La démocratie de type militaire en Egypte
La facilité et la soudaineté de la destitution de Morsi indique bien la fragilité institutionnelle du printemps arabe et la monopolisation du pouvoir par le président. Morsi est tombé, du coup le régime s’est décomposé.
Fils de paysan, Morsi a fait ses études en génie civil à l’Université du Caire. Puis part finir ses études aux Etats-Unis à l’Université de Californie (ses deux fils sont d’ailleurs nés aux E-U et ont la nationalité américaine). Il est professeur d’Université. Il adhère aux Frères Musulmans dans les années 1980. Le 30 avril 2011 est créé le Parti de la Liberté et de la Justice, Morsi en prend la direction. Il est élu président en juin 2012 avec 51,7% des voix, 13 millions d’électeurs ont voté pour lui. Il n’était pas à vrai dire le leader naturel de son parti. Il ne devait sa candidature du parti aux élections présidentielles que parce que celle du premier candidat du parti, le charismatique Khairat al-Chater, a été invalidée, car condamné sous Moubarak à plusieurs peines. Morsi n’est ni véritablement leader politique, ni personnage charismatique. Il est même politiquement maladroit, comme cela ressort de son action dans son court « mandat ». En tout cas, il réussit à battre l’ancien premier ministre Ahmed Chafik et est investi 5e Président de l’Egypte le 30 juin 2012.
Aux législatives de fin 2011- début 2012, son parti, PLJ, réussit à obtenir 49% des sièges. Le 22 novembre 2012, il promulgue une Déclaration constitutionnelle qui lui donne la possibilité de légiférer par décret et d’annuler les décisions de justice en cours. Il est alors déjà comparé à Moubarak. Il entre en conflit avec la Cour suprême, le Conseil d’Etat, les juges judiciaires, il met à la retraite d’office le chef de l’armée Tantawi. La Constitution est adoptée par référendum le 15 décembre 2012. Elle a été écrite par les islamistes seuls (Frères et salafistes), car les forces civiles et les coptes se sont retirés. Ce texte ouvre la voie d’après l’opposition laïque à des interprétations rigoristes de l’islam et offre peu de garanties en matière de libertés. Des violences ont d’ailleurs eu lieu entre partisans et adversaires du texte. Il est certain que l’origine du mal égyptien provient de la Constitution et de son élaboration par les seuls islamistes, qui ne voulaient pas de solutions consensuelles. La Constitution a fini par être, non pas un acte fondateur, mais un acte de méfiance vis-à-vis du pouvoir.
Le président Morsi a immunisé ses actes contre tous les contrôles juridictionnels. Il a empêché les instances juridictionnelles de dissoudre le Comité constituant, qui a fini par devenir non représentatif. Il n’y a pas de parlement, puisque dissous en juin 2012. La Cour suprême a invalidé la loi électorale sur la base de laquelle a été élu le parlement, l’armée a exécuté la décision en mettant fin au Parlement. Morsi est devenu à la fois pouvoir exécutif, pouvoir législatif et pouvoir judiciaire. Il a la mainmise sur la Constitution, la législation, la femme, la culture, l’égyptianité même. Il a fini par détenir tous les pouvoirs. Seules l’armée et la rue lui échappent. Et encore, il a mis à la retraite d’office le maréchal Tantawi qui a servi Moubarak pendant 20 ans, en mettant à sa place Abdel Fatah Al-Sisi, 58 ans, officier d’infanterie. L’armée était inquiète de la tension politique et confessionnelle. Les Frères sont une force politique incontestable, avec un réseau de protection sociale offrant des services aux plus démunis. Ils sont à la fois un parti politique et une sécurité sociale.
Les Frères musulmans ont investi également l’administration. Un moyen incontournable pour parvenir à l’Etat islamique. Mais les ministères ont sombré dans le chaos. Comme en Tunisie, les postes clés ont été occupés par des Frères incompétents, inadaptés à la gestion de l’économie moderne. Cela dans un contexte de chaos généralisé, de dégradation économique qui a vu se tarir le secteur touristique et les investissements.
Sur le plan régional, l’alliance des Frères musulmans et Hamas était de nature à menacer la sécurité égyptienne en cas d’attaque d’Israël par Hamas. Morsi a aussi soutenu la participation de l’Egypte au jihad tendant à renverser le Président Bachar Al-Assad en Syrie. Sans compter le fait qu’il voulait conduire une action militaire sur un barrage du Nil en Ethiopie. Tout cela a accru la méfiance de l’armée, qui risquait d’être impliquée dans des conflits sans consultation préalable de son Haut commandement.
Devant la montée des tensions, les militaires se sont réunis avec Morsi pour lui demander de faire un court discours annonçant un gouvernement de coalition et l’amendement de la Constitution. Car, ils prévoyaient des manifestations contre lui dans tout le pays. Morsi répond par un discours fleuve insignifiant. Il est resté de marbre. L’armée a préparé plusieurs scénarios de rechange, alors que la tension montait de jour en jour. Peu de temps après, les millions d’Egyptiens sont descendus dans la rue, l’armée décide d’exécuter son plan.
Morsi a été élu par 13 millions d’Egyptiens, le mouvement Tamarud qui s’est créé a, lui, lancé une pétition exigeant la démission de Morsi. Cette pétition a été signée par 22 millions d’Egyptiens, le double du nombre d’électeurs de Morsi. C’est la première fois dans l’histoire politique qu’une pétition conduit à la chute du pouvoir. La pétition est considérée, à juste titre, comme une des libertés publiques en démocratie. Place Tahrir reprend du coup rendez-vous avec l’histoire.
Le lendemain des manifestations, le chef de l’armée Al-Sissi a émis un ultimatum de 48h à Morsi : céder aux exigences des manifestants ou laisser la place à l’armée. Morsi croyait que les manifestants ne sont que de l’ordre de 130 000 ou 160 000. Des millions d’Egyptiens sont pourtant descendus dans la rue. L’armée lui a suggéré d’organiser un référendum sur son maintien au pouvoir. Refus de Morsi sous prétexte de l’inconstitutionnalité de la mesure, comme si la Constitution elle-même était encore légitime. Il s’agit pour lui d’un « coup d’Etat militaire ». On a beau lui dire que c’est un coup d’Etat sociétal, quasi-démocratique, il ne veut pas y croire. Obama a téléphoné à Morsi pour lui demander de répondre aux vœux des manifestants, bien que les Américains considéraient toujours Morsi comme étant légitime. Mais celui-ci garde la même réserve
Le chef de l’armée Al-Sissi a alors pris acte en engageant des pourparlers avec El Baradei le libéral, désigné par le Front de Salut National de la coalition de l’opposition comme le négociateur avec l’armée. Le grand cheikh de l’Institut islamique d’Al-Azhar Ahmed al-Tayeb et le Pape Tawadros de l’Eglise copte de l’Egypte ont approuvé le mouvement de protestation.
Tout ce beau monde, auquel se sont joints des représentants du mouvement Tamarud et un réprésentant du 2e parti islamiste, le Parti ultra-conservateur salafiste Ennour, s’est réuni le jour de l’expiration de l’ultimatum le 3 juillet pour débattre de la feuille de route. La réunion a duré 6 heures. L’armée a adopté le plan proposé par Tamarud et approuvé par le Front de Salut National. Un point important à souligner. L’armée a certes décidé de destituer Morsi, suite aux revendications sociales, mais ce n’est pas l’armée qui a imposé le contenu de la feuille de route, mais bien le mouvement Tamarud et la coalition des partis, tous deux représentants du peuple en la circonstance. C’est pourquoi le déroulement des faits est important à connaître dans cette affaire. En 2011, l’armée a déjà pris le parti du peuple contre Moubarak. Même chose contre Morsi avec l’appui de Tamarud et le peuple. C’est pourquoi il y a une association qui semble huilée depuis 2011 entre partis, représentants du peuple et armée. Cela ressemble à une aberrante démocratie de type militaire.
L’armée a en conséquence proclamé la décision issue de ces conclaves : la suspension de la Constitution et la tenue d’élections législatives et présidentielles dans une date à déterminer. Le président de la Haute Cour constitutionnelle, Adly Mansour, est nommé Président par intérim.
L’Egypte aurait connu une succession de révolutions et de contre-révolutions, semblable au XIXe siècle français : une Révolution à la place Tahrir ; puis une Contre-révolution avec Morsi; puis Re-révolution par une juxtaposition du Peuple et de l’armée. Est-ce un nouveau type de coup d’Etat, méconnu jusque-là en science politique, un coup d’Etat démocratique à caractère populo-militaire ou est-ce une démocratie de type militaire ?
Il s’agit certainement, sur le plan technique et pratique, d’un coup d’Etat populo-militaire. Un ras-le-bol populaire exploité rapidement par l’armée. La destitution est-elle pour autant démocratique ? Institutionnellement parlant, on en doute. La démocratie est une procédure de désignation des élus par des électeurs et aussi respect des choix de la majorité par tous. Cette démocratie- là, classique et formelle, va dans le sens de Morsi.
Mais, la démocratie n’est pas seulement cela. Démocratie formelle et démocratie matérielle doivent coexister pour parfaire les décisions démocratiques. La démocratie est élection, mais la démocratie est aussi respect du droit et des libertés et contrôle. Contrôle des gouvernants par les gouvernés. Et puis, la démocratie électorale suppose une démocratie post-électorale : démocratie avant les élections, pour que les choix soient pluriels et libres ; et démocratie après les élections, dans les faits et dans les mœurs. Les droits de la majorité ne peuvent aller jusqu’à la dissolution des droits de la minorité. Aujourd’hui, on ne définit plus la démocratie seulement par l’élection, mais aussi par la participation, les débats, l’état des libertés et des droits de l’Homme. On est depuis deux décennies déjà entré dans l’ère de la démocratie participative, de type habermassien. Or, Morsi n’a visiblement pas compris les recettes de la démocratie. Il veut être la seule autorité élue et légitime, mais face au vide issu de la dissolution et de l’inexistence de toutes les autres autorités et institutions qu’il a supprimé ou réduit en miettes. Autrement dit, Morsi est l’élu de l’Egypte, mais aussi, à lui seul, le régime de l’Egypte. Telle est « sa » démocratie.
Par ailleurs, dire que Morsi est élu démocratiquement n’a aucun sens. Si l’élection suffisait à elle seule à rendre valide un régime politique, tout homme élu, même par une confortable majorité, peut établir la tyrannie en toute impunité. L’élection légitime la source du pouvoir, elle ne légitime nullement l’action du pouvoir. Le pouvoir doit respecter l’Etat de droit et les libertés, même dans une difficile phase de transition. Or le pouvoir peut en pratique abuser et abolir les libertés. Hitler était aussi élu, tout comme Mussolini, Ben Ali, Sékou Touré, Saddam Hussein, Hafez et Bachar Al-Assad, Moubarak, Kadhafi. La plupart des Déclarations des Droits et des Constitutions reconnaissent le principe du « droit de résistance à l’oppression illégitime ». Que le pouvoir soit élu ou pas.
Finalement, l’Egypte et la Tunisie, sont-ils deux cas comparables ? Non, car, s’il s’agit de deux révolutions, il s’agit aussi de deux pratiques. En Egypte, Morsi gouvernait seul contre tous face à un vide institutionnel sur la base d’une Constitution faite par les Frères seuls. Aucun équilibre. Normal que la rue se radicalise. En Tunisie, il y a des problèmes sérieux, une économie en panne, de la violence, mais il y a aussi un gouvernement de coalition, une assemblée constituante plurielle, élue démocratiquement, qui essaye, tant bien que mal, de faire une Constitution consensuelle, un président symbolique, qui, malgré son impopularité, reste un défenseur du droit et des libertés, une société civile en éveil, des médias indépendants. Bref, des contrepoids réels. Le régime et les institutions sont provisoirement régis par une « Petite Constitution » votée à la majorité. Voilà pourquoi la réaction de la Rue tunisienne n’est pas radicale ou massive, mais ponctuelle. Elle réagit « sur mesure », juste en cas d’excès ponctuel.
Reste à savoir si, l’islam politique, qui est né en Egypte, a bien des chances d’être enterré aussi en Egypte? Difficile question. Beaucoup d’hommes politiques et d’intellectuels arabes et occidentaux plaident pour la compatibilité entre l’islam et la démocratie, jusqu’à François Hollande en visite ces jours-ci en Tunisie. Mais comment savoir si l’islam et la démocratie peuvent coexister ? Seule l’expérience politique peut nous renseigner. Or, jusqu’à ce jour, l’expérience de leur cohabitation témoigne d’un échec patent : en Algérie il y a quelques années, en Egypte, et en Tunisie, dans une moindre mesure, aujourd’hui.
Site Le Courrier de l’Atlas, 8 juillet 2013
Le maréchal Al-Sissi, candidat de la société civile
Les militaires n’aiment pas le désordre, dans les circonstances normales comme dans les circonstances exceptionnelles, en transition démocratique ou en dictature militaire. Comme Bonaparte a mis fin à la révolution française, Al-Sissi mettra peut-être fin à la révolution égyptienne. Bonaparte croyait aux acquis et aux principes de la révolution, qui habitaient incontestablement sa pensée, même s’il était traité de despote et d’ « usurpateur » par les libéraux de son époque. Abdel Fattah Al- Sissi doit tout prouver encore. Jusqu’à présent, le passé de la révolution ne plaide pas tout à fait pour lui. Lui qui a déjà vécu, trois ans après la révolution, deux dépositions: l’une indirectement faite par la haute hiérarchie de l’armée dont il fait partie, celle de Moubarak ; et l’autre décidée par lui-même, celle de Morsi, le leader des Frères musulmans.
L’armée égyptienne, qui a hésité à abandonner Moubarak, lui-même issu du corps militaire, s’est en quelque sorte « relégitimée » après la révolution de deux manières. Une première fois par la mise à l’écart de Moubarak, voulue avec force par les révoltés et par le spectacle de son procès, une concession faite à l’opinion interne et internationale. Une deuxième fois par l’appui indéfectible de la société civile, apparu à la suite des manifestations menées par le mouvement Tamarrud.
Cela semble montrer que le peuple (non islamiste) préfère la sujétion laïque et bureaucratique des militaires, la restriction de certains droits et libertés, voire le report des bénéfices de la révolution, à la sujétion théocratique et tyrannique des Frères musulmans, mêmes élus. Surtout que ce peuple a déjà goûté à l’expérience ou à la stratégie d’islamisation de la société par Morsi, président élu, outre l’islamisation culturelle depuis plusieurs décennies. Il préfère subir un autoritarisme doux conduit par des militaires, fervents nationalistes, plutôt que la hargne d’un islam politique sanguinaire, empêtré dans une nébuleuse transnationale. La Tunisie de Ben Ali n’était pas au fond loin de ce schéma. L’ordre non islamiste tranquilisait l’élite et la société civile sans les séduire pour autant. Même si Ennahdha est plus modérée en comparaison des Frères musulmans égyptiens.
C’est dans ce contexte que se situe la candidature du ministre de la défense, le Maréchal Abdel Fattah Al-Sissi à la présidence de la République. Forte personnalité, nationaliste, soutenu par l’opinion, Al-Sissi souhaite clore la parenthèse islamiste.
En effet, lors des manifestations de juin-juillet 2013 contre le président Morsi, Sissi a considéré que les forces armées ont le devoir « d’intervenir pour empêcher l’Égypte de plonger dans un tunnel de conflits », et de prévenir « l’effondrement des institutions de l’État ». Il fait déployer des hélicoptères de l’armée arborant le drapeau national au Caire, afin de renvoyer l’image d’une unité entre l’armée et le peuple. En réponse aux manifestations populaires gigantesques demandant la destitution du président Morsi, accusé de déstabiliser le pays par une islamisation rampante, les présidents des cours suprême et de justice et les chefs militaires, dont Al-Sissi, procèdent à la destitution de Morsi selon la volonté populaire le 3 juillet 2013. Le 26 juillet 2013, l’armée déclare que le président Mohamed Morsi, récemment démis de ses fonctions, a été placé en détention préventive pour son implication présumée dans des attaques contre la police imputées aux activistes du Hamas.
Le 27 janvier 2014, Abdel Fattah al-Sissi est promu, passant du grade de général d’armée au grade de maréchal de l’armée égyptienne. Du coup, il présente sa démission au Conseil suprême des forces armées, qui l’accepte et le charge de présenter sa candidature à l’élection présidentielle de 2014. Le 26 mars 2014, il remet sa démission de ministre de la Défense pour briguer la présidence de la République.
Le profil militaire d’Al-Sissi n’est pas une première. L’Egypte a toujours été gouvernée par des militaires, depuis le coup d’Etat de Gamel Abdennasser en 1952 jusqu’à Moubarak. Au point que l’islamiste Morsi, même élu au suffrage universel, apparaisse comme « l’intrus » de la république militaire. Sissi est plébiscité par la population, il est le candidat de fait de la société civile, alors que l’Occident le voit plutôt comme un pur putschiste.
Si la démocratie est un jeu, une aventure, qui ne va pas sans risques, le peuple égyptien n’en veut pas. Il n’est pas prêt à la marchander pour un pouvoir islamiste qui a tendance à sortir l’Egypte de son égyptianité, comme Ennahdha en Tunisie, qui voulait aussi, à sa manière, changer en quelques mois le mode de vie millénaire de la population. Quoiqu’ Ennahdha ne refuse pas, elle, les compromis lorsqu’elle y est acculée.
En Egypte, l’armée rassure. Elle n’est d’ailleurs pas une inconnue. Elle veille aux destinées de l’Egypte depuis un demi-siècle. L’armée fait d’ailleurs tout pour encadrer le phénomène, et forcer la mobilisation populaire en sa faveur.
Al-Sissi, qui n’a pour le moment qu’un seul rival aux élections présidentielles, le leader de la gauche, Hamdin Sabbahi, a évoqué dans son discours à la population l’urgence des dossiers économiques et sociaux. Déjà en destituant Morsi, il a promis une « transition démocratique ». En appui à sa candidature, le gouvernement s’est engagé le 27 mars à mettre en œuvre une feuille de route qui « vise à construire un Etat moderne fondé sur des institutions démocratiques ». Mais, la condamnation collective à mort de 529 pro-Morsi, dans un procès expéditif, ne semble pas confirmer une orientation institutionnelle allant dans le sens d’une transition démocratique. Cela nous rappelle l’assassinat du leader fondateur des Frères musulmans Hassan al-Banna (grand-père de l’écrivain Taraq Ramadhan), sur ordre du Roi Farouk 1er en 1949.
Le pouvoir égyptien semble continuer à traiter les islamistes par la voie sécuritaire et répressive et non par la voie politique, institutionnelle et démocratique. Ce qui ne fera que retarder la transition démocratique, car les islamistes représentent la quasi-moitié de la société. Les islamistes ne facilitent pas la tâche à leur tour. Ils ne semblent pas démontrer leur conversion à la démocratie. Ils ont toujours tendance à imposer l’islam politique par la force, et à reproduire les pratiques subversives de la clandestinité dans les institutions étatiques. Le blocage politique profite à l’armée, d’autant plus qu’en Egypte, ni l’ancien pouvoir militaire, ni la révolution n’ont pu encore faire émerger une classe politique aguerrie ou indépendante de l’armée. Si bien que le jeu politique reste tributaire de trois forces : l’armée, les islamistes et la société civile laïque.
La transition démocratique, qui est une situation intermédiaire, est par essence fragile. Elle implique le risque du retour en arrière vers la dictature en cas d’échec ou de blocage de la démocratie à un stade d’inachèvement. L’Egypte ne semble pas avancer après la révolution sur le plan institutionnel et démocratique, comme sur le plan de la légitimité politique. Elle tourne en rond dans l’espoir d’une solution miraculeuse, toujours retardée. L’armée n’est pas une solution, mais un pis-aller. Elle a toujours surveillé, voire orienté, la révolution, de près ou de loin, tout comme l’armée algérienne a surveillé le pays depuis l’indépendance, tout comme le général Ben Ali surveillait « l’ère nouvelle » en Tunisie, après le 7 novembre 1987, avec le soutien passif de toute la Tunisie. Ben Ali se voulait aussi démocrate et civil lors de la prise du pouvoir, tout comme le maréchal Al-Sissi aujourd’hui.
Site Le Courrier de l’Atlas, 1er avril 2014
Tunisie et Egypte : destins croisés et séparés
Tunisie et Egypte, deux destins politiques et culturels à la fois proches et éloignés. Il y a toujours eu une sorte d’attrait-rejet entre les deux Etats et les deux peuples. L’histoire contemporaine les a tantôt rapprochés, tantôt éloignés.
Les deux pays ont connu depuis le XIXe siècle un même mouvement de réformisme libéral, la Nahdha. Grâce à l’Occident : l’expédition de Napoléon Bonaparte et la tutelle anglaise pour l’Egypte (quoique l’anglais ait détrôné le français dès 1950), l’influence séculière de la colonisation française en Tunisie. Grâce aussi à l’Orient et à l’islam. Les deux pays ont deux Universités prestigieuses de théologie islamique, Al Azhar en Egypte, la Zeitouna en Tunisie, qui ont permis l’émergence de cheikhs et exégètes de l’islam d’un niveau assez relevé et ont connu la tutelle ottomane. L’impact de la Nahdha (Renaissance) égyptienne fut rapide en Tunisie, sur le plan politique, social ou éducatif. Les deux pays ont connu des courants doctrinaux libéraux, des Réformateurs théologiens et laïcs, défendant la libération vis-à-vis de la tradition, la limitation du pouvoir, les libertés individuelles, les droits des femmes. Mais la culture égyptienne est davantage marquée par l’identité arabe que la culture tunisienne.
Après l’indépendance, le destin de ces deux pays s’est différencié sur le plan politique. L’Egypte passait de la monarchie des Mamelouks à la République militaire à partir du coup d’Etat de Nasser. La Tunisie passait de la monarchie husseinite à la République civile sous Bourguiba. Même si deux partis uniques dirigeaient les destinées de ces deux pays. L’Egypte est devenue une puissance militaire et politique régionale, grâce à l’aide militaire de la Russie sous Nasser, le pseudo non-aligné, puis, à partir de Saddate, grâce à celle des Etats-Unis. Elle est un pays de front au Proche-Orient, notamment face à Israël. La Tunisie, Etat civil, plutôt laïc, sans prétention politique, petit pays pacifique, légaliste, sans richesses matérielles, était plutôt orientée vers une politique de ressources humaines, conforme aux besoins et à la situation du pays : l’éducation moderne. Bourguiba en a fait son cheval de bataille. La révolution tunisienne, révolution technologique, n’est-elle pas la conséquence indirecte de l’éducation moderne à la bourguibienne ? Bourguiba était certes un autocrate éclairé en matière politique, mais un libéral inguérissable sur le plan civilisationnel.
Par ailleurs, au moment où l’Egypte était gouvernée par des despotes militaires, l’islam politique, né en Egypte à travers les Frères Musulmans, fondés par Hassan Banna et Sayyed Qotb, arrivait à s’implanter durablement dans la société égyptienne auprès des masses déshéritées, grâce aux réseaux islamiques et associations caritatives, même si les islamistes étaient exclus du pouvoir, et à l’argent des wahabites. Les Ikhwans n’ont cessé depuis d’influencer le processus culturels, éducatif, associatif, base de toute influence politique.
En Tunisie, les islamistes sont apparus tardivement à partir des années 1980 avec le Mouvement de la Tendance Islamique, fondé par Mohammed Ghannouchi et Cheikh Mourou, devenu sous Ben Ali, Mouvement Ennahdha. Ils ont été réactivés par Bourguiba pour comprimer l’impact de la gauche dans les universités. Mais tant sous Bourguiba que sous Ben Ali, l’islam politique, mouvement non reconnu légalement, n’arrivait pas à avoir de prise sur la société, autrement qu’à travers le terrorisme ou la clandestinité, même s’il fut le prétexte de la déposition de Bourguiba par Ben Ali. Les islamistes restaient marginaux sous Ben Ali, qui a introduit une petite dose de multipartisme dirigé d’autorité par le parti au pouvoir, le RCD. La société tunisienne étant une société viscéralement modérée, laïque, pacifique, commerçante, imprégnée de modernité et réfractaire aux excès, l’influence des islamistes ne pouvait être qu’exceptionnelle. Mais les islamistes n’en couvaient pas moins dans la clandestinité, en prison, en exil. Ils attendaient patiemment leur heure.
Après la Révolution tunisienne du 14 janvier, les destins de l’Egypte et de la Tunisie se croisent encore une fois, comme durant l’époque de la Nahdha du XIXe à la première moitié du XXe siècle. L’impact de la révolution tunisienne, et la fuite du dictateur, œuvres de la Rue, n’ont pas laissé insensible la Rue égyptienne. Et c’est la révolution égyptienne du 25 janvier. Mais le despote militaire, Moubarak, vieilli et malade, ne pouvait pas fuir. Il sera traduit en justice.
Après une première transition confuse, les deux pays connaissent une première forme de légitimité. Deux pouvoirs élus dont la légitimité finit par s’épuiser aussitôt. En Egypte un président islamiste, Morsi, est élu. Mais le parlement, mal élu, sera dissous. Un comité chargé d’élaborer une Constitution a vu ses travaux évoluer dans le sens de la chariâ. Les libéraux, la gauche, les coptes (des chrétiens composant 9% de la population) et les laïcs se retirent de ce comité. La Constitution est alors conçue et adoptée par référendum par les islamistes seuls. Le pouvoir de Morsi devient hégémonique. Il n’associe pas son peuple, il l’exclut. Une islamisation intensive de la société est mise en œuvre. Les Egyptiens laïcs s’inquiètent de ce nouvel abus de pouvoir. En Tunisie, une assemblée constituante est élue démocratiquement le 23 octobre 2011 ayant pour mission de préparer une Constitution. Le mouvement islamiste Ennahdha est sorti vainqueur des élections. Il constitue une alliance, appelée la Troïka, avec deux partis laïcs de centre-gauche. Presque deux ans après, l’Assemblée constituante n’a pu encore achever la Constitution. La position des islamistes, sortis majoritaires aux élections de la constituante, se réduit comme une peau de chagrin. Ils ne pèsent plus que 12% des intentions de vote, alors qu’ils ont frôlé la majorité absolue aux dernières élections. Les islamistes sont soupçonnés par la population de faire durer abusivement l’élaboration de la Constitution pour avoir le temps de s’implanter dans l’Etat et dans la société dans la perspective des prochaines élections. Les islamistes, craignant de perdre le pouvoir, alors qu’ils ont été élus démocratiquement, réagissent par la violence. Le peuple les accuse d’avoir des complicités dans l’assassinat, par l’intermédiaire de Ansar al-chariâ, des deux leaders de la gauche, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, ainsi que des soldats de l’armée. Il y a aujourd’hui plus qu’une crise de confiance, il y a une rupture entre les islamistes et les laïcs. Les forces laïques réclament la dissolution de l’assemblée improductive et la démission d’un gouvernement qui a échoué à tous les plans. Les islamistes s’accrochent au concept de légalité (électorale), un abri confortable quand tout s’écroule. Le peuple est dans la Rue. La place Bardo, face au siège de l’ANC, en est devenue le symbole. Mais la contestation s’est généralisée à tout le pays. Ennahdha essaye en vain de mobiliser à son tour la Rue. Celle-ci ne semble pas suivre, comme l’indique le nombre des manifestants d’Ennahdha.
En Egypte, il y a trois forces politiques : les islamistes, l’armée et les forces laïques (libéraux, gauche, coptes, Tamarrud). L’armée, après la victoire électorale de Morsi et la chute de Moubarak, a d’une part, la nostalgie du pouvoir, et d’autre part, elle ne veut plus d’un pouvoir islamiste, même élu. Enfin, elle a l’appui de la Rue, de Tamarrud, et même à un certain moment des salafistes de Nour. C’est pourquoi, elle n’a pas lésiné à destituer le Président Morsi, suite au mouvement massif de rue et de Tamarrud. Les islamistes n’acceptent pas la remise en cause d’un pouvoir élu. Ils font le siège à Rabâa ‘adawiya et en d’autres lieux. Les affrontements entre les islamistes partisans de Morsi et l’armée ont déjà fait 500 morts environ. C’est le carnage. La situation est bloquée.
En Tunisie, la crise a ressorti d’autres forces et alliances. D’un côté, il y a l’Union pour La Tunisie (autour de Nida Tounès), à laquelle s’est jointe, pour le moment, le Front Populaire, qui ont constitué un Front de Salut. Le puissant syndicat l’UGTT est aussi une force d’appoint, un allié objectif des démocrates, même s’il veut manifester sa neutralité. Il a déjà pris l’initiative d’un plan de sortie de crise, qui ne semble pas faire l’approbation d’Ennahdha. Ces forces politiques et syndicales ont l’appui de la Rue. En face, on trouve Ennahdha, qui a malgré tout l’appui de ses deux alliés laïcs de gauche: le CPR et Ettakatol.
En Tunisie ou en Egypte, les islamistes sont fiers d’être majoritairement élus. Pourtant, ils ont tendance à croire réellement qu’ils sont élus par Dieu et non par les électeurs. Ayant une mission divine à réaliser, ils ne s’estiment pas prêts à faire des compromis et à négocier avec les forces concurrentes. En Tunisie, les forces politiques dialoguent relativement, à l’Assemblée ou dans les médias. Mais récemment, le dialogue s’est réduit à de basses insultes et à des reniements réciproques. La baisse spectaculaire de la légitimité d’Ennahdha, au lieu de l’ouvrir aux autres, l’a au contraire renfermée sur elle-même, de peur de perdre son pouvoir.
En Egypte, les forces politiques ne dialoguent absolument pas. Il n’y a d’autre débat que celui existant entre des islamistes radicaux et une armée résolue, un dialogue factice, à la limite apolitique. Les islamistes veulent la chariâ et la char’iya (légitimité) en même temps. Morsi a fait le vide autour de lui sous prétexte d’être élu. Il n’avait pas de contre-pouvoirs en face de lui. La rue et l’armée lui tournent le dos.
Dans les deux cas, en Tunisie et en Egypte, les confrontations de rue se sont substituées au dialogue constructif. Dans les deux cas, on n’a pas compris sérieusement que les transitions ne passent pas sans dialogue, compromis, concessions, consensus. C’est inévitable, et les événements le démontrent de jour en jour dans les deux pays.
D’une part, si les forces religieuses veulent faire de la politique, il faudrait qu’elles obéissent aux règles et contraintes politiques. Dieu ne peut leur être d’aucun secours. D’autre part, l’armée (égyptienne) ne peut que rétablir la paix, elle ne peut gouverner à son tour de manière positive, quelle que soit sa puissance. L’armée, même forte de plus d’un million de soldats, n’est pas une force politique réelle, parce qu’elle n’est pas une force sociale. Par ailleurs, la Rue, sur-agitée, ne peut se calmer que lorsque les forces politiques contraires montrent une prédisposition au dialogue et fassent des compromis.
Il demeure que si le dialogue est l’essence de la démocratie, ce dialogue ne peut se faire, en l’espèce, qu’entre adversaires ou ennemis.
Site Le Courrier de l’Atlas, 17 août 2013
L’Etat libyen : « Miliciocratie » et Tribalisme
Quand les milices se mêlent de politique, on ne se retrouve dans aucun régime politique connu. On n’est plus en dictature, on n’est plus en démocratie, ni en République, ni en monarchie, on n’est même plus en théocratie. On est dans l’inconnu, dans l’atypique. On entre dans une nouvelle stratosphère politique, inclassable, qu’on pourrait appeler la « miliciocratie », en d’autres termes le gouvernement des milices. C’est le cas de la Libye actuellement. Une Jamahirya déjà inexistante en pratique dans le sens de la philosophie Kadhafienne. Un pays imparfaitement populaire, puisque le peuple libyen est éclaté et à la recherche de son unité, voire de son identité. Un pays toujours « organisé », ou sous-organisé entre tribus et milices, mais pas encore entre pouvoirs institutionnels modernes (exécutif, législatif, judiciaire). Un pays qui a connu pourtant une révolution contre la dictature, et qui est impliqué aujourd’hui par le « printemps arabe ».
En Libye, il est vrai, il n’y a pas eu tout à fait, en 2011, une révolution démocratique, comme en Tunisie ou même en Egypte, mais plutôt une révolte, voire une rébellion, à caractère tribal, si ce n’est pas, comme pour certains, « une forme de sécession ». Il ne s’agit pas en effet d’une aspiration démocratique profonde de la rue, comme dans d’autres pays, même si la population souhaite faire tomber le dictateur et la dictature. A la différence de la Tunisie et de l’Egypte, il y avait bien en Libye une tension régionaliste qui couvait, entre les deux provinces de Cyrénaïque et de Tripolitaine.
Divisée en effet en trois grandes régions - la Tripolitaine (Nord-Ouest), la Cyrénaïque avec Benghazi (Est), et le Fezzan (Sud) - la Libye l’est aussi en une multitude de tribus et de clans, dont cinq ou six groupes majeurs. Kadhafi était issu lui-même d’une tribu de Syrte. Il a été perçu comme un membre d’une tribu (les Kadhafas) qui avait renversé le roi Idriss Ier, lui-même chef d’une confrérie, celle des Senoussis. Il a toujours instrumentalisé ce système, qui permettait la domination d’une population de six millions d’habitants disséminée sur un territoire trois fois plus étendu que celui de la France. Après le coup d’Etat du 1er septembre 1969, qui l’a transfiguré en Guide de la nation, Kadhafi a établi des alliances tribales qui devaient préserver son pouvoir. Il n’hésitait pas à désigner aux comités révolutionnaires d’abord des fidèles à son régime. Des comités révolutionnaires mis idéologiquement (« Livre Vert » de Kadhafi) à la place d’institutions étatiques modernes sont responsables de l’anarchie politique et sociale en Libye. La Charte politique de la Libye était « Le Livre Vert », une vulgate sortie de la pure imagination de Kadhafi, une pseudo-troisième voie entre le libéralisme et le marxisme.
Divisant pour régner, Kadhafi a monté certaines tribus contre d’autres (tribus diverses sur le plan linguistique : arabe, berbère et toubou), notamment pour punir les tribus rebelles, comme les Toubous. Kadhafi a réhabilité les tribus (qui n’avaient aucune existence politique sous le règne d’Idriss Ier (1951-1969)), pour neutraliser les partis politiques, les syndicats et toute forme d’opposition. Le régime utopique de la Jamahiriya est, pour lui, une forme de démocratie des masses, sans Etat, sans gouvernement et sans partis politiques. Il n’y a en effet jamais eu de partis politiques en politique. Or, on sait que ce sont d’abord les partis qui sont censés structurer la vie politique. L’absence de ces partis va renforcer en conséquence le tribalisme et, par la suite, la « miliciocratie ».
Par ailleurs, la censure de tous les canaux d’expression sous Kadhafi n’a pas manqué de renforcer le rôle politique des tribus, qui servaient habituellement, à défaut de partis, d’intermédiaires entre le pouvoir et la population. Ce sont ainsi ces tribus qui ont appelé les militaires à défendre le peuple. C’est le cas de la tribu d’Al-Zaouaya, de la tribu d’Al-Warfalla, celle-ci pourtant alliée traditionnelle du régime, des Touaregs et des Toubous.
Si bien que la révolution libyenne est apparue davantage comme une révolte des tribus, marginalisées par le pouvoir, que comme une revendication démocratique et civile profonde. En cela, elle diffère des révolutions tunisienne et égyptienne, même s’il s’agit là aussi de mettre fin là aussi à un dictateur indésirable.
À partir de février 2011, le pouvoir de Kadhafi est contesté par une insurrection qui prend naissance à Benghazi, et se propage sur une vaste portion du territoire libyen. Les rebelles et les régions qu’ils contrôlent sont dirigés dès le 27 février par un Conseil National de Transition (CNT) présidé par l’ancien ministre de la Justice Moustafa Abdeljlil. Après le 22 août 2011, la rébellion contrôle également la quasi-totalité de la capitale libyenne, réduisant ainsi l’ancien pouvoir de Kadhafi à une portion congrue. Bani Walid et Syrte, derniers bastions de Kadhafi, tombent à l’automne. Mouammar Kadhafi lui-même est capturé et tué en tentant de s’enfuir de Syrte.
La Libye entre alors en période de transition politique. Une « Déclaration constitutionnelle » provisoire, adoptée le 3 août 2011, définit la Libye comme « un État démocratique indépendant où tous les pouvoirs dépendent du peuple » et prévoit de garantir le pluralisme politique et religieux, tout en basant la législation sur la chariâ. Le CNT annonce qu’il envisage de garder le pouvoir seulement jusqu’à la réunion d’une assemblée constituante, qui devra désigner un nouveau gouvernement et rédiger une Constitution, soumise ensuite à référendum, préalable à des élections libres.
Le 7 juillet 2012, un Parlement, le Congrès Général National, est élu au suffrage universel. L’Alliance des Forces Nationales (AFN) de Mahmoud Jibril, alliance libérale et laïque, emporte 39 des 80 sièges (sur 200) réservés aux partis, suivie par les islamistes, le Parti de la Justice et de la Construction, avec 17 sièges, puis par le Parti du Front National avec 3 sièges. Le Parti de la Patrie, le Parti Centriste National et le Parti Wadi Al-Hayah pour la Démocratie et le Développement obtiennent 2 sièges chacun. Quinze autres partis obtiennent un siège chacun.
À compter de sa première réunion, le 8 août, le Congrès Général National se substitue au CNT. Il désigne un nouveau gouvernement de transition, en attendant la mise en place des institutions définitives.
Mais ce pluralisme s’est avéré factice dans un pays qui n’a pas connu l’existence de partis politiques, qui n’a pas de société civile, comme en Tunisie, au Maroc ou en Egypte, qui n’a pas connu le pluralisme idéologique. Les libéraux laïcs sont majoritaires dans un pays qui n’a jamais connu culturellement, intellectuellement et politiquement le libéralisme. La laïcité est inexistante chez un peuple nomade et pieux et qui a d’ailleurs pris pour base la chariâ. Le tribalisme, et désormais les milices, mènent la barque en Libye.
L’AFN qui a remporté les élections législatives du 7 juillet 2012 avec 39 sièges sur 200, mais qui n’a pu, semble-t-il, parvenir à obtenir les postes-clés du pouvoir, affirme qu’elle ne « pourrait plus continuer dans une mise en scène politique dirigée par le pouvoir des armes et non par la volonté de l’électeur ». Les milices qui ont combattu le régime de Kadhafi en 2011, dans le contexte du Printemps arabe, continuent à faire la loi dans le pays et à terroriser la population. L’AFN a en outre dénoncé l’adoption d’une loi controversée sur l’exclusion politique des anciens collaborateurs du régime déchu de Mouammar Kadhafi, votée sous la pression de milices armées d’obédience islamiste. L’AFN avait estimé alors que cette loi avait été conçue sur mesure pour exclure son chef, Mahmoud Jibril, qui était président du Conseil économique et social du temps de Kadhafi.
Les milices sont aujourd’hui à Tripoli. On le sait, ils y sont déjà venus pour chasser Kadhafi. Mais ils sont restés sur place. Les habitants de Tripoli ont toujours protesté contre la présence de ces milices dans leur ville, qu’ils accusent de se livrer au trafic, à la torture et à l’enlèvement. Le Congrès Général National a décidé l’été dernier d’évacuer toutes les milices de la capitale. Mais, il n’a pu y parvenir. Or, non seulement les milices font la loi, mais aussi se font la guerre entre elles à Tripoli. Comme c’est le cas ces jours-ci, où on voit des milices tenter de venger les leurs au lendemain de combats ayant fait plus d’une quarantaine de morts. Anarchie indescriptible. Déjà en démocratie, les partis font souvent prévaloir les intérêts partisans sur les intérêts de l’Etat, que dire alors des tribus et des milices ?
« Miliciocratie » et Tribalisme certes, mais y a-t-il un Etat en Libye ?
Site Le Courrier de l’Atlas, 18 novembre 2013
Le cafouillage de la diplomatie tunisienne par la troïka
En diplomatie, il y a deux principes classiques, toujours éprouvés par l’expérience, que les Etats et leurs diplomates sont supposés suivre : 1) Faire prévaloir dans tous les cas de figure, dans toutes les circonstances, négociations et prises de position, les intérêts supérieurs de la nation ; 2) Parler le même langage à tous ses interlocuteurs, en vue de renforcer sa crédibilité et inspirer confiance. Dans le premier cas, un pays ne peut abdiquer ses intérêts en faveur d’un Etat, grand ou minuscule ou en faveur de lobbys et réseaux occultes. Dans le second cas, un pays ne devrait surtout pas donner une vérité différente à chaque Etat avec lequel il négocie. Question de cohérence et d’identité.
Ces questions se compliquent lorsqu’un Etat, comme la Tunisie, est gouverné par une coalition de trois partis, à la tête respectivement de trois autorités centrales de l’Etat : le gouvernement, l’Assemblée constituante et la présidence de la République. Etant entendu que le pouvoir de fait est entre les mains du parti islamiste, Ennahdha. Ces trois partis et trois autorités ont leurs préférences diplomatiques. Cela explique grandement les remue-ménages de la diplomatie tunisienne depuis l’élection du 23 octobre et la constitution de ce gouvernement de la troïka. Trois partis, plusieurs positions diplomatiques et cafouillage général.
La diplomatie tunisienne est en effet en pleine débandade. Cela devient inquiétant. Beaucoup de responsables politiques se désintéressent de la diplomatie de leur pays. Les nouveaux dirigeants politiques n’ont ni d’expérience d’Etat, ni d’expérience en politique étrangère. On ne s’improvise pas diplomate. Les diplomates sont des professionnels, des hommes du sérail, qui y font carrière. La Tunisie a même un Institut d’Etudes diplomatiques relevant du ministère des affaires étrangères. En cette période délicate de transition, elle n’a pas de diplomate chevronné ou d’hommes d’Etat ayant une vision diplomatique claire, qui puissent convaincre les interlocuteurs du pays de ses difficultés réelles. On a vu se succéder depuis les élections un ministre des affaires étrangères, gendre de Rached Ghannouchi, maladroit et peu diplomate, Rafik Abdesslem du 24 décembre 2011 au 13 mars 2013, puis Othman Jerandi à partir du 13 mars 2013, ancien ambassadeur en Corée du Sud et en Jordanie, ancien représentant permanent à l’ONU. Celui-ci est un diplomate professionnel, mais politiquement terne, peu connu et inexistant sur la scène diplomatique actuelle pourtant agitée. Les Egyptiens, eux, ne se sont pas trompés en désignant El-Baradei, un homme d’expérience internationale à la tête de la diplomatie. C’est justement aux moments de grands troubles qu’on a besoin de bons diplomates.
En Tunisie, les professionnels de la diplomatie ont été ou inexploités ou brimés au ministère des affaires étrangères, notamment par la direction islamiste de ce département, où l’ancien ministre des affaires étrangères, R. Abdessalem, a causé des ravages insurmontables et commis des abus manifestes, signe d’amateurisme grossier. Un lugubre chercheur installé d’office ministre des affaires étrangères par le fait de la parenté. En fait, Ghannouchi voulait la diplomatie pour lui, sans doute pour avoir les mains libres avec Qatar ?
Ce que les islamistes appellent la politique étrangère, ce sont leurs liens avec les réseaux islamistes : Qatar et Al-Jazira, Frères musulmans et salafistes des pays arabes, du Maghreb au Golfe, Morsi et consorts en Egypte, Erdogan en Turquie, Hamas en Palestine, avec le concours du parapluie américain. Le Président Marzouki, lui, laisse entrevoir beaucoup d’ambiguïtés dans ses positions diplomatiques, entre les droits de l’homme, la défense de la veuve et de l’orphelin et l’attrait du Qatar, un pays qui soutient son alliance avec les islamistes, et qui est prêt en conséquence à lui baliser la route électorale. Mustapha Ben Jâafar, le président de l’Assemblée, s’occupe, lui, d’après la stratégie distributive islamiste, de l’entretien des bonnes relations avec les pays européens.
La division de l’Etat en trois autorités représentées par trois partis différents nuit énormément à la diplomatie. Les déclarations de ces trois autorités partent dans tous les sens. En un an et demi, le pays a perdu successivement la confiance de la Libye avec l’affaire Baghdadi, de la Syrie, avec la rupture précipitée des relations diplomatiques avec elle, une rupture qui n’est pas dans la tradition diplomatique raisonnable de la Tunisie, de l’Egypte avec les positions pro-Morsi, des Etats-Unis avec l’attaque de l’ambassade et les négligences relatives à la sanction des coupables. L’Union européenne se méfie de plus de la violence, des procès politiques et d’opinion, de l’instabilité, de l’insécurité, du retard électoral. L’Algérie, hostile à tout changement, se méfie de la Tunisie en raison du gouvernement islamiste, qui lui rappelle ses années noires, et du laxisme dans la surveillance des frontières contre les terroristes. La Tunisie est en train de perdre ses alliés traditionnels pour, notamment, les beaux yeux d’autres entités artificielles peu fiables politiquement. A ce rythme, le pays va se retrouver seul. La Tunisie avait pourtant comme tradition bourguibienne d’être l’ami de tout le monde. Un petit pays aux ressources limitées n’a pas droit à l’isolement, même si ses dirigeants sont obnubilés par l’impact révolutionnaire. La seule satisfaction est venue de François Hollande qui, dans une visite remarquée il y a quelques jours, a donné des signes clairs de l’appui de son pays aux autorités, aux Tunisiens et au processus de transition démocratique.
En tout cas, la diplomatie tunisienne a erré depuis la révolution dans trois dossiers importants : l’affaire du libyen Baghdadi, la Syrie et récemment l’Egypte.
- Dans l’affaire de l’extradition de Baghdadi, l’ancien collaborateur de Kadhafi, à la Libye, qui n’avait pas encore toutes les garanties d’une justice indépendante, la Tunisie a fait en juin 2012 étalage de toute sa confusion diplomatique. Le Président Marzouki a montré à l’opinion sa résolution de ne pas extrader Baghdadi, en considérant que la signature de la décision d’extradition passe, d’après le code de procédure pénale, par lui. La majorité d’Ennahdha, avec l’appui d’Ettakatol, a en retour voulu croiser le fer avec le Président pour lui signifier que c’est elle qui est aux commandes. Les interprétations juridiques des uns et des autres se valaient. Chacun se rabattait sur des sources spécifiques. Les divisions juridiques étaient au fond des divisions politiques. Les islamistes et Ettakatol étaient pour l’extradition, Marzouki et l’opposition étaient contre. Et chacun y allait de « son » droit. L’opposition a opportunément cherché à tirer les ficelles du spectacle de déchirement de la majorité, en défendant la prééminence du droit. Une coalition est souvent délicate à préserver sur le plan politique, que dire encore sur le plan diplomatique ? Trois volontés politiques peuvent-elles toujours n’en faire qu’une sur le plan diplomatique? En tout cas, la diplomatie tunisienne a donné un spectacle désolant de déchirement et d’absence d’unité des autorités du pays.
- Dans l’affaire de la Syrie, la diplomatie tunisienne a été défectueuse, peu professionnelle et irresponsable de bout en bout. Un Etat ne prend pas position entre les belligérants en cas de guerre civile ou rébellion, tant que l’une des parties n’a pas le pouvoir effectif sur le territoire. La Tunisie a pourtant rompu les relations diplomatiques avec la Syrie de manière précoce. Elle en paye encore le prix. Les Tunisiens jihadistes, des déshérités en déperdition, attirés par le miracle financier Qatari, et encouragés par Ennahdha et ses réseaux, qui remplissent aujourd’hui les geôles syriennes, sont orphelins. Ils n’ont pas d’interlocuteurs sur place et la Syrie montre beaucoup de dédain envers les Tunisiens et la Tunisie. La preuve, c’est que les délégations tunisiennes officieuses qui ont pu rencontrer les autorités syriennes ont été mal reçues. Et là, c’est Qatar qui a poussé les jihadistes tunisiens et autres et l’Etat tunisien dans ce gouffre. Qatar, qui a distribué sa manne céleste aux Jihadistes, s’est évidemment défilé une fois que ceux-ci se sont fait arrêtés. Elle n’y peut vraiment rien. Qatar rêve d’être une puissance régionale à la tête d’un axe allant de Tunis à Damas. Elle veut développer une sorte de confrérie islamique régionale autour des Frères musulmans sous l’autorité de l’égyptien Youssef al-Qaradhawi, devenu la principale autorité religieuse sunnite, et autour d’Al-Jazira, une chaîne qui s’est spécialisée dans le gonflage des manifestations des islamistes et la surexcitation peu professionnelle des masses. Qatar croit toujours que c’est l’argent qui fait la diplomatie, alors qu’il est de tradition que c’est la diplomatie qui fait l’argent. Qatar est toujours aussi riche, mais la diplomatie tunisienne s’est bien appauvrie ici.
- Dans l’affaire de l’Egypte, la même frivolité diplomatique a eu lieu
au vu des déclarations peu diplomatiques, et irresponsables des uns et des autres. Gouvernement et présidence ont penché pour l’élu autocrate et théocrate Morsi, alors que la société civile égyptienne, avec laquelle s’est solidarisé le peuple tunisien, a pris une position inverse. 32 millions d’Egyptiens soutiennent leur armée contre la mainmise de Morsi sur l’Etat et l’ikhwanisation de la société. La diplomatie tunisienne est encore à côté de la plaque, elle est même contre le sens de l’histoire. Président Marzouki, et Ennahdha ont pris des positions pro-Morsi. Mais, la rue arabe, qui a fait la révolution, continue à faire l’après-révolution, pour rappeler aux dirigeants accapareurs le véritable sens de la révolution. Il n’y a pas encore de régimes définitifs dans les pays arabes, pas de processus électoral achevé. On est dans le transitoire, l’expectative, et les peuples sont en droit d’être vigilants. Les pouvoirs transitoires sont encore partout à l’épreuve. Les dirigeants politiques tunisiens, surtout le parti au pouvoir, qui cherchent à donner des leçons à l’Egypte, utilisent sur le plan interne la violence à leur profit et ne sont même pas arrivés à dissoudre les ligues de protection de la révolution, producteurs de violence, et d’assurer la justice et la sécurité chez eux. Ils font des procès politiques et d’opinion. On est encore dans l’illégalité à ce niveau. Pourtant, ils réclament la légalité pour l’Egypte. L’Egypte a raison de faire des reproches d’ingérence à la Tunisie. En fait, les dirigeants tunisiens ont pris une position d’inquiétude, de survie, susceptible d’assurer leurs arrières. Ils ont peur que leurs peuples leur rendent la pareille. En politique étrangère, on prend d’abord une position politique, en l’espèce le soutien de l’élection de Morsi, pourtant contestée par un raz-de-marée humain en Egypte, puis on la maquille par le droit, la légalité ou la légitimité.
Lorsqu’il y a une situation trouble dans un pays, le pouvoir a le devoir d’adopter d’abord une position attentiste, le temps que la situation se décante, le temps de réunir aussi toutes les informations nécessaires sur le sujet. Puis, il pourra prendre une position à la mesure de la complexité des choses. Mais, les dirigeants tunisiens ont pris cette fâcheuse habitude de s’emporter eux-mêmes sous le feu de l’action. « La Révolution délibérait en eux », comme aurait dit Victor Hugo. Ils n’ont pas su garder la mesure. La question de la légitimité des dirigeants égyptiens et la réalité politique de leur pays, les Egyptiens la connaissent mieux que les dirigeants tunisiens. D’ailleurs, à propos de légitimité de Morsi, on peut s’en tenir à une opinion égyptienne autorisée, Samir Amin, qui disait ces jours-ci dans un entretien à L’Humanité :
« La chute de Morsi et du régime des Frères musulmans était tout à fait prévisible. Depuis des mois, tous les Égyptiens disaient qu’il fallait refaire un 25 janvier, date du début de la révolution égyptienne de 2011, pour nous débarrasser de la clique des Frères musulmans au pouvoir qui continuaient la même politique que celle de Moubarak, mais en plus violent, de mépris jusqu’à l’extrême de la démocratie…Il faut savoir que les élections qui ont amené Morsi au pouvoir ont été truquées. La fraude a été gigantesque au profit des Frères musulmans. Ils ont distribué aux pauvres gens qu’ils ont fait venir pour voter pour eux, des cartons de vivres. Les Égyptiens n’ont pas pris au sérieux ces élections. Les juges égyptiens eux-mêmes se sont retirés des bureaux de vote, parce qu’ils étaient occupés militairement par les Frères musulmans. Malheureusement, la Commission des observateurs internationaux n’a pas vu cette fraude. Ce régime ne bénéficie d’aucune légitimité démocratique. L’armée a proposé à Morsi un compromis qui consistait en un remaniement ministériel, soit une sorte de gouvernement d’union nationale. En refusant ce compromis, il a invité la seule puissance armée à le déposer. Je n’appelle pas cela un coup d’État, même s’il y a eu intervention de la force armée. »
Il faut rappeler que cette destitution du pouvoir en Egypte par la Rue n’est pas une première historique. En Yougoslavie, en l’an 2000, le peuple est descendu dans la rue pour réclamer la destitution du Président autocrate Slobodan Milosevic, accusé d’avoir falsifié les élections d’octobre 2000. Il a été remplacé par le candidat de l’opposition, vainqueur réel d’après les urnes. De même, en novembre 2003 en Géorgie, le peuple s’est révolté et a mené la « Révolution des Roses » qui a abouti à la destitution du Président Chevardnadzé. Un gouvernement intérimaire fut alors constitué et en janvier 2004, et Mikheil Saakachvili fut élu à la présidence.
Ces considérations historiques auraient pu aussi aider le pouvoir tunisien à adopter, par rapport à l’Egypte, une position plus réaliste, plus conforme aux intérêts supérieurs de la Tunisie et correspondant à la marche irrésistible de l’histoire. La diplomatie est complexe.
Site Le Courrier de l’Atlas, 15 juillet 2013
Election de Bouteflika et report de la démocratie
Quand on obtient dans une élection 81,53% des voix dans un régime immobile, semi-autoritaire, tenant de la démocratie plutôt l’aspect formel et procédural que substantiel, l’analyse électorale ne compte plus. Car les autres candidats ne sont plus des concurrents dans un système compétitif, mais des faire-valoir du « régime », ou plutôt du clan au pouvoir. C’est le cas de l’élection de Abdelaziz Bouteflika (77 ans) en Algérie, une élection peu électorale sur le fond.
Dans ce cas, il importe peu que le score du vainqueur avoisine les 80% ou 90% ou 99%, c’est du pareil au même. Outre les 81% de Bouteflika, le candidat de l’opposition arrivé en seconde position, Ali Benfils avoisine les 12,18%. Les autres candidats se partagent des miettes (3,03% pour le jeune Abdelaziz Belaid, 1,37% pour la trotskiste Louisa Hanoune, 0,99% pour Fawzi Rebaïne et 0,56% pour Moussa Touati). Des scores et des marges qui ressemblent fort aux scores respectifs du candidat ou du parti au pouvoir et de ceux de l’opposition à l’ère Ben Ali en Tunisie.
Après quinze ans de pouvoir, le score de Bouteflika décroit, du moins dans l’absurde, par rapport à 2004 et 2009 où il avait obtenu respectivement 85% et 90%. Tout comme Ben Ali, qui, dans un système autoritaire et policier, avait commencé par obtenir, dans un premier mandat en 1989 le score de 99,27%, pour arriver aux 4e et 5e mandats à la fourchette respective de 94,49% et 89,62%. Les candidats de l’opposition, inféodés au régime, qui pouvaient participer aux élections, se partageaient le reste.
Dans cette élection algérienne, si le taux de participation a été de 50% des électeurs inscrits, cela veut dire qu’on peut, d’une manière toute formelle, il est vrai, diviser le score de Bouteflika et des autres candidats en deux, pour découvrir la réalité du vote. Cela montre qu’outre le désintérêt ou la démission voulue des Algériens d’une élection présidentielle, pourtant essentielle dans la vie politique du pays, on peut spéculer qu’en moyenne, seuls 40% de l’ensemble des électeurs réellement inscrits, ont daigné voter pour Bouteflika (qui a obtenu 81% des voix). Ali Benfils, l’homme « qui voulait abattre Bouteflika », n’a, lui aussi dans ce cas, mobilisé réellement que 6% de l’ensemble des électeurs inscrits.
Au fond, le taux de participation n’a pas d’impact réel dans un système militaro-autoritaire, même s’il est significatif. En l’absence de vie démocratique réelle et institutionnelle, de contrepouvoirs, dans un pays commandé par l’armée, et notamment la puissante DRS, le Département du Renseignement et de la Sécurité, qui a droit de vie et de mort sur les éventuels candidats au pouvoir et dans les postes clés à pourvoir, les taux de participation, comme les résultats définitifs, sont très malléables, et peu fiables, comme dans beaucoup de pays arabes autoritaires.
Les taux de participation dans de tels régimes sont décrétés d’avance selon la conjoncture, tout comme le score des vainqueurs. Si ce régime veut concilier aujourd’hui entre l’exigence du maintien au pouvoir de son candidat, la satisfaction de l’armée et du clan lié au système traditionnel de rente et l’exigence « démocratique », liée à la satisfaction de l’opinion interne et internationale, il va s’efforcer de maintenir un pluralisme de façade, en écartant les taux de participation rocambolesques de 90% et plus, propres aux régimes dictatoriaux, en se rabattant sur des taux plus digérables et plus « respectables » en démocratie, comme ceux de 50 ou 60%, même s’il garde un fort taux pour le vainqueur.
Et encore. L’opposition considère que le taux de participation a été « gonflé ». Il se situerait plus raisonnablement, non pas autour de 50%, mais entre 15 et 20%. Nul ne peut, il est vrai, le vérifier dans un système peu transparent, où les institutions majeures ne sont ni le parlement, ni le gouvernement, ni les juges, ni la presse ou l’opinion, mais plus crument l’armée, les rentiers et les services de renseignement. C’est le système politique algérien.
Mais à considérer le taux officiel, on peut encore penser qu’en fait, la masse des abstentionnistes dans un grand pays comme l’Algérie, 50% de l’électorat lors de cette élection, c’est-à-dire 11 millions et demi d’électeurs (sur un total de 23 millions), voulait elle aussi, dans un sens, voter pour le vieux Bouteflika. Mais dans un sens seulement. S’ils étaient fortement mobilisés pour le changement démocratique, ces abstentionnistes auraient participé massivement aux élections, juste pour voter contre Bouteflika et pour les candidats de l’opposition. Ils n’en avaient ni l’envie, ni la volonté profonde.
Ils ne l’ont pas fait, parce que la situation actuelle est gérée d’abord par un homme d’expérience au pouvoir, malgré sa déroutante chaise roulante, Bouteflika, issu des cercles du FLN, parti historique. Cette situation est encore tenue d’une main de fer par une armée nationale et un service de renseignement qui, malgré tout, ont pu venir à bout du terrorisme féroce, après une décennie noire de l’histoire algérienne contemporaine. Cette situation est ainsi une situation plus rassurante que l’aventure risquée de la démocratie. Le régime appelle cela la « stabilité », qu’il serait plus approprié d’appeler « l’immobilisme ». Car la stabilité est issue en démocratie d’une succession d’alternance pacifique au pouvoir, pas d’un maintien forcé au pouvoir ou d’une longévité justifiée par la raison soldatesque et rentière.
En fait, c’est le score des abstentionnistes, beaucoup plus que celui du candidat élu (81%), classique dans de tels types de régime, qui interpelle le plus l’observateur. Il implique que la moitié de l’Algérie ne s’est pas déplacé pour voter. Le score des abstentionnistes démontre en effet toute l’ambiguïté de la vie politique algérienne et de l’état de l’opinion. Les Algériens semblent hésiter entre la tendance démocratique et la stabilité rassurante. Ce faisant, ils semblent ne connaître dans l’immédiat ni vraiment celle-ci, ni vraiment celle-là. Et l’avenir reste une inconnue.
Mais, la question qui se pose est de savoir jusqu’à quand les Algériens vont-t-ils différer la démocratie et la liberté sur la base du besoin de « quiétude », de « stabilité », après le sacrifice des années noires du terrorisme ? Les Algériens sauront-t-ils un jour que le report indéfini de la démocratie peut, lui aussi, être lourd de conséquence, et engendrer d’autres déflagrations non souhaitables, dont l’histoire en a le secret ? Accepteront-t-ils encore le fait que ces reports indéfinis de la démocratie soient toujours à sens unique ? Leur choix, ou non-choix, accrédite systématiquement le pouvoir de fait, le clan, les rentiers, les corrompus. Alors même que le chômage, non traité sérieusement en raison de la corruption ambiante, comme en Tunisie sous Ben Ali, frappe d’après les chiffres du FMI, 20% des moins de 35 ans contre une moyenne de 10%.
L’essentiel pour les Algériens semble alors beaucoup plus l’exclusion des islamistes du pouvoir que l’exercice réel de la liberté. Leur choix est à vrai dire un non-choix, comme l’élection de Bouteflika est une non-élection. On vote contre un Mal et non pour un Bien. Cela semble anachronique après les évènements du « printemps arabe », qui a eu lui aussi, et qui a encore, son lot de mort, et qui a dérouté ses propres auteurs, les peuples et les humbles, victimes du détournement de leurs révolutions par des islamistes violents, cupides et peu compétents, non prédisposées encore à exercer le pouvoir démocratique.
Mais «un « printemps arabe » qui a eu aussi sa part de réussite, en permettant à certains peuples de commencer à faire l’apprentissage de la démocratie, même dans le désordre, en leur permettant aussi d’acculer ou d’inclure les islamistes intolérants à des compromis politiques sensés (Tunisie), voire de les battre électoralement (Libye). Les contre-exemples du « printemps arabe » sont ceux de l’Egypte et de la Syrie, qui ressemblent étrangement au cas algérien par la primauté accordé aux généraux dans leur système politique.
Il reste que le mérite du printemps arabe, malgré ses multiples imperfections et dérives, c’est qu’il cherche à dépasser la fatalité du dilemme des régimes arabes, qui ont toujours basculé dans leur histoire entre les régimes militaires et la théocratie islamique. Les peuples, les sociétés civiles commencent à avoir leur mot à dire sur leur sort politique, contre les adeptes de ces deux non-régimes traditionnels. La route est longue, difficile et encore risquée, mais elle vaut le détour. L’Algérie, un grand pays, aurait mérité de devenir une grande démocratie arabe, elle qui a vu une brillante élite et de fabuleux artistes quitter le pays.
Y-a-t-il eu dans l’histoire une démocratie née dans l’ordre, la loi, et le calme ? Toutes sont nées dans le chaos et l’agitation. En tout cas, l’histoire des démocraties occidentales montre que les démocraties savent être déterminées et intraitables face aux risques d’instabilité, de violence et de terrorisme, pour défendre justement la démocratie. Le consensus et les compromis politiques réels entre gouvernants et opinion sur les valeurs essentielles qui sous-tendent le régime démocratique sont chez eux une réalité. Un consensus autour de l’élection, de la démocratie, des valeurs, est préférable pour l’Algérie que le consensus tacite et factice actuel en faveur d’un immobilisme militarisée, carrément ahistorique, mais potentiellement dangereux, qui risque à la longue de créer un dissensus détonant.
Site Le Courrier de l’Atlas, 21 avril 2014
Le plébiscite handicapé d’Al-Sissi
L’Egypte donne toujours l’impression de ne pas avancer, sur le plan politique et institutionnel, même après une révolution. L’option militaire reste dans l’esprit de la classe politique et militaire et d’une bonne partie de la population, le seul moyen pouvant prémunir un pays de 80 millions d’habitants, contre les dérives des Frères Musulmans et contre l’instabilité et l’aventurisme interne et international. La démocratie à l’égyptienne se réduit sans doute à un choix entre un chef militaire, qui fait jouer de manière préméditée la « neutralité » et la force de l’armée, et une absence de concurrents politiques de poids, pour ne pas dire le néant.
A part la courte expérience de Mohamed Morsi, les Egyptiens n’auraient connu dans leur histoire contemporaine, depuis le coup d’Etat de Nasser, que des militaires à la tête de l’Etat, révolution ou pas révolution. Si bien que dans l’imaginaire forcé et usé des Egyptiens, le zaïm ne peut être autre qu’un militaire, dans un pays habitué à jouer un grand rôle politique et militaire dans la région du Proche-Orient. Les pays du Golfe, Arabie Saoudite, Abou Dhabi et le Koweït ne se sont pas trompés en soutenant financièrement Al-Sissi, seul à même de mettre les Frères musulmans à l’écart. Surtout que l’Egypte fait partie des sept économies les plus vulnérables avec la Tunisie, l’Iran, le Liban, la Jordanie, le Yémen et la Libye.
L’histoire se répète encore aujourd’hui aux dernières élections présidentielles de mai 2014. A la suite de ce septième scrutin depuis la chute de Moubarak, le maréchal Al-Sissi, auteur de la destitution de Morsi, en sort le vainqueur électoral. Mais aussi un vainqueur handicapé sur le plan participatif, dans un pays, et aussi un système, où le taux de participation compte surtout pour impressionner la foule. Il a obtenu la quasi-totalité des suffrages égyptiens : 96,2% de suffrages. Son unique concurrent, le nassériste Hamdine Sebahi, lui-même résigné, peu convaincu et peu déterminé, n’a obtenu que 3% des suffrages, c’est-à-dire moins que les bulletins nuls, qui sont de 3,7%. Ses partisans eux-mêmes se savaient vaincus d’avance face au maréchal, acteur principal de l’après-révolution.
En tout cas, le décalage entre concurrents, tel qu’il ressort des résultats, s’identifie davantage aux régimes unanimistes autoritaires, militaires ou civils, où généralement le candidat de l’Etat rafle tout et celui de l’opposition se contente des restes, qu’aux systèmes pluralistes-démocratiques classiques.
Résultat conforme aussi au style d’une campagne électorale où Etat, institutions, et médias se sont ligués contre tout ce qui peut nuire au candidat officiel des officiers. Posters géants d’Al-Sissi frôlant le culte de la personnalité, digne de la dynastie assadienne ou des généraux Khadafi et Moubarak, haut-parleurs insistants, médias enrégimentés, location de bus pour les électeurs éloignés ou les indécis. En outre la décision de la Commission électorale de prolonger le vote à un 3e jour à la dernière minute remet en cause l’indépendance de la Commission électorale, l’impartialité du gouvernement et l’intégrité du processus électoral, comme l’a relevé à juste titre une ONG, Democracy International.
Ce n’est pas un hasard si Al-Sissi a pu obtenir 96,2% de suffrages, même dans une élection plurielle, et après la fin de la dictature de Moubarak. Autant que Ben Ali, qui a obtenu entre 1989 et 2009 des scores allant de 91,52% à 99,91%, même face à une opposition squelettique et muselée. En principe, quand un élu aux présidentielles ou un parti majoritaire aux législatives dépassent le taux de 70% ou 75% des suffrages, cela finit par jeter un doute sur la crédibilité du système démocratique. La démocratie, l’armée n’en a cure. Sa seule légitimité est négative : chasser les Frères. Il n’empêche, Al-Sissi devrait tôt ou tard régler la question des Frères musulmans, car le problème se posera à l’évidence dans les prochains jours.
Pour l’instant, le défaut électoral principal d’Al-Sissi dans cette dernière élection, c’est le taux de participation, alors même qu’il en attendait beaucoup pour espérer dépasser le taux précédent de Morsi. Sur 54 millions d’inscrits, seuls 25 millions d’entre eux ont voté, c’est-à-dire 44,4% des électeurs. Et encore, ce chiffre n’est pas encore vérifiable d’après l’opposition. C’est ce qui rend ce plébiscite peu plébiscité, où l’abstention atteint la majorité absolue, 55,6%.
Les partisans d’Al-Sissi sont obsédés par le taux de participation, une vieille mentalité des régimes autoritaires, où on a l’habitude de confondre mobilisation et participation. Pour Ben Ali, il fallait avoir un taux de participation calculé d’avance, autour de 80%, dans chaque circonscription électorale. Ainsi, les Sissistes tenaient à dépasser le score de Morsi qui a obtenu 13 millions de voix au second tour de la présidentielle de juin 2012, pour asseoir la légitimité des militaires. Al-Sissi a certes obtenu 25 millions de voix, un taux supérieur à celui de Morsi, mais le taux de participation, auquel il tient le plus, est inférieur à celui de l’élection de Morsi.
Aux présidentielles de 2012 remportées par Morsi, le chef des Ikhwan, la participation était de 46,5% au premier tour et de 52% au second tour. Le taux de participation de 44,4% à l’élection d’Al-Sissi d’aujourd’hui est une nouvelle « gifle » au pouvoir d’Al-Sissi, d’après les islamistes. Il signifie que les consignes de boycott des élections qu’ils ont donné à leurs partisans ont été suivies. Outre qu’il est, ajoutent-t-ils, « un certificat de décès du coup d’Etat militaire du 3 juillet ».
Pour avoir un taux de participation plus ou moins acceptable, les partisans d’Al-Sissi ont fait la chasse aux abstentionnistes. Ils ont poussés les Egyptiens à voter en recourant à des menaces non voilées à la télévision, à des promesses d’amendes, à des haut-parleurs sillonnant les rues. Les abstentionnistes étaient carrément insultés. Médias et haut-parleurs criaient « peuple paresseux », « bandes de lâches, quittez vos airs conditionnés ». Il fallait, comme le dit la maxime arabe, « les conduire au paradis par des chaînes ». On aurait tout vu pour légitimer le pouvoir militaire. On pouvait se permettre d’insulter des abstentionnistes mal éduqués ou répulsifs aussi bien aux militaires qu’aux islamistes, car il n’y avait qu’un candidat de fait, le leur, comme l’illustrent parfaitement les résultats.
Al-Sissi a pêché par excès de confiance. Le pouvoir de l’armée ne s’est pas avéré tout à fait le pouvoir du peuple. Le peuple ne suit qu’à moitié, moins que la moitié. Les deux grandes catégories qui ont appelé au boycott des élections sont d’une part, les islamistes partisans de Morsi et des Frères musulmans, soucieux de réagir à la déposition de leur leader ; d’autre part, les jeunes. La jeunesse égyptienne, celle de la tranche d’âge de 18-40 ans, constituant en effet 60% du corps électoral, a appelé au boycott. Elle rejette en bloc le pouvoir militaire. Car les militaires, aussi bien que les Frères avec Morsi avant la destitution, constituent au même titre pour eux un reniement de la révolution et un retour en arrière.
L’élection d’Al-Sissi est loin de régler les grands problèmes de l’Egypte. Comment Al-Sissi compte-t-il établir des compromis démocratiquement négociés et un modus vivendi avec les Frères musulmans, pour retrouver la paix et une véritable stabilité. N’oublions pas que depuis la destitution de Morsi, 1400 manifestants ont été tués et 15 000 Frères sont en prison. Des centaines d’entre eux ont été condamnés à mort.
Comment compte-t-il redresser une économie défaillante où un égyptien sur cinq vit en dessous du seuil de pauvreté, rétablir la croissance (1% au premier trimestre de 2014), réduire le chômage (13,4%), revigorer le tourisme (à plat), mettre fin aux grèves à répétition dans les secteurs industriels vitaux ? L’aide des monarchies du Golfe ne peut suffire à elle seule, au moment où les relations de l’Egypte avec les Etats-Unis passent par une phase critique.
Comment compte-t-il enfin se réconcilier avec les jeunes, forces vives de la nation, qui refusent autant les islamistes que les militaires ? En fait, le « printemps » égyptien a du mal à s’installer. Pour l’instant, les Egyptiens doivent se contenter du « printemps » militaire.
Site Le Courrier de l’Atlas, 2 juin 2014
Bachar ou quand les « les dictateurs ne sont pas élus »
L’élection de Bachar Al-Assad le 4 juin dernier est une première. C’est la première fois qu’un peuple, bombardé par son président-dictateur, investi depuis l’an 2000 par une loi dynastique de fait, à l’issue du décès de son père, est appelé à voter par ce même président, candidat pour un autre mandat de 7 ans, jusqu’à 2021.
Curieux rapport politique entre un candidat et son peuple. Bachar Al-Assad, qui livre une guerre impitoyable contre les rebelles, semble dire à son peuple : « Je vous maudis tous, opposants et rebelles, je vous bombarde, je vous tue, comme j’ai tué 162 000 de mes compatriotes jusque-là, mais aimez-moi, votez pour moi, je suis votre sauveur suprême contre les criminels, ces opposants civils soutenus par l’Occident, qui prétendent suivre la voie du printemps arabe, et ces rebelles jihadistes, messagers des wahabites et partisans de la théocratie ».
Nouveau type de contrat politique, qui aurait sans doute fait rugir et sursauter Jean- Jacques Rousseau lui-même, le défenseur de la volonté générale, comme base du « Contrat social » démocratique. Bachar aurait fait d’ailleurs, à ce sujet, mieux que Hitler, qui est arrivé, lui, et les historiens s’en souviennent, pacifiquement et démocratiquement au pouvoir, et qui, une fois élu, s’est retourné contre une partie de son peuple, les juifs, pour les massacrer aussitôt. Bachar a, lui, l’audace de bombarder son peuple au moment même où il exige de lui qu’il vote en sa faveur. Déni suprême d’humanité et de droit ou politique de l’absurde, nul ne peut le dire avec exactitude. On n’est pas dans l’hypothèse du contrat politique, méconnu dans cette contrée, mais dans la réalité du chantage militaire.
Une première également, parce qu’on vote seulement sur les 40% du territoire contrôlé par le président sortant, où vit néanmoins 60% de la population. En fait, le scrutin s’est déroulé dans toutes les grandes villes, y compris celles divisées entre régime et rebelles, comme Alep ou Deraâ. Seule exception Raqa, dans le nord, tenu par les ultra-radicaux de l’Etat islamique en Irak. Il s’agit, somme toute d’une sorte de demi-élection pour un pouvoir trop plein, exprimant une volonté partielle, comme substitut de la volonté générale, irréalisable il est vrai en temps de guerre.
D’après les chiffres officiels, toujours peu fiables dans les dictatures, Bachar Al-Assad a été élu par 88,7% des voix. En tout cas, les journalistes de l’AFP, présents en Syrie, ont constaté « une affluence importante, et le vote a été prolongé de cinq heures «en raison de l’afflux des électeurs», selon les autorités. Les deux autres candidats, devant « légitimer » le pluralisme électoral formel, Hassan Al-Nouri et Maher Al-Hajjar, ont obtenu respectivement 4,3% et 3,2%, c’est-à-dire 7,5% à eux deux. En somme un autre plébiscite succédant à celui d’Al-Sissi en Egypte. Sur 15,8 millions d’électeurs Syriens, 11,6 millions d’entre eux ont participé au scrutin, soit un taux de participation de 73,42% (contre 95,86% en 2007 lors du référendum reconduisant Assad au pouvoir).
Pour l’opposition et les régimes occidentaux, cette élection est une « farce ». Les électeurs ont voté sous la menace, ils étaient motivés par la crainte. Au moment même du vote, les opposants en exil et les réseaux sociaux ne cessaient d’agiter le slogan tunisien et du printemps arabe : « le peuple veut la chute du régime ». Pour le chef de l’opposition en exil, Ahmad al-Jarba, «les dictateurs ne sont pas élus, ils gardent le pouvoir par la force et la peur, ce sont les deux raisons qui poussent les Syriens à participer à cette mascarade». Les voix recueillies par Bachar ont été extirpés par un régime menaçant. Et le non choix équivaut à une non- élection.
A caractère géopolitique, l’élection de Bachar est à l’évidence soutenue par les Russes, l’Iran, Hezbollah, des brigades irakiennes. Le régime bâathiste de Bachar Al-Assad est l’allié de taille des Russes. Pour ces pays, un changement démocratique risquerait de modifier l’équilibre des forces dans la région, et de leur faire perdre une carte maîtresse de négociation dans cette même région. Pour l’Iran, ce régime est le garant de l’Axe Iran-Syrie-Hezbollah, utile dans le conflit contre Israël et dans la politique libanaise.
De l’autre côté, au Moyen Orient, on sait que ce sont souvent des intérêts tantôt convergents, tantôt divergents qui conditionnent les alliances. Ainsi, si l’Arabie Saoudite et Qatar sont alliés contre la Syrie : ils appuient le principe d’une intervention militaire occidentale, ils sont opposés sur la question de l’Egypte. L’Arabie Saoudite s’oppose également au régime syrien en raison de l’Iran chiite. La Turquie, membre de l’OTAN, voisine de la Syrie, est aussi un des pays qui lui sont hostiles, d’autant plus qu’elle fait face à un exil massif de réfugiés syriens sur son sol.
Les Etats-Unis souhaitent, eux, se débarrasser d’un coup à la fois de Bachar, des Iraniens, des Russes et des jihadistes. D’où leur appui aux rebelles modérés. D’ailleurs, pour le Secrétaire d’Etat américain John Kerry, ces élections présidentielles « n’ont aucun sens, parce que vous ne pouvez pas avoir d’élections alors que des millions de votre peuple ne peuvent même pas voter, n’ont pas la capacité de contester ces élections, n’ont pas de choix ». Même si les diplomates américains n’ignorent pas que les rebelles modérés ont besoin de moyens pour modifier en leur faveur l’équilibre des forces sur le terrain. Et les Américains ne se feront certainement pas prier pour envoyer aussitôt des armes renforçant les rebelles modérés dans l’étape suivante. Il y va de leur lutte contre le terrorisme islamiste.
A la vérité, même élu, Bachar aura du mal à réconcilier ses concitoyens, divisés et déchirés entre plusieurs camps, et exilés dans plusieurs pays de la région. Réconciliation pourtant nécessaire pour pouvoir assumer la tâche de la reconstruction d’un pays en ruine.
De toutes les manières, le conflit et les combats vont très probablement se poursuivre. Et les Syriens vont continuer à s’entretuer. Le conflit fera l’objet de solutions politiques entre les Américains, les Russes, les Européens, l’Iran et l’ONU. Et c’est ce que voulaient les Syriens et les Russes, qui les y ont habilement acculés. Déjà, les Etats-Unis appellent même explicitement, de nouveau, par la bouche de leurs représentants, à une solution politique. La chef de la diplomatie européenne Catherine Ashton, qui a qualifié l’élection d’ « illégitime », a appelé, elle aussi, le régime à engager de « véritables négociations politiques ». Quant à l’ONU, elle réclame encore le désarmement chimique du pays et l’évacuation des derniers conteneurs d’armes chimiques.
L’élection de Bachar, voulue par les Russes, est de nature à renforcer justement le pouvoir de négociation de Bachar, et des Russes contre les Etats-Unis et les occidentaux. Peu importe le vice de forme de l’élection, la question n’est pas là pour les grandes puissances. Un pouvoir à caractère militaire croit surtout à des paramètres militaires : stratégie, tactique, force, négociation. Les procédures démocratiques sont secondaires et quasi- inutiles.
C’est vrai que le jihadisme islamiste empoisonne l’atmosphère de la région arabe et nuit grandement au processus de transition démocratique dans les pays du printemps arabe. C’est vrai que les jihadistes, en provenance de tous les pays arabes, ont eu, tout comme le régime de Bachar al- Assad, leur lot d’atrocités criminelles, appuyées et financées par les wahabites du Golfe. Et c’est la raison pour laquelle beaucoup de Syriens soutiennent encore Assad et ont voté en sa faveur, en tant que rempart contre le danger islamiste, tout comme il est soutenu par certains peuples et régimes arabes. Les nationalistes arabes voient également en lui le défenseur du Front de confrontation anti-israélien.
Il n’en reste pas moins que, comme pour le cas des autres dictatures arabes, la source du mal des politiques arabes ne réside pas tout à fait dans les rebelles islamistes, autant qu’elle réside dans la dictature elle-même. Cet enseignement ne sera, sans doute, pas encore retenu ni par les régimes arabes, ni par Assad. Dans la conjoncture actuelle, ce n’est pas seulement la pauvreté qui entretient l’islamisme, ni les mouvements islamistes ou l’argent wahabite. C’est aussi le maintien durable des dictateurs.
L’élection de Bachar Al-Assad ne semble ainsi pas être la fin du problème, mais plutôt le début. Il a montré par sa énième élection falsifiée, comme Moubarak, Kadhafi ou Ben Ali ou tant d’autres, qu’il ne quittera jamais le pouvoir que contraint et forcé, même s’il peut trouver un accord temporaire avec ses ennemis. Car, les dictatures arabes ont de l’endurance.
Site Le Courrier de l’Atlas, 9 juin 2014
La Tunisie, l’enfant modèle de la transition arabe
La transition démocratique ne peut ignorer la durée, c’est une certitude. C’est un processus complexe, lent, exceptionnel, non institutionnel. Un processus fondé sur des mécanismes approximatifs, fuyants, flexibles. Il y a même des étapes classiques, plus ou moins probables, plus ou moins confirmés, de transition dégagées par les politologues et les transitologues.
En effet, il est courant qu’après une révolution, un vide institutionnel submerge la scène politique. Une recomposition très improvisée, voire confuse, des forces politiques en résulte en l’absence de règles sûres et stables, du moins dans l’attente d’élections définitives, législatives, présidentielles et locales. Puis, en l’absence de rapports de forces stables et réguliers, les partis et les composantes sociales se trouvent dans la nécessité de conclure des compromis et des transactions pour tenter de structurer la transition et adopter de nouvelles règles de jeu et organiser des élections. Toute la difficulté est bien là. Les compromis sont plus ou moins complexes, plus ou moins aisés selon les pays, les traditions, les idéologies opposées, la culture politique, le comportement des partis, la nature des peuples. Le cadre de compromis et de quête de consensus prend tantôt la forme de conférence nationale, tantôt de dialogue national, tantôt d’assemblée constituante.
Une fois connues les règles du jeu, la transition passe à la phase électorale. Les élections sont censées être démocratiques, à même de mettre fin aux ruptures et incertitudes. Après trois ou quatre élections législatives et présidentielles, peut apparaitre la consolidation de la démocratie, une sorte de stabilisation relative du système politique.
La dernière étape est consacrée par l’enracinement définitif de la démocratie, lorsque les valeurs démocratiques seront définitivement intériorisées par les acteurs, forces sociales, électeurs et opinion. Plus personne n’oserait ici remettre en cause les valeurs et le système démocratiques. On entre alors dans une autre phase : celle de la « qualité de la démocratie », un concept cher au politologue italien, Leonardo Morlino. Cette dernière étape nécessite au moins une vingtaine d’années et une expérience électorale et démocratique réussie.
C’est dire que la transition démocratique a grandement besoin du facteur temps pour pouvoir parvenir à ses buts. Ce qui est difficile, c’est justement d’enraciner la démocratie par le bas, dans le comportement des citoyens, des nouvelles institutions et des acteurs. C’est pourquoi, les Etats et puissances étrangères devraient aider les pays en transition, faire preuve de patience envers leur situation et contraintes, et tenir compte de leurs spécificités locales, même si ces derniers traversent des épreuves douloureuses, liées à l’enfantement de la démocratie dans l’adversité, au lieu de chercher à les soumettre à leurs propres intérêts.
Peut-on dire alors, à partir de ces phases de transition et leurs exigences, que la Tunisie est le seul pays du printemps arabe pouvant être considéré proche de ce schéma?
Au fond, le modèle de la transition tunisienne, ou l’élément qui saute aux yeux, c’est visiblement le fait que ce pays a pu surmonter un difficile compromis laïco-islamiste sur le plan constitutionnel, politique et démocratique après beaucoup de déchirements sociaux et politiques violents. On n’a aucune peine à imaginer qu’un compromis politique est déjà difficile à réaliser entre partis laïcs idéologiquement opposés. Que dire alors entre mouvements religieux et mouvements séculiers.
Ce qui est nouveau en Tunisie et dans la région arabe, c’est que les islamistes commencent à reconnaitre les valeurs démocratiques, mais pas complétement, et pas définitivement. Les retours en arrière sont encore possibles, comme ils l’ont montré à l’épreuve du pouvoir. Une des raisons pour lesquelles la société civile ne pouvait baisser sa garde à l’égard des islamistes.
Le modèle de la transition tunisienne, c’est aussi, outre le compromis entre islamistes et laïcs, le fait que la révolution est apparue dans un pays ayant historiquement, politiquement et intellectuellement une tradition réformiste, laïque et moderniste depuis le XIXe siècle. Chose qui a facilité déjà l’adaptation de ce peuple au réalisme bourguibien et au pragmatisme politique.
La Tunisie est aussi un pays qui avait un système partisan, qui a évolué depuis l’indépendance, de la clandestinité à la légalité progressive, jusqu’à la « représentativité » parlementaire, même imparfaite. Les islamistes et les partis progressistes démocratiques négociaient déjà entre eux et avaient des contacts permanents sous Bourguiba, comme sous Ben Ali. Sans compter le fait que, sous Ben Ali, le pouvoir avait pris l’habitude d’interférer dans le jeu de l’opposition, en attirant vers lui une partie de l’opposition.
Enfin, il faudrait insister sur l’émergence d’une réelle société civile, indépendante et résistante. La Tunisie avait déjà une vie associative dédoublée dans l’ancien régime : les uns jouaient le clientélisme du pouvoir, les autres la résistance farouche. Après la révolution, cette société civile, portée par une jeunesse éduquée, enthousiaste et déterminée, par une élite moderniste, a pu exiger des réformes démocratiques et constitutionnelles précises, et infléchir les dérives de la majorité islamiste après l’élection de la constituante.
Au fond, il est encore tôt pour se prononcer définitivement sur le modèle tunisien. Il faudrait attendre les résultats des prochaines élections législatives et présidentielles de la fin de cette année. Si les islamistes l’emportent avec une forte majorité, surtout aux législatives (régime plutôt parlementaire), il peut y avoir des risques pour la démocratie. Même si les islamistes vont très probablement en ce cas, comme après les élections de la constituante, conclure des alliances avec des partis laïcs pour paraître plus consensuels.
En tout cas, les islamistes ne peuvent plus faire ce qui bon leur semble dans une société acquise déjà à la démocratie et à la liberté d’opinion, dont les valeurs sont désormais garanties par une constitution transactionnelle qu’ils ont officiellement acceptée. Ils n’ignorent pas aussi que l’acceptation de la démocratie peut être, pour eux, une chance d’ordre stratégique ou tactique propre à inspirer la confiance de l’opinion interne et internationale, les faire reconnaître comme un acteur ordinaire parmi tant d’autres et, éventuellement, percer électoralement auprès des électeurs hésitants.
Mais, rien n’est encore acquis en cette période trouble. La Tunisie doit prendre garde à la contagion des contre-modèles du printemps arabe. Tant il est vrai que la géopolitique régionale et internationale et ses bouleversements ont encore leur mot à dire dans cette paradoxale transition arabe.
Site Le Courrier de l’Atlas, 25 août 2014
Le « printemps » des factions au Yémen
Le printemps arabe a failli réussir au Yémen, un pays qu’on appelait naguère « l’Arabie heureuse ». Une révolte principalement partie en début de l’année 2011 du Campus de l’Université de Sanâa, menée par des étudiants euphoriques et déterminés, comme en mai 68. Une révolte qui a juste suivi celles de la Tunisie et de l’Egypte. Un pays considéré en 2012 comme le seul pays du printemps arabe où le soulèvement a pu conduire à un départ négocié de l’ex-président, Ali Abdallah Saleh, en février 2012. Enfin un ancien vice-président, Abd Rab Mansour Hadi, a été élu nouveau président de la République du Yémen, pour la première fois au suffrage universel direct, le 21 février 2012, lors d’une élection anticipée. Tant d’éléments pouvant inclure ce pays dans la sphère restreinte du « printemps arabe ».
Mais que peut-on espérer d’un scénario de printemps arabe réalisé dans l’un des pays les plus pauvres de la planète ? Peu de chose, il est vrai. Avec un PIB de 2300 dollars US par habitant, le Yémen se classe au 188e rang mondial d’après l’indicateur de développement humain de l’ONU en 2012. L’analphabétisme est très élevé, notamment chez les femmes. L’application de la chariâ et des lois tribales est tellement rigoureuse, que les mariages des jeunes filles est précoce, autorisé dès l’âge de 9 ans, et que les flagellations publiques tiennent lieu de « code pénal ». L’apostasie de l’islam est interdite, elle est passible de la peine de mort. Le pays est socialement, ethniquement et politiquement partagé, comme beaucoup de pays du Moyen-Orient, entre un grand nombre de tribus, factions, clans, rebelles islamistes ; entre sunnites (55%) et chiites (45%), les chiites étant principalement des zaydites, et un peu d’ismaélites. Sans oublier le rôle de l’armée, qui peine à s’unifier, ainsi que les jihadistes d’Al-Qaida dans la Péninsule Arabique (AQPA), qui conservent une capacité de nuisance indéniable au sud et à l’est du pays. Le séparatisme au sud est toujours vivace, malgré l’unification du Yémen du nord (pro-occidental) et du Yémen du sud (pro-soviétique) en 1990. Un séparatisme toujours prêt à ressusciter à la moindre crise.
Toutefois, il faut reconnaître que le Yémen est politiquement un pays relativement plus consistant que la Libye. Une société civile minimale existe autour des étudiants, avec les citadins, l’opposition, les islamistes. Le parti au pouvoir, le Congrès Général du Peuple (CGP), est moins discrédité que les partis de Ben Ali et de Moubarak. Seuls le président Saleh et son clan sont rejetés catégoriquement par le peuple. Les partis politiques existaient déjà. Et le pays a l’habitude des compromis (et même des retournements de veste), des négociations, du dialogue national entre les partis, tribus, clans et factions. Cela n’est pas rien, car cela facilite la transition.
Le Yémen est un pays qui se trouve sous la tutelle de l’Arabie Saoudite et des Etats-Unis, deux pays qui craignent toujours l’activisme d’Al-Qaida et l’instabilité proche des frontières saoudiennes, ainsi que l’influence de l’Iran, notamment après le coup d’Etat des rebelles Houthis en septembre 2014, d’inspiration chiite. L’aide militaire et économique des Etats-Unis est d’ailleurs consistante et régulière.
Il reste que la transition n’a pu encore enfanter la démocratie tant espérée en 2011 par les manifestants étudiants. La fondation politique, ethnique et religieuse du Yémen est fissurée et archaïque. La liberté et la citoyenneté, présentes surtout dans la capitale, à Sanâa, est démentie quotidiennement par le conservatisme, la tradition et la bédouinité à l’intérieur du pays. Que valent les partis ou les procédés électoraux dans un pays où la légitimité des représentants est déléguée par les tribus, où la loi clanique parle au nom des coutumes ancestrales ?
Au départ, il est vrai, le Yémen avait des chances de postuler à la dignité du « printemps arabe ». Mais les factions en ont décidé autrement. D’ailleurs, la guerre des factions et des chefs de clans existait bien avant le printemps arabe. Celui-ci n’a fait que mettre au grand jour leurs rivalités. Le général Ali Mohsen al-Ahmar, demi-frère du président Ali Abdallah Saleh, a très mal pris l’intention de celui-ci de désigner comme son successeur son fils Ahmed, alors que dans les précédents accords de gouvernement, c’est au général Ali Mohsen qu’était promise la succession à la fin de la présidence de Saleh.
Les revendications des étudiants de février 2011 voulaient mettre fin à la corruption du régime et chasser du pouvoir le redoutable clan Saleh, composé principalement de son fils aîné Ahmed, responsable de la garde républicaine, de Tareq son neveu, qui dirige la milice de protection personnelle, de Amar, son neveu, responsable de la sécurité nationale et de Mohamed, son demi-frère, qui se trouve à la tête de l’armée de l’air. Le même schéma clanesque que celui des Bachar et des Kadhafi, où la corruption du clan au pouvoir avait des prolongements sécuritaires.
Les manifestations des étudiants avaient peu à peu gagné les provinces et tout le pays. Elles furent rejointes par une coalition de partis d’opposition dominée par le parti islamiste Al-Islah, le « forum commun » (Al-Liqah al-mushtarak). Le général Ali Mohsen a profité de l’occasion pour faire défection, rejoindre toutes ces forces, en vue de participer à la mise à l’écart du fils de Ali Saleh de toute succession à son père. Le printemps arabe finit par rejoindre spectaculairement la lutte des clans et des chefs.
Le président Saleh, au pouvoir durant 32 ans, issu de la tribu des Hashid, la plus puissante des 200 tribus environ du pays, est un homme qui, d’après son entourage, ne lâche jamais prise. Il a tout tenté pour ne pas perdre son pouvoir. Il a promis de ne pas présenter sa candidature aux élections de 2014, de faire des réformes. En vain. Tout le monde est résolu à l’écarter : forces nationales, Etats-Unis et Arabie Saoudite. L’attentat dont il a fait l’objet, qui a failli le tuer, en témoigne bien. Finalement, le président Saleh accepte de transférer son pouvoir à son vice-président Abd Rab Mansour Hadi en échange de son immunité judiciaire.
Un consensus était trouvé en effet entre les partis, factions, tribus, islamistes et armée, autour de Abd Rab Mansour Hadi, un militaire de 66 ans, qui ne pouvait gêner ni le clan Saleh, toujours influent sur le plan sécuritaire, ni l’opposition et les autres parties, ni les islamistes. Candidat unique, Hadi a été élu le 21 février 2012 pour une période intérimaire de deux ans. Un président choisi même « diplomatiquement » à l’avance par l’Arabie Saoudite, soucieuse de la sécurité d’un pays proche. Hadi a fondé ses espoirs sur un ambitieux dialogue national auquel ont participé 565 délégués représentant les principaux acteurs, clans, tribus de la scène politique dont le but était de rétablir la sécurité et la stabilité, définir la forme du nouveau régime, rédiger une nouvelle Constitution, censée être plus démocratique, et préparer des élections. Vaste chantier pour le pays le plus pauvre du monde, où 50% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté.
Toutefois, les élections ne se sont pas déroulées dans les meilleures conditions : 260 bureaux de vote n’étaient pas opérationnels. La participation électorale était nulle, tant au sud qu’à l’est du pays. Au Sud, les séparatistes ont appelé au boycott des élections et ont fermé la moitié des centres de vote. Tandis que l’Est est contrôlé par al-Qaida. En outre, dans la province de Saâda au nord, tenue par les Houthis, des rebelles chiites (zaydites), très peu de personnes ont voté. Il reste que le miracle a eu lieu et Hadi a été élu par 7 millions de yémenites. Chose qui pouvait conférer une certaine légitimité à un pouvoir qui en manquait terriblement depuis 32 ans. Même s’il était candidat unique, Hadi était accepté de manière consensuelle entre toutes les parties. Il n’était pas en tout cas un candidat unique imposé par une seule partie.
Malheureusement, après tous ces efforts depuis 2011, le Yémen se retrouve le 21 septembre 2014 à la case départ. Un coup d’Etat est exécuté par les Houthis, avec à leur tête Abdul Malik al-Houthi. Parti de Saâda au nord, leur bastion, les Houthis ont pris le contrôle de Sanâa la capitale et provoqué la démission du premier ministre Mohamed Basindawa. L’armée nationale, qui a déjà déclaré son soutien à la révolution du peuple, n’a curieusement pas voulu intervenir. Seules les troupes du général Ali Mohsen et les islamistes sunnites du parti Al-Islah ont essayé vainement de résister.
En janvier 2015, les combattants Houthis ont pris le contrôle du palais présidentiel et la résidence de Hadi, en vue d’avoir plus d’influence sur le gouvernement et la rédaction de la nouvelle Constitution. Le 22 janvier, Hadi et son gouvernement ont préféré démissionner en masse plutôt que de céder à la volonté des Houthis. Trois semaines plus tard, les Houthis, appuyés par le clan du président Saleh, ont dissout le parlement. A la place du parlement, ils ont installé un « Conseil national de transition » composé de 551 membres qu’ils pourraient choisir à leur guise. Ils ont installé un Comité révolutionnaire, qui dirige dorénavant « la révolution ». Son chef, Mohamed Ali Al-Houthi concentre de facto les pouvoirs du chef d’Etat.
Le président Hadi, pourtant démissionnaire, déclare que « toutes les mesures prises par les Houthis sont nulles et non avenues ». Il tente de reprendre l’initiative politique. Il s’est réfugié à Aden dans son fief au sud. Sa démission n’a pas été en effet encore entérinée par le parlement. Par ailleurs, élu par 7 millions de yémenites, sa légitimité interne et internationale reste intacte. Il a réuni les gouverneurs de cinq provinces et a réaffirmé « la nécessité d’appliquer les recommandations du dialogue national ». Ces recommandations prévoyaient de transformer le Yémen en une fédération de six régions, de limiter les mandats présidentiels, de créer un parlement bicaméral et d’interdire la création de partis politiques sur une base religieuse ou ethnique. Des recommandations rejetées en bloc par les Houthis, car lésant leurs intérêts politiques. Ces derniers préfèrent plutôt une partition du Yémen en deux régions fédérales : une au nord, l’autre au sud. Chose que l’ensemble des composantes politiques ne pouvaient accepter, car leur rappelant trop la division du pays, qui a retrouvé justement son unité en 1990.On en est là aujourd’hui.
C’est dire combien la conceptualisation politique moderne a peu de prise au Yémen, un pays très pauvre, encore balloté entre la tradition, la bédouinité, la militarisation et la démocratie. Ce n’est pas le citoyen ou l’individu, ni les partis, qui participent à la chose publique, mais plutôt le membre d’une tribu ou d’une faction, gouverné encore par l’habitus et la solidarité du groupe tribal ou ethnique. L’homme sans parti ne se perd pas dans ce pays, mais l’homme sans tribu, ou celui qui n’obéit pas au chef de sa faction est voué à la déperdition. C’est un peu comme les « bannis » au Moyen âge occidental. Même l’Etat fonctionne comme un clan.
Il ne faut alors pas s’étonner du coup d’Etat des Houthis, qui a arrêté aujourd’hui le processus de la transition, difficilement entamé. Les Houthis au nord et les séparatistes au sud sont les seuls groupes qui n’ont pas été associés aux négociations du dialogue national. En retour, ils refusent la légitimité électorale du président intérimaire Hadi. La violence consacre la prise en compte des intérêts de leurs clans.
Le printemps yémenite n’est pas pour aujourd’hui. On en est encore à l’ère des factions.
Site Le Courrier de l’Atlas, 4 mars 2015
Le printemps arabe sacrifié du Bahreïn
On s’étonne toujours que la révolte du Bahreïn soit la moins médiatisée des révoltes du printemps arabe, contrairement à celles de la Tunisie, de l’Egypte, de la Libye ou de la Syrie. Cette révolte a été, en tout cas, non seulement brimée par le pouvoir détenu par le clan de la famille Al-Khalifa, mais aussi oubliée par les pays arabes, et sacrifiée par les puissances régionales et internationales, en l’espèce l’Arabie Saoudite, les pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), les Etats-Unis et l’Europe.
Pourquoi ce silence glacial vis-à-vis du Bahreïn? Est-ce la petitesse de l’île qui ne pèse pas lourd sur la balance (le plus petit pays du CCG) ? Est-ce son lien et rattachement au CCG, qui ne semble pas beaucoup intéresser les pays arabes du Maghreb jusqu’au Proche-Orient ? Est-ce la crainte de voir l’Iran (et même l’Irak) gagner en influence par la solidarité chiite, communauté majoritaire de l’île ? Est-ce la peur de la contagion du printemps arabe au bord des frontières de l’Arabie Saoudite et le risque de bouleversement que peuvent connaitre les monarchies du Golfe ? Est-ce la sécurité pétrolière américaine et européenne ou la volonté de maintenir la région loin de l’effervescence des peuples arabes pour des raisons stratégiques ? Pourquoi les occidentaux soutiennent le printemps arabe en Tunisie, Egypte, Syrie ou en Libye et lui tournent le dos au Bahreïn ? Le pays est-il abandonné par les pays arabes sunnites en raison de la suspicion vis-à-vis d’un Etat à majorité chiite, même si le pouvoir est sunnite, quoique minoritaire ? Sans doute tout cela à la fois.
Pourtant le petit archipel du Bahreïn (composé de 33 îles) était bien parti pour réussir son printemps arabe.
Historiquement, le Bahreïn a été dominé par les Arabes, puis par les Portugais en 1521, puis par l’empire perse en 1602 (d’où l’existence de la communauté chiite). En 1783 une tribu arabe, les Bani Utbah, venue du centre de la péninsule arabique, s’approprie l’île. Depuis lors, le pays est dirigé par la famille royale Al-Khalifa. A la fin des années 1800, le pays devient un protectorat britannique. En 1971, Bahreïn recouvre son indépendance. Il adopte une Constitution en 1973.
Politiquement, le Bahreïn est plus en avance que ses voisins. Il s’agit d’un micro-royaume de 1,24 millions d’habitants, qui avait un micro-système démocratique, qui connait un pluralisme politique et électoral depuis quelques années, une société civile active, un indice de développement élevé (classé 48e au monde) d’après la Banque mondiale, par son économie à haut revenu, quoique ses ressources pétrolières sont épuisées, une société multiconfessionnelle, des expériences de dialogue national. Initialement crée sous la forme d’un « émirat », le pays devient un « royaume » sous l’autorité de l’émir Hamad Ben Issa Al-Khalifa à partir de 2002.
Bahreïn a eu des occasions d’ouverture politique qu’il a malheureusement ratées.
- Après l’application de la Constitution de 1973, une expérience parlementaire a été avortée en 1975, suite à la dissolution du parlement. La nouvelle Constitution de 2002 marque un retour en arrière par rapport aux acquis de celle de1973 et une reprise en main en force par la famille royale Al-Khalifa, fondamentalement non libérale.
- En février 2001, le peuple a adopté par référendum une charte nationale par 98% des voix dont le contenu traçait le chemin de la démocratie. Mais une année après, le nouvel émir, le cheikh Hamad Ibn Issa Al-Khalifa imposait une Constitution sur- mesure, anti-démocratique, tournant le dos aux principes de la charte nationale.
- En 2010, lors des élections législatives, le principal parti d’opposition Al-Wifaq a même remporté les élections avec 64% des voix. Mais, en raison d’un découpage arbitraire et machiavélique, qui exigeait l’obtention de plus de suffrages pour les zones chiites que pour les zones sunnites, il n’a obtenu que 16 sièges sur 40 au suffrage universel.
De même en football, lorsqu’on ne marque pas ou lorsqu’on rate plusieurs occasions de but, on risque d’en encaisser, de même en politique, lorsqu’on rate plusieurs occasions opportunes de démocratisation et de réforme politique, le pays risque de connaitre des déflagrations et des bouleversements soudains. Le pays est désormais verrouillé par la famille régnante à tous les niveaux : politique, constitutionnel, économique, social. La famille royale est réfractaire à toute libéralisation du régime. Elle feint de négocier avec l’opposition sur le changement démocratique du régime, mais elle ne négocie rien de fondamental. Le premier ministre, cheikh Khélifa, oncle du roi, est premier ministre depuis 40 ans. Il s’oppose à toute négociation. Il est l’une des personnalités les plus corrompues du pays. La famille royale possède à titre privé les trois quarts du territoire du royaume du Bahreïn. On en est encore à la théorie du territoire-patrimoine (du roi), que la monarchie absolutiste européenne a connue au Moyen âge, du moins jusqu’aux révolutions du XVIIIe siècle. Plus de la moitié des membres du gouvernement sont membres de la famille Al-Khalifa et s’appellent d’ailleurs Al-Khalifa (une trentaine).
Le pays est ainsi gouverné non seulement par une famille despotique, mais aussi par une famille religieusement minoritaire, puisque les chiites représentent 65% du pays, les autres sont essentiellement sunnites. Sur 1,24 millions d’habitants, 570 000 sont bahreïnis et 660 000 des immigrés asiatiques (indiens, philippins, sri-lankais). Le pouvoir sunnite ne cesse d’ailleurs de faire des manipulations démographiques en offrant la citoyenneté aux adeptes de l’islam sunnite des autres régions, y compris aux sunnites asiatiques, en les introduisant aux services de sécurité et à l’armée, secteurs refusés aux sunnites. La répression s’abat sur tous les opposants audacieux. Tortures et violations des droits de l’homme sont monnaie courante. L’opposition a souvent dénoncé ces manipulations et ces discriminations.
Cette opposition est divisée entre ceux qui acceptent la monarchie et ceux, minoritaires, qui la refusent. Le principal parti d’opposition, Al-Wifaq est un parti islamique chiite, qui ne souhaite pas mettre en avant sa nature confessionnelle. C’est pourquoi il s’est allié avec des partis de gauche (comme en Tunisie entre Ennahdha, le CPR et Ettakatol). Cette coalition appelle à l’adoption de réformes constitutionnelles et souhaite la parlementarisation du régime, avec un premier ministre issu de la majorité parlementaire. A côté de ce parti on trouve des mouvements plus radicaux issus de l’islam politique chiite. La ligne de démarcation entre l’opposition modérée et l’opposition radicale est apparue en 2005-2006, lorsque l’opposition réformiste du Wifaq a accepté de participer aux élections législatives de 2006, rompant avec la pratique du boycott adoptée jusque-là.
L’opposition radicale, des mouvements Haq et Wafa, adopte, elle, une politique de désobéissance civile et organise souvent des manifestations dans les villages. Elle a provoqué un cycle de manifestations permanentes conduisant inévitablement à des arrestations et à la violence, un cycle qui a fini progressivement par généraliser la contestation. Lors de la révolte de 2011, ces radicaux de l’opposition ont fini par exprimer des revendications carrément anti-monarchiques.
Ce qui risquait d’arriver a bien fini par arriver le 14 février 2011. Le Bahreïn rejoint ainsi, très tôt d’ailleurs, le cortège des pays du printemps arabe, juste après la Tunisie et l’Egypte.
Depuis février 2011, le pays n’a plus cessé en effet de connaitre des manifestations de contestation du régime. Tout comme en Tunisie, ce ne sont pas les partis ou, en l’espèce, l’opposition parlementaire, qui ont appelé à cette première grande manifestation, qui avait l’allure d’une révolte en bonne et due forme, mais une page facebook des jeunes « de la révolution du 14 février ». Toutefois, l’opposition et les autres acteurs de la société civile, chiites et sunnites, ont fini par rejoindre les jeunes dans les rues de Manama, la capitale, en occupant la « Place des perles », où ils n’ont cessé d’avoir des confrontations musclées et sanguinaires avec les forces de sécurité et de subir leur répression. En tout cas, 100 000 sur 500 000 bahreïnis ont pu manifester dans la capitale. Ils étaient en droit de représenter plus fidèlement le pays qu’une famille royale recroquevillée sur elle-même, incarnant tout au plus une minorité sunnite. Et encore. Elle était contestée par plusieurs sunnites mêmes, en quête de démocratie.
Tous ces manifestants appellent au changement démocratique du régime, à l’égalité de statut ou dans la répartition des richesses, à la fin de la corruption et de la discrimination entre chiites et sunnites. Les chiites subissent une discrimination criante et intolérable dans l’accès aux logements, aux emplois dans l’administration et les entreprises publiques, ainsi qu’aux institutions stratégiques, comme les affaires étrangères, l’intérieur ou la Défense. Comme en Tunisie et l’Egypte, les jeunes diplômés sont les plus touchés par le chômage, leur premier souci.
Alors que la famille royale, dépendante de la volonté de l’Arabie Saoudite et des pays du CCG, cherche à accréditer l’idée que la contestation est d’ordre confessionnel, et qu’elle est l’œuvre des chiites, de l’Iran (et accessoirement de l’Irak chiite relevant de l’ayatollah Sistani), pour mieux la discréditer, chose qui n’est pas entièrement fausse, les manifestants insistent, eux, sur le caractère principalement social, économique et démocratique des revendications, même si le rejet de la discrimination confessionnelle, un frein aux réformes démocratiques, n’est pas négligeable.
On sait qu’en 2011, le « grand frère » saoudien a envoyé ses troupes et celles du CCG, organisation commune de défense, composée de l’Arabie Saoudite, Bahreïn, Qatar, les Emirats Arabes Unis, le Koweit et Oman, pour mâter les contestataires de son « petit frère » bahreïni. Pourtant, il n’y avait pas eu, à la suite des manifestations, intervention d’un quelconque pays étranger au Bahreïn, nécessitant la mise en application de l’alliance régionale. En réalité, l’Arabie Saoudite ne pouvait tolérer un régime démocratique près de ses frontières (l’île est reliée à l’Arabie par un pont de 26 kilomètres), alors que Bahreïn est proche de la province est du royaume où sont concentrées les ressources pétrolières et la minorité chiite saoudienne. L’Arabie Saoudite s’inquiète également de l’influence chiite iranienne. Les Etats Unis, après avoir appelé à la fin de la violence et au dialogue, ont fini par acquiescer, tout comme la France et l’Angleterre. La valeur géostratégique du Bahreïn n’a évidemment pas échappé à Washington qui en a fait un Etat satellite. C’est à Manama qu’est en effet installée la Ve flotte américaine, qui veille paisiblement sur la région, moyennant des revenus substantiels, il est vrai, pour le royaume.
Aujourd’hui, le mouvement de contestation continue, tout comme la torture et la répression. Des militants des droits de l’homme, des blogueurs, des opposants et même des médecins dans les hôpitaux, continuent d’être arrêtés dans l’indifférence générale des médias et des classes politiques de la « communauté internationale ». Internet est censuré. Des militants ont été arrêtés en 2014, comme Nabil Rajab, juste parce qu’ils ont soulevé des questions importantes sur l’origine de la montée de l’organisation de l’Etat islamique. Des « tweets offensants » ont en effet relevé que d’anciens membres des services de sécurité du Bahreïn étaient partis se battre contre les apostats et kûffar en Syrie, dans les rangs de cette organisation terroriste, alors même que la monarchie a toujours prétendu la combattre. D’ailleurs, en août dernier, dans la mosquée al-Fath, une des plus fréquentée au Bahreïn, les étendards de l’organisation de l’Etat islamique ont été déployés au grand jour. Et ce n’était pas la première fois. La famille royale, tous comme les monarchies sunnites du Golfe, sont aveuglés par le combat sunnites-chiites. On connait la litanie des dictatures : c’est ou un complot de l’étranger ou un complot des ennemis de l’intérieur.
Le printemps arabe est d’ailleurs toujours passé par le bilan pertes et profits stratégiques pour les puissances et pour la « communauté internationale ». Le Bahreïn n’est ni l’Egypte, ni la Syrie, ni la Tunisie, ni la Libye…ni l’Ukraïne.
Site Le Courrier de l’Atlas, 18 mars 2015
Al-Sissi condamne à mort ses adversaires politiques
Après avoir été destitué par l’armée en 2013, Mohamed Morsi a été condamné à mort, samedi dernier, pour des accusations d’espionnage, de conspiration avec le Hamas et le Hezbollah, et d’évasion collective d’une prison durant la révolution de 2011, c’est-à-dire des griefs d’ordre politique, suivis habituellement par les régimes autoritaires arabes contre leurs opposants. La cour a également réclamé la peine de mort pour une centaine d’autres accusés, dont des dirigeants des Frères musulmans.
Le « printemps » égyptien commence à s’abreuver de condamnations à mort des responsables politiques. Avait-on besoin d’une révolution civile, pour parvenir d’abord à un régime islamisant, puis à un régime militaire déguisé, puis à des condamnations à mort des islamistes par centaines?
Le nouveau président de la République Al-Sissi condamne à mort par ses juges l’ancien Président de la République Mohamed Morsi, leader des Frères musulmans, pour des raisons politiques. Drôle d’«alternance» au pouvoir. Condamnation à mort, et après ? Peut-on coexister avec les islamistes en les reniant ou en les excluant, en les chassant, ou pire, en les tuant ? On parlera alors de deux tendances extrêmes s’excluant l’une l’autre.
Des représentants du roi Farouk ont fait assassiner Hassan Banna en février 1949, le père-fondateur des Frères musulmans. L’islamisme a-t-il pour autant disparu par la suite? Nasser, qui a interdit tous les partis politiques, sauf le sien, a ordonné l’arrestation de milliers d’islamistes, comme d’autres opposants. Et après ? Sadate et Moubarak, qui ont à leur tour persécuté et condamné à mort des islamistes, sont-ils parvenus au bout de leur peine vis-à-vis de ce mouvement ? Al-Sissi perpétue encore, après la révolution du 25 janvier 2011, la « tradition » de la persécution et de la condamnation à mort des islamistes, et au premier d’entre eux, Morsi, ancien président de République élu, arrivera-t-il par sa politique de fermeté militaire, soucieuse d’ordre et d’épuration, d’éradiquer les islamistes de la terre d’Egypte ?
De même, en Tunisie, l’intransigeant Bourguiba, qui voulait la tête du cheikh Ghannouchi, parce qu’il a échappé à la condamnation à mort par les juges, a-t-il pu éliminer les islamistes d’Ennahdha ? Outre que son intransigeance lui a valu sa propre mise à l’écart du pouvoir en novembre 1987, et sa déposition par son premier ministre, le général Ben Ali, les islamistes lui ont survécu. De même, Ben Ali n’a jamais voulu négocier politiquement avec les islamistes. Il préférait les réprimer et les emprisonner à vie. Il avait, de par sa propre formation militaire, un engouement particulier pour la brutalité policière. Après sa fuite, les islamistes sont revenus profiter du nouveau climat démocratique du pays. Et dès la rentrée de Ghannouchi de l’exil, ils se sont réorganisés en quelques mois et ont pu gagner les élections de la constituante en 2011.
Al-Sissi voudrait-il s’inspirer du «modèle algérien», qui a autorisé l’armée nationale à mener une véritable guerre contre un terrorisme impitoyable et sanguinaire, mené par les islamistes du Front Islamique du Salut (FIS) de Abassi Madani et de Ali Belhaj dans les années 90, contre la population et l’Etat en réponse à l’interruption des élections. L’expérience pluraliste du 26 décembre 1991 était en effet restée en suspens, après l’interruption du processus électoral par l’armée entre les deux tours et la « révocation » par ses soins du Président Chedli Ben Jedid. Le FIS a obtenu 188 sièges sur 231 au parlement (82%), contre 25 sièges pour le FFS et 15 sièges pour le FLN historique. Face à l’inquiétude générale, nationale, arabe et internationale, l’armée a pris les rênes du pouvoir. La population qui soutenait l’armée, préférait avoir affaire à une armée défendant des choix civils plutôt qu’à une théocratie islamique dangereusement transnationale. A ce moment-là, il n’y avait pas encore de tradition de pluralisme politique. La transition démocratique algérienne, mal engagée, mal préparée, a fini par échouer aussitôt.
Ce faisant, l’Algérie a-t-elle résolu pour autant définitivement, politiquement et démocratiquement la question islamiste ? Méfions- nous de l’eau qui dort, comme du silence forcé des grands courants politiques et doctrinaux, du moins lorsqu’ils ne sont pas rejetés massivement par les citoyens et les électeurs, comme l’était le communisme à l’Occident et à l’Est. On connait la Siyasit al-kitman des islamistes. On ne peut pas dire qu’un Etat civil quasi militaire, comme celui de l’Algérie, soit actuellement un modèle à suivre pour les Algériens sur le plan politique. La crainte des adversaires n’est pas une bonne clé de gouvernance, c’est leur intégration qui l’est, du moins lorsque ces adversaires craints abandonnent violence et fanatisme et acceptent le jeu politique. Le Maroc, le Liban et la Tunisie ont su intégrer les islamistes dans le jeu politique et parlementaire en établissant quelques compromis avec eux, nécessités par les rapports de force. Ils ont eu raison.
Ainsi, pour les Frères musulmans d’Egypte, ce n’est que partie remise. Car, nulle part on n’a pu venir à bout des islamistes par la répression sécuritaire ou par les procès politiques préfabriqués ou par l’exil et le bannissement. Il faudrait chercher en Egypte une solution institutionnelle et définitive, qui soit acceptable par tous : islamistes et laïcs. Un régime politique ne peut pas exister et durer en permettant à 50% de la population de soumettre à sa volonté l’autre 50%. Autrement, l’armée, qui a pris le pouvoir par la force avec le général Al-Sissi, même élu et soutenu par des populations anti-islamistes et des jeunes, ne pourra pas instaurer à moyen terme un régime pacifique et légitime, qui soit accepté par tous les Egyptiens. On ne peut pas refuser d’associer les islamistes au jeu politique et de les considérer comme des partenaires politiques. Ce n’est pas un choix culturel, mais politique. Et la politique doit tenir compte des rapports de force. Or les islamistes en Egypte, comme en Tunisie, sont une force sociologique, culturelle et politique indéniable. La seule victoire des mouvements civils contre les Frères musulmans doit résulter des procédés démocratiques.
Certes les islamistes des Frères musulmans et les salafistes de Nour, de vrais théocrates, ne ressemblent en rien aux islamistes d’Ennahdha, qui sont devenus moins irréalistes, plus proches du processus démocratique et plus consensuels, j’allais dire plus tunisiens et moins « transnationalistes ». Mais il faudrait négocier avec eux en Egypte sur la base d’une plateforme politique, non imposée, transactionnelle, réunissant l’ensemble des partis représentatifs.
Tout l’art politique d’Al-Sissi, des chefs militaires, des partis laïcs et des leaders politiques, c’est de trouver le mécanisme spécifique aux Egyptiens, à même de faciliter des choix négociés avec les islamistes. Le libéral Essebsi et l’islamiste Ghannouchi ont compris en Tunisie qu’il n’y avait pas de recette autre que le dialogue pour construire la démocratie après un longue période despotique déniant la participation de tous. La politique ne se traite pas dans les prisons ou par des procès aussi sinueux qu’injustes. Elle se fait par le dialogue et le compromis. En Tunisie, Ben Ali a imposé sa dictature durant 23 ans, parce qu’il a mis artificiellement 30.000 islamistes en prison. Et après ? Ils sont revenus par la grande porte, les élections de 2011 et même de 2014, où ils sont arrivés en 2e position et devenus une des composantes du gouvernement. Il faut faire avec. La démocratie n’a jamais exclu les risques.
Le pouvoir égyptien devrait faire des arrangements politiques conditionnés, solidement négociés avec les islamistes, associant aussi les autres forces politiques. Une sorte de Pacte national formel et solennel ou un code de bonne conduite, en parallèle à la Constitution. N’oublions pas que si la première Constitution après la Révolution a été faite par une commission spéciale, sous Morsi, sans les partis laïcs et les coptes, qui s’y sont tous retirés, la dernière Constitution a été faite par une autre commission spéciale sans les islamistes. Les tendances politiques ont pris la fâcheuse habitude en Egypte de chercher systématiquement à gouverner en excluant et en bannissant les adversaires principaux. C’est pourtant le contraire qu’il faut faire : la reconnaissance réciproque des uns et des autres. C’est cela la véritable révolution à faire.
On doit expliquer aux islamistes qu’ils ont toujours le choix d’accepter les règles de la démocratie, de participer aux élections. Mais que l’Etat n’acceptera nullement, sous quelques conditions que ce soit, la violence, le fanatisme religieux, l’intolérance, la violation des droits et des libertés fondamentales. Mais encore faut-il que le pouvoir lui-même en donne l’exemple. Et le problème en Egypte, c’est qu’ à part l’armée et les islamistes- les deux forces réelles du pays- il n’y a pas de grand parti libéral, laïc ou centriste, qui pourra équilibrer les forces politiques, contrecarrer les islamistes et inciter les forces politiques à faire des choix proprement politiques.
Pour le moment, les Egyptiens sous Al-Sissi, n’ont encore la possibilité, comme sous Nasser, Saddate et Moubarak, de ne choisir qu’entre le choix militaire ou le choix religieux.
Site Le Courrier de l’Atlas, 18 mai 2015
La Tunisie et l’Algérie condamnées à s’entendre
Les bonnes relations entre la Tunisie et l’Algérie sont une priorité impérieuse dans la conjoncture actuelle pour les deux pays face à la menace jihadite commune, qui s’étend de plus en plus à d’autres pays de la région (Turquie, Algérie…). Aucun pays n’est définitivement rassuré contre cette menace, où qu’il soit. L’Algérie ne doit pas croire qu’elle est immunisée et qu’elle a liquidé le problème du terrorisme qu’elle a connu dans les années 90, puis maîtrisé sur le plan sécuritaire. Elle ne le maîtrise pas encore sur le plan culturel, car le jihadisme est de plus en plus transnational. Il utilise en plus des moyens modernes, comme les réseaux sociaux et internet, et persuade par les pétrodollars à sa disposition.
Bref, le terrorisme jihadiste végète à l’intérieur de tous les pays arabes sans exception et européens. La notion d’ « ennemi » est désormais dangereusement ambigüe. Ennemis terroristes extérieurs de l’AQMI ou du groupe de l’EI et ennemis intérieurs sont solidaires. Ces derniers se liguent pour menacer leurs propres pays, leurs coreligionnaires et leurs compatriotes, ou les pays de la région à l’aide de leurs coreligionnaires idéologiques de l’extérieur. Le « patriotisme » des générations précédentes est relégué au musée de l’histoire. Les cellules dormantes sont à moitié dormantes aujourd’hui, elles sont à demi-réveillées à l’intérieur, toujours prêtes pour le grand saut. Elles attendent juste l’appel des « maitres-prédicateurs » de l’extérieur pour tuer et assassiner leurs coreligionnaires et leurs compatriotes. Des termes qui n’ont plus beaucoup de signification aujourd’hui, tout comme ceux de « frère » arabe ou « nation arabe » ou « Umma islamique », vantés par les muftis et illusionnistes islamistes. Le « frère » tue maintenant son frère et les membres de la « Umma » tuent les autres membres de la Umma sans scrupules.
L’Algérie et la Tunisie sont censées marcher côte à côte pour les besoins de la cause. Le terrorisme local se traite de manière locale avec des moyens locaux, le terrorisme transnational, sophistiqué et technologique se traite par d’autres moyens aussi diversifiés et aussi sophistiqués, tant sur le plan politique que sur le plan technique. La solidarité des deux pays devient un des moyens de combat contre le terrorisme (confiance réciproque, politique commune aux frontières, équipements, échange de renseignements, formation…). Solidarité politique et solidarité technique doivent aller de concert.
Toutefois, pour que la confiance continue à régner entre les deux voisins, chaque pays doit, à l’intérieur de son territoire, et pour tout ce qui ne touche pas la politique sécuritaire entre les deux voisins, conduire librement et souverainement sa politique, sa diplomatie et entretenir les alliances qu’il estime nécessaire pour son combat contre son fléau, sans immixtion de l’un sur l’autre, au-delà des exigences de la concertation commune.
Les deux pays n’ont pas la même position historique et politique. L’Algérie a eu une guerre de libération contre la France, la Tunisie s’est libérée par étapes à travers la négociation, le dialogue, le compromis, sans oublier l’appui américain qui avait intérêt à libérer la route méditerranéenne et à y chasser une France gênante. Après l’indépendance, l’Algérie était libre de devenir un pays du Front, prônant un nationalisme exacerbé, libre d’opter pour l’idéologie socialiste de son choix, hostile aux pays occidentaux et aux Etats-Unis. La guerre atroce de libération contre la France coloniale y était pour quelque chose. L’Algérie faisait l’objet d’une colonisation profonde, elle était un département français de fait, alors que la Tunisie était officiellement un protectorat, quoiqu’une colonisation dans les faits. La Tunisie a une histoire et une culture réformiste et libérale depuis le début du XIXe siècle. Elle s’est toujours sentie proche de la culture de la rive nord de la méditerranée, elle entretient des relations plus qu’amicales avec l’Occident. Bourguiba a choisi délibérément, et avec beaucoup de conviction, le monde libéral qui correspond davantage à la culture tunisienne, à sa mentalité commerçante et à la politique réformiste interne.
Ainsi, ce n’est pas un hasard si l’Algérie a entretenu de bons liens avec l’URSS, les pays de l’Est, les pays révolutionnaires dans le monde, les pays du front anti-israélien et si elle militait politiquement et diplomatiquement pour un non alignement plutôt proche des pays révolutionnaires et socialistes. Et ce n’est pas non plus un hasard si la Tunisie a entretenu des alliances militaires et politiques avec les Etats-Unis et la France surtout. Bourguiba considérait que les dirigeants arabes voulaient tous établir un leadership dans leurs régions, ils ne croyaient pas à la liberté de choix politique. A commencer par Nasser. Il se méfiait en plus de leurs passions, car ils étaient habités par un esprit idéologique et nationaliste. Lui, le pragmatique et le réaliste, il ne voulait se lier les mains avec personne. C’est d’ailleurs par réalisme qu’il a concédé une partie du territoire tunisien réclamé avec insistance par l’Algérie de Boumediene. Il ne voulait pas d’un climat de méfiance avec son voisin à la sortie d’une indépendance encore fragile, d’autant plus que la Libye de Kadhafi a commencé à lui créer également d’autres soucis au sud du pays.
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les préoccupations sécuritaires de la Tunisie face au terrorisme jihadiste qui la menace de tous parts, du Djebel Chaâmbi, proche de l’Algérie aux frontières libyennes par l’infiltration des jihadistes entrainés dans des camps libyens, aidés par les jihadistes tunisiens, aujourd’hui nombreux en Syrie (près de 5000). La Tunisie se sent menacée au milieu d’une ceinture jihadiste de plus en plus dangereuse. Elle a besoin de l’appui de tous ses alliés, à commencer par l’Algérie. La Tunisie a commencé à construire 200 kms de mur de protection constitué de dunes de sable, et voilà que les autorités libyennes, peu coutumières au respect des règles de droit international, s’en offusquent. Comme si « charbonnier » ne peut plus être maître chez lui. La Tunisie est résolue à le faire contre vents et marées. La Tunisie a accédé au statut de non membre privilégié de l’OTAN grâce à l’appui américain, désireux lui-aussi de lutter stratégiquement contre le terrorisme. Elle est encore en train de négocier l’installation d’une base militaire ou de drones de surveillance sur son territoire conformément au principe d’autodétermination des peuples, un principe que l’Algérie a défendu non sans acharnement à travers de brillants juristes à l’ONU (comme Mohamed Bedjaoui, un professeur-théoricien, qui était membre de la Cour Internationale de Justice).
L’Algérie ne peut aider la Tunisie par des moyens technologiques sophistiqués. Seuls les Etats-Unis et les pays européens peuvent le faire. Ce n’est pas une question idéologique ou sentimentale, mais sécuritaire. La Tunisie, les Etats-Unis et certains pays Européens sont alliés de fait et de droit depuis longtemps. L’Algérie ne doit pas se considérer encerclée par les Etats-Unis, comme l’essaye de propager une propagande pro-russe ou pro-Poutine, pays colonisant lui-même un pays voisin indépendant, l’Ukraine. L’Algérie n’a pas réagi avec vigueur lors de l’installation d’une base américaine chez son voisin marocain, avec lequel, il est vrai, elle n’entretient pas de relations très cordiales, ou chez d’autres pays arabes, comme à Qatar. En fait, les Etats-Unis voulaient installer des bases militaires au Maroc et en Tunisie depuis 2004 pour pouvoir intervenir rapidement. Le Maroc a autorisé l’installation d’une base depuis 2008, la Tunisie semble s’apprêter à le faire maintenant. En stratégie et en politique, la défense doit s’adapter au type de menace. L’appui américain permet à la Tunisie de combattre le terrorisme par d’autres moyens, devenus impérieux contre un jihadisme protéïforme, notamment par le renseignement et l’intervention rapide. Pourquoi s’en dispenser ? Pour défendre la survie de son pays, on a le droit de s’allier avec le diable, s’il le faut. Ce sont de vielles recettes politiques. L’instabilité de la Tunisie liée à sa transition démocratique explique ces mesures d’urgence sur le plan sécuritaire.
L’Algérie le sait fort bien. Quand un gouvernement et les hautes autorités de l’Etat disent que leur pays est en guerre contre le terrorisme islamiste, il faut vraiment utiliser des moyens de guerre. Autrement, on n’est plus dans la sphère de la politique de guerre, mais dans celle de la politique de paix. La guerre contre ce fléau suppose l’emploi de moyens exceptionnels, tant que la menace, elle-même exceptionnelle, continue d’exister, tant que la barbarie menace encore aux frontières du pays. Les mesures exceptionnelles sont limitées dans le temps, pas le terrorisme. Le terrorisme poursuivra sa marche jusqu’à ce qu’il se trouve face à une forte adversité, face à un obstacle insurmontable.
L’Algérie a une armée forte, comme le Maroc, mais pas la Tunisie. Ce dernier doit compenser ce déficit militaire par des alliances appropriées. Mais l’Algérie et la Tunisie sont condamnées à s’entendre et à coopérer positivement pour faire face au terrorisme jihadiste d’un nouveau type, cherchant à s’approprier désormais les territoires des pays de la région pour édifier son « califat islamique », et menaçant les deux pays à partir des frontières libyennes. L’Algérie a besoin de voir une Tunisie rassurée dans ses frontières, indépendante, souveraine. La Tunisie a besoin de l’appui politique, militaire et moral d’une Algérie déjà sécurisée.
Site Le Courrier de l’Atlas, 22 juillet 2015
Un espoir de réconciliation des Libyens
Tout comme la Yougoslavie après le maréchal Tito, la Libye de l’après Kadhafi s’est enfin révélée à elle-même. Elle est ce qu’elle n’a jamais cessé d’être en réalité : un pays divisé historiquement, tant sur le plan géographique que sur le plan ethnique. Le pays est livré au chaos. D’un côté, des milices assoiffées de pouvoir et d’argent à Benghazi, Derna et Tripoli, des mouvements terroristes autour de Ansar al-Chariâ, Fajr Libya et Daech ; de l’autre côté, le général Haftar, à la tête de l’armée nationale, combattant toutes les milices, de Tripoli comme de Benghazi. Un général se considérant comme l’incarnation de l’unité nationale et le rempart des libyens contre le chaos.
La Libye est tellement portée à la division ethnique qu’elle en arrive à avoir simultanément deux parlements et deux gouvernements. Un parlement à Tobrouk composé de nationalistes conservateurs, un autre parlement à Tripoli composé dans sa majorité d’islamistes. Ces deux parlements n’entretiennent entre eux aucun rapport. Pire, ils s’ignorent. Le mal remonte à la période d’après les élections législatives du 25 juin 2014. La violence provoquée par les milices à Tripoli a conduit le parlement libyen à s’installer à Tobrouk dans l’est du pays, afin de pouvoir y travailler paisiblement. C’est là que ce parlement a pu élire son président Aguila Salah Aïssa. Cet éloignement du parlement n’a jamais pu être supporté par les islamistes, qui étaient majoritaires dans l’assemblée sortante. Ces islamistes en sont venus à boycotter la séance d’investiture en prétextant qu’elle était « contraire à la Constitution ». L’invalidation de l’élection du nouveau parlement par la Cour suprême le 6 novembre 2014 a fini par officialiser la scission.
Sur le champ de bataille, l’armée régulière de Haftar et le groupe Fajr Libya, composé de plusieurs milices au pouvoir à Tripoli, s’affrontent. Le général Haftar est résolu à livrer une guerre impitoyable aux islamistes, et le gouvernement de Tripoli soutient pour sa part tous les ennemis de Haftar. Pour les partisans de Abdelhakim Belhaj, ancien ennemi de Kadhafi, exilé aux Etats-Unis, devenu gouverneur militaire de Tripoli, la Libye n’a aucun avenir, aucune stabilité tant que le général Haftar s’y retrouve. Celui-ci considère à son tour que le jihadiste Abdelhakim Belhaj a pillé le pays pour amasser une fortune personnelle. D’où le langage des sourds, fondé sur des dénégations réciproques, bloquant toute issue politique à la division.
Les alliances internationales et régionales ne font qu’envenimer la crise. L’Arabie Saoudite et l’Egypte soutiennent Haftar et le parlement de Tobrouk, tandis que le Qatar et la Turquie, alliés des Frères musulmans, soutiennent le gouvernement de Tripoli. C’est dire que les Libyens se trouvent tiraillés entre les uns et les autres. Kadhafi disparu, les Libyens ne retrouvent pas pour autant leur pays. Celui-ci était confisqué par Kadhafi et ses proches, aujourd’hui il est doublement confisqué : par deux parlements et deux gouvernements géographiquement séparés. L’unité de la nation libyenne, à supposer qu’elle existe, devrait normalement s’appuyer sur l’unité des autorités politiques et institutionnelles elles-mêmes. Or, non seulement la Libye n’avait pas de structures politiques et d’institutions modernes, centralisées et rationalisées sous Kadhafi, mais en outre les distinctions politiques entre la majorité et l’opposition, nécessaires au jeu démocratique, n’ont aujourd’hui aucun sens pour un peuple qui ne reconnait d’autre identité et d’autre allégeance que d’ordre ethnique.
Des tentatives de réconciliation politique ont eu lieu, notamment sous l’égide des Nations Unies, puis à Rabat en février 2015 ou à Alger, quelques mois plus tard. Elles ont toutes échoué. Certains retraits des pourparlers ont eu lieu, ainsi que des voltefaces des négociateurs. Pourtant, on a failli parvenir à un accord à Alger. En principe, la suspension des combats sur le terrain devrait constituer un préalable aux négociations. Elle attestera en tout cas des prédispositions à la discussion et de la volonté d’aboutir des uns et des autres.
La dernière négociation entre les deux parties a eu lieu dans le secret total à Tunis ces derniers jours, dans un hôtel de la banlieue nord à Gammarth, un peu à la manière des fameux accords d’Oslo entre israéliens et palestiniens. L’opinion tunisienne a soudainement été informée le dimanche 6 décembre de l’accord politique final, qui a eu lieu entre les deux parties, à travers la chaine de TV Nesma, dont le patron Nabil Karoui était bien présent au moment du paraphe des accords. Chose qui suppose que ce dernier aurait peut-être joué un certain rôle entre les parties belligérantes, en collaboration avec le président tunisien Béji Caïd Essebsi auquel il est politiquement lié. Ce dernier, qui a un long vécu diplomatique, a toujours recommandé aux Libyens de ne faire d’autres accords politiques qu’entre eux-mêmes, avec personne d’autre. La recommandation ne semble pas être tombée dans l’oreille d’un sourd. Un tel accord libyen conclu en Tunisie, devenue terre de dialogue national, ayant réussi sa transition démocratique, dont le modèle est de nature à inspirer d’autres expériences de transition, à la veille de la cérémonie de remise du prix Nobel à Oslo au Quartet, peut être une aubaine pour le président tunisien, malmené ces derniers temps par la crise interne de son parti Nida Tounès, même s’il est toujours en tête des sondages dans les cotes de popularité des personnalités politiques (sondage Sigma-Conseil de début décembre 2015).
En Tunisie aussi, le dialogue national qui a eu lieu dans un pays qui a frôlé la guerre civile entre islamistes et laïcs, n’a pas marché du premier coup. Il a fallu plusieurs tentatives avortées avant qu’il ne connaisse une issue heureuse. Il en ira peut-être de même pour les Libyens. Ces derniers craignent de plus en plus les menaces de Daech dont les jihadistes, fuyant la Syrie bombardée, sont déjà à pied d’œuvre à Syrte, et ont commencé à terroriser les populations et à mettre à exécution leur plan. La Tunisie avait d’ailleurs tout intérêt à la paix libyenne et au rapprochement entre les belligérants. Pour elle, la paix en Libye est plus importante que les bombardements de Daech en Syrie. En tout cas, Daech est à 70 kms des frontières tunisiennes d’après les déclarations du gouvernement tunisien. L’hypothèse du retour au calme en Libye est de nature à rassurer les autorités tunisiennes, qui ont déjà beaucoup de mal à passer à la phase de reconstruction du pays et à inspirer confiance aux investisseurs étrangers en raison notamment de la proximité du conflit libyen, exploité par les terroristes tunisiens formés dans les camps d’entrainement de Daech en Libye et les contrebandiers de tous genres.
L’accord de Gammarth entre les Libyens prévoit le retour à l’ancienne Constitution de 1963, sur la base de laquelle auront lieu les prochaines élections législatives, qui doivent avoir lieu dans un délai de deux ans. Une commission de 10 membres sera chargée de choisir un chef de gouvernement de consensus national et deux vice-chefs de gouvernement représentant chacune des deux parties. Une autre commission de 10 membres sera chargée d’amender la Constitution pour l’adapter aux nécessités de la conjoncture présente. La volonté de ne pas élire une assemblée constituante et de ne pas élaborer une nouvelle Constitution est sans doute motivée par l’urgence de la situation qui a besoin d’un cadre politique immédiat mettant fin à la crise.
Il faudrait encore matérialiser et exécuter cette somme de bonnes intentions entre les parties belligérantes sur le terrain, c’est-à-dire sur le champ de bataille. Est-ce que les innombrables milices anarchiquement autonomes peuvent être réceptives au contenu de l’accord et au compromis qu’il implique? Le caractère tribal du pays prédispose-t-il des populations ethniquement hétéroclites et une classe politique encore immature à accepter une paix raisonnable, négocié et équilibrée ? Nul ne peut le prédire avec certitude.
Site Le Courrier de l’Atlas, 8 décembre 2015
La Libye coincée entre Daech et l’OTAN
Le comble pour la Libye, c’est qu’elle arrive, ou qu’elle n’arrive pas à se donner un gouvernement d’union nationale, elle est déjà candidate à une impitoyable guerre contre Daech. Ce groupe malfaisant est déjà sur place à Syrte avec des milliers d’hommes à sa solde, estimés à 5000 d’après les renseignements américains, pressés d’alerter l’opinion sur l’urgence de la menace. De 30 000 combattants, Daech n’en dispose plus que de 25 000 après les bombardements en Syrie, d’après les mêmes services de renseignement. Pour le porte-parole de la Maison-Blanche, Josh Earnest, en un an et demi, et jusqu’à ce jour, 10 000 frappes aériennes ont visé les positions jihadistes en Irak et en Syrie. Des chiffres et des statistiques à manier avec beaucoup de prudence, car ils peuvent participer, à leur manière, de la stratégie justificatrice d’intervention ou de non intervention des Etats intéressés, selon les cas de figure.
La Libye est à l’évidence, une des cibles privilégiées de Daech. Ce dernier a l’habitude de territorialiser ses conquêtes dans des espaces sahariens et désertiques, quasi-abandonnés, éloignés de l’agitation des villes, moins contrôlés, plus faciles à occuper ? Ce type de territoire permet en effet d’instaurer un pseudo-califat de type mercenaire et capitaliste, sur la base des bienfaits d’une nature bien pourvue en hydrocarbures.
L’intensification des bombardements de la coalition et des Russes en Syrie ont « naturellement » jeté Daech dans les bras de la Libye, qui a encore du mal à survivre à Khadafi. Ce dernier pays a le « mérite » stratégique d’avoir, du moins pour Daech, une configuration territoriale et démographique et ethnique qui ressemble à celle de la Syrie et de l’Irak, avec de surcroit, des richesses en hydrocarbures attirant de loin des daechiens désormais privés d’une bonne partie des richesses contrôlées et emmagasinées en Syrie et en Irak.
La Libye est en effet un Etat doté de grands espaces désertiques, divisé sur le plan ethnique et tribal, et qui souffre d’une transition mal maitrisée, voire qui le dépasse, tant conceptuellement qu’institutionnellement. Un Etat tribal a en effet du mal à s’adapter aussi rapidement que possible aux conceptions démocratiques modernes, d’autant plus que le Guide libyen ne l’a jamais préparé à les recevoir ou à s’y adapter.
Les Etats-Unis, l’UE et les Nations Unies sont en train de presser les libyens de s’unir politiquement face à une menace plus qu’imminente, mais devenue de plus en plus réelle. Daech a déjà commencé à tuer et à terroriser les populations à Syrte. Et les Libyens risquent d’affluer en masse en Tunisie. Environ 2000 personnes ont déjà traversé le 1er février le point de passage de Ras Jedir pour débarquer en Tunisie, un pays qui reste hanté encore par le flux d’un million de libyens ayant afflué dans le pays après 2011 et par les attentats de 2015, dont les auteurs (tunisiens) provenaient de la Libye. La Tunisie a eu l’occasion à plusieurs reprises de fermer sa frontière avec la Libye.
Un premier gouvernement d’union nationale en Libye n’a pas eu les effets escomptés. Il a eu une durée de vie de moins d’une semaine. D’autres tribus et mouvements le considèrent un peu trop élargi à leur goût. Ils veulent un gouvernement resserré, même d’union nationale. Un gouvernement censé pourtant représenter tout le monde. Mais qui écarter et qui admettre dans un tel gouvernement? Ce type de gouvernement est nécessaire certes dans la phase actuelle. Mais, il semble que le gouvernement d’union tribale doit précéder le gouvernement d’union nationale, tant il est vrai qu’en Libye, ce sont les tribus qui font le gouvernement et lui confèrent toute sa légitimité. Les partis ayant peu d’ancrage sur les esprits. Les tribus sont traditionnellement un refuge naturel, les partis plutôt un artifice.
Ce gouvernement d’union nationale semble aujourd’hui préoccuper sans doute davantage les membres de la coalition, les Américains et l’OTAN, devenus subitement conscients de l’urgence, que les Libyens. Ces Etats sont devenus conscients du danger de transférer un tel conflit du Proche-Orient aux portes de la Méditerranée au Maghreb et de reproduire les dégâts syriens en Libye, voire au Mali et en Tunisie. En Tunisie, on n’ignore certes pas que Daech est porté vers les Etats sans « Etat », divisés et désorganisés, mais on est aussi conscient qu’il peut s’infiltrer à tout moment, à travers les masses de réfugiés en provenance de la Libye, comme pour les attentats de Bardo, de Sousse et de Tunis. Il s’agit aussi, pour les forces de la coalition, de ne pas laisser les Russes occuper seuls le terrain libyen et de les y devancer, à la faveur de la réussite des bombardements de Daech et des milices menaçant Bachar Al-Assad par leurs avions. Une fois constitué, le gouvernement d’union nationale serait ainsi en droit d’appeler l’OTAN à intervenir pour mettre un terme à la menace daechienne. Car, la coalition ne veut pas se compliquer la tâche par une résolution du Conseil de sécurité autorisant une telle intervention en Libye, dont on n’est pas sûr qu’elle soit approuvée par la Chine et les Russes.
La Libye est en mauvaise posture, entre l’enclume et le marteau, tiraillée entre Daech et les puissances étrangères, alors que l’Etat libyen n’existe même pas, à supposer qu’il ait existé. Alors que la nation elle-même n’existe pas. Si la Libye refuse l’intervention de la coalition, elle risque de se désagréger davantage et de subir l’expérience syrienne. Mais, si elle accepte l’intervention de la coalition, elle risque de provoquer aussi une conflagration incontrôlable aux conséquences imprévisibles. C’est le cercle carré. Les puissances ont su commencer la guerre en Libye à la fois contre Daech et contre Bachar, mais ils n’ont pas su la finir. La diplomatie de la paix entre les forces syriennes, en cours, ne semble pas susciter vraiment leur intérêt dans l’immédiat. La Libye a toujours le souvenir des bombardements dont elle a été l’objet, notamment par la France de Sarkozy, qui croyait bien faire en aidant la Libye à chasser son dictateur, mais qui a laissé au final ce pays aussi divisé et aussi exsangue qu’auparavant. Ce qui complique encore les choses, c’est que, livrée à elle-même, la Libye n’a pas les moyens de combattre Daech. Ce dernier peut toujours se liguer avec le groupe jihadiste « Fajr libya », s’appuyer sur une tribu au détriment d’une autre, provoquer des génocides de certaines tribus, ou encore les éradiquer toutes.
Il s’agit en fait d’un rapport de forces. Les libyens divisés, ont-ils les moyens de résister à l’intervention des forces de l’OTAN, devenue plus pressante ? Ces dernières semblent résolues en tout cas à intervenir. Elles sont curieusement devenues, sous les feux de l’action, plus conscientes que jamais que leurs intérêts sont enfin en jeu. Après la Libye, Daech passera en effet au Mali, en Tunisie, puis en Méditerranée, et ainsi de suite, en augmentant proportionnellement l’intensité des attentats, et en conséquence le flux des réfugiés de tous ces pays chez eux. Choses qu’elles n’arrivent plus à supporter. La Tunisie non plus n’est pas capable de supporter un autre fardeau sur son sol. Une guerre en Libye compliquera dramatiquement la situation chez elle. Elle est déjà en proie aux révoltes sociales de tous genres, au vu de sa détestable situation économique et sociale. Elle a commencé d’ailleurs à se préparer à l’éventualité d’une guerre en Libye. Mais bien sûr, ce sont les Libyens qui en pâtiraient le plus.
Les vagues déferlantes du « printemps arabe » n’ont vraiment pas fini de déverser leurs flots mortifères. Il faut souffrir pour être libre. C’est peut-être la malédiction de la liberté.
Le Courrier de l’Atlas, 8 février 2016
Bachar Al-Assad, autre dictateur arabe en sursis
Le spectre millénaire qui ne cesse de hanter le monde arabo-musulman dans sa totalité reste incontestablement le pouvoir. Que sa nature soit de type autoritaire ou dictatorial, de type séculier, islamique ou jihado-terroriste. Que son détenteur soit calife, émir, Général, monarque, chef d’une dynastie ou président de République. Que sa philosophie, à supposer que les despotes arabes en ont vraiment une, soit socialiste, libérale, révolutionnaire, communiste, nationaliste, traditionnelle ou islamiste, n’est pas le propos.
Le monde arabe a vu défiler sous les yeux un bon lot de despotes. Certains ignorent à bon escient qu’ils en sont uns ou s’entêtent à ne pas se croire concernée par ce défilé de « tyranosaures ». Les démocrates, on n’en a pas vu, ou du moins très peu récemment après les révoltes arabes. Il y a bien sûr des degrés de despotisme : cela va de l’autoritarisme doux, plus ou moins imperceptible à l’œil nu, jusqu’à la dictature féroce et sanguinaire. Certains tuent leurs peuples quand ils se dressent contre eux ou les minorités ethniques et confessionnelles, les bombardent par avions et les gazifient. Certains commandent essentiellement pour faire la guerre à des ennemis ou se considèrent comme un pays de front, faute de légitimité interne ; d’autres sont préoccupés par des considérations internes, faute de moyens militaires et de richesses en matières premières.
Avant les révoltes arabes, on parlait de la « malédiction » du pouvoir arabe. Des pouvoirs toujours tyranniques, toujours soucieux de leur durée de vie au pouvoir plus que des droits et libertés de leurs peuples. Même s’ils ont eux-mêmes combattu l’oppression et la colonisation en se proclamant des libérateurs. Le monde a changé, on est passé du bédouinisme khaldounien à la mondialisation planétaire. Mais ils veulent toujours traverser le temps. Ils sont en effet intemporels et peu communs.
Après Ben Ali, Moubarak, Khadafi, les révoltes arabes qui tentent de mettre fin à la dictature, se préoccupent aujourd’hui d’un autre dictateur, Bachar Al-Assad, encore au pouvoir, rejeté par sa population, devenu la cible de l’armée syrienne libre, de rebelles, jihadistes de tout acabit, de Daech. La cible aussi de l’Occident, à la recherche de la moindre occasion pour soustraire la Syrie de l’influence russe. Sans oublier que le monde arabe regorge encore de dictateurs, durs et mous, du Maghreb au Golfe persique, avec les dynasties médiévales d’Arabie Saoudite, de Qatar et autres, aussi impitoyables et aussi condamnables que lui, pourvoyeuses d’un terrorisme clair-obscur.
Bachar a aujourd’hui 50 ans, il est diplômé en ophtalmologie de l’université de Damas. Il poursuit sa spécialisation à Londres, où il a séjourné quelques années et où il a connu son épouse anglo-syrienne. Il est réputé avoir peu d’intérêt pour la politique. D’ailleurs, c’est son frère ainé, Bassel, que son père Hafez al-Assad avait préparé pour le succéder à la tête du régime. Mais à la mort de son fils ainé dans un accident de voiture en 1994, Hafez al-Assad fait alors appel à son fils cadet, Bachar, le ramène en Syrie et le fait entrer à l’Académie militaire de Homs. En 1999, il devient vite colonel, et effectue des missions auprès des dirigeants étrangers au nom de son père (au Liban, en France).
Son père décédé, on modifie la Constitution en un temps record, pour ramener l’âge minimum de candidature à la présidentielle de 40 à 34 ans et pour sauver l’appareil bâathiste. Le régime n’étant plus en effet qu’un appareil. Il est propulsé deux jours plus tard Général des forces armées syriennes. Le parlement le propose comme président de la République. Il est élu par référendum le 10 juillet 2000 à la tête de l’Etat. Les Syriens croient sincèrement qu’il allait démocratiser le pays. Le régime s’est timidement libéralisé après son élection. On a même parlé du « printemps de Damas », des prisonniers politiques sont libérés, des forums regroupant des intellectuels ont eu lieu, il déclare la fin de l’état d’urgence en vigueur depuis 1963. Mais il doit composer avec les caciques du Bâath, maîtres de l’administration du pays, mis en place par son père et qu’il a du mal à contrôler. Il écarte alors les grands responsables politiques, administratifs et militaires progressivement, et réalise des réformes économiques, tout en s’inspirant du socialisme d’Etat. Inspiré du modèle chinois, il considère que les réformes économiques passent avant les réformes politiques. Mais le pays est gangréné par la corruption.
L’Etat reste politiquement verrouillé. Sous la pression de la vieille garde du régime, qui craint « l’algérisation » de la Syrie, il met un terme à la libéralisation relative. Il arrête des intellectuels qui ont signé une pétition, comme Erdogan aujourd’hui avec les universitaires et les journalistes en Turquie. Les sanctions économiques des Etats-Unis compliquent la situation et rigidifient le régime. Il est encore accusé par les puissances occidentales d’avoir commandité avec le président libanais Emile Lahoud, l’assassinat de l’ancien premier ministre libanais Rafik Hariri. Les Assad sont en effet partisans du terrorisme d’Etat. Il est réélu haut la main président de la République en mai 2007 avec 97,62% des suffrages à la suite d’un référendum. La répression sévit, des opposants sont arrêtés.
Le printemps arabe en 2011 l’a mis sur le banc des accusés, comme d’autres dictateurs en Tunisie, Egypte, Libye. Le peuple se révolte contre lui. Plusieurs bâtiments du pouvoir et du parti baâth sont incendiés. Les manifestants sont purement tués. La révolte se transfigure en rébellion armée. Rebelles, armée syrienne libre, divers jihadistes, et surtout Daech. C’est l’anarchie. Les villes sont bombardées par le régime par des avions de chasse et des hélicoptères. L’ONU comptabilise à ce jour environ 250 000 morts en Syrie. Bachar nie avoir donné l’ordre de tuer les manifestants. Il disait : « Aucun gouvernement dans le monde ne tue son propre peuple, à moins d’être mené par un fou ». Saddam et Khadafi l’ont fait avant lui. Fou du pouvoir, il doit l’être, lui, certainement. Avec ou sans Daech. Plus de trois millions de réfugiés syriens à l’étranger à ce jour ont fui sa dictature, son délire et sa guerre. En avril 2014, en pleine guerre et chaos dans le pays, il organise une élection présidentielle sur 30% du territoire et pour 60% de la population, en sortant évidemment « honorablement » victorieux avec 88,7% des suffrages, score habituel.
Aujourd’hui, la guerre de Bachar et du régime se polarise essentiellement contre Daech, qui occupe une bonne partie du territoire syrien et irakien où il y a installé un pseudo- califat islamique. Les Occidentaux, et le monde arabe, face à la menace de Daech, ont baissé d’un cran leurs pressions sur le pouvoir syrien, ils l’ont reporté après l’élimination de Daech. Le moindre mal d’abord (Bachar), puis le mal absolu (Daech). La politique des étapes en somme.
Considéré comme un moindre mal par rapport à Daech, par pur réalisme aussi, Bachar n’en est pas moins un mal irrécusable. Le monde est certes en guerre contre le terrorisme et contre Daech. Mais Daech n’est qu’un prétexte pour gagner du temps. Le peuple syrien rejette, lui, radicalement le dictateur, par qui le mal absolu est arrivé. Bachar est un mal qui a fait introduire le mal absolu. Il devient alors par pur syllogisme lui-même un mal absolu. Le combat contre Daech, pour l’instant, ne résout aucunement la question du dictateur. Il pourra précipiter la chute de Bachar. Il n’est pas sûr que la Russie, puissance mondiale qui a des stratégies mondiales, le garde sous sa protection.
Le « héros » Bachar, nationaliste infatigable, chantre de la nation arabe et du socialisme d’Etat, qui fait l’admiration de plusieurs intellectuels et d’une certaine opinion arabe, récupère aujourd’hui des territoires, totalement en ruine, récemment le temple de Palmyre, après Ramadi et autres territoires en ruine arrachés à Daech. Les reconquêtes ont eu lieu grâce à une intervention étrangère, massivement russe et accessoirement grâce à la coalition internationale et à Hezbollah. Crime de lèse-nationalisme. Un nationaliste rejeté par la nation, et qui est acculé à laisser tout le monde faire la guerre chez lui pour incapacité politique.
Il récupère des territoires en ruine par son propre fait. Sa dictature a facilité l’entrée de Daech chez lui, comme Saddam hier, qui s’est attiré la foudre des puissances internationales par l’annexion peu politique d’un voisin protégé par les puissances. Comme Saddam, Bachar est un des « héros » arabes, qui croit beaucoup plus à son propre honneur qu’à la dignité et la liberté de son peuple. On admire l’incompétence du médecin rapatrié d’urgence de Londres, accédant au pouvoir politique dans l’improvisation totale, sans formation politique préalable, parce que son cher père est décédé si vite qu’il fallait trouver le premier fidèle à sa disposition: son fils, même peu doué en politique. On admire le dictateur syrien qui n’est pas adulé par le peuple syrien, seulement supporté par certains d’entre eux dans l’attente de l’élimination de Daech. C’est vrai qu’il résiste à Israël et aux Américains. Connaissant l’anti-américanisme primaire du monde arabe et les théories complotistes trop « rationnelles » pour la raison, Bachar devient un « héros » par défaut. Il doit être sans doute ce qu’il est aujourd’hui par la faute des Américains. Ils l’ont certainement forcé à opter pour la dictature.
C’est après l’élimination éventuelle de Daech en Syrie et le retour à la normale que cela risque de se gâter pour lui. Après Daech, le groupe terroriste, c’est lui le nouveau « daech » politique pour les Syriens. D’ores et déjà, les Syriens réclament son exclusion des pourparlers tendant à établir un gouvernement d’union nationale. Bachar ne fera pas l’union nationale, mais seulement l’union nationale contre lui.
Le Courrier de l’Atlas, 1er avril 2016