parce que les grilles du château avaient commencé à s’ouvrir. Sauf pour les hommes maniant les ponts-levis sur des tours en pierre sécuritaires à chacun des trois fossés précédents, il n’avait vu aucun garde à l’entrée de Lochmaben depuis des décennies.

Sa conviction intime était que les Écossais pouvaient les mettre en déroute si un chef fort en avait le courage. David Bruce, le dernier roi, n’avait pas été un tel chef. Que le sang de son célèbre père puisse couler dans ses veines alors qu’il refusait de se battre pour les libérer de l’occupation anglaise avait déconcerté de nombreux Écossais. Cependant, David était mort ; Robert Stuart, un homme à la réputation de bon guerrier, lui avait succédé. Et il l’avait été — dans sa jeunesse.

Le troisième anniversaire du couronnement de Stuart était presque atteint et, jusqu’alors, il n’avait rien fait pour justifier sa réputation de guerrier. Il était dans sa sixième décennie ; ses yeux étaient toujours injectés de sang et les hommes disaient qu’il semblait seulement à moitié réveillé la plupart du temps. Ceux qui le connaissaient le mieux l’appelaient le vieux Bleary.

Ses fils n’étaient pas des cadeaux non plus. Toutefois, Robert de Bruce avait décrété que l’aîné des fils du roi devait lui succéder, mettant ainsi fin à l’ancienne pratique où les nobles les plus puissants d’Écosse choisissaient l’homme le plus digne parmi eux pour devenir le roi d’Écosse. Cependant, la méthode de Bruce avait visiblement affaibli la couronne écossaise et, de l’avis de Hugh, même menacé l’avenir de l’Écosse en tant que nation.

Un bateau apparut dans le passage ouvert avec deux hommes ramant pour un troisième. Ils ne semblaient pas pressés.

— Pensez-vous franchement qu’y nous laisseront entrer ? marmonna Lucas.

— Je pense qu’ils me laisseront entrer. J’espère qu’ils te garderont à l’extérieur.

Les sourcils foncés et broussailleux de Lucas se haussèrent vivement.

— Vous espérez ? dit-il en regardant le ciel. Entendez cet homme ! Vous ai-je donc offensé en vous disant carrément qu’vous étiez stupide comme un âne de vous jeter dans la bouche du lion anglais comme vous l’faites ?

— Rien de tel et tu le sais, dit Hugh. Nous savons bien que les Anglais emploient des espions partout, y compris un certain nombre d’Écossais, que le diable les emporte. Il est probable qu’une personne de ce groupe nous ait vus voyager ensemble.

— Oui, c’est vrai.

— Ce l’est ; et que cette personne se demande après mon entrée ce qui est advenu du type renfrogné qui était avec moi serait un embêtement. Cependant, s’ils refusent de te laisser venir et que tu campes à proximité, ils penseront simplement que tu m’attends. Ils ne te molesteront pas même si tu deviens ami avec les garçons qui s’occupent des bêtes des ménestrels.

— Mais les Anglais vont-y point m’garder à l’œil ?

— Et alors ? lui dit Hugh. Ils chercheront des signes qui pourraient représenter une menace militaire. Je n’ai point l’intention de leur fournir matière à une telle inquiétude et toi non plus. Je veux par contre que tu apprennes tout ce que tu peux.

— J’pense que z’aurions dû attendre patiemment ici qu’les ménestrels ressortent, marmonna Lucas.

— Mais je veux m’entretenir avec Sa Seigneurie sans attirer trop de curiosité. Cela est bien plus susceptible de se produire si je peux la rencontrer en douce à l’intérieur que si je dois persuader les ménestrels que j’ai l’autorité de lui parler pendant qu’ils voyagent. De plus, nous ignorons complètement où ils comptent aller en partant d’ici.

— Z’iront à Dumfries.

— Oui, en temps voulu, acquiesça Hugh. Cependant, nous ignorons si ce sera bientôt et où ils pourraient aller entre-temps. Vois-tu, je suis simplement prudent, comme tu l’as suggéré.

— Oh ! oui, z’êtes prudent ; ça oui, grogna Lucas.

— Tais-toi, dit Hugh. Ils sont suffisamment près pour t’entendre.

Lucas se tut docilement alors que le bateau s’échouait à proximité.

Les trois hommes à bord étaient bien armés. Deux tirèrent leurs épées en mettant pied-à-terre, mais ils restèrent près de l’embarcation. Le troisième s’avança tran­quillement, satisfait de garder une main sur la poignée de son épée tandis qu’il leur lançait :

— Qu’est-ce que vous voulez, vous deux ?

Retirant son chapeau à plume avec un geste grandiloquent tandis qu’il exécutait une profonde révérence qui fit se gonfler la cape violette, Hugh dit :

— On m’a dit que votre emprisonnement dans ce grand château est long. Je suis venu vous fournir de la musique et des rires pour votre divertissement.

L’homme haussa les épaules.

— On n’a point besoin d’vous, par contre. Z’avons toute une compagnie de ménestrels à l’intérieur, des bouffons, des jongleurs, des femmes ménestrels, des gens de toutes sortes.

Hugh se redressa et leva le nez sur l’homme.

— Parbleu, je ne sais rien de cette compagnie ? En vérité, je suis venu me joindre à eux, ayant été retenu dans la ville d’Annan pour chanter pour lord Dunwythie à cause de mon grand talent. C’est lui qui m’a envoyé les rejoindre, sachant que je suis le plus doué des troubadours dans toute l’Écosse.

— Oui, ben, t’es un précieux coquet pompeux en outre et bien imbu de toi-même.

Hugh ignora le commentaire avec un geste désinvolte.

— Je me suis produit dans de nombreux pays, dit-il. Sous peu, je vais donner un spectacle devant le roi d’Écosse à l’anniversaire de son accession au trône. Toutefois, par gentillesse, je daigne me produire ici à Lochmaben pour vous les Anglais. Et je vous le dis, m’sieur, votre commandant sera très en colère si vous êtes responsable de lui avoir fait rater l’occasion d’entendre les belles chansons et les récits épiques du grand Hugo.

Replaçant son chapeau à plume, Hugh patienta en souhaitant en avoir dit suffisamment et pas trop. Des années s’étaient écoulées depuis la dernière fois où il avait fait semblant d’être un autre. Il prit soin d’éviter le regard sombre de Lucas.

— Vous dites que z’êtes avec les autres à l’intérieur ? dit le chef des Anglais.

— Pas avec eux, pour ainsi dire, dit Hugh. Je suis venu me joindre à eux. Le si puissant lord Dunwythie a dit que je devrais le faire, car ils iront à Dumfries en partant d’ici et ensuite au beau château neuf du seigneur de Galloway, qui doit honorer sous peu le roi des Écossais. Et ainsi, l’affaire s’est arrangée, dit-il en écartant les mains.

— P’t-être ben, dit le soldat. Et cet homme ? Chante-t-il ?

Hugh grimaça.

— Nenni, il a une voix inquiétante. Il n’est que mon serviteur.

— Alors, y doit rester ici, dit le soldat. Tu nous accompagneras dans l’bateau et attendras dans l’avant-cour pendant que j’parle à not’ commandant.

— Alors, je devrai emporter un de ces paniers, dit Hugh avec un soupir. Celui avec mon luth, Bouchard.

Lucas lui décocha un regard qui lui révéla qu’il se souvenait d’une fois précédente que Bouchard signifiait « grande gueule ». Toutefois, il hocha la tête et remit le contenant à Hugh.

— Si not’ commandant refuse de t’entendre chanter, y pourrait t’faire enchaîner et jeter dans not’ donjon, le prévint le chef des matelots.

Hugh haussa les épaules.

— Il ne sera point aussi idiot.

Ils l’installèrent dans le bateau et ramèrent pour retourner au château. Hugh vit Lucas secouer lugubrement la tête avant que les grilles se referment derrière eux.

Il savait que Lucas attendrait à proximité et resterait vigilant en cas d’ennuis. Quelles actions il entrepren-drait s’il en découvrait, il l’ignorait. Cependant, Lucas était ingénieux.

Chassant toute autre pensée, Hugh se concentra pour paraître sûr de lui et détendu. Il n’était ni l’un ni l’autre. Ce n’était pas la première fois qu’il entrait dans la bouche du lion anglais sans arme sauf un poignard fourré dans une botte, mais c’était la première fois depuis que les deux pays entretenaient soi-disant une paix.

Il ne pensait pas que cela ferait une différence pour les Anglais si une baronne écossaise prétendait être une femme ménestrel. Cependant, s’ils découvraient qu’ils avaient deux nobles propriétaires terriens à l’intérieur de Lochmaben, les deux prétendant être une autre personne, le commandant anglais serait tout à fait dans son droit de les déclarer espions et les pendre ou — encore plus probable — les retenir contre une énorme rançon.

***

La salle était anormalement silencieuse quand Jenny marcha vers l’estrade où le commandant du château et ses officiers siégeaient comme un gouvernement. Elle s’arrêta à côté de l’unique tabouret devant, se rappelant à elle-même qu’ils avaient aimé son spectacle le soir précédent et que tout cela faisait partie de son aventure. Gardant la tête haute, elle s’efforça de paraître sereine.

Sa nervosité avait augmenté malgré leur anticipation évidente, peut-être en raison de leur silence. La veille, le calme ne s’était pas installé ainsi avant qu’elle ait chanté pendant plusieurs minutes. Ils semblaient attendre davantage d’elle maintenant.

Au moins, elle n’avait pas à s’inquiéter que quelqu’un la reconnaisse, car elle n’avait jamais rencontré un Anglais.

Par conséquent, elle pouvait facilement prétendre ne plus être la baronne Easdale, mais juste la jolie Jenny, paysanne avec une voix agréable.

Prenant place, elle positionna son luth et commença délicatement à pincer les notes de sa première chanson. Comme d’habitude, le son l’apaisa et remua des souvenirs de son foyer. Elle la joua une fois au complet avant de chanter.

La chanson d’amour comptait cinq couplets et, au troisième, elle s’était perdue dans la musique, inconsciente du silence imposant dans la salle jusqu’à ce que les notes d’un deuxième luth se joignent aux siennes. Certaine qu’il devait s’agir d’un des autres ménestrels, elle espéra qu’il ne raterait pas une note.

Distraite uniquement à cet instant et s’apercevant vite qu’elle pouvait faire confiance à l’autre musicien, elle se concentra sur sa chanson.

Un temps avant qu’elle entame le quatrième couplet, un homme commença à chanter derrière elle, changeant les paroles pour qu’elles conviennent à un jeune homme chantant son amour et non à une jeune fille exprimant le sien. Sa voix était grave et puissante ; son talent avec le luth, exceptionnel. Même si elle continua à jouer la mélodie, elle garda le silence jusqu’à ce qu’il termine le couplet.

Ensuite, elle se leva et se plaça en face de lui pour chanter le dernier couplet en duo.

Il était grand, les épaules larges et il portait une longue cape violette et un chapeau assorti orné d’une plume blanche. Bien que sa tenue soit celle d’un troubadour et que la plume insolente obscurcisse une bonne partie de son visage, quelque chose chez l’homme lui semblait familier.

Ce n’était pas un ménestrel avec qui elle avait voyagé, ce qui suggérait qu’il devait vivre au château. C’est quand il retira d’un geste large son chapeau à plume de sa tête et qu’il s’inclina devant elle à la fin de la chanson qu’elle reconnut sir Hugh Douglas. Elle le constata toutefois alors avec une telle surprise qu’elle dut déployer tous ses efforts pour garder son sang-froid.

***

Hugh le sut dès l’instant où elle le reconnut. Il s’était demandé comment elle réagirait et il ressentit une pointe d’admiration quand elle se contenta de se raidir légèrement.

Elle se détendit tout de suite, souriant, et il sut que les applaudissements tonitruants du public ravi et les bruits de leurs pieds frappés sur le sol l’aidèrent à conserver son calme.

Sans doute, aussi, n’avait-elle pas encore compris qu’il était venu pour elle.

Au lieu de cela, elle se demandait probablement ce qui avait amené Hugh ici. À cause de sa tenue de troubadour et sa performance, elle soupçonnait peut-être qu’il était venu en espion.

Le commandant de la garnison de Lochmaben leva les deux mains et le public redevint silencieux.

Alors que la jeune fille se tournait vers la table d’honneur, le commandant dit d’une voix qui résonnait facilement jusqu’au fond de la salle :

— Nous avions entendu parler de la jolie Jenny ; mais point qu’elle chantait avec un autre bon ménestrel. Votre musique nous plaît. Je vous en prie, chantez-en une autre.

La jeune fille exécuta une révérence et se retourna face à Hugh.

Il s’inclina, espérant indiquer qu’il lui laissait le choix de la chanson. Il pouvait jouer la plupart des ballades bien célèbres. Pour une pièce qu’il ne connaissait pas, il pouvait quand même jouer un accompagnement approprié après avoir écouté un peu.

Elle resta silencieuse assez longtemps pour qu’il se demande si ses nerfs avaient eu le dessus sur elle en fin de compte, bien qu’elle semblât encore parfaitement calme.

Satisfait de l’observer, il ne ressentait aucune impatience. La lumière du jour faible et grise apparaissait à travers plusieurs très petites et très hautes fenêtres, mais la véritable lumière dans la salle brillait par la multi-tude de bougies et de torchères, dorant la chevelure luisante de Jenny.

L’ayant vue auparavant seulement avec sa coiffe des grandes occasions et son voile, avec les sourcils et le front rasés, il n’avait pas imaginé de quelle couleur pouvaient être ses cheveux.

Maintenant, il voyait que sa chevelure et ses yeux avaient exactement la même teinte douce brun doré. Peut-être la lumière faisait-elle illusion sur ses iris.

Le regardant directement, elle pinça une corde, puis une autre et encore une autre. La mélodie était celle d’une ballade vieille d’un siècle que la plupart des gens appelaient Les routes de Fairlie, le récit de la bataille de Largs, quand le roi Hakon de Norvège, tirant avantage d’une famine en Écosse, avait tenté d’affirmer son droit de seigneur sur les îles ouest. La ballade était issue d’anciennes histoires de gentlemen cambrioleurs et, par conséquent, bien connue. Elle avait également de nombreux, très nombreux couplets. Hugh espéra pieusement qu’elle n’avait pas l’intention de les chanter tous.

Avec un sourire et un hochement de tête, il ajusta son jeu sur le sien, se rapprochant et se tenant ensuite debout à côté d’elle afin qu’elle puisse se tourner vers l’estrade encore une fois en continuant de le voir. Il savait que le commandant était plus intéressé par elle que par lui, de sorte qu’il était plus sage pour elle d’éviter de présenter son dos à l’homme pendant qu’elle chantait.

La ballade était une des préférées des militaires écossais et Hugh connaissait toutes les paroles. En la laissant chanter la première phrase de chaque couplet, il découvrit avec soulagement qu’elle sautait cinq couplets pour un chanté, se concentrant sur ceux qui louangeaient les Écossais.

Ainsi, ils en arrivèrent vite au point culminant du récit, quand le temps favorisait les Écossais avec des vents tempétueux qui obligèrent leurs attaquants vikings à battre en retraite.

Alors que la chanson se terminait, il vint à l’esprit de Hugh qu’il serait sage qu’elle évite d’autres ballades militaires, particulièrement celles où les Anglais souffraient la défaite, mais elle entama ensuite une chanson d’amour. Pendant qu’il l’interprétait avec elle, il se surprit à la contempler encore et il était certain que tous les autres hommes dans la salle l’imitaient.

Sa voix était agréable, naturelle et très apaisante. Cependant, ce n’était pas son chant tant que la manière dont elle semblait se perdre dans la musique qui la rendait aussi fascinante. Elle se tourna bientôt un peu vers la partie basse de la salle, de sorte qu’elle parut se produire pour les individus présents là autant que pour les hommes sur l’estrade.

Quand la chanson finit, ils se retournèrent tous les deux et s’inclinèrent devant la table d’honneur. Ensuite, elle marcha jusqu’à une table au fond où les autres ménestrels étaient assis. La suivant, il se tint prêt lorsque l’homme qui avait mené la compagnie à Annan House se leva pour l’accueillir.

— T’as une belle voix, troubadour, dit-il.

— Je vous remercie, monsieur, répondit Hugh, se détendant.

Il s’était demandé si quelqu’un de la compagnie avait porté suffisamment attention à ceux assis à la table d’honneur à Annan House pour le reconnaître, mais s’ils n’avaient pas identifié la jeune baronne, il pensa que la probabilité était encore plus grande qu’ils ne le replaceraient pas.

— C’était un bon numéro, dit le chef. Vous formez une belle paire, tous les deux.

Pendant que Hugh répondait aisément, il vit qu’une jeune femme, assise seule à l’extrémité de la table, semblait l’observer avec soin. Quand lady Easdale alla s’asseoir à côté d’elle, il déduisit qu’elle devait être la servante disparue, Peg.

Reportant son attention sur le chef de la compagnie, qui lui demandait à l’instant d’où il venait ainsi, Hugh décida de raconter la même histoire qu’il avait inventée pour les soldats au portail.

— Je viens d’Annan House, monsieur.

— Vraiment, comment est-ce arrivé ? demanda l’homme.

— Voyez-vous, je suis demandé au château Threave bientôt, pour chanter pour le seigneur de Galloway et peut-être le roi des Écossais. Mon seigneur Dunwythie m’a dit qu’un groupe de ménestrels qui s’étaient produits pour un banquet avant-hier étaient eux aussi en direction de Threave pour la même occasion. Il a suggéré que je vous rattrape et voyage en votre compagnie. Si vous êtes le chef, monsieur, qu’en dites-vous ?

— Si tu peux convaincre notre jolie Jenny de coqueter avec toi pendant que vous chantez, et avec les hommes dans le public, j’t’en serai reconnaissant. Si tu penses qu’ils crient maintenant pour l’encourager, songe à ce qu’y feront si chacun de ces hommes s’imagine qu’elle chante pour lui. Peux-tu faire ça ?

Prêt à promettre presque n’importe quoi si la compagnie l’acceptait comme collègue ménestrel assez longtemps pour qu’il parle à la jeune fille et la persuade de revenir à Annan House avec lui sans faire d’histoire, Hugh acquiesça d’un signe de tête.

— Certes, oui, dit-il. J’sais exactement ce que vous voulez.

— Alors, t’es invité à voyager avec nous avec plaisir. Nous allons à Dumfries en partant d’ici pour nous produire pendant une semaine à la d’mande du shérif. Mais cela ne t’dérangera point, car y nous paiera bien et on divisera l’or de la manière habituelle.

Hugh ne connaissait pas du tout la manière habituelle et ne désirait aucunement rencontrer le shérif de Dumfries sous les traits d’un troubadour. Toutefois, comme il était certain de ne plus être avec eux quand ils atteindraient Dumfries, il accepta sans hésitation.

***

Jenny tint sir Hugh à l’œil, se demandant ce qu’il était advenu de lui. Elle ne doutait pas qu’il soit venu pour la trouver. Cependant, ni Phaeline ni Dunwythie ne s’attendraient à ce qu’elle voyage seule avec un homme qui n’était pas son parent, avec Peg comme seule protection. Il devait être accompagné.

Un frisson remonta le long de son échine en pensant qu’il avait pu amener Reid.

Les hommes d’armes et leurs chefs avaient commencé à manger peu de temps après que tout le monde se fut rassemblé dans la salle pour le repas du midi. Les autres ménestrels se produisirent pendant tout le repas, mangeant lorsqu’ils en trouvaient le temps, mais Jenny n’avait pas eu envie de s’alimenter avant son spectacle.

À présent, s’assoyant à côté de Peg, elle se sentait affamée.

Quelques autres se restauraient à l’autre bout de la table, mais n’accordèrent aucune attention aux deux jeunes femmes. Fixant Pasquin du regard, qui discutait encore avec sir Hugh derrière eux, Peg marmonna :

— Morbleu, mais n’est-ce pas…

— Oui, ce l’est, l’interrompit vite Jenny. Mais ne prononce point son nom ici. Je ne peux imaginer comment il est entré ici ou pourquoi il est venu pour moi. Je ne suis rien, pour lui, Peg, alors cela ne peut l’inquiéter que je sois partie. Toutefois, il n’est peut-être point venu seul.

— Pensez-vous qu’y dira à Pasquin et à tous les autres qui vous êtes ?

Jenny avait un peu réfléchi à la question.

— Je ne crois point qu’il le fera, dit-elle alors qu’elle se servait dans un plat d’agneau tranché.

Il semblait bizarre de ne pas avoir de serviteurs rôdant autour ou se précipitant pour la servir, mais elle aimait assez savoir qu’elle n’avait pas besoin d’attendre après qui que ce soit.

Quand elle eut pris ce qu’elle désirait, elle dit :

— Ils ne voudront pas d’histoires, Peg, parce que les gens qui ne me connaissent point penseraient que je me suis enfuie.

— Oui, certes, mais vous l’avez fait, dit Peg, émiettant un petit pain.

— Nenni, car j’y retourne bientôt. Vas-tu manger ce pain ?

— J’en ai eu assez, dit Peg, le lui remettant. J’n’ai rien fait d’autre que manger, j’suis point une artiste. Mais Bryan a dit que j’peux aider avec le reprisage. Y déchirent toujours des trucs, dit-il, particulièrement ceux qui portent du patch­work. Saviez-vous qu’y ramassent les bouts d’tissu partout où y vont, pour rapiécer ce qui s’use ? Gawkus me l’a dit. Et vous vous êtes bien enfuie, ajouta-t-elle impassiblement.

Jenny secoua la tête.

— Je viens juste de décider de faire quelque chose qui me fait envie et je ne rentre point avant d’avoir vécu mon aventure. J’admets que je n’ai point réfléchi à tout, par contre, particulièrement aux conséquences pour toi. J’ai saisi une occasion, Peg, sachant bien qu’elle pourrait ne plus jamais se représenter. Vois-tu, une fois qu’une femme est mariée…

— Oui, dit Peg avec morosité. J’sais très bien que not’ homme nous dit c’qu’on doit penser et comment agir et quand l’faire et quand on l’a point fait, y nous frappe, ou pire.

Jenny sourit.

— Est-ce ainsi dans ta famille ? Je doute que mon père ait jamais frappé ma mère, car il ne m’a jamais frappée. En fait, il n’a jamais élevé la voix. Même mécontent, il était calme, mais ce n’était point moins efficace pour autant.

— Oui, ben, j’mentirais si j’disais que mon prop’ père est du genre calme. Il rage comme un fou et ma mère bat en retraite quand y est dans une colère folle. Tout comme le reste d’la famille, si on y pense. Bryan n’lui ressemble point beaucoup, mais il fait c’qu’il veut d’la même façon.

— J’espère seulement que je ne t’ai point attiré d’ennuis sérieux.

— J’vais m’en tirer, mais attention, dit Peg en baissant la voix. Y s’en vient.

Même si elle garda les yeux sur sa nourriture, Jenny savait que Peg ne parlait plus de Bryan. Des picotements remontèrent vivement le long de son échine, devenant plus présents à chaque battement de cœur, comme si la sensation s’intensifiait avec chaque pas de sir Hugh vers elle.

— Bonjour à vous, dit-il en s’installant sur le banc en face d’elles. Les gens m’appellent Hugo et votre chef a accepté de me laisser voyager avec vous jusqu’à Dumfries.

Bien que Jenny ne regardât pas Peg directement, elle pouvait voir sa mâchoire se décrocher. Craignant que Peg puisse dire quelque chose qui les mettrait en péril, Jenny haussa les sourcils que Peg lui avait dessinés et dit doucement :

— Hugo ?

— Oui, dit-il avec un léger sourire, tendant la main pour se servir dans le plateau d’agneau. Z’avez une belle voix, jeune fille. C’tait un plaisir d’chanter avec vous.

Imitant son accent, elle dit :

— Merci, m’sieur. Vot’ opinion m’fait plaisir, car vous chantez bien mieux que moi.

— Nenni ; nos voix sont différentes, mais se complètent bien, j’pense.

Peg se tortilla sur le banc.

— Mais qu’est-ce…

— Point maintenant, Peg, dit Jenny. Not’ troubadour doit manger. Nous pourrons discuter plus tard.

Il dit :

— Je m’disais, maîtresse, que si nous marchions ensemble un moment lorsque nous partirons d’ici, nous pourrions compiler une liste de chansons qu’nous aimons chanter tous les deux. Votre chef voudra sûrement…

— Nous l’appelons Pasquin, le coupa Peg.

Sir Hugh déplaça son regard sur elle et Jenny faillit intervenir pour expliquer qu’elle avait ordonné à Peg de ne pas utiliser de titres ou autres manières officielles de s’adresser aux gens.

Toutefois, il sourit à Peg et dit doucement :

— J’vous remercie de m’le dire, jeune fille. L’homme m’a point dit comment l’appeler.

— À ce propos, dit Jenny, j’ignore ce qu’il préfère. Je l’appelle simplement « monsieur » comme je le fais avec la plupart des gentlemen.

— Est-ce un gentleman, alors ? demanda-t-il en se retournant vers elle.

Croisant son regard, elle dit :

— Je ne sais point qui il est ni d’où y vient. J’sais seulement qu’y a été gentil avec nous et nous a offert asile. Et y a un séduisant sourire.

— Vous n’auriez point dû demander asile, dit-il à voix basse en emprisonnant son regard.

— Je pense que vous devriez me laisser seule juge de cela, répondit-elle sans ciller. Je lui suis reconnaissante de sa gentillesse et je me sens vraiment son obligée.

Quelque chose durcit dans son expression et pro-voqua d’autres picotements dans son échine, mais elle ne détourna pas les yeux.

***

Hugh s’obligea à prendre une profonde respiration. Il n’était pas hargneux de nature, mais quand quelque chose suscitait sa colère, la sensation qui l’étreignait était parfois si forte qu’il devait déployer beaucoup d’efforts pour la contenir.

Son regard légèrement inquisiteur avait réveillé l’agacement qu’il avait éprouvé à devoir partir à sa recherche, avec quelque chose de plus. La jeune fille n’avait visiblement aucune idée du danger où elle s’était peut-être placée elle-même avec son escapade impulsive.

Il ressentit une forte envie de le lui expliquer en termes qu’elle ne pouvait pas ignorer.

Cependant, sa calme désapprobation aurait dû susciter un regard de remords, même d’inquiétude. Au lieu de cela, elle le contemplait comme si elle requérait une explication de sa part et non l’inverse.

S’apercevant qu’il pouvait accomplir peu avant qu’ils se retrouvent hors des limites de Lochmaben, il s’appliqua à sa nourriture et ne dit plus rien.

Peu de temps après, un des ménestrels vint dire que Pasquin voulait qu’ils sortent tous à l’extérieur et s’assurent que leurs choses étaient prêtes à charger dans les bateaux. Il ajouta qu’ils partiraient dans la prochaine demi-heure.

Hugh termina rapidement et suivit Jenny et Peg dans la cour intérieure, maintenant animée d’activités. Les mem-bres de la compagnie soulevaient des paquets sur leurs épaules pendant que des hommes d’armes les poussaient vers l’avant-cour et dans les embarcations, puis les transportaient de l’autre côté de l’eau.

Comme ils avaient dû attacher leurs chevaux et leurs mules à l’extrémité des quatre fossés, dans des bois à quelques distances de là, ils traînèrent le pas en une file intermittente jusqu’à ce qu’ils aient rassemblé tous les animaux et se soient regroupés pour recharger leur matériel.

Hugh trouva Lucas Horne et remit son panier aux soins de l’homme en disant :

— Je suis sûr que tu t’es fait quelques amis parmi les garçons qui s’occupent des bêtes.

— Certes, oui, dit l’homme, le contemplant d’un air interrogateur. La compagnie s’en va à Dumfries en partant d’ici, à douze lieues environ, point plus. J’vous dois t’y une pièce d’argent, m’sieur ?

Hugh hocha la tête.

— Oui. Je les ai trouvées toutes les deux.

— C’est ainsi, alors. Quand partons-nous ?

— Nous allons voyager avec eux un certain temps. Je n’ai point encore eu l’occasion de parler en privé avec Sa Seigneurie, bien que je croie qu’elle sait pourquoi je suis venu.

— Vous réglerez tout bientôt, donc, dit Lucas.

Hugh aurait aimé se sentir aussi sûr de lui. Voyant Peg et Sa Seigneurie avancer devant, il laissa Lucas avec les chevaux et se hâta de les rattraper.

— On m’a dit que votre frère était membre de la compagnie, dit-il à Peg en les rejoignant. Est-ce vrai ?

— Oui, monsieur, dit-elle, le regardant avec méfiance.

— Vous pourriez marcher un peu avec lui, afin que je puisse discuter en privé avec votre — jetant un œil autour de lui, il vit que des gens étaient suffisamment près pour entendre — votre compagne.

Peg se tourna vers sa maîtresse, mais lady Easdale hocha la tête.

— Va, Peg, dit-elle. Il ne va point m’occire.

La servante parut dubitative, mais elle obéit.

Hugh espéra que sa maîtresse serait tout aussi obéissante.

— Comme vous devez le savoir, milady, dit-il en baissant la voix pour empêcher les autres de surprendre ses propos, je suis venu vous ramener à Annan House.

— Vraiment ? Je n’arrive point à imaginer pourquoi vous le devriez.

Son ton exprimait seulement une légère curiosité. Néanmoins, cela l’énerva.

— Vous devez savoir que je suis venu ici uniquement parce que lord Dunwythie, votre tuteur, je vous le rappelle, m’a envoyé pour vous raccompagner auprès de lui.

— Je ne remets point votre but en question, monsieur. Je remets en question la nécessité de votre venue.

— Sans aucun doute croyez-vous que mon frère aurait dû venir vous chercher, dit-il.

— Je ne pense aucunement cela, dit-elle. Je n’ai point de comptes à rendre à votre frère. Nous ne devons point nous marier avant quelques semaines encore.

— Trois semaines, ce n’est point long, milady. Peut-être devriez-vous…

— Je vous en prie, ne m’appelez point ainsi pendant que nous sommes avec ces gens, monsieur. Je suis sûre que mon oncle et sa femme ne vous remercieront point d’avoir dévoilé mon rang à d’autres en ce moment. Vous me direz ce que vous voulez, évidemment, mais je préfère rester simplement Jenny pendant que je suis avec cette compagnie.

— Je vous prie de m’excuser et je vais certainement vous obliger pour cette demande, dit-il. Je me suis moi-même donné du mal pour dissimuler ma propre identité, alors vous avez raison de me le rappeler. Cependant, ma position reste la même. Nous partirons d’ici dès que nous pourrons décemment le faire.

— Je pense que cela serait imprudent, dit-elle.

— Je n’ai point sollicité votre avis. Votre oncle m’a envoyé pour vous prendre et il s’attend à ce que je vous ramène à la maison. Il m’a dit d’agir comme il le ferait.

— Vraiment ?

— Oui, dit-il, espérant que cette nouvelle lui ferait perdre son attitude de calme défi.

— Je vois, dit-elle. Mais tout de même, vous n’avez point son autorité, monsieur. Je n’ai point de comptes à vous rendre et je soupçonne que vous n’avez aucun moyen de prouver que mon oncle vous a envoyé. Vous avez déjà menti à ces gens ; leur dire que vous êtes quelqu’un d’autre et avez l’autorité de m’amener avec vous… Je pense qu’ils m’aideront à résister… pas vous ?