Ambiguïté du concept de « printemps arabe »
Le « printemps arabe » est devenu, comme le dirait Paul Valery à propos du terme de liberté, « un de ces détestables mots qui a plus de valeur que de sens ». Il a une valeur politique dans le sens où il symbolise une rupture avec l’autoritarisme. Il n’a pas beaucoup de sens en raison de l’ambiguïté qui l’entoure. Il s’agit en effet d’une expression tellement vague et fuyante qu’elle ne veut plus rien dire du tout, une expression fourre-tout, qui ne permet plus de faire la part des choses dans les différentes expériences arabes. Cette expression a-t-elle un sens ? Est-elle significative lorsqu’on parle des révoltes ou révolutions arabes ?
L’expression « printemps arabe » a été préfabriquée par les médias occidentaux pour saluer, à juste titre d’ailleurs, les révoltes des sociétés civiles arabes contre leurs dictateurs et leurs régimes. Elle a l’inconvénient d’embellir un peu trop la phase post-révolutionnaire, qui s’est avérée, avec un léger recul, plus difficile à réaliser, voire assez dramatique, notamment après l’euphorie révolutionnaire. Mais, l’expression de « printemps arabe » a pris de l’envol à l’échelle internationale et a échappé à ses propres promoteurs. Elle est maintenant reprise par les élites et commentateurs arabes eux-mêmes, mais souvent pour la critiquer aussitôt et la remettre à sa juste place. On parle souvent de « printemps arabe », comme on a parlé autrefois du « printemps de l’Est », après la désagrégation de l’empire soviétique, juste par commodité de langage et non par conviction profonde. Quoique pour les pays de l’Est, le printemps s’est avéré une réalité après coup, malgré quelques reculs relatifs de temps à autre, comme celui de l’Ukraïne actuellement.
Après coup, le « printemps arabe » s’est avéré quelque peu confus et incertain. Le concept est trop générique pour une réalité confuse et disparate. Il englobe à la fois un pays où l’armée a eu le dernier mot en accord avec la société civile laïque (Egypte), un pays qui connait une effroyable guerre civile (Syrie), un pays où les milices et les tribus font la loi et alimentent le terrorisme (Libye), et finalement un pays qui est parvenu, non sans drames, non sans violence, à un début de printemps (Tunisie). Au point qu’il est difficile de parler aujourd’hui de « printemps arabe », mais tout au plus d’un « printemps tunisien ». L’emploi du concept de printemps arabe, pour parler des révolutions arabes devient trop ambitieux, mal venu et irréel.
Et encore ! Le « printemps tunisien » lui-même reste à confirmer après les prochaines élections législatives et présidentielles, et après le rétablissement de la paix civile. Il y a juste maintenant en Tunisie un « printemps constitutionnel ». Un type de printemps qui a, il est vrai, illustré l’effort des forces islamistes et des forces démocratiques laïques de parvenir à un compromis dans le cadre d’un processus de Dialogue national. La conclusion des compromis est plus difficile en démocratie que les rapports majorité-opposition. Elle illustre un degré supplémentaire de maturité politique des partenaires politiques et sociaux, poussés par une société civile vigilante et bruyante.
Au fond, qu’est-ce qu’on entend par le terme de « printemps » sur le plan politique ? Il faudrait d’abord exclure les « printemps » occasionnels ou éphémères, comme celui qu’a connu l’Iran en 2009 à l’occasion des élections présidentielles, avant même le printemps arabe, et qui a permis à la société civile iranienne en ébullition de demander des réformes politiques et des garanties de droit. Il s’agit pour l’Iran d’un printemps saisonnier, auquel la brutalité sécuritaire du pouvoir y a mis un terme. Pire encore, la chute du régime autoritaire du Chah en 1979 n’a produit ni justice, ni droit, ni liberté, ni « printemps ». Il y a eu tout au plus substitution d’une dictature islamique à un régime autoritaire laïco-moderniste. La « république » islamique va profiter de la longue guerre Iran-Irak (1980-1987) pour se consolider et se durcir politiquement. En 2009, à l’occasion de la réélection d’Ahmadinejad, les jeunes se sont mobilisés autour de Mir Hossein Moussavi, candidat issu d’une coalition antérieure, qui s’est présenté contre le président sortant, qui a uni autour de sa candidature les organes de la société civile et les militants de l’opposition, dans le but d’écarter le turbulent Ahmadinejad du pouvoir.
Le champ politique iranien se réduit aujourd’hui à une lutte entre les factions à l’intérieur du pouvoir, des factions plus ou moins réformistes, plus ou moins fondamentalistes, qui se font et se défont en fonction de la conjoncture politique en Iran. Mais on n’y a pas encore vu d’opposition politique véritablement réformatrice. Il s’agit là bien d’un « printemps » raté.
S’agissant du printemps non éphémère, comme semble l’être le printemps arabe, il faudrait ici nuancer le propos, car il y a trois éléments de réponses. Ce « printemps » peut être la libération de l’autoritarisme ou de la dictature seule ; cela peut-être encore la libération du joug politique, avec, et la nuance est de taille, l’adjonction de la réussite du processus démocratique lui-même (Etat de droit, libertés individuelles, justice, Constitution) ; cela peut-être enfin seulement le déroulement plus ou moins lent d’un processus de transition qui, encore en voie de réalisation, n’en contient pas moins quelques éléments rassurants à moyen terme pour le reste du parcours démocratique. Et là, les réponses peuvent être différentes.
Si c’est le premier terme du triptyque (la libération de la dictature), le « printemps » concerne la plupart des pays concernés par le discours du printemps arabe, qui ont abattu leurs régimes dictatoriaux-Tunisie, Egypte, Libye-, à l’exception de la Syrie, où les populations se débattent encore contre la dictature de Bachar Al-Assad qu’ils n’ont pas encore démoli, même s’ils ont déjà entamé, voire dénaturé son statut national et sa position internationale. Le dictateur et son régime ne pourront rester inchangés après une guerre civile d’une telle ampleur, en cas de paix civile et de solution politique.
Si c’est le deuxième terme (libération et en plus institutions démocratiques), le pays qui semble le plus proche reste la Tunisie, même si la Tunisie est encore à mi-parcours du chemin menant à la consolidation de la démocratie. Il lui reste à réaliser des élections démocratiques pour les législatives et les présidentielles, même si elle a déjà un précédent électoral démocratique se rapportant à l’élection de la constituante de 2011.
Si c’est le troisième terme (le négatif du processus l’emportant sur le positif), la question reste problématique pour l’Egypte et la Libye. En Egypte, on ne peut pas considérer le rôle majeur tenu par l’armée égyptienne comme un élément rassurant pour le reste du parcours démocratique. L’armée est une institution d’ordre militaire, de guerre, censée rester neutre dans les débats et les conflits politiques. Même si la primauté de l’armée bénéficie actuellement d’une certaine légitimité en ce que celle-ci est soutenue par les forces civiles, comme le mouvement Tamarrud. Ces forces civiles ont demandé et obtenu de l’armée la révocation du Président islamiste Morsi, ont approuvé une deuxième Constitution conçue par des experts proches de l’armée, et soutiennent encore la candidature d’Al-Sissi aux élections présidentielles.
Bref, il n’y a pas eu de consensus ou de compromis politique et démocratique en Egypte entre les forces politiques opposées, ni de solution institutionnelle pour le conflit avec les islamistes, mais seulement un pis-aller ou du bricolage politique non conforme à la norme démocratique. La démocratie est reportée, d’une part jusqu’à ce que les islamistes reconnaissent eux-mêmes, comme Ennahdha en Tunisie, les nécessités du jeu démocratique ; et d’autre part, jusqu’à ce que la question des islamistes soit traitée, non de manière sécuritaire, comme à l’ère dictatoriale, mais de manière politique et démocratique. Bref, c’est l’inconnu.
L’ambiguïté touche également la Libye. D’un côté, le rôle des milices et des tribus dans le jeu politique libyen ne semble pas rassurant en raison de l’usage de la violence, de la guerre civile, terrorisme, trafic d’armes et de drogue, dans un pays qui était gouvernée durant une quarantaine d’années par l’armée et un leader psychopathe et instable. Un pays souffrant de l’absence d’une société civile éduquée et ne connaissant pas de tradition politique institutionnelle moderne. Mais, d’un autre côté, il y a quelques éléments positifs en Libye, comme l’élection démocratique d’un parlement en 2012, et l’élection récente du Comité des 60, chargé d’élaborer une Constitution.
A notre avis, il serait plus pertinent, sur le plan conceptuel, de parler des « révolutions arabes », au pluriel, que de parler de « printemps arabe », ne serait-ce que pour mieux coller à une réalité aussi complexe qu’insaisissable parfois. Le « printemps » est un résultat, la révolution est un processus. Dans une révolution, il y a le positif et le négatif ; la matière et le sens ; la transformation brutale et le conservatisme ; la violence, la réaction, les tiraillements et le compromis ; la révolution et la contre-révolution. Bref, la lutte des contraires, qui sont nécessairement concomitants dans une telle phase. Le printemps arabe suggère au contraire l’orientation vers un sens favorable unique, univoque, trop linéaire, dépourvu de toute contradiction.
Dans « les révolutions » arabes, il y a la diversité des expériences, la pluralité des logiques et des sens. Le printemps ne signifie pas la même chose pour les Egyptiens, pour lesquels il signifie mise à l’écart des islamistes du jeu politique ; pour les Tunisiens, pour lesquels il signifie compromis politique et démocratique entre les laïcs et les islamistes ; ou pour les Libyens qui ne savent pas eux-mêmes, en raison de la confusion générale, ce que leur printemps veut dire ; et encore moins pour les Syriens qui n’ont pas réalisé encore le préalable nécessaire du printemps : l’abolition de la dictature.
Site Le Courrier de l’Atlas, 3 février 2014
La liberté, toujours à l’ordre du jour dans le monde arabe
En Europe, la liberté est à la fois le produit de la féodalité, contre laquelle la bourgeoisie s’est rebellée, de la Renaissance, de la Réforme protestante, du mercantilisme, de l’essor de la bourgeoisie, des Lumières, du capitalisme.
La liberté, telle qu’elle s’est cristallisée au XVIIIe siècle, tant au niveau politique qu’au niveau économique, était plutôt la résultante d’une longue chaîne historique qui a rendu possible sa maturation. Elle a d’abord végété au sein de la société, puis est devenue vivante en tant que projet alternatif au vieux système féodal, grâce à la classe bourgeoise. La liberté en Europe et en Occident n’est pas seulement une création des libres penseurs. Elle a été produite historiquement et spontanément dans les sociétés européennes elles-mêmes. Les philosophes n’ont fait qu’accompagner le mouvement et réfléchir sur un état de fait, sur les sociétés existantes.
Ces sources n’ont toutefois pas leur parallèle hors du contexte occidental et européen, et spécialement dans le monde arabo-musulman, où l’histoire, d’allure plutôt autoritaire, n’a pas eu l’occasion de faire mûrir à travers le temps une philosophie de la liberté ou une action politique libérale profonde. Si la liberté politique occidentale paraît bien enracinée dans l’histoire, la liberté que tentent d’appliquer les pays arabo-musulmans concernés, depuis le XIXe siècle, paraît plutôt reçue, dénaturée, inachevée ou incomplète. Ce dernier type de liberté est beaucoup plus politique ou intellectuel que sociologique. Il a été davantage le fait du volontarisme des dirigeants ou de l’élite au pouvoir que le fait de la spontanéité des individus, des groupes ou des classes sociales montantes, même si certains penseurs arabes, séduits par les valeurs libérales occidentales, ont participé, eux-aussi, à sa formulation, tout en essayant de l’adapter, dans la mesure du possible, au contexte arabe. La liberté politique en Occident est historiquement venue d’en bas, dans les pays arabo-musulmans plutôt d’en haut.
En effet, le monde arabo-musulman n’a pas eu beaucoup de difficultés à adopter les institutions libérales et le formalisme démocratique qui se sont cristallisés, non sans éclat, en Occident, comme corollaire d’une lutte soutenue de plusieurs siècles des hommes contre la tyrannie de la religion, de l’Etat, des pouvoirs et même de leurs sociétés. Il n’est pas malaisé de proclamer une conception de liberté dans la constitution à travers des procédures appropriées, il est moins aisé de s’imprégner de la philosophie de la liberté et des mœurs libres. Le libéralisme est plus qu’une conception politique en Occident, il est une culture politique. Il est moins culture politique ou sociale que formalisme institutionnel, sans ancrage profond, dans le monde arabo-musulman contemporain. Espérons que les révolutions arabes parviennent à nous détromper.
La philosophie libérale se trouve ici, en effet, péniblement confrontée à l’héritage civilisationnel et politique en terre d’islam. La liberté se heurte d’abord à la brutalité de la notion de pouvoir qui découle de la religion et de son interprétation à travers l’histoire islamique. La nature d’un tel pouvoir le porte davantage à la sacralisation qu’à la sécularisation. La liberté se heurte encore à la confusion des pouvoirs spirituel et temporel dont la dissociation en terre chrétienne a contribué à rendre possible la floraison libérale. La liberté se heurte à la morale de groupe, tant il est vrai que dans les sociétés musulmanes, le collectif l’emporte sur l’individuel, tout comme l’intérêt de la communauté musulmane prime l’intérêt du croyant pris à titre individuel. La liberté se heurte enfin à l’absence d’une bourgeoisie autonome, qui soit en mesure de gérer l’économie par elle-même, sans la tutelle de l’Etat et de présenter un projet alternatif global. L’absence d’implication politique de la bourgeoisie arabe, son indifférence à la nature politique du pouvoir, confère à la liberté économique de ces pays un aspect autoritaire.
C’est dire que dans le monde arabe la liberté se heurte à un problème de perception, d’intériorisation et de réalisation.
Mais le pari n’est pas impossible. Les difficultés culturelles, sociologiques, économiques, politiques et historiques entravant l’enracinement de la liberté politique dans le monde arabo-musulman ne doivent en aucune manière occulter ses chances, mêmes relatives, de réception par ces mêmes sociétés. D’abord, l’histoire islamique a connu, tant sur le plan intellectuel que sur le plan politique quelques expériences de sécularisation de la politique. Il existe, ensuite, quelques pays arabes, minoritaires, il est vrai, qui ont connu dans leur histoire, et qui connaissent encore dans leur vie politique et intellectuelle, et économique, une tradition libérale, quoiqu’incomplète. C’est le cas du Liban, de l’Egypte et de la Tunisie, du XIXe au XXIe siècle. Mieux encore, les révoltes démocratiques récentes, notamment la révolution du peuple tunisien du 14 janvier 2011, puis celle de l’Egypte du 11 février de la même année, ainsi que celle de la Libye, qui ont conduit à la chute des régimes autoritaires de Ben Ali et de Moubarak et de Kadhafi, et pourquoi pas demain de Bachar Al-Assad en Syrie, la pratique spontanée de la liberté et de la démocratie, qui s’en est suivie, peuvent être considérées comme des expériences exceptionnelles dans le monde arabo-musulman. La révolution tunisienne a fortement déstabilisé le monde arabe, du Maghreb (Algérie, Maroc, Libye) au Machrek (Egypte, Bahreïn, Oman, Yémen, Jordanie, Irak, Gaza). Elle a permis de voir que des préoccupations politiques et démocratiques peuvent venir se greffer à des soucis économiques et sociaux sérieux.
Enfin, autre élément favorable à la liberté politique, il n’est pas impossible qu’une politique éducative éclairée et résolue puisse contribuer à l’éducation des jeunes et les masses de ces pays dans le sens de la liberté, tant sur le plan privé que sur le plan politique. Il faut croire en les vertus de l’éducation, qui peuvent patiemment porter leurs fruits, comme l’illustre les effets de la politique de Bourguiba en la matière, que traduit cette jeunesse révolutionnaire moderne d’aujourd’hui. Une éducation rationnelle et libérée des préjugés de la Tradition peut réduire en profondeur, dans la durée, cette intolérance diffuse, inconsciente et largement intériorisée dans ces sociétés, en propageant une culture de liberté. En d’autres termes, si la liberté doit s’adapter aux sociétés, ces mêmes sociétés doivent à leur tour chercher à s’adapter à la liberté, notamment par l’éducation, si, du moins, elles ambitionnent de relever le défi de la liberté et de la prospérité.
On se demande encore aujourd’hui si la liberté est dans cette région une illusion ou une réalité ? Cette liberté est-elle interpellée par les fabuleuses révolutions arabes d’aujourd’hui ? Y a-t-il des chances que ces révolutions parviennent à semer la bonne graine dans la conscience des individus, celle qui leur permettra de lutter positivement contre la tradition et la sujétion millénaire, celle qui leur montrera la voie de la citoyenneté et de la liberté?
La place réelle de la liberté dans le monde arabo-musulman est, en cette fin 2013, d’autant plus difficile à situer que les révolutions arabes d’aujourd’hui, aussi foudroyantes que déroutantes, remettent en question toute certitude en la matière. Elles semblent pour le moment, sans préjuger de l’avenir politique de ces nations, opérer une distinction entre les valeurs du passé et les valeurs de la modernité ou plutôt indiquer un passage soudain des unes aux autres. Mais un passage toujours réversible. D’où la persistance des risques passéistes.
La liberté semble encore problématique dans la sphère arabo-musulmane. La philosophie, les principes ou les procédures de liberté ne semblent pas encore, malgré les progrès agités de la phase post-révolutionnaire, en adéquation avec la réalité.
Faut-il alors rester pessimiste ou optimiste à propos de la promotion définitive de la liberté en terre arabe? Nul ne peut y répondre avec certitude, tant le positif est confronté quotidiennement au négatif, la modernité au passéisme. Les pays arabes devraient encore, pour sortir de la phase historique négatrice de liberté, et pour réduire les aléas de l’autoritarisme, savoir promouvoir la liberté individuelle, l’engagement de la société civile, le renforcement des droits de l’homme et de l’Etat de droit, la formation des leaders politiques, la libéralisation de l’éducation, sans recherche de calcul autre que le progrès de la nation, le développement des règles de l’économie de marché et de la propriété privée, la diffusion de la culture de liberté.
Une chose est sûre : révolution ou pas révolution, la liberté est toujours à l’ordre du jour dans les pays arabes. Le chemin est encore long et semé d’embûches.
Site Le Courrier de l’Atlas, 15 mars 2013
Le printemps arabe entre la rue, les islamistes et l’armée
Les peuples arabes se rendent compte aujourd’hui que le « printemps arabe », qu’ils ont ardemment appelé de leurs voeux, qui a enthousiasmé la Rue arabe et les médias occidentaux à la suite des révolutions mettant fin aux régimes dictatoriaux, est un rêve encore très difficile à réaliser. Car, voulu par les peuples, ce printemps a été détourné à leur profit par deux forces elles-mêmes rivales : les islamistes, pourtant élus démocratiquement, et les militaires égyptiens, qui ont toujours la nostalgie du prestigieux régime militaire du passé. Les rues arabes ont fait la révolution en dehors de tout encadrement des partis politiques. Aujourd’hui ces partis commencent à peine à se structurer. Les islamistes ne comptaient pas parmi les acteurs de la révolution. Les armées ont été acculées à agir pour protéger les populations ou pour hâter la fin d’un pouvoir agonisant.
Pourtant le « printemps arabe », terme prématurément fabriqué par les médias occidentaux, ne sera vraiment un « printemps » qu’une fois que les islamistes croiront réellement aux préceptes fondamentaux de la démocratie et à leurs implications, préceptes qu’ils mélangent à leurs convenance, selon les circonstances, avec les préceptes islamiques dans l’exercice du pouvoir ; ou lorsqu’ils seront combattus à la loyale, comme en Libye, par l’urne, aux élections ; ou encore lorsque l’armée ait réussi à rentrer dans ses casernes, car une « démocratie » militaire a peu de sens en politique. Dans l’optique démocratique, l’armée est par essence une institution neutre, extérieure au débat politique.
La Rue
La Rue arabe est incontestablement l’auteur de la révolution, en Tunisie, en Egypte, en Libye. Elle a rassemblé toutes les catégories sociales de ces pays, jeunes et moins jeunes, pauvres, riches et moins riches, hommes et femmes. Mais ce sont les forces laïques qui étaient au premier rang. Les partis étaient des forces tantôt inexistantes, tantôt inorganisées, tantôt prises au dépourvu par la soudaineté et la spontanéité des foules. Quoiqu’ils étaient relativement plus présents en Egypte qu’en Tunisie et en Libye où ils en étaient absents. La Rue n’a pas eu ses idéologues (comme dans la révolution française), ni ses Eglises (comme en Pologne et d’autres pays de l’Est, les islamistes en étaient absents), ni ses organisations partisanes (comme dans la révolution bolchévique, avec les activistes communistes). En Tunisie, le grand syndicat, l’UGTT, habitué aux grandes luttes politiques et sociales, a pu toutefois donner l’assaut final à la révolution dès la grande manifestation de Sfax du 12 janvier 2011.
Durant la transition, une fois que les premières élections démocratiques aient pu avoir lieu, la rue a aussitôt été court-circuitée par les mouvements islamistes qui ont obtenu la majorité, notamment en Tunisie et en Egypte. La Libye mise à part, car les islamistes ont été battus par les partis laïcs libéraux. En général, les islamistes opposaient à la société civile et à l’opposition aussi bien le fait électoral que le poids charaïque. La révolution civile a, dans l’imaginaire islamiste, peu d’effet au regard de la volonté de Dieu.
Ayant cessé d’avoir confiance en les islamistes au pouvoir, usurpateurs de la révolution, la rue n’a plus cessé de manifester contre eux. Elle est souvent agitée par les partis politiques, en laquelle ces derniers voient un substitut à leur moindre degré de représentativité. Les médias et les réseaux sociaux font aussi un large écho des mouvements de foule.
Non contents d’être au pouvoir, les islamistes veulent même noyauter les manifestations de rue de la société civile et des forces de l’opposition. Le droit de manifester de la société civile est souvent contrecarré par la contre-manifestation des légions islamistes en même temps et au même endroit, comme en Tunisie, dans différents endroits et le même jour, comme en Egypte. En Tunisie, les contre-manifestations islamistes organisées par le parti au pouvoir autour de milices et mercenaires payés en argent frôlent le ridicule.
En tout cas, dans ces pays de printemps arabe, un pouvoir qui agite des manifestations abusives de soutien à sa cause, en raison notamment de l’usure de sa majorité et de sa légitimité, est une aberration politique, du moins en démocratie. L’idée du droit de manifester consiste plutôt à accorder des contre-pouvoirs et des moyens de résistance à la société civile, à l’opposition, aux sans voix, mais pas au pouvoir, qui a, lui, tous les instruments de l’Etat à sa disposition.
La rue n’est certes pas la solution, elle n’en est pas moins un moyen de pression qui s’est avéré incontournable, et qui a eu un impact certain sur les islamistes au pouvoir dans ces pays, de Maydân Ettahrir au Caire jusqu’à la Place Bardo à Tunis. La rue s’est même transformée en une armée de rebelles comme en Libye et en Syrie.
Tantôt la rue a entraîné les partis, et même l’armée, tantôt elle a répondu à l’appel des partis, et à l’armée. La rue, c’est quasiment le printemps arabe. Du début de ce printemps jusqu’à aujourd’hui, la rue reste aux premières loges, le grand acteur. C’est elle qui a déclenché la révolution, c’est elle qui pousse à la démocratie, qui pousse les islamistes aux concessions. C’est elle qui a voulu une nouvelle Constitution, puis a suspendu les travaux de l’assemblée constituante en Tunisie, c’est enfin elle qui demande et obtient le renvoi du président Morsi en Egypte. Elle est la conscience de la révolution et de la démocratie. C’est sans doute le mythe de la vox dei, vox populi. La rue reste d’autant plus importante qu’elle a la conscience d’être à l’origine de la révolution, et nécessaire en période de transition, notamment lorsque le pouvoir ne cherche plus à prêter l’oreille aux vœux des forces politiques et sociales relatifs à la fondation du nouvel Etat.
Les islamistes
Le printemps arabe, on le sait, est une aubaine pour les islamistes. N’ayant pas participé au déclenchement des révolutions, les islamistes ont réussi à se faire élire majoritairement. Ils se sont refait une nouvelle virginité. Maintenant, qu’ils souhaitent établir la chariâ dans les Constitutions, ou qu’ils recourent aux milices, à la violence ou à la terreur, ils sont couverts par l’élection démocratique formelle. Autrefois, en Europe, on hésitait à faire de la place aux communistes en démocratie, parce qu’on pensait que s’ils réussissaient à gagner les élections, ils aboliront la démocratie. Le même souci vaut aujourd’hui à l’égard des islamistes. Ils tiennent à la légalité électorale, mais ils s’autorisent en vertu de cette même légalité démocratique d’introduire la non démocratie : le califat et la chariâ.
A l’épreuve du pouvoir, les islamistes, longtemps écartés du pouvoir, en exil ou en prison, se sont avérés peu disposés à gouverner, pour ne pas dire incompétents. Une des raisons de leur incapacité à gouverner, c’est le flottement entre la religion et la politique. Leur souci n’est ni l’intérêt du peuple, ni celui de l’Etat, concepts étrangers à leur dogme, mais la compatibilité des mesures à prendre avec les préceptes islamiques. Il faut dire que les islamistes ne sont pas des partis politiques ordinaires, nationaux. Ce sont des mouvements fonctionnant comme des sectes ou des confréries supra-nationales. Là où il y a l’islam, il y a l’islamisme. Peu importe la contrée. La nation n’est pas une entité territoriale islamique, mais occidentale.
Dans le passé, sous les régimes autoritaires qui les persécutaient, ils avaient des stratégies de clandestinité, de mutisme, de secret. Maintenant ils ont des stratégies de pouvoir. Les islamistes qui sont au pouvoir se consultent de plus en plus après les révolutions, surtout Hamas, Ennahdha et le Parti de la Liberté et de la Justice (PLJ). Ils savent que si l’un réussit dans le processus politique au pouvoir, les autres peuvent y réussir, et si l’un échoue, cela peut aussi se répercuter sur les autres. Les islamistes égyptiens et tunisiens se sont beaucoup concertés lors de leurs crises respectives simultanées. Ils ont de plus en plus conscience de la solidarité de leur destin. A tel point que les Egyptiens ont accusé le leader islamiste tunisien, Ghannouchi, d’être derrière les évènements dans leur pays après la destitution de Morsi.
Le malheur, c’est que l’islamisme s’identifie aussi dans le printemps arabe à l’argent, au business. L’argent des wahabites du Golfe (les islamistes arabes étant surtout issus des quartiers populaires) n’a jamais autant irrigué les réseaux associatifs et politiques de ces pays. Un argent mis au service de Dieu. C’est la raison pour laquelle, pour que le «printemps arabe» soit un véritable «printemps arabe», il faudrait encore que les peuples arabes fassent tomber les pays wahabites du Golfe, comme l’Arabie Saoudite et Qatar, qui tiennent à entraver l’évolution démocratique des pays arabes pour des raisons évidentes. Ces pays qui causent toujours problème, ne sont jamais là pour aider en cas de crise majeure, contrairement aux occidentaux.
Cet argent a fini par tout acheter: vote aux élections, création d’associations caritatives fictives chargées de recevoir l’argent que les partis islamistes, financièrement contrôlés, ne peuvent obtenir, achat d’immobilier pour les responsables islamistes, les ports du hijab à l’Université, que les étudiantes en Tunisie portent pour 200 dinars par mois. L’argent a fini par être le Dieu à la fois secret et apparent des islamistes. Ils vénèrent l’argent, comme leurs autres « Frères » sémites. Ennahdha est un parti sur-capitaliste qui veut défendre et représenter les pauvres. On a toujours du mal à comprendre les techniques de mélange religion-politique.
L’armée
Dès le déclenchement des révolutions, en Tunisie et en Egypte, l’armée a pris le parti de la rue et des aspirations populaires. Ce parti pris est toutefois plus net en Tunisie, où l’armée est de tradition neutre, dans un régime civil autoritairement façonné par Bourguiba, qu’en Egypte, où l’armée reste nostalgique et fidèle au régime militaire. En Libye, l’armée a été franchement pro-Kadhafiste, tout comme elle est encore en large partie pro-Assad en Syrie. Ce qui explique sans doute, dans ces deux derniers pays, l’armement des populations et des rebelles pour faire front contre les forces de l’armée.
En Tunisie, l’armée est véritablement une « grande muette », qui n’a jamais participé aux débats ou conflits politiques. En revanche, en Egypte et en Libye, en Syrie, il s’agit d’armées au pouvoir, de régimes militaires. L’armée libyenne est tombée avec la chute de Kadhafi. En revanche, l’armée égyptienne a toujours gouverné. Il ne serait sans doute pas concevable qu’elle puisse, à court ou moyen terme, se dessaisir complètement du pouvoir politique, même si elle est favorable à la rue, tant que persiste du moins le danger islamiste. L’armée ne pourra d’autant pas se dessaisir du politique que ses dirigeants ont de l’expérience en politique. Ils ont toujours été associés à un pouvoir autoritaire.
La confrontation entre ces pôles
Le printemps arabe, c’est aussi la confrontation entre ces trois pôles : la rue, les islamistes et l’armée. La rue et l’armée sont alliés tant en Tunisie qu’en Egypte. Ce sont les islamistes qui sont confrontés aux deux autres pôles : l’armée et la rue.
D’une part, la rue s’oppose principalement aux islamistes au pouvoir, comme on l’a vu. D’autre part, les islamistes s’opposent à l’armée, essentiellement en Egypte. Quand on a deux forces contraires d’essence non démocratique, les islamistes d’un côté et l’armée de l’autre, à quelle solution politique devrions-nous nous attendre? C’est le cercle carré. Ce sont deux forces non politiques, qui ne connaissent ni le sens de la collaboration politique, ni le sens du partage du pouvoir, ni le sens du compromis. Les deux forces ne peuvent exister que par le reniement absolu de l’autre. L’armée vit d’ordre, de commandement et d’obéissance absolus; les islamistes ne transigent pas sur le pouvoir et la Vérité de Dieu. Le langage politique devient celui du terrorisme d’un côté et du ratissage par le canon de l’autre. Ce n’est pas un hasard s’il y a eu deux semblants de « coups d’Etat » en Egypte depuis la révolution: un « coup d’Etat » de Morsi qui a fini par abuser des pouvoirs dont il disposait jusqu’au reniement de tous les autres, y compris celui de la rue; un « coup d’Etat » de l’armée, qui a destitué le président, avec l’appui de la rue.
Le printemps arabe reste inachevé tant qu’il est confronté à de sérieuses forces contraires : les islamistes, l’armée et la dictature.
Le Premier Printemps arabe, c’est d’abord la fin des Dictatures, condition de toute démocratie. Or, certaines dictatures sont tombées. D’autres dictatures, encore en survie, se sont avérées plus tenaces qu’on le pensait et plus menaçantes, comme en Syrie, où une guerre civile, qui s’internationalise de plus en plus, empêche le printemps de naître dans ce pays. La démocratie n’arrive pas encore à bien s’enraciner dans les pays les plus avancés du « printemps arabe », Tunisie et Egypte. Le Maroc a juste fait des réformes politiques secondaires, qui n’ont pas touché à l’essentiel du pouvoir. L’Algérie ne veut pas être impliquée par ce printemps. Bahrein a eu de timides révoltes des chiites contre les sunnites au pouvoir. L’Irak est empêtré dans la violence, malgré la fin de la dictature.
Le Deuxième printemps arabe sera peut-être, au vu de l’expérience au pouvoir, l’échec de l’islam politique qui se veut hégémonique, rétrograde et violent.
Le Troisième printemps arabe naîtra une fois qu’on serait assuré que l’armée est bien rentrée définitivement dans sa caserne.
Site Le Courrier de l’Atlas, 25 août 2013
La démocratie fait-elle du surplace dans le monde?
Ce qui est sûr, c’est que tous les pays du monde ne peuvent évoluer au même rythme sur le plan démocratique. Il n’y a aucune automaticité dans l’aspiration à la liberté ou à la démocratie, même s’il peut y avoir contagion d’un pays à l’autre, d’une société à l’autre. Que l’on prenne pour exemple la Russie, la Chine, les pays africains, asiatiques, de l’Amérique latine ou plus récemment les pays du printemps arabe, l’on constate que chacun évolue à son rythme, selon ses propres contraintes, les rapports de force politiques et idéologiques, la situation économique ou sécuritaire à l’intérieur ou le contexte international.
La démocratie ne marche pas toute seule, ce sont l’ensemble des forces sociales et politiques qui la font marcher, des partis politiques jusqu’aux sociétés civiles. Les rythmes ne peuvent alors pas être les mêmes, en raison des pesanteurs historiques, culturelles, sociologiques, économiques. Parfois la lenteur démocratique semble avoir le soutien indéfectible des peuples, comme c’est le cas en Russie.
Il a suffi en effet que Poutine agite la réhabilitation de la grandeur nationaliste ou impérialiste de la Russie, son anti-occidentalisation, pour que la population russe, en quête de sécurité, de stabilité, de gloire et de mythes, obtempère et se rassemble autour de son leader. En tout cas, ce pays ressemble pour le moment à une sorte de démocratie autoritaire ou dirigée. Nostalgie de la grandeur russe qui n’a, semble-t-il, existé historiquement que sous l’autoritarisme, le tsarisme, le parti unique ou le communisme, pas encore en démocratie. Alors que la désagrégation de l’empire soviétique ou l’aspiration à la démocratie n’a été, dans l’esprit des dirigeants actuels et de la frange nationaliste de la population, que dépendance vis-à-vis de l’Occident libéral.
La situation de la Chine a toujours été complexe. Les autorités craignent toujours une ouverture rapide pouvant faire exploser en même temps la bombe démographique et la bombe politico-territoriale. Peut-être aussi que dans ce pays la culture de liberté, ne touchant que les élites, les jeunes et les universités, n’a pas encore imprégné les populations elles-mêmes, encore attachées à la culture traditionnelle ou paysanne. Ce grands pays continental peut toujours craindre aussi l’apparition de menaces sécuritaires, internationales ou frontalières, en cas de démocratisation rapide, pouvant conduire à sa déstabilisation, même si le dogme est largement fissuré.
Les pays africains ont fait, eux, beaucoup de progrès en matière démocratique, malgré les difficultés de développement économique, social et éducatif. Ils ne peuvent plus, en tout cas, être considérés aujourd’hui comme étant frappés par une fatalité non démocratique congénitale, comme on a pu longtemps le croire dans le passé avec les théories culturalistes. Théories qui condamnaient faussement, et sans évaluation précise et spécifique, les expériences démocratiques dans les pays en voie de développement, au prétexte que leur culture, leur état social anarchique, le délabrement de leur économie et leur état religieux, ne pouvaient s’acclimater à la liberté et à la démocratie.
Le Sénégal a été ainsi le premier pays africain qui a démenti ces théories, après l’expérience de l’Inde en Asie, notamment lorsqu’il a organisé la première alternance pacifique au pouvoir en Afrique en 1999. Une alternance qui a vu l’opposant Abdoulaye Wade gagner les élections contre le président sortant Abdou Dhiouf. D’autres pays africains continuent à faire, tant bien que mal, l’apprentissage du pluralisme et de la démocratie, comme entre autres le Cameroun ou le Bénin.
En tout cas, l’idée démocratique et de gouvernance, elle, continue à faire son chemin, malgré les réticences des régimes autoritaires, surtout auprès de l’opinion publique, des élites et des sociétés. On ne peut pas arrêter l’idée de liberté, l’aspiration au progrès ou à la démocratie, malgré les résistances et les obstacles posés par les pouvoirs. Il faut croire en Tocqueville, lorsqu’il disait, en comparant l’expérience américaine avec l’expérience française et européenne, et sans en faire une philosophie dogmatique de l’histoire, que le développement graduel de l’idée démocratique et de l’égalitarisation des conditions est un fait providentiel. C’est un fait universel, qui peut bien sûr se heurter à des obstacles ici ou là, mais qui n’en progresse pas moins dans les consciences et dans les faits.
Au seul XXe siècle, qui a connu les affres des guerres totales, des génocides, les dérives du fascisme, du totalitarisme, du fait colonial, des systèmes de parti unique, ainsi que le réveil du fanatisme religieux, des déchirements identitaires et du terrorisme, la démocratie et l’aspiration soudaine des peuples vers un mieux-être démocratique n’ont pas cessé de progresser en parallèle dans le monde, de manière presque imperturbable. Comme l’ont montré, d’ailleurs, il y a quelques années, les pays de l’Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin, comme le montrent encore les expériences africaines, ou l’expérience récente de certains pays du printemps arabe, malgré ses remises en cause.
C’est vrai que les dictatures sont tenaces et durables, surtout lorsqu’elles se doublent d’un profil militaire ou théocratique, mais l’aspiration à l’égalité et à la démocratie est bien enracinée chez beaucoup de peuples. La démocratie de certains nouveaux peuples convertis peut appeler la démocratisation d’autres peuples, surtout à l’ère de la mondialisation, des réseaux sociaux, d’internet, où les opinions publiques sont devenues au moins aussi fortes que les pouvoirs politiques, et très réceptives à ce qui se passe ailleurs.
La barbarie jihadiste, ainsi que le terrorisme qui lui est inhérent, sont là aujourd’hui pour nous faire douter des valeurs démocratiques, pour faire croire aux peuples arabes, qui ont déjà du mal à intérioriser la démocratie et la liberté, qu’il n’y a de salut qu’en Dieu, et non en l’homme lui-même, en sa liberté, en sa moralité intrinsèque.
Site Le Courrier de l’Atlas, 18 juillet 2014
La Gouvernance, nouvel ordre ou nouvel art politique du siècle ?
Peut-on considérer que la gouvernance, en étendant son emprise sur les institutions et les pratiques civiles en ce XXIe siècle, en est arrivée à incarner, à elle seule, un nouvel ordre politique ou un nouvel art politique, ou bien faut-il croire qu’elle est devenue carrément un fait de civilisation, marquant les esprits, les consciences, l’histoire, la culture et l’économie des peuples?
Il est vrai que toutes les politiques, toutes les pratiques, toutes les modalités de fonctionnement des institutions, autorités et organes étatiques ou non étatiques, à l’échelle nationale ou internationale, dans quelque secteur que ce soit, ne peuvent plus accéder au titre de légitimité, et n’ont plus la chance d’être efficaces ou crédibles qu’une fois qu’elles ont démontré leur adhésion à la philosophie et aux indices reconnus de la gouvernance. Il est vrai aussi que la gouvernance est devenue une condition intériorisée dans la conscience de tous les concepteurs des projets politiques, institutionnels, économiques ou sociaux. Une condition allant de soi.
Ou bien devrait-on croire que la gouvernance n’est qu’un approfondissement des pratiques démocratiques, arrivées à saturation dans les vieilles démocraties post-industrialisées? Les recherches en science politique ne s’orientent-elles pas de plus en plus vers la quête de « la qualité de la démocratie » ? La gouvernance est-elle encore annonciatrice d’une crise de la conception centralisatrice ou uniformisatrice de la gestion des sociétés modernes, de plus en plus diversifiées et atomisées, tant au niveau de leurs acteurs que de leurs modalités de gestion ? Est-on alors rentré de plain-pied dans l’ère des sociétés civiles, une ère qui fait confiance aux capacités des groupes et des individus, une ère annonciatrice de la revanche des gouvernés sur les gouvernants ou de l’individu sur le pouvoir politique ? Ou est-ce la revanche des réalités concrètes vécues par les individus et les citoyens (des problèmes de consommation aux soucis d’emploi et de chômage en passant par les préoccupations environnementales), sur les « programmes » politiques généraux, électoralistes et abstraits des partis et des pouvoirs politiques ?
La gouvernance n’est-elle pas ainsi un appel pressant aux sociétés civiles fait par les pouvoirs centraux et des organismes internationaux? Face aux complexités de la gestion des sociétés nationales et internationales, ces pouvoirs se sont résolus à associer les sociétés civiles aux délibérations et à la prise de décision. Il s’agit en effet d’obtenir un quitus ou un certificat de légitimité pour leurs politiques et décisions, qui, sans la participation de ces groupes sociaux, risqueraient de paraître de nos jours comme étant des décisions prises unilatéralement par des milieux politiques et administratifs professionnels clos et fermés. Le monde paraît en effet de plus en plus ouvert aux échanges, aux flux de toutes sortes, aux diverses opinions, qui éclosent un peu partout à travers la percée spectaculaire de la mondialisation, des technologies de communication, d’internet et de la généralisation des médias de masse.
Bref, à l’ère de la mondialisation, la gouvernance semble devenir l’image de marque de la politique : tant de la « haute » politique que de la « petite » politique. C’est la nouvelle vitrine des pouvoirs politiques. Des paramètres et des critères de classification sont ainsi régulièrement mis à jour par des instances multilatérales savantes : Banque mondiale, organisations internationales et agences de notation, tendent à évaluer les Etats, et mêmes les groupes sociaux, sur la base de leurs indices de performance ou de leurs déficiences dans la pratique de la gouvernance.
La gouvernance a tellement investi le champ politique et social qu’elle s’est même identifiée à une mystique révolutionnaire dont l’Histoire en a le secret. La révolution serait alors une forme de gouvernance brutale, destinée aux peuples et aux différents acteurs de la société civile, les invitant, avec beaucoup d’empressement, de vigueur et d’énergie, à prendre leur destin en main de manière radicale, à refonder le contrat politique sur de nouvelles bases, quitte à suivre une transition confuse et désordonnée.
Les sociétés civiles arabes semblent en effet soudainement avoir pris la gouvernance au mot. Les révolutions arabes de 2011, du moins certaines d’entre-elles, ne sont-elles pas une réalisation historique de la gouvernance, notamment dans la construction de l’œuvre démocratique, après la chute des dictatures ? En l’absence d’enracinement des partis politiques et face à l’insuffisance des acteurs politiques professionnels, les sociétés civiles et leurs multiples représentants (élites, peuples, syndicats, associations, marchés, médias) parviennent, dans l’euphorie et l’agitation révolutionnaire, à imposer leur agenda et mots d’ordres aux autorités transitoires improvisées, vacillantes ou non élues. Les transitions démocratiques sont en effet désordre et absence de règles. Elles n’ont pu refuser d’associer les véritables auteurs des révolutions arabes, les populations, à la refondation du nouvel ordre politique, économique et social, en vue de rétablir un consensus disparu dans les ténèbres d’une histoire fondamentalement autoritaire et unilatérale.
Le Courrier de l’Atlas, 19 décembre 2015