L’islamisme tue: à l’opposition ou au pouvoir, sous le despotisme ou en démocratie
En Algérie, en Afghanistan, en Iran, en Arabie Saoudite, au Koweït, à Qatar depuis des années déjà ; en Tunisie et en Egypte aujourd’hui, pour ce qui concerne l’exercice du pouvoir; pour les Talibans, Hezbollah ou Hamas pour ce qui concerne les groupes terroristes, l’islam politique a pu démontrer que l’islam politique, ça ne marche pas. L’islam politique n’a ni compétence, ni savoir-faire en politique, comme le démontrent leur exercice récent du pouvoir et leur comportement politique. Ils confondent tout, mais délibérément: Dieu et Etat, pouvoir civil et califat islamique, croyant et citoyen, chariâ et Constitution, jihâd et compétition, élection et moubai’a (allégeance), meurtre et sanction judiciaire.
Plus grave encore, l’islam politique, dans quelque pays que ce soit, au Maghreb, au Proche-Orient, en Afrique ou en Asie, et quel que soit son statut politique, à l’opposition, dans la clandestinité ou au pouvoir, il tue, assassine et égorge : hommes politiques, civils, soldats, femmes, bébés, enfants, handicapés, malades, personnes âgées, tous y sont passés. Ce sont des faits, non des extrapolations.
Aujourd’hui, on peut ajouter que l’islamisme tue même en démocratie, et pas seulement sous le despotisme, comme on le voit clairement en Tunisie. La boucle est maintenant bouclée. Le problème va se poser maintenant dans les naissantes démocraties arabes : l’islamisme doit-il être admis comme acteur politique ordinaire, au même titre que les autres partis civils et laïcs, puisqu’il fausse la nature de la démocratie, refuse d’adhérer pas aux fondamentaux de la démocratie ? Si on décide de l’admettre, sous quelles conditions peut-on le faire?
En démocratie, il est de tradition que les lois sur les partis interdisent la constitution de partis sur la base de la race, de l’ethnie, du sexe ou de la religion. En Tunisie aussi, la loi interdit de tels partis. Ennahdha et les quelques partis salafistes autorisés sont-ils en ce cas des partis légaux ? L’Etat doit-il rester passif, lorsque ces partis recourent à la violence ? Leurs crimes doivent-ils rester impunis ? En général, en démocratie, les partis, quels qu’ils soient, comme toute association, sont dissous dès qu’ils recourent à la violence dans leurs activités politiques. Ils le sont généralement, cela dépend des pays, par les tribunaux, le pouvoir exécutif ou par les cours constitutionnelles.
A vrai dire, non seulement l’islamisme tue les hommes, musulmans et non musulmans, mais il tue aussi l’espoir et l’enthousiasme des peuples. En Egypte, en Tunisie, les sociétés, abattues, édifiées sur leur lâcheté, les rejettent en bloc, depuis qu’ils ont constaté que, même au pouvoir, même en démocratie, l’islamisme ne se prive pas de tuer. Arrivé au pouvoir, l’islamisme se trouve près du but : rétablir la chariâ ou la théocratie dans l’Etat, islamiser la culture et les mœurs de la société. Le maintien à tout prix au pouvoir devient ainsi une nécessité stratégique, surtout s’il est étayé par des procédures formelles électorales et démocratiques, auxquelles d’ailleurs ils n’y croient guère.
Si les laïcs n’acceptent pas la théocratie islamiste, distillée à petites doses, s’ils osent rejeter le pouvoir islamiste élu, au nom d’une ténébreuse et abstraite légitimité usée, comme en Egypte ou en Tunisie, on passe aussitôt aux grands moyens, éprouvés par l’histoire islamique : le sang, l’assassinat, l’égorgement, la terreur.
L’assassinat politique à caractère islamiste, depuis Hassan Banna et Sayed Kotb jusqu’aux islamistes tunisiens et égyptiens d’aujourd’hui, se ressource de l’histoire islamique, des assassinats des Khawarej, qui usaient de la solution religieuse du « takfir », même contre les califes, et des assassinats des chiites, notamment les Ismaélites Hachachines, dont le nom, faut-il le rappeler, est à l’origine du mot « assassin ». L’assassinat est bien enraciné dans la culture islamique. Khaled Mejri, jeune universitaire, qui a fait une étude pertinente sur « L’assassinat politique en islam » reconnait que « La question de l’assassinat politique en islam est généreusement consignée dans les ouvrages et les grandes références historiques, les biographies, les œuvres littéraires et religieuses, et particulièrement les publications spécialisées, comme les Chroniques et les Annuaires des morts et des assassinats des grandes personnalités ». Il fait ainsi bien partie de la culture politique islamique.
Nul besoin d’ajouter que la politique n’est plus ici tout à fait liée directement à la religion, mais plutôt au meurtre et au terrorisme, surtout dans un monde moderne offrant des outils sophistiqués de destruction à la portée des terroristes et des assassins.
Il faut croire que la force brute n’est plus ici un moyen, mais un but en lui-même, dans l’esprit des islamistes. Le pouvoir, acquis par des procédures électorales pacifiques, se maintient par la force brute. Machiavel paraît généreux en comparaison. Lui, qui disait que le pouvoir politique doit se conduire tantôt comme un lion, tantôt comme un renard, et utiliser tantôt la force (pas toujours brute), tantôt la ruse. L’islamisme est violence permanente. La ruse, comme le double langage, sont des stratégies exceptionnelles, à l’opposition ou au pouvoir, qui confirment la règle. La violence, le jihad, le sang, la terreur, instaurés en permanence contre les kûffars et les mécréants, les hommes libres, sont la réalité du pouvoir. La violence et le sang, s’ils ne sont pas mis en œuvre, restent des menaces virtuelles, un chantage implicite ou explicite, comme ceux qui ressortent des hauts-parleurs des prêches des mosquées, qui appellent sans vergogne au meurtre et à la liquidation des ennemis de l’islam. Et ces menaces sont mises en exécution.
Les islamistes ne sont pas adaptées à la démocratie, parce qu’ils ne sont pas adaptés à la délibération publique. Ils y sont mal à l’aise. Délibérer, c’est admettre l’idée d’avoir partiellement tort et partiellement raison. C’est accepter les solutions communes ou transactionnelles. Ce n’est pas le propre de la culture islamiste. La solution est en Dieu, dans le Coran, dans la chariâ. Elle n’est pas à débattre. Elle ne peut résulter de la délibération, comme le croient les démocrates naïfs. Ce sont les peuples rationnels qui croient aux lumières de la discussion et du compromis. Les islamistes ne croient pas au compromis avec Dieu. C’est la raison d’être de leurs propres mouvements et la base de leurs chartes constitutives. Il faudrait lire ce qu’écrivait Rached Ghannouchi dans ses ouvrages de théologie islamique.
Ils ne croient pas non plus aux grandes délibérations publiques entre l’opinion et le pouvoir. En Tunisie, la Rue civile a été formidable ces derniers jours, au Bardo devant le siège de l’ANC ou ailleurs dans le reste du pays. Une Rue convaincue et joyeuse, que l’on s’accorde ou que l’on ne s’accorde pas avec ses réclamations, et malgré le drame qui l’entoure. Pacifique jusqu’au bout dans tous les coins du pays, de Sidi Bouzid à Tunis, elle a fait une pression à caractère civil et démocratique en rapport avec le droit de manifester, une des libertés et un des droits de l’Homme. Cela mérite d’être souligné. De l’autre côté, on fait pression, ou plutôt on fait un chantage par le sang et la violence. Conception sanguinaire d’un type de « démocratie » dont l’esprit et l’usage échappent au commun des mortels. Vous contestez ma légitimité électorale, je tue les symboles de vos institutions : constituants et soldats.
Une fois élu, Morsi a fait un coup d’Etat à l’intérieur de l’Etat en laissant d’abord les islamistes faire seuls une Constitution fondée sur la chariâ, en réduisant en miettes la justice, en dissolvant le parlement et en établissant une mainmise sur la société, les femmes, la culture et les mœurs. Doit-il encore justifier son pouvoir par l’élection ?
La majorité d’Ennahdha s’étant spectaculairement volatilisée, elle aussi, depuis la dernière élection, deux solutions s’offrent à elle : ou la démission du gouvernement et création d’un gouvernement d’union nationale ou de consensus avec les autres forces politiques, comme dans les systèmes de transition ; ou la dissolution de l’Assemblée constituante et la négociation d’une autre formule pour achever la Constitution. Ce sont d’ailleurs les principales revendications politiques de l’opposition et de la société civile. Non seulement les islamistes ne voulaient rien lâcher, comme l’exprimait au début le discours du premier ministre Laârayedh, mais ils ont répondu par le sang. Ces derniers jours, sous la pression, ils commencent à lâcher du lest et accepter le principe de gouvernement d’union nationale.
L’argument ou la réponse classique des militants nahdhaouis lorsqu’on leur reproche ces assassinats: Pourquoi voulez-vous qu’Ennahdha assassine? Elle est au pouvoir, elle ne peut rajouter d’autres problèmes à ceux déjà existants, elle n’en a pas besoin, elle n’a pas intérêt à s’autodétruire. Mais, justement, depuis une année environ, elle n’a plus de « pouvoir », plus d’intentions de vote, plus de légitimité. La rue la rejette, ainsi que l’opinion, la Tunisie la rejette. 12% d’intentions de vote dans un dernier sondage londonien commandé par les islamistes eux-mêmes, peut-on appeler cela « pouvoir »? Le déferlement de la violence, les ligues, la police parallèle, l’insécurité, les assassinats, illustrent un « pouvoir » aux abois, perdu, qui erre sans conviction aucune, même pas divine. Alors comment remobiliser? Comment rester et durer coûte que coûte au pouvoir? Ansar al-Chariâ, mouvement terroriste lié aux Talibans, a-t-il donné un coup de main? Alliance objective, connivence stratégique entre eux ? Tant qu’Ennahdha reste au pouvoir, Ansar al-Chariâ n’a peut-être pas à s’en inquiéter pour ses activités? D’où l’appui objectif de ces derniers ? Beaucoup de questions en suspens.
Le comble, c’est que lorsque l’islamisme tue, assassine, il n’a pas le sentiment de commettre une injustice. Il tue au nom de Dieu, le Dieu des seuls islamistes, selon l’interprétation des « enfants » de Dieu. Il a la conviction qu’il agit par devoir. Dieu lavera le sang versé. Les religions sont très souvent mêlées de sang quand elles interviennent dans la politique, ou quand elles veulent répandre leur empire.
Site Le Courrier de l’Atlas, 1er août 2013
Jihadisme et Jihadistes en Syrie : Quel profil ?
Les psychologues, les politologues, les sociologues et les profilers, devraient maintenant se pencher sérieusement sur le profil type des « jihadistes » terroristes partis en Syrie, ne serait-ce que pour mieux cibler, isoler et traiter le phénomène de manière adéquate. Ces jihadistes de la dernière génération sont nés à la suite des Révolutions arabes. Leurs mouvements, aussitôt crées, se sont aussitôt rattachés à al-Qaïda. Ils profitent de long en large du délabrement des régimes après les révolutions, de l’élargissement de la permissivité généralisée, de la porosité des frontières, ainsi que de l’impunité et du laxisme généralisé des autorités.
Nul n’ignore que les jihadistes sont allés en Syrie pour faire, non pas la révolution nationale ou le printemps arabe ou la démocratie, non pas un complot ou un coup d’Etat contre le régime militaro-civil et dictatorial de Bachar Al-Assad, mais une véritable guerre sainte. Ils viennent de tous les pays : arabes, européens, africains, asiatiques. La plupart viennent des pays arabes, beaucoup d’autres d’Europe, chose qui a inquiété l’Union Européenne : 700 français ou individus résidants en France y sont partis, pour prendre l’exemple d’un de ces pays. CNN traite aussi souvent des cas de jihadistes américains. On le voit, le jihadisme en Syrie est un phénomène plus qu’arabe, plus qu’islamique, plus que régional. Il touche l’Europe et d’autres continents à des degrés divers.
On n’a, en tout cas, jamais vu autant d’étrangers amassés sur un seul champ de bataille. C’est pourquoi, ce jihadisme, comme le terrorisme d’al-Qaïda lui-même, sa base idéologique et logistique, est de type transnational. Il a une base islamique, théocratique, morale, politique, économique et stratégique. Abattre un pourfendeur de Dieu sous prétexte d’abattre un dictateur vaut le détour en paradis et « peut rapporter gros ». Une sorte de loto au bénéfice certain (3000 dollars), à la mort certaine, mais à la martyrologie problématique.
En Syrie, où le conflit dure depuis près de trois ans, les mouvements jihadistes ont fleuri au vu et au su de tout le monde. Le phénomène a pris une telle ampleur que ce pays est rapidement devenu une base arrière terroriste. On est passé en quelque sorte en Syrie du terrorisme d’Etat, commencé sous Hafez Al-Assad, puis poursuivi par son fils-héritier Bachar, au jihadisme anti-étatique, mis en œuvre contre l’Etat lui-même par des mouvements rebelles. Plusieurs groupes jihadistes ont émergé du lot au cours de la crise syrienne, l’Etat islamique en Irak et au Levant ou surtout le Front al-Nosra, tous deux extrêmement dangereux.
Le Front al-Nosra, également dénommé Jabhat al-Nosra est un groupe jihadiste de rebelles armés, affilié à Al-Qaïda, apparu dans le contexte de la guerre civile syrienne. Il est dirigé par Abou Mohammad Al-Joulani. Il s’agit de l’un des plus importants groupes rebelles de la guerre civile syrienne. Il est également doté d’une branche libanaise. Le Front al-Nosra prône une société reposant sur la chariâ. Le seul régime qu’il prône en Syrie est le califat, et qualifie la démocratie de « religion des impies ».
Au cours de l’année 2012, Al-Nosra change de nature à la suite de l’arrivée de plusieurs centaines de combattants étrangers, notamment en provenance du terrain irakien, profitant du relâchement des frontières pour mener le jihad en Syrie. Ce mouvement n’a fait que se renforcer depuis 2012 grâce à la conjonction de plusieurs facteurs : émergence de zones libérées à l’est et au nord ; intensification du conflit à la suite des attaques aériennes ; et immobilisme de l’opposition syrienne.
Depuis 2013, les jihadistes étrangers y sont devenus majoritaires par rapport aux Syriens. Un fait qui n’est pas sans importance. Ces étrangers ont pu modifier la mission initiale du Front al-Nosra, qui était seulement de faire tomber le régime alaouite de Bachar al-Assad, accusé de tuer des musulmans sunnites. L’idéologie jihadiste des premiers combattants syriens est peu à peu devenue martyriste. L’agenda, tout d’abord national syrien, est devenu de proche en proche régional.
Le Front al-Nosra bénéficie de financements beaucoup plus importants que ceux d’autres mouvements armés. Ce qui explique sans doute sa montée en puissance. Il serait financé par de riches mécènes du Golfe et des ONG islamiques basées notamment au Koweït et aux Émirats Arabes Unis.
On accuse la Turquie de renforcer le Front al-Nosra en envoyant des armes en Syrie. Sans ce soutien et celui de l’Arabie saoudite, les terroristes ne semblent pas pouvoir se maintenir longtemps. La Syrie n’arrête pas d’accuser la Turquie de fournir des armes à des groupes perpétrant des « attaques terroristes contre le peuple syrien » et d’entraîner des jihadistes sur son territoire. En novembre 2013, le Front al-Nosra s’empare du champ pétrolier Al-Omar, le plus grand du pays, renforçant ainsi sa capacité financière. Le prédicateur religieux Youssef al-Qaradhawi, proche des Frères musulmans, a de son côté appelé le Front al-Nosra à se dissocier d’al-Qaïda en Irak et à se ranger auprès de l’Armée syrienne libre. En vain.
Le plus à craindre des jihadistes en Syrie, c’est que certains d’entre eux puissent dans l’immédiat ou dans l’avenir proche, être renvoyés chez eux afin de commettre des attentats au nom de Dieu, déstabilisant davantage des Etats déjà peu stables. C’est ce qui inquiète la Tunisie à plus d’un titre, elle, qui commence à peine à stabiliser son « printemps » et à sortir de la crise, après l’adoption de la Constitution et le retrait des islamistes du gouvernement. Mais la Tunisie, surtout « marzoukienne », ne devrait s’en tenir qu’à elle-même, depuis la rupture en février 2011 des relations diplomatiques avec la Syrie. Cette politique présidentielle, qui a conduit à l’abandon de Tunisiens livrés à leur sort en Syrie, a été fortement critiquée et par l’opposition et par les ONG. Les Jihadistes tunisiens, morts ou repentis, n’ont plus d’interlocuteurs légitimes. Le Président Marzouki, usant du peu de pouvoirs diplomatiques à sa disposition, s’est payé le luxe de faire de la diplomatie révolutionnaire, en rupture avec la tradition diplomatique et la géographie tunisiennes.
Les jihadistes tunisiens ont été floués à la fois par les pays du Golfe, par les doctrinaires islamistes, par les promesses du veau d’or, et par leurs propres autorités. Le phénomène n’est pas tout à fait nouveau. De nombreux Tunisiens ont, il est vrai, dans le passé, déjà combattu avec les islamistes en Afghanistan et en Irak. Mais, le phénomène était très limité. Tandis que là, il a pris de l’ampleur.
Maintenant que le mal est fait, il faudrait délimiter et encadrer le fléau. Il faudrait que les autorités étudient attentivement ce nouveau type de terrorisme pour savoir comment « ses » jihadistes en sont arrivés là, et pourquoi agissent-ils ainsi ? Ces jihadistes, Tunisiens ou autres, ont-ils un profil détectable ou saisissable?
On observe déjà que certains jihadistes sont des mineurs qui se sont radicalisés à partir d’internet, des réseaux sociaux et des mosquées, avant de décider de partir en « terre sainte » syrienne. Raison de plus pour certains gouvernements arabes de vouloir renforcer la sécurité des cyberespaces et le contrôle des mosquées, outre leurs frontières. La Tunisie a déjà commencé à contrôler les « citoyens » qui débarquent de Syrie et d’empêcher beaucoup d’entre eux d’y aller.
Diverses études et enquêtes, publiées jusque-là sur les terroristes en général, constatent qu’il n’y a pas un profil psychosociologique unique du terroriste. Chaque organisation terroriste recrute des militants dont le profil est adapté à sa cause. Même si en général, des frustrations attachées au vécu social du terroriste sont toujours perceptibles ici ou là. Cela a été constaté chez différents types de terroristes. Mais c’est leur spécificité qui est souvent problématique, dans les différents cas.
Ainsi différentes études psychologiques faites sur les membres de la fraction Armée Rouge en Allemagne ou sur les terroristes américains des années 1970-1980 ont révélé que la plupart des terroristes avaient des liens distants ou conflictuels avec leurs parents, un faible niveau scolaire, un métier modeste, des pulsions destructrices et auto-destructrices, adhéraient à une culture de la violence. Au début des années 1970, à la grande époque des détournements aériens, on a encore trouvé quelques traits communs aux « pirates de l’air » : un père violent et souvent alcoolique, une mère très religieuse, une timidité, une passivité sexuelle, des problèmes financiers.
Ces traits peuvent se retrouver chez les jihadistes islamistes. Toutefois, contrairement aux idées reçues, diverses enquêtes et divers rapports récents, postérieurs au 11 septembre, sur les différents réseaux d’Al-Qaïda en Europe et au Proche-Orient ont conclu qu’il n’existe pas de profil type du terroriste islamiste, ni de critère définitif. Certains sont issus de milieux défavorisés, d’autres pas. Certains sont bien éduqués, d’autres pas. Certains ont un passé judiciaire, d’autres pas. Certains sont mariés et pères de famille, d’autres pas. Les membres des classes moyennes sont mélangés aux plus pauvres. Beaucoup de ces jihadistes sont entrés dans le jihad par copinage ou par amitié. Des liens de parenté et de nombreux mariages ont permis de souder ces groupes. La prison elle-même peut jouer un rôle d’endoctrinement, de prière et de conversion.
Ces jihadistes ont beaucoup de ressentiment. Ce qui les unit, c’est généralement la haine de l’Occident riche, matérialiste, chrétien, corrompu par la démocratie et le relâchement des mœurs. Le jihad leur apparaît comme un moyen de rédemption, leur permettant de sortir de l’anonymat, voire de la médiocrité.
Les jihadistes en Syrie doivent partager certains de ces caractères des autres terroristes islamistes. Mais, ils s’en distinguent par le fait qu’ils sont jeunes, mêmes mineurs pour certains, psychologiquement fragiles, fuyant essentiellement la misère, les régions déshéritées. Il n’est pas étonnant qu’ils fuient aussi la révolution elle-même. Ce sont des personnes qui profitent du désordre révolutionnaire, du laxisme sécuritaire des Etats en déliquescence. On se demande si le fanatisme religieux n’est pas incident dans leur motivation. Certains « harraqa » désespérés sont partis dans des barques au péril de leur vie pour échouer aux bords de Lampadusa en Italie, d’autres « harraqa » plus ou moins réceptif au discours islamiste, ont préféré s’investir dans la cause de Dieu, suite à un endoctrinement fait par des réseaux spécialisés et par l’appât financier.
Il faudrait étudier soigneusement les cas de ces jeunes jihadistes, surtout qu’ils sont pour la plupart jeunes, pour pouvoir examiner leur sort méthodiquement, les encadrer et ne pas les laisser livrés à eux-mêmes. L’économie et l’éducation ont certainement un rôle à jouer, le soutien psychologique et affectif aussi. Malheureusement, l’Etat et les services concernés, sécuritaires, administratifs et diplomatiques, nous donnent l’impression que le flottement, l’improvisation et l’inadaptation sont le lot quotidien de la gestion de ces jihadistes désespérés. On n’a même pas de statistiques exactes et fiables à leur sujet en Tunisie, du fait surtout de l’irresponsable et imprudente rupture des relations diplomatiques avec la Syrie.
Site Le Courrier de l’Atlas, 24 mars 2014
Islam et contre-modèles de la transition arabe
On peut se demander si les difficultés épineuses que trouvent encore les pays arabes, après les chutes des dictatures et les agitations politiques et sociales, en Egypte, en Libye, en Syrie, au Bahrein, et en partie, en Tunisie, ne sont pas liées aux craintes liées à la dimension religieuse ou à l’adoption précipitée de valeurs supposées être occidentales : la démocratie et la liberté, des notions censées être un sacrilège pour les théocratico-terroristes ?
Réponse : oui et non. En fait, les difficultés de la transition arabe sont tantôt liées à l’islam, tantôt liées à d’autres causes plus spécifiques, en rapport avec la nature des acteurs, la configuration sociologique, ethnique et culturelle, la situation économique et la spécificité des rapports de forces politiques et sociales.
En Tunisie, oui et non. La transition a connu trois phases différentes : une première phase post-révolutionnaire d’agitation sociale et de confusion politique de laquelle les islamistes en étaient absents; une deuxième phase violente, issue pourtant d’élections, durant laquelle les islamistes d’Ennahdha régnaient cette fois-ci en maître sur les destinées du pays, en tentant d’imposer l’islam politique par la violence et les milices contre une société civile résistante ; et enfin une troisième phase de dialogue et de compromis politique entre islamistes et laïcs, marquée par le retrait des islamistes du gouvernement, l’adoption de la Constitution et la désignation d’un gouvernement neutre. En un mot, si l’islam politique a été une cause principale des difficultés de la transition, les forces politiques et sociales ont su surmonter démocratiquement leurs clivages. Cela dit, le jihadisme et le terrorisme ont pris à l’heure actuelle la Tunisie pour cible. Malgré tout, la Tunisie semble proche beaucoup plus du modèle que du contre-modèle.
En Egypte oui, les difficultés de la transition sont dues à la présence de forces islamistes, plus envahissantes qu’en Tunisie, qui ont déjà investi le champ politique, social et associatif depuis la création des Frères musulmans avec Hassan Banna. Après la révolution de janvier 2011, la victoire islamiste aux législatives et l’élection de leur leader Morsi à la présidence ont changé la donne. Ces deux victoires ont permis à Morsi d’abuser de ses pouvoirs par l’islamisation brutale de la société, tout en confisquant la révolution civile.
Le problème est certes d’ordre religieux en Egypte. Mais il est aussi dû à la tradition militaire musclée du pouvoir, qui conforte pour le moment la société civile, mais sans la rassurer sur l’avenir démocratique du pays. Il faut aussi relever l’absence de grands partis politiques laïcs, réformistes ou progressistes, capables de mobiliser en force les électeurs, en dehors de la solution islamiste ou militaire, alors même que le pays a connu depuis le XIXe siècle une expérience politique et culturelle libérale.
Au Bahrein, la question n’est d’ordre religieux qu’en apparence. Il s’agit plutôt d’une question de partage ou de limitation du pouvoir. L’opposition demande au roi d’accepter le principe d’une monarchie constitutionnelle, sans que cela conduise à un Etat religieux. Dans ce pays de 1,2 millions d’habitants, la contestation est surtout le fait de la majorité chiite exclue du pouvoir par une dynastie sunnite, alors que les sunnites sont minoritaires. Les chiites du Bahrein, faut-il le rappeler, sont liés au clergé irakien (et non iranien), dominé par l’ayatollah Sistani, qui n’appelle pas, lui, à la prédominance des religieux au pouvoir. Ils veulent juste une part du pouvoir. Le retour actuellement au calme au Bahrein est peut-être précaire et fragile, en l’absence d’une solution politique rassurante et définitive pour toutes les parties.
En Libye, il ne s’agissait pas au départ de religion, mais la religion revient en force. Les forces politiques islamistes, malgré leur agitation violente, sont peu importantes, et peu acceptées par la majorité de la population. Elles ont d’ailleurs été battues par les libéraux laïcs aux législatives. Les difficultés s’enracinent ici dans la « miliciocratie », le conflit ethnique et tribal. Elles ne relèvent pas en profondeur de l’islam. Mais, ce pays n’est plus aujourd’hui livré seulement aux milices. Le jihadisme a pris prétexte de cette division tribale pour y trouver refuge et déstabiliser le pays et la région.
En Syrie, c’est plus compliqué, comme on le voit tous les jours. Quoique la religion s’y est insérée en force. Après les révoltes des populations et rebelles civils contre le régime dictatorial et militaire de Bachar Al-Assad, et l’entrée en scène des jihadistes islamistes, le conflit s’est internationalisé, avec l’action des puissances étrangères, notamment les E-U, la Russie, l’UE, l’Arabie Saoudite, l’Iran, la Turquie, Qatar. L’équation met ici plutôt face-à-face une dictature militaire, des rebelles civils et un islamisme jihadiste. L’opposition laïque et modérée a, elle, un impact limité sur le terrain.
En Irak, on se souvient, lors de la pseudo-transition démocratique après la chute de Saddam Hussein, ce sont les Américains qui ont fini par réveiller le monstre islamo- jihadiste et la gangrène séparatiste. Les Etats Unis voulaient établir la démocratie par la force militaire, sous prétexte que Saddam était une menace potentielle pour une région stratégique. Les populations irakiennes n’étaient ni préparées, ni réceptives à ce projet démocratique accéléré, qui brûlait les étapes préalables et incontournables du processus, alors que la démocratie nécessitait certaines bases morales, culturelles et institutionnelles.
Le projet prématuré américain en Irak a surtout donné prétexte au séparatisme des différentes ethnies composant l’Etat irakien (kurdes, chiites et sunnites). Et là, on l’a vu, c’est bien l’effet contraire qui a fini par se produire, puisque l’Irak s’est éclaté en morceaux. Pire encore, l’islamisme et le terrorisme se sont renforcés en conséquence. On a même vu s’installer, après l’expérience démocratique ratée, entre l’Irak et la Syrie, et suite à toute cette débandade de la région, une entité dite Etat islamique, moyenâgeuse, terroriste et sanguinaire, voulant instaurer le califat. On en est ainsi arrivé au contraire de ce que voulaient faire les Américains et les Anglais après la chute de Saddam : la terreur et la régression à la place de la démocratie et de la liberté.
Tout cela ne veut pas dire que les peuples arabes ont une aversion pour la démocratie, en raison de leur religion ou religiosité ou de leur nature et comportement tribal ou bédouin, comme le prétendaient les thèses culturalistes avant les révolutions arabes. La réussite relative, ou encore incomplète, de l’expérience tunisienne suffit d’ailleurs pour démontrer le contraire.
La démocratie est réellement voulue par les populations arabes, qu’ils aient ou qu’ils n’aient pas fait leur printemps. Le besoin de liberté est ancré chez tous les peuples, quoiqu’ à des degrés différents. Ce qui est difficile, c’est l’apprentissage du compromis. Car le compromis ne fait pas partie de la culture politique ou sociale arabe, dominée par la brutalité du pouvoir, par la sacralité religieuse, le tribalisme et les valeurs autoritaires de groupe. Aujourd’hui, au-delà de l’islam, les peuples arabes, en aspirant à la démocratie, découvrent subitement, en raison de l’explosion de la liberté d’expression, qu’ils ont des différences, qu’ils doivent s’accepter les uns les autres, reconnaitre leurs différences sociales, religieuses, ethniques, économiques et rejeter les discriminations. Et cela n’est pas facile pour eux, pour un peuple longtemps sujet de l’histoire.
Cela n’est pas aversion pour la démocratie, mais plutôt besoin de s’acclimater à la démocratie, à la logique égalitaire et libérale, et de s’organiser en conséquence, en découvrant par eux-mêmes les moyens et les procédés du processus démocratique. Il peut encore y avoir des malentendus, des incompréhensions, des dysfonctionnements. Et c’est largement le cas. Mais l’aspiration démocratique est bien voulue par ces peuples, qui doivent encore composer avec leurs régimes, encore autoritaires, avec la nature archaïque de leurs sociétés et surtout avec les forces traditionnelles encore attachées au modèle islamique.
Ainsi, face à des pays dépourvus de tradition séculière, de sociétés civiles éduquées, d’élites, de vie politique moderne, de culture libérale et réformiste, d’éducation moderne, la transition démocratique finit par se rigidifier. Lorsque la démocratie ne trouve pas un terrain favorable, même relatif, à caractère historique, culturel, social ou économique, les forces rétrogrades en profitent pour faire jouer tantôt l’islam, tantôt la tribu ou l’ethnie, tantôt l’armée.
Dans tous les cas, la religion (l’islam) n’est pas la seule cause des difficultés de la transition démocratique arabe. De même, les contre-modèles ne relèvent pas seulement de l’islam ou de l’islamisme. D’autres spécificités politiques et sociales locales y sont aussi pour quelque chose.
Site Le Courrier de l’Atlas, 18 août 2014
L’horrible groupe « Etat islamique », un produit de la logique islamiste
Toute l’Humanité a été bousculée et bouleversée ces derniers mois, à la suite de la création de « l’Etat islamique de l’Irak et du Levant » (EIIL), qui a pris maintenant la dénomination de l’Etat islamique (EI). Ce mouvement terroriste se voulant « Etat », conduit par un obscur leader irakien ayant un passé terroriste, Abou Bakr al-Baghdadi, est créé par des jihadistes terroristes qui ont conquis par la terreur une région située entre la Syrie et l’Irak en vue d’établir un califat islamique, vestige du Cham des premiers temps.
Il s’agit d’une entité nébuleuse, dont la chariâ islamique est sa finalité, la chasse aux mécréants et aux minorités non musulmanes, le terrorisme et l’horreur, ses principes essentiels et ses moyens de fondation. Son existence doit beaucoup à la confusion générale, à l’incertitude, à l’éclatement ethnique et religieux, voire au vide politique et institutionnel, qui ont affecté les pays arabes, surtout ceux qui traversent une difficile transition politique. La nature a horreur du vide. Cela se vérifie dans la géographie, comme en politique.
Que ce soi-disant « Etat » soit une pure fabrication syrienne (pour détourner l’attention sur le régime de Bachar), qatarienne ou saoudienne (pour détourner le printemps arabe de son cours normal de crainte de la contagion démocratique), ou encore américaine (pour diviser la Syrie et l’Irak : la première pour contrer Bachar, le deuxième pour donner une autonomie aux Kurdes), il n’en reste pas moins que l’horreur produite par cet « Etat », du génocide jusqu’aux égorgements médiatiques ou numériques des étrangers, est une suite logique de la confusion entre la religion et la politique. Un pur produit de l’islam politique.
Les démocraties occidentalo-chrétiennes ont certes eu leur lot d’horreurs, d’idéologies perverses et criminelles. Mais elles ont réussi tant bien que mal, à y mettre fin. Ne restent plus aujourd’hui dans leurs systèmes, comme excroissance démocratique, que les partis se reconnaissant d’idéologies racistes ou fascistes, tels les partis d’extrême droite. Mais, les démocraties occidentales sont assez bien rôdées pour pouvoir contrôler les dérives éventuelles au système démocratique, et les violations du droit, commises par de tels partis ou telles associations. Un contrôle pouvant aller de la suspension de l’activité de ces partis au retrait de leur autorisation légale.
Ce qui n’est hélas pas encore le cas des pays arabes en transition, qui ont tout juste commencé à faire l’apprentissage de la démocratie et du pluralisme, ou qui tardent encore à le faire, et à l’intérieur desquels s’activent des mouvements et groupuscules islamistes tenant la démocratie pour un sacrilège (kûfr).
Dans la philosophie islamiste, en effet, le pouvoir ne provient pas du peuple, des individus ou des électeurs portées par des choix libres, comme l’entendent les démocrates et les libéraux, il découle de Dieu seul, le Législateur suprême, l’Unique, qui a pourvu à tout à l’avance, de manière méta-historique. C’est ce qu’on appelle le salafisme, la source authentique, pure de l’islam politique, d’Ibn Taymiya à Qaradhaoui, en passant par Al-Mawdoudi, Sayyid Qotb et Hassan al-Banna, les penseurs des « Frères musulmans », habitués à parler au nom de la Umma islamique. Un islam qui ne connait ni territorialisation, ni patrie, ni appropriation, ni nationalisation, qui se veut croyance universelle. La croyance « la plus vraie », la plus juste, synthétisant toutes les autres aux yeux des musulmans.
L’islam est un Tout. Il est selon Hassan al-Banna « un ordre inégalable, parce qu’il est révélé par Dieu, et qu’il a vocation de régler tous les aspects de la vie humaine ». C’est ce qui lui fait dire que « L’islam est dogme et culte, patrie et nationalité, religion et Etat, spiritualité et action, Coran et sabre ». Le Sabre est le moyen de réalisation de la volonté de Dieu, tout comme le Coran.
Cet islam-là, pur, total, pour ne pas dire totalitaire, qui ne reconnait ni individualité, ni séparation entre vie publique, vie spirituelle et vie privée, qui est religion et politique, et dont les étendards sont la chariâ et le « sabre », est le même type d’islam à partir duquel se ressourcent aussi bien les partis islamistes modérés, enclins à jouer le jeu démocratique, à faire des alliances avec les laïcs, que les partis islamistes extrêmes ; aussi bien les leaders Ali Belhaj, Abassi Madani, Al-Zarqaoui, Oussama Ben Laden, Ayman al-Zaouahiri, que Morsi, Ghannouchi ou Benkirane, ; aussi bien les traditionnalistes d’Ennahdha, comme Chourou et Ellouze que les modernistes du même parti, comme Samir Dilou ou cheikh Mourou ; aussi bien le sulfureux Bahri Jelassi que le patron de la chaîne londonienne d’al-Mustakilla, Hachmi al-Hamdi. Aussi bien tout ce beau monde que le nouveau monstre de l’EI, al-Baghdadi.
Un fonds commun islamiste unit toutes ces personnalités, aussi diverses dans leurs profils, stratégies, discours, et attitudes, même si les modérés politiques réfutent radicalement cet amalgame et leur confusion avec les extrêmistes et terroristes. Mais tous rêvent, les yeux ouverts ou en secret, au pouvoir de Dieu : la seule finalité suprême et légitime de l’islamisme. Il suffit de lire ce qu’écrivait dans ses livres de méditation, dans la clandestinité, le théologien démocrate Ghannouchi.
Quand on dit « islam politique », il s’agit d’un langage feutré ou d’un euphémisme. En fait, les islamistes, comme leurs noms l’indiquent, placent inévitablement l’islam avant la politique. Celle-ci est absorbée, voire étouffée, par celui-là. Certains islamistes sont plus rusés et moins violents que d’autres, concèdent à la démocratie, à contre cœur, plus que d’autres. Mais au niveau du dogme, ils sont tous logés à la même enseigne : salafistes purs, terroristes jihadistes, islamistes plus politiques, ou mêmes islamistes démocrates à la manière d’Erdogan.
La violence et la terreur islamiste, dans la clandestinité ou dans la légalité, à l’opposition comme au pouvoir, ou encore, plus récemment, l’horreur et la barbarie de l’Etat Islamique, un Etat dont l’existence et la pratique ont choqué toute l’Humanité, relèvent tous de la même logique, s’abreuvent de la même source. L’islam est Dieu, l’islam est chariâ, l’islam est sabre, l’islam est conquête. L’islamisme est l’islam au pouvoir. Tel est leur cursus.
Le jour où les islamistes seront convaincus que le plus important, dans leurs programmes et finalités, c’est non pas d’imposer la religion coûte que coûte, par la modération ou par la force ou par l’horreur, mais juste de moraliser la vie politique, en mettant la démocratie et la liberté des individus par-dessus-tout, à ce moment-là ils pourront aisément se faire une place en politique et acquérir une légitimité semblable à celle des démocrates-chrétiens allemands et italiens.
Mais, aujourd’hui, et jusqu’à preuve du contraire, on est plutôt enclin à penser que l’horreur et la monstruosité de l’Etat islamique rentre dans la logique de l’islam total, de l’islam législateur, de l’islam politique, dans lequel l’islam absorbe la politique, à supposer qu’ils peuvent coexister. Si les islamistes ne font pas leur métamorphose politico-démocratique, le risque que les modérés deviennent des extrêmistes restera toujours suspendu sur la tête des citoyens arabes. Chaque pays arabe a bien un « Etat islamique » qui végète en son sein. Les islamistes égyptiens et tunisiens ont eu la chance de gagner des élections démocratiques. Mais ils ont raté spectaculairement cette chance à l’épreuve du pouvoir. Ils voulaient déjà, même dans la transition, islamiser leurs sociétés.
Site Le Courrier de l’Atlas, 1er septembre 2014
Le jihadisme à l’ère de la « vidéo-politique »
Les différents groupes de jihadistes islamistes commettent d’habitude des actes cruels, crimes et assassinats, tantôt ciblés, tantôt non ciblés, d’abord contre leurs coreligionnaires accusés d’égarement, ou de ne pas être assez musulmans ou assez islamistes et contre des innocents non musulmans, un peu partout dans le monde, accusés péremptoirement et d’avance, d’être étrangers à l’islam, de ne pas pouvoir infléchir la politique de leur gouvernement à l’égard des intérêts de l’islam, tel qu’ils sont bien entendu perçus par ces mêmes groupes jihadistes.
Il est vrai que les jihadistes ont déjà pu élargir la variété de leurs actions, qui consistaient jusque-là à cibler les transports de masse : le bus ou le métro lorsqu’ils manquent de moyens, sinon les avions. Ils peuvent frapper encore des immeubles, des tours, des ambassades et des consulats, des hôtels, des commerces, des pétroliers, des complexes résidentiels, des synagogues, des discothèques, des restaurants, des gares, des marchés.
Ils peuvent recourir encore aux prises d’otage, tantôt dans des lieux publics : dans un théâtre, comme à Moscou en 2002 ou dans une école ; tantôt dans des lieux tenus secrets, comme au Proche-Orient. C’est le cas des journalistes ou des humanitaires occidentaux, français, américains, anglais, souvent enlevés par des groupes islamistes armés en vue de servir de monnaie d’échange. Un moyen pour leurs ravisseurs de faire pression sur leur gouvernement, en les poussant à changer de politique au Proche-Orient. Pratique déjà utilisée par Al-Qaïda, mais aussi par toutes les organisations considérées comme terroristes, comme le Hamas, le Hezbollah, le FPLP, le GIA, l’IRA, l’ETA.
Nul n’ignore qu’aujourd’hui le terrorisme jihadiste a changé de nature. La mondialisation, qui ne se réduit pas seulement à de pures considérations économiques, a amplifié les effets de la cruauté jihadiste. Elle a contribué en effet à rétrécir les distances grâce aux nouvelles technologies de l’information et à la médiatisation outrancière qui en est découlée. Elle permet aujourd’hui aux terroristes islamistes, à l’ère de la « vidéo-politique », de tuer instantanément, mondialement et spectaculairement. Les sites internet qui reproduisent les communiqués des groupes terroristes ayant enlevé des otages, publient conjointement des photos et des vidéos très crues des exécutions sommaires, en montrant les otages « infidèles » tantôt en train d’être égorgés, tantôt décapités, tantôt assassinés par balles. Et les voyeuristes des réseaux sociaux s’en délectent à cœur joie.
Le « 11 septembre » a été sans doute l’acte terroriste le plus spectaculaire. La déflagration, qui a atteint les deux tours jumelles, a crevé planétairement l’écran. L’image n’a pas cessé depuis d’être vue, revue, encore revue dans des documentaires, vidéos, reportages et films. Et ceci n’est pas un hasard. Le « 11 septembre » a été sans doute l’acte terroriste le plus spectaculaire, le plus médiatisé et le plus meurtrier de l’histoire. Cette attaque surprise transnationale a tué plus d’Américains que le Japon ne l’avait fait à Pearl Harbour en 1941 : 3711 morts contre 2403 morts à Pearl Harbor. Car, le 11 septembre n’a pas seulement produit un impact psychologique, il a également produit des ravages physiques. Il a introduit un nouveau phénomène, celui de « terrorisme de masse ». Un terrorisme d’autant plus « frappant » qu’il se conjugue au phénomène de la « vidéo-politique », quoique ce type de terrorisme soit resté encore cantonné aux écrans de télévision.
Aujourd’hui, le jihadisme, lui-même mondialisé, ne manque pas d’utiliser à son tour toutes les prouesses et la technologie de la « vidéo-politique », ciblant cette fois-ci, à l’ère d’internet, les réseaux sociaux. Une pratique qui a atteint un palier supérieur avec l’apparition fugitive de l’Etat islamique en Irak et en Syrie sous les décombres du chaos installé dans ces deux Etats. L’Etat islamique use et abuse des vidéos-égorgements des otages occidentaux. Les otages sont quasiment les mêmes : américains, français, anglais, c’est-à-dire les ressortissants des Etats les plus actifs, les plus résolus à défendre leurs intérêts politiques, économiques et stratégiques au Proche-Orient.
L’Etat islamique en a fait même de la « vidéo-politique » une de sa stratégie de base. Il en a les moyens financiers et les moyens techniques, moyens qui lui sont offerts par les Etats manipulateurs, Arabie Saoudite et Qatar, et par les raffineries de pétrole irakiens, occupés et contrôlés sur le terrain. Une stratégie qui s’est avérée payante. Elle lui permet de passer au-dessus de la tête des gouvernements, débordés ou dépassés par l’ampleur de ce phénomène massif. Phénomène massif, parce que les vidéo-égorgements, aussi barbares soient-elles, sont malheureusement vues par des milliards d’internautes, de facebookers ou twittistes dans le monde de manière instantanée. Même lorsque les services de sécurité et les spécialistes de la vidéo s’interrogent sur la véracité ou non véracité de ces vidéos, réels ou montées de toutes pièces, ils servent encore par leur interrogation médiatisée la cause de l’Etat islamique, qui paraît aussitôt comme faiseur d’évènements et de politique internationale. Cet « Etat », plutôt entité transnationale localisée, apparaît aussitôt comme un acteur influent au Proche-Orient. Un acteur qui s’est imposé aux grandes puissances occidentales, qui défend même, aux yeux des jeunes naïfs, démunis et désorientés, regardant leurs vidéos de propagande, la cause du monde arabo-musulman, humiliée par les puissances occidentales et l’Etat d’Israël.
La vidéo-politique décuple sans conteste l’influence des jihadistes sur le plan mondial, pour un jihadisme devenu lui-même mondialisé, comme le prouve le recrutement multinational des jihadistes, arabes et occidentaux, ou comme le prouve encore l’arrestation des nouveaux jihadistes japonais arrêtés ces jours-ci dans leur propre pays. Le jihadisme est d’ailleurs devenu encore plus ravageur depuis qu’il a épousé la cause du transnationalisme, tout comme l’islam lui-même, qui ne connait pas de frontières entre les Etats musulmans.
On est bien loin du terrorisme de jadis qui, outre qu’il était territorialement national, se limitait aux prises d’otages classiques, comme monnaie d’échange, ou aux attentats sur les personnes et les biens, comme l’était celui du XXe siècle. C’était la préhistoire du jihadisme. Aujourd’hui, ni les frontières physiques, ni les frontières technologiques, ne peuvent rebuter les jihadistes les plus résolus.
On connaissait, jusque-là, la politique-spectacle, avec les effets amplifiés de la télévision sur l’action politique, on est forcé de voir maintenant sur nos ordinateurs et dans nos réseaux sociaux, le jihadisme-spectacle, réalisé dans des vidéos par des réalisateurs jihadistes, produits aussi par des jihadistes, et dont la promotion est assurée par eux-mêmes. Le tout financé par des Etats roublards du Golfe, tantôt pro-jihadistes, tantôt anti-jihadistes, proches de la coalition internationale.
Les jihadistes auront bientôt leurs propres vidéothèques, avec leurs vidéo-amateurs, leurs vidéo-réalisateurs, et pourquoi pas leurs vidéos-gags, tous chargés de promouvoir le jihadisme du net.
Site Le Courrier de l’Atlas, 9 octobre 2014
La liberté de caricaturer et le sacré
Les libertés individuelles, comme la liberté d’expression, d’opinion, de conscience, de croyance, de presse et de pensée, sont valables dans tous les domaines. Ils sont particulièrement valables dans leurs rapports avec la religion. C’est là où on a le plus de chance de vérifier le degré de liberté des peuples et le seuil de tolérance morale et politique des sociétés et des régimes. Maintenant, on devrait ajouter aussi parmi ces libertés, « la liberté de caricaturer », apparue avec la liberté de presse elle-même.
Peut-être que les Constitutions devraient protéger aussi cette liberté, prévoir une place pour cette liberté de caricaturer, une liberté d’expression spécifique, qui a sans doute pris un essor remarquable avec la diffusion de la presse écrite, puis des médias de masse et d’internet, qui reproduisent en permanence les caricatures parues dans la presse écrite, et qui amplifient leur impact. Puisque les terroristes en sont venus à tuer des caricaturistes, qui font un libre usage de leur talent, comme c’est le cas des caricaturistes de renom du journal satirique « Charlie Hebdo ». Qu’on assassine des journalistes de la presse écrite, des médias, l’histoire des médias en a retenu déjà plusieurs cas, surtout ceux qui sont envoyés en première ligne aux fronts, mais qu’on en arrive à assassiner des caricaturistes, et de cette manière ignoble et barbare, c’est une première, même si les caricaturistes sont des journalistes d’un type particulier : mi-peintres, mi-artistes, mi-journalistes.
Dans une société laïque, comme la société française, le sacré ne sort pas de sa place. Dans un pays qui a en effet institutionnalisé le principe de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, le sacré est loin d’être mythifié. La liberté de culte est garantie certes, mais elle ne sort pas de sa réserve. Elle ne doit pas s’immiscer dans les affaires politiques, celles de l’Etat et du profane. Le caricaturiste, comme le libre penseur ou le journaliste, peut s’en donner à cœur joie. Mieux encore, ici les caricaturistes se font un malin plaisir de déformer l’image des hommes politiques, comme de Dieu, du sacré, des hommes d’Eglise, du Pape. Ils ne distinguent pas entre les religions, entre les personnes, entre les institutions. L’islam n’est pas une exception à la règle. Leurs dessins font aussi une description satirique des barbus, des foulards, des fous de dieu, du prophète, comme de Dieu lui-même.
La dérision, l’impertinence sont d’ailleurs les qualités intrinsèques de la culture et de l’esprit français. Il n’y a pour eux ni Dieu, ni maître, ni dogme qui ne soit soumis au tribunal de la dérision. Ils font déjà des caricatures sur Dieu recevant les nouveaux venus tout en lisant «Charlie Hebdo». Du style Voltaire jusqu’au style «Charlie Hebdo» en passant par le style Henri Tisot imitant la voix de De Gaulle, le style «Canard enchaîné» qui raillait le nez de De Gaulle ou le style Thierry Le Luron, l’intraitable imitateur de la génération Mitterand, Giscard, Chirac et Marchais, la dérision, a toujours été la marque de fabrique française de la liberté. C’est dans leur histoire, c’est dans leurs gênes. Chasser le naturel, il revient au galop. Demain, attendons-nous, après l’assassinat des caricaturistes de Charlie Hebdo, à voir d’autres caricaturistes français ou occidentaux railler les mêmes islamistes, Dieu et prophète, au nom de la dérision encore.
Pauvres terroristes islamistes, ils sont les seuls à ne pas comprendre encore que leurs crimes ont élargi la sphère de la démocratie, approfondi l’espace des libertés, solidarisé les peuples et intensifié la dérision elle-même. Car la dérision aime les extrêmes et les sottises.
La caricature, ce n’est rien d’autre que la dérision, l’ironie, la raillerie, l’impertinence, toutes nécessaires à la liberté d’un peuple. On a l’habitude de juger d’ailleurs les régimes politiques d’après leur marge de tolérance vis-à-vis du comique et de la caricature. Au fond, la dérision par la caricature, n’est une offense à quiconque, à l’Etat ou à la religion, « une moquerie méprisante ou dédaigneuse », mais une manière ironique et comique d’interpréter les évènements et l’action des hommes. L’ironie n’est-elle pas définie par le Dictionnaire Larousse, comme une « raillerie consistant à ne pas donner aux mots leur valeur réelle ou complète ou à faire entendre le contraire de ce qu’on dit » ? Il ne s’agit pas de nuire, mais de faire rire, de faire une suggestion comique, aux laïcs comme aux religieux. Le rire n’est-il pas le propre des intelligents ?
Il est bon de rappeler que la caricature n’a d’autre but, à travers un dessin ou une peinture, que de donner d’une personne ou évènement, une image déformée, significative, exagérée ou burlesque. On est dans le comique et dans la satire. La représentation est ici par essence caricaturale, c’est-à-dire qu’elle représente de manière délibérée et voulue une image infidèle de la réalité. Le but n’est pas tant d’informer que de suggérer par le rire et rendre la lecture générale du journal plus aérée, plus agréable et plus divertissante.
Le problème, c’est qu’en France, comme un peu partout en Europe, les caricaturistes laïcs se trouvent aussi confrontés à la culture musulmane, celle des immigrés, français musulmans vivant sur leur sol, comme celle du monde qui les entoure. Les caricatures sont elles aussi entrées dans l’ère de la mondialisation, visibles partout dans les réseaux sociaux, en Occident comme en Orient. Elles sont surtout surveillées par les terroristes islamistes de tout acabit. Charlie Hebdo n’en est pas à sa première « mésaventure » avec les groupes islamistes.
On sait que les sociétés musulmanes sont pour la plupart, essentiellement des sociétés religieuses, vénérant Dieu, attachées au sacré, aux traditions, rites et fétichismes véhiculés par l’islam. C’est pourquoi le dialogue a toujours été difficile entre les sociétés occidentales laïques et ouvertes et les sociétés musulmanes, fermées, qui sacralisent tout, tracent des lignes morales à ne pas franchir, fût-ce au nom de la liberté ou du droit. C’est le langage des sourds. Les laïcs ne distinguent pas entre la nature laïque ou religieuse de leur interprétation dans l’usage de leurs libertés, les musulmans au contraire distinguent bien entre les deux sphères. Une critique de l’islam, par voie de presse, d’écrit ou par la caricature heurte déjà la sensibilité des musulmans en général, et à plus forte raison les islamistes.
Pourtant, la liberté d’expression et d’opinion ne se vérifie qu’à travers la critique de la religion. C’est là où la liberté est confrontée aux interdits moraux (chez les occidentaux) et aux interdits sacrés et absolus (chez les musulmans). La critique des religions est pourtant nécessaire. C’est elle qui permet de s’attaquer aux préjugés, aux aberrations, aux mythes religieux. Comment peut-on dans ce cas faire avancer la critique des religions dans les sciences sociales ? Spinoza a été un des philosophes les plus vilipendés et persécutés, parce qu’il a voulu soumettre la religion à une critique systématique. La critique de la religion, le rejet des préjugés, des superstitions, des prophéties et des miracles étaient pour lui la base même de la liberté humaine. Il aurait certainement défendu avec acharnement la liberté des caricaturistes face au terrorisme moral et physique dont ils font l’objet. La caricature participe aussi, à sa manière, à la destruction des préjugés, des superstitions et des mythes, toutes néfastes à la liberté de juger. Elle est là pour réveiller la conscience endormie des mortels.
Site Le Courrier de l’Atlas, 9 février 2015
Peut-on réformer l’islam ?
Peut-on réformer une religion ? Oui, il faudrait se résoudre à la réformer lorsqu’elle devient figée, dogmatique, passéiste et irrécusable. On a un précédent. Les protestants n’ont-ils pas réformé le christianisme en rejetant le dogme catholique, le centralisme de Rome et l’autoritarisme du Pape, en rejetant le rôle de l’Eglise qui empêche les fidèles d’avoir des liens directs et intimes avec Dieu et avec la foi ? Ils ont en tout cas admis et fait admettre une autre interprétation du christianisme.
Il faut le rappeler, la Réforme est un mouvement qui a divisé l’Europe au XVIe siècle entre catholiques et protestants, un fait unique en Europe. Il s’agissait d’un mouvement de protestation des clercs et des lettrés (intellectuels de l’époque), une catégorie privilégiée de la société médiévale, contre leurs supérieurs, le Pape et ses agents. Martin Luther était en Allemagne le leader de ces protestataires. Ce mouvement était aussi appuyé par les nobles, des hommes influents et une partie de la classe politique. Si aujourd’hui, on dit la « Réforme » protestante, avec une connotation positive, à l’époque elle était identifiée à une « hérésie » ou à un schisme. Puisqu’un groupe de fidèles a osé rejeter des croyances et des pratiques ecclésiastiques officielles, établies depuis des siècles et consolidées par la Tradition. Pour cela, Luther a été condamné et pourchassé. Dans son ouvrage fondamental « La liberté chrétienne », il insistait sur la liberté du chrétien. Il disait : « Le chrétien est l’homme le plus libre, maître de toutes choses, il n’est assujetti à personne ». Les citoyens, les laïcs et la plupart des musulman eux-mêmes ne demandent pas autre chose.
Peut-on réformer l’islam ? En fait l’islam, s’est « réformé » dès l’origine, par le schisme de la Fitna Al-Kobra (la grande discorde) entre les sunnites et les chiites. Mais la lutte entre ces deux tendances était juste une lutte entre deux partis politiques pour le pouvoir, à propos de la succession de Ali au califat au VIIe siècle. Il ne s’agit pas d’un fait de civilisation, mais d’un fait politique sectaire. Au surplus, l’islam a, par cette division, dédoublé son autoritarisme. Au lieu d’en avoir un seul (sunnisme), il en a produit deux (sunnisme et chiisme), comme l’atteste la perception et la pratique du pouvoir des chiites en Iran, en Irak et ailleurs.
Peut-on réformer l’islam ? Oui, certains fuqaha s’y sont essayés dans le passé. Mais le plus convaincant a été sans doute l’égyptien Ali Abderraziq au début du XXe siècle. Un théologien éclairé de l’Université d’Al-Azhar, qui voulait rénover l’islam en profondeur, comme l’allemand Luther pour le protestantisme, et le sortir de sa torpeur millénaire. Abderraziq a donné le coup de grâce à la confusion du spirituel et du temporel, en justifiant la laïcisation de la politique. Il défend dans son célèbre livre L’islam et les fondements du pouvoir (1925), écrit juste après la fin du califat, la séparation radicale des deux ordres religieux et politiques. Il montre que le prophète était juste un guide spirituel, et non un monarque de ce monde. Que le gouvernement des hommes n’est pas fondé, d’après le Coran et la Sunna du prophète, sur les préceptes d’un « Etat islamique », qui n’a jamais existé, pas même aux premiers temps de la Umma. Tout comme Luther, les écrits de Ali Abderraziq ont valu à leur auteur d’être chassé de l’Université d’Al-Azhar et d’être traduit en justice. Mais, entre- temps, il aurait bel et bien bousculé les idées reçues les mieux établis en islam, à l’époque même de la suppression du califat par Atatürk.
Peut-on réformer l’islam ? Oui, le leader Bourguiba, séduit par les valeurs progressistes et modernistes de l’Occident, s’y est essayé sur un plan cette fois-ci politique. Il ne voulait pas que les religieux ou les cheikhs orthodoxes, encore versés dans l’esprit de la tradition, puissent renier son pouvoir ou le partager avec lui, ou empêcher les réformes radicales qu’il se proposait de mettre en œuvre. L’islam était dans son esprit un obstacle au développement qui exige un certain dynamisme social pour absorber les réformes. Il a fait évoluer son pays depuis l’indépendance vers une culture politique et sociale laïque, ou plutôt semi-laïque, à travers des réformes radicales : rénovation de l’enseignement religieux, suppression de la Zitouna, de la polygamie, de la répudiation, éducation moderne, liberté des femmes, avortement légal, limitation des naissances. Outre qu’il a préconisé la suppression du voile, et le renoncement au jeûne de Ramadan. Mais le réformisme de Bourguiba était élitiste, politique, un réformisme d’en haut, imposé d’autorité, même si le bas a fini par s’en imprégner au fil du temps grâce à la pédagogie bourguibienne. Il faudrait maintenant veiller à réformer l’islam à la fois par le haut et par le bas.
Peut-on réformer l’islam ? Oui, l’histoire peut tout réformer, même les religions. La pesanteur sociale, les nouvelles cultures, le modernisme des mœurs, la technologie de communication peuvent toujours affecter et affectent effectivement les modes de perception de la religion. L’islam doit être réformé dans toutes les hiérarchies et structures sociales et politiques, du plus bas jusqu’aux sommets politiques et religieux : au niveau des pouvoirs, des institutions officielles, des acteurs politiques et de la société civile.
Les peuples arabes épousent de plus en plus la voie démocratique, leurs dirigeants sont moins pressés qu’eux. Pourtant, gouvernants et théologiens veulent trouver une excuse dans une sorte de voie médiane entre l’islam et la démocratie. Cette voie intermédiaire n’existe pas et elle n’a jamais existé. Modernité et Tradition n’ont pas réussi, jusque-là du moins, à se confondre en terre d’islam. La logique islamiste est anti-démocratique, anti-égalitaire, anti-libérale et la logique démocratique est anti-islamiste, elle est censée y aller jusqu’au bout de l’égalité et de la liberté, y compris la liberté de croyance, de conscience, de changement de religion ou d’athéisme. A quoi sert la proclamation des libertés et droits de l’homme si on joue à sélectionner les libertés permises de celles qui ne seraient pas permises, selon le bon plaisir des hommes de tradition, des partis islamistes ou des gouvernants prudents ?
La démocratie s’est ingéniée à inclure laïcs et croyants dans un socle de valeurs communes fondées sur la liberté, l’égalité, la fraternité, la tolérance. L’islam officiel et réel s’est, lui, dans les faits, plutôt opposé dans les pays arabes musulmans, à accepter autrui, à tolérer d’autres valeurs que la sienne. L’islam se considère religion de synthèse, religion indépassable, parce que finale, qui surpasse toutes les autres qui l’ont précédé. L’islam est Dieu et Politique. Il doit être partout, une sorte d’empire du monde. Il n’a pas vocation à gérer le privé, mais aussi le public, il n’est pas local, mais mondial. Dieu ne distingue pas entre les croyants.
Le takfirisme, cette culture du blasphème vient de là. Tout ce qui n’est pas islam est renégat, kûfr. La raison est kûfr, la liberté est kûfr, l’égalité entre hommes et femmes est kûfr, les partis politiques en Arabie Saoudite sont purs kûfrs (contraires d’après eux à une sunna du prophète exigeant la non division de la Umma), la caricature est kûfr, l’art et la danse sont kûfr. Si bien que la culture du kûfr est devenue une seconde nature chez beaucoup de musulmans, bien intériorisée dans leurs mœurs. Elle est enseignée à l’école, introduite dans les manuels scolaires, discutée en famille, colportée dans certains médias, récitée dans les prêches des mosquées, galvaudée dans les sphères des mouvements islamistes. Le Printemps arabe n’y peut rien. Elle est partout, dans les régimes autoritaires ou démocratiques. Ne nous étonnons pas si le musulman, même le plus humble parfois, se croit détenteur de la Vérité divine et membre d’un « peuple élu », même à titre inconscient. Le surpuissant Occident se morfond dans son erreur.
Cet islam- là est un islam de type wahabite, qui n’a pas encore épousé ou digéré les valeurs du siècle, qui refuse le monde non islamique, celui des kûffars et des renégats, qui doit être combattu par tous les moyens. La doctrine wahabite, par le dogme et l’argent du pétrole, a enfanté le terrorisme et les monstres de l’Etat islamique. En cas de résistance, le jihad, le meurtre de ses coreligionnaires, comme des kûffars étrangers, ouvrira largement les portes du paradis.
La démocratie s’impose en général et s’est imposée dans les mœurs, la réforme de l’islam aussi. Mais il importe de commencer les réformes, pas de les retarder indéfiniment. La réforme radicale, encore illusoire, consisterait à organiser un symposium de toutes les autorités religieuses et politiques du monde islamique, une sorte de nouvelle Conférence islamique, en vue de se mettre d’accord sur une nouvelle interprétation moderne et souple de l’islam (enseignement, mosquée, rites..). Chose utopique. Outre la difficulté d’unir sunnites, chiites et autres, chacun irait de son propre islam local. Les pays du Maghreb et les pays du Golfe et du Machrek sont trop différents les uns des autres.
Il faudrait alors se rabattre sur l’éducation, le droit, les mœurs, les médias et la culture, appuyés par de fortes volontés politiques. A défaut d’unir les théologiens, on essayera de coordonner les actions politiques par des réformes éducatives et sociales, devant conduire de proche en proche à créer le « nouveau musulman », comme le « nouvel homme » de Karl Marx. Revenir en somme à la naissance de l’islam lui-même qui a été révélé au prophète par l’impératif «Iqra » ( Lis), par la lecture. Et la lecture suppose relecture et révision des lectures précédentes. Les musulmans doivent être convaincus que tous les individus, même en islam, ont le droit de croire, comme de ne pas croire. L’athéisme, l’agnosticisme, le scepticisme sont des droits et des libertés attachées à la liberté individuelle, comme le droit de respirer quand on manque d’oxygène ou de manger quand on a faim. Il n’y a pas dans un système démocratique ou libéral des libertés à la carte.
Tout cela suppose une éducation fondée sur la raison, le progrès, la science, le rejet des préjugés. Les musulmans l’accepteraient-ils ?
Site Le Courrier de l’Atlas, 16 janvier 2015
Le combat pour la civilisation moderne
Le combat aujourd’hui en Tunisie (après l’attentat de Bardo) et dans les pays arabes (avec les crimes de Daech) n’est pas entre la droite et la gauche, ou entre les libéraux et les progressistes, qui sont tous, avec leurs variantes, et au même titre, fondamentalement démocrates. Les libéraux et les progressistes se distinguent sur les proportions respectives de liberté et d’égalité, sur le degré d’individualité ou de solidarité à introduire dans la société. Les conflits entre ces deux grandes tendances sont réglés politiquement par l’urne, pragmatiquement par la voie de la négociation ou moralement par l’opinion, dans toutes leurs variantes.
Les discussions et les compromis se rapportent ici en pratique aux modalités d’application dans l’Etat des doses respectives de liberté et d’égalité à travers les réformes, la gestion ou le fonctionnement des institutions, ou encore dans la vie sociale, économique ou éducative. Ces modalités et ces réformes, allant dans un sens ou dans un autre, sont indéfiniment négociables et renégociables selon la conjoncture du pays. Ils ne satisfont totalement et définitivement ni tel camp, ni tel autre. Mais les deux camps, libéraux ou progressistes, reconnaissent la nécessité du compromis, gage de paix sociale.
Le combat d’aujourd’hui dans les pays arabes qui font l’objet de terrorisme jihadiste, n’est pas celui-là. Le combat dont il s’agit n’est pas proprement politique, il est fondamentalement civilisationnel et culturel. La civilisation, c’est d’ailleurs le seul combat qui vaille la peine. Celui qui détermine les caractères propres de la vie culturelle, morale et matérielle des nations. Les modernistes, attachés à la sécularité de l’Etat et de la société, à la démocratie, aux libertés individuelles, font face dans le monde arabo-musulman à des islamistes et des fanatiques barbares et criminels, adeptes du califat et de la chariâ, institutions provenant du 7e siècle, qui font de la politique une religion, de la religion une arme criminelle, et de l’être humain un objet de sacrifice à Dieu (comme les tribus vivant dans les forêts ou dans les cavernes qui faisaient des offrandes humaines aux divinités pour calmer leur colère).
Les jihadistes-terroristes nient la modernité, le progressisme, les droits humains, l’individualité de l’être et les valeurs démocratiques. Ils sont déterminés à trancher le conflit avec les modernistes par la voie du sabre, du jihad, du meurtre, du terrorisme et de la «solution finale». Ils leur est difficile de gagner ce combat par la voie démocratique. Les électeurs libres n’ont pas l’habitude de voter pour les adeptes de la terreur.
En démocratie, on peut se conformer aux choix de la majorité, comme ne pas s’y conformer. On peut encore, comme le dirait le philosophe radical Alain, obéir et résister, être responsable et être libre en même temps. Le décret islamo-terroriste ne vous laisse guère le choix. Il vous pousse à vous conformer à la « loi » de Dieu ou à périr misérablement. Une sorte de manichéisme d’ordre humano-divin. L’hésitation même du « croyant » est condamnable. Elle est hérésie, comme toute autre individualité. Elle est une manière de jeter le doute sur la voie de Dieu.
Le terrorisme islamiste est au fond, lui aussi, un choix de « civilisation », tout comme la modernité elle-même. Mais une « civilisation » à reculons. Une civilisation négatrice de l’histoire, celle du nomadisme et du bédouinisme qu’on tente d’inoculer dans la civilisation du numérique au moyen de la violence. Même s’ils ne se privent pas de recourir à la technologie numérique pour faire un bond rapide en arrière. C’est cela le véritable « clash » des civilisations, un clash cette fois-ci à l’intérieur même de la civilisation arabo-musulmane.
Il y a certes toutes sortes de terrorismes et de jihadismes. Le terrorisme des sectes ou entités non étatiques n’est pas ici seul en cause, on peut aussi lui adjoindre le terrorisme de certains Etats islamiques : Iran, Arabie Saoudite, Qatar, et autres. Les deux terrorismes se nourrissent l’un de l’autre. Ils s’abreuvent de la même source. Coran, Sabre et Capital finissent par n’en faire qu’un et se liguer contre l’humanité.
Y a-t-il une différence entre les décapitations sur la place publique au sabre par l’Arabie Saoudite de trois condamnés à mort (mercredi 11 mars), coupables seulement de trafic de drogue, et les égorgements et les décapitations médiatisés et « numérisés » d’étrangers et de musulmans, avec le même sabre, par les terroristes du groupe de Daech? L’ironie de l’histoire, c’est lorsque un tel Etat, aux pratiques quasi-terroristes, prétend persécuter et combattre lui-même les groupes terroristes de Daech dans une sorte de combat de dieux. C’est à croire qu’il y a une gradation de bonté et de noblesse dans la hiérarchie terroriste. C’est la loi du chaos d’un nouveau genre : celle qui autorise un Etat théocratique finançant le terrorisme à poursuivre une entité théocratique franchement terroriste. Musulmans contre musulmans, islamistes contre islamistes. Terroristes contre terroristes. En sorte, la confusion des genres.
Y a-t-il une différence entre des Etats théocratiques qui coupent les mains des voleurs, dilapident les femmes accusées d’adultère, décapitent les coupables en public, financent le terrorisme jihadiste dans le monde, persécutent les hommes et femmes libres qui ne veulent pas faire la prière par une police religieuse, condamnent à mort les délits d’opinion et de conscience, et les groupes terroristes du type Taliban, Daech ou Ansar al-chariâ, qui égorgent, assassinent des enfants, violent les femmes, coupent les têtes ? Théocratie, Terrorisme et Totalitarisme (les 3T) relèvent de la même logique. Dieu contre la conscience.
Qu’un penseur libre, un historien dont la pensée islamique est l’objet de ses recherches, sorti d’une terre musulmane, comme Mohamed Talbi en Tunisie, ose défier les orthodoxes de l’islam, en agitant l’idée que la chariâ ne lie pas les musulmans, que seul le Coran, parole de Dieu les y oblige ( d’autant plus que la chariâ, incluant la sunna du prophète, n’a été rédigée que deux siècles après la mort du prophète, à partir de témoignages et des mémoires d’hommes postérieurs plus ou moins fiables), et le voilà jeté en pâture par les traditionalistes de l’islam du monde arabe, pour avoir bousculé leurs certitudes éternelles. Même ce penseur est par ailleurs soutenu par la société civile, attachée aux idées et pratiques libérales en islam.
Et ce n’est pas un hasard si Mohamed Talbi, à la manière d’un Voltaire dans l’affaire Calas ou d’un Zola dans l’affaire Dreyfus, a bien fini par incarner ces jours-ci, à lui seul, l’opinion publique tunisienne face aux manipulateurs de l’islam et de la chariâ. Il est devenu à travers la révolution politique, médiatique et numérique d’aujourd’hui l’antidote du cheikh Al-Qaradhawi au Qatar, dont l’émission quotidienne à Al-Jazeera, a joué un rôle capital dans la formation de l’opinion traditionnelle et terroriste dans le monde musulman, bien avant le printemps arabe.
Si cela prouve une chose, c’est que la civilisation moderne de l’individu est un « choc », ou même un « électrochoc » en islam. Elle défie, évalue, pèse, soupèse et critique librement l’intemporel à travers le temporel. L’individualité, c’est le courage de la remise en question permanente, c’est la modernité.
En Occident, le terrorisme des années 70 et 80, celui des brigades rouges et de la Bande à Bader était un terrorisme reniant la modernité au nom d’une autre modernité, plus révolutionnaire. Dans le monde arabe, le terrorisme jihadiste ou daechiste est le contraire de la modernité, un combat entre le salaf es-salah (l’ancêtre pieux) du 7e siècle et le citoyen du 21e siècle. Un décalage de 14 siècles les sépare. Le décalage est à lui seul une terreur, à lui seul un combat de civilisation.
Site Le Courrier de l’Atlas, 1er avril 2015
« L’administration de la sauvagerie » ou la stratégie de Daech
Il ne faut pas croire que Daech est seulement le fruit d’un concours de circonstances, issu de l’éparpillement des populations arabes à la suite des révoltes dans la région, du vide politique laissé par des dirigeants tyranniques disparus, ou résultant de la désagrégation des sociétés et de l’instabilité sociale, économique et politique. Il ne faut pas non plus croire que Daech est un phénomène psychologique puisant ses ressources dans les pulsions destructrices et violentes et sanguinaires de ses militants jihadistes, incarnant une sorte d’armée de Dieu.
Daech est surtout une conception, une philosophie, une architecture, une stratégie mûrement réfléchie depuis plusieurs années déjà, se ressourçant de l’évolution dans le temps, de l’expérience du terrain, de l’échec des mouvements jihadistes. Une stratégie tendant à occuper un territoire, à édifier une autorité structurée, un Etat fonctionnel, quasi institutionnel fondé sur des règles, normes, tribunaux et sanctions islamiques rigoureux. Il s’agit de la volonté de constituer moins un groupe ou une jamâ’a qu’un Etat proprement dit. C’est, en un mot, le rêve d’un retour au califat en bonne et due forme, tendant à faire sortir les peuples arabes de la culture laïque ambiante, des effets pervers de la domination et la « corruption » occidentales et à unifier un monde musulman éparpillé depuis des siècles. Un califat réhabilitant celui des Abbassides et s’étendant de l’Afrique du Nord à l’Asie centrale. Daech revendique la succession aux précédents califats. Le dernier calife, Abdülmecid II ayant été déposé en 1924 lorsque la Grande assemblée nationale turque a aboli le califat.
Cette stratégie de Daech est issue d’un opuscule d’un certain Abu Bakr al-Naji rédigé en 2004, intitulé « Idârat at-Tawahhuch : Akhtar marhala satamurru bihâ al-Umma » ( L’administration de la sauvagerie : l’étape la plus critique à franchir par la communauté des croyants). Cette stratégie est appuyée par un « complément stratégique » paru en 2010, « Khutta istrâtijiyya li-ta’ziz al-mawqif as-siyâsi li-dawlat al-‘Iraq al-islâmiyya » (Plan stratégique pour renforcer la position politique de l’Etat islamique d’Irak). Ce livre et son complément sont devenus le manuel du parfait jihadiste. On peut même dire que les jihadistes ont maintenant leur propre « Mein Kampf ». Ce n’est ainsi pas un hasard si ce livre a pu avoir du succès auprès des jihadistes de tout acabit.
« L’administration de la sauvagerie » est un livre qui cherche à fonder une stratégie élaborée pour les jihadistes, leur permettant de conquérir un territoire, de s’imposer au monde arabe, aux occidentaux et américains, et d’instaurer un califat. Pour cela, il n’omet pas d’indiquer la feuille de route à suivre pour suivre ce processus et atteindre ses objectifs. Il propose de commencer par créer un déchainement de violence tendant à désagréger les structures étatiques, établir une situation de chaos et de sauvagerie. Ainsi, les gouvernements réagiront par une violence supérieure à celle des jihadistes. Ces derniers pourront alors profiter de ce « système » de chaos pour obtenir le soutien des populations en paraissant comme une alternative incontournable. A ce moment-là, ils assureront la sécurité, s’occuperont des services sociaux, distribueront nourriture et médicaments et prendront en charge l’administration des territoires conquis. Rassurées ou pas, les populations finiront par accepter cette gouvernance islamique, fut-ce par les pratiques du meurtre, pillage, pendaison, égorgements. La crainte les poussera à la « raison », à la résignation.
Cette stratégie suppose aussi le développement de la religiosité des masses- la religion incarnant l’ordre social et politique- et la formation militaire des jeunes. La contestation ne doit pas être acceptée, car Daech cherche à neutraliser toute forme d’opposition.
Toutefois le livre reste vague quant à la manière de contrôler et de veiller dans la durée aux territoires conquis. D’où le recours à un texte complémentaire précisant et détaillant une telle stratégie « le plan stratégique pour renforcer la position politique de l’Etat islamique d’Irak ».
Dans l’ensemble (les deux textes), la stratégie consiste à suivre le processus suivant.
- Unification des efforts. Il s’agit de convaincre des groupes jihadistes concurrents de s’associer et de s’allier à l’Etat islamique. La bonne gestion de la sécurité et l’administration des villes, des ressources et des richesses par l’Etat islamique finiront par convaincre ces groupes et tribus disparates de le rejoindre. Daech a réussi d’ailleurs cette stratégie d’alliance en Irak en raison de la présence d’un ennemi commun : le gouvernement pro-chiite de Nouri al-Maliki.
- Planification d’un équilibre militaire. Cette stratégie accorde la priorité à l’ennemi interne, en terrorisant les mudjâhidin et les différents groupes jihadistes réfractaires pour qu’ils renoncent au combat. Cette stratégie a réussi en Irak lorsque Daech a fait des exécutions massives et médiatisées et conquis la deuxième ville du pays, Mossoul. Une fois l’ennemi interne neutralisé, Daech s’est occupé de la question syrienne. Nettoyage, assassinats ciblés de personnalités influentes et de leaders militaires caractérisent cette phase.
- L’établissement des Conseils du Réveil jihadiste (sahwa). Il s’agit d’armer les tribus afin qu’elles protègent leurs territoires et qu’elles les administrent par elles-mêmes en accord avec Daech. C’est une forme de délégation de compétence donnant l’apparence d’une structure étatique organisée. Comme l’indique le plan, Daech a cherché à obtenir l’adhésion des tribus en obtenant leur allégeance en échange d’une délégation de pouvoir et d’une participation aux bénéfices et à la gestion des richesses (gisements pétroliers, gaz, rapt, kidnapping). Certaines tribus et certains groupes ont accepté, d’autres pas, comme Al-Qaida ou Front al-Nosra. C’est ainsi que Daech a réussi à neutraliser plusieurs tribus influentes en Irak et en Syrie. Cela lui permettra de se désengager de ces territoires confiés aux tribus pour s’occuper de la conquête d’autres territoires.
- L’image du leader. Le chef ne doit pas être présenté comme un vulgaire chef de groupe ou de tribu, mais comme le dirigeant d’un Etat doté d’une légitimité politico-religieuse. L’émir de l’Etat islamique, actuellement Abu Bakr al-Baghdadi, doit paraître aux médias comme un modèle d’exemplarité : honnêteté, générosité, courage, impartialité. Ses actions doivent reposer sur la légitimité islamique. L’ayatollah Ali Khameneï est considéré comme le contre-exemple : il a interféré dans le choix du président iranien Mahmoud Ahmadinejad en 2009, perdant toute légitimité religieuse, surtout que celui-ci a remporté les élections grâce à la fraude électorale. Al-Baghdadi, sans avoir un parcours héroïque, a su jouer de cette image auprès des médias. Il se montre rarement aux médias pour préserver son image. Il n’est apparu au public que le 4 juillet 2014.
- La propagande. Dans son magazine en anglais, « Inspire », al-Qaïda incite ses sympathisants à créer des cellules terroristes dans leurs pays de résidence ou à mener des opérations isolées. Les efforts de propagande de Daech sont d’orientation différente et plus considérables. Ils cherchent à démontrer au public la légitimité religieuse de Daech et l’efficacité de son mode de gouvernement fondé sur la stabilité. Ils cherchent aussi à donner une vision religieuse, militaire et politique globale. De fait, Daech se distingue des autres groupes jihadistes par son appareil médiatique, quoiqu’il s’inspire aussi des vidéos de propagande de Anwar al-Awlaqi, principal idéologue d’al-Qaïda, qui avant tous les autres, a exploité les réseaux sociaux et internet. Seulement l’Etat islamique a franchi une nouvelle étape, en diffusant des vidéos avec des effets spéciaux de type hollywoodien.
Les deux cellules de communication de Daech sont « Al-Furkan », canal officiel et « Al-Hayat », spécialisé dans le cyberjihad. Un des principaux films réalisés est « Flames of War », d’une durée de 55 minutes, diffusé par Al-Hayat en 2014. La même année, al-Hayat publie pour la première fois un magazine de propagande appelé « Dabiq », publié en anglais sur internet, puis traduit en français, en russe. Daech lance encore un magazine mensuel en langue turque. « Dabiq » tend d’abord à recruter des sortes de « citoyens » pour son Etat, des muhâjirûn en provenance de tous les pays, afin qu’ils participent à la construction du califat.
- L’administration du califat islamique. Comme un véritable Etat, Daech a pu structurer les territoires sous sa domination. Il se divise en sept wilâyât ou provinces ayant à leur tête des gouverneurs. Ces wilâyât sont subdivisées par des sous-divisions locales, des qitâ’ât (secteurs). L’administration islamique intervient d’abord à travers un bureau de prédication, maktab al-da’wa. Ce bureau est chargé d’organiser des évènements sur le modèle des fêtes de quartier, ciblant les jeunes et les enfants et d’administrer les écoles islamiques. Une police religieuse, la Hisba, a pour rôle de promouvoir la vertu et la prévention du vice, sur le modèle des mutawwa’ saoudiens pour les prières, les tenues vestimentaires des femmes, la répression des trafics clandestins d’alcool. Une administration de l’éducation est établie, idârat al-tarbiya, destinée à l’endoctrinement des enfants. Des tribunaux islamiques, al-mahâkim al-char’iyya sont chargés d’appliquer rigoureusement la chari’a et de prononcer les hudûd (sanctions). Une police, al-churta, a pour rôle d’arrêter les personnes recherchées et de sécuriser les villes sous la domination de Daech. On trouve encore des bureaux de recrutement, une administration des relations publiques et des affaires tribales ; une administration des biens de la main-morte, al-awqâf, en charge des mosquées, de la désignation des muezzins, des prédicateurs, de la gestion du culte ; un bureau de l’aumône, diwân al-zakât ; une administration des services publics.
- Les finances. Dans un premier temps, Daech, tout comme Front al-Nosra, a bénéficié de la générosité des donateurs privés ou étatiques établis dans les monarchies du Golfe. Mais depuis qu’ils se sont emparés des réserves de la Banque centrale de Mossoul, deuxième ville irakienne (un million et demi d’habitants), Daech est devenu financièrement autonome. L’organisation pratique le racket et l’impôt révolutionnaire dans les zones de Syrie et d’Irak qu’elle contrôle. Les prises d’otages lui procurent de larges subsides. Il a noué des relations d’affaires avec toutes les maffias intéressées par le pétrole sur lequel ses jihadistes ont mis la main. L’Etat islamique détient maintenant un trésor de guerre exceptionnel.
C’est dire que, contrairement aux autres organisations terroristes, Daech est une organisation structurée selon le modèle étatique, administrée de manière complexe, appliquant des règles et normes islamiques, organisée rationnellement sur le plan militaire et bénéficiant des ressources exceptionnelles lui conférant une autonomie d’action notable.
Site du Courrier de l’Atlas, 2 novembre 2015
Daech, la grande épreuve des démocraties
Daech, tout le monde en parle, personne ne veut y mettre fin. On a tout dit sur ce Léviathan, on a encore peu fait, en tout cas rien défait. C’est du moins ce que croit et ressent à juste titre l’opinion mondiale et l’opinion arabe : toutes au point de mire. Face à la barbarie déshumanisée, face au terrorisme hollywoodien de Daech, l’opinion parle en termes de victimes, d’atrocité, d’horreur, de sang, de massacre, alors que les grandes puissances se complaisent encore dans le jeu diplomatique, stratégique, d’équilibre américano- russe, de nuances, de calculs et de subtilités de politique étrangère : celle de l’Union européenne, de la France ou de la Grande-Bretagne.
Daech se délecte de la médiatisation mondiale de ses attentats, comme le dernier en date, celui de Bataclan à Paris, ou encore celui de Sousse ou d’ailleurs. Les terroristes n’ignorent pas que les démocraties aiment parler, trop parler, voire palabrer, disséquer, contredire, se disputer dans les joutes oratoires à la télévision, dans la presse écrite, dans les radios ou dans les réseaux sociaux. Elles en parlent au grand jour, théorisent, dissertent et polémiquent sur le terrorisme et sur Daech dans ses moindres raffinements. Mais il y a un temps pour tout, un temps pour l’analyse, un temps pour l’action.
Les démocraties occidentales en arrivent à faire de Daech un film d’horreur, mais un film de fiction, qui n’atteint pas le moins du monde le monstre vivant. Daech, comme tous les mouvements terroristes, sait que les pouvoirs démocratiques doivent ménager leurs opinions, que les démocraties sont hésitantes, balbutiantes. Elles pèsent le pour et le contre, elles sont foncièrement pacifiques. Elles croient aux procédures, aux formes, aux garanties de droit. Au même moment où Daech est passé maître dans les procédures d’exécution rapide et instantanée. La mort est même devenue un acte artistique abominable qu’on met en scène dans un film ou vidéo, avec des acteurs, des réalisateurs et des producteurs.
Leurs troupes sont disséminées comme des taupes à l’intérieur même des vieilles démocraties occidentales et des pays arabes. Des daechiens européens tuent des européens, des daechiens arabes tuent des arabes. La distribution stratégique ou cinématographique est sauve. Ces militants de Dieu profitent du système démocratique, des espaces publics, des mosquées, des associations qataries ou saoudiennes faussement caritatives, pour déblayer le terrain du terrorisme abject par le lancement de cris de haine, par le verbe hostile, l’esprit guerrier, discriminant, qui frappe l’émotion des sans esprits, l’imagination des jeunes des familles émigrées, comme des moins jeunes européens, au cœur même du vieux continent ou dans les villages et montagnes arabes les plus reculés.
Daech, en première ligne contre l’ennemi introuvable ou injoignable fait office de défenseur des grandes causes de la civilisation arabo-musulmane en perte de vitesse, de plaideur des pauvres et humiliés contre les riches occidentaux arrogants, des victimes palestiniens contre l’ennemi et occupant israélien. Daech est puissant, Daech est un « Etat ». Donc Daech est l’islam, il est Dieu. Il tue, exécute, égorge au nom de Dieu. Le jihadiste daechien, enveloppé de bombes, sera récompensé dans l’au-delà, même si l’islam interdit le suicide. On maquillera alors le suicide par la martyrologie, qui elle, frappe davantage l’esprit des vivants.
Aujourd’hui les peuples victimes de Daech sont en détresse, ils appellent les politiques, les pouvoirs du monde, les responsables occidentaux comme arabes, à assister les peuples en danger, à agir, à mettre fin à ce groupe exterminateur, à cesser de s’indigner ou de parler de stratégie ou de se rencontrer dans des G8 ou G20 ou à l’OTAN et de se résoudre à mener des actions, à conduire une guerre impitoyable à la mesure de l’effroyable monstre. Combien de morts, combien d’attentats, combien de destructions et d’horreurs les peuples doivent-ils encore attendre pour que les puissances et les Etats arrivent à mettre fin à une menace universelle. Est-ce que la valeur humaine n’est rien d’autre qu’une statistique, un compte ou un jeu diplomatique raffiné ?
Les puissances occidentales, qui ont la puissance militaire nécessaire, ont une obligation de protéger et d’assister les peuples en danger, sans oublier de se protéger elles-mêmes. On a perdu beaucoup de temps, on a attendu la montée en puissance des actes terroristes. Veut-on attendre encore un véritable génocide ou la mort d’un peuple entier pour se décider enfin à agir. Les puissances mondiales et régionales ont aussi une responsabilité mondiale ou régionale à la mesure de leurs forces. A quoi sert une puissance si on ne sait pas s’en servir ou si ne veut pas s’en servir ? La force de dissuasion n’est plus d’aucune utilité face à Daech. Les peuples veulent de la détermination, du volontarisme et de la résolution face à cette menace grandissante. Toute une coalition internationale s’est mise en marche contre Daech, comme dans le passé contre Saddam après l’annexion du Koweït en 1990. Mais à ce moment-là, au Koweït, les Américains étaient pressés et déterminés à défendre ce pays et leurs intérêts pétroliers et stratégiques immédiats, contrairement à Daech d’aujourd’hui, qui gêne davantage les autres dictateurs que les Américains et leurs alliés.
L’histoire nous apprend que les démocraties peuvent retrouver leur détermination, leur raison profonde, lorsqu’elles se trouvent menacées dans leur « chair », lorsque se pose l’épreuve de survie. Les démocraties ont survécu à l’esclavage, au nazisme, au fascisme, au stalinisme, à la colonisation, aux camps de concentration, à la chasse aux sorcières en Amérique contre les communistes, au klu-klux-klan, à l’apartheid, à al-Qaïda, aux dictatures arabes, elles peuvent toujours s’opposer au terrorisme à grande échelle de Daech, pour peu qu’elles le veulent et qu’elles y trouvent un intérêt. L’intérêt dont il s’agit est surtout d’ordre moral. Les démocraties ne peuvent compter seulement sur leurs valeurs fondamentales, sur le droit, sur la liberté, la fraternité ou l’égalité, elles doivent encore montrer à l’humanité en perdition qu’elles savent aussi défendre leurs valeurs, quand elles sont menacées et combattre l’ennemi potentiel ou réel, et surtout ne pas se tromper de cible.
Site Le Courrier de l’Atlas, 16 novembre 2015
La montée aux extrêmes dans les vieilles démocraties ou l’effet Daech
Il est un fait que Daech est en train de changer la perception de la politique par les peuples, les partis et les leaders politiques dans le monde, victimes du terrorisme jihadiste, au point qu’on en est arrivé aux Etats-Unis, en France et dans d’autres pays européens, à mettre à l’index les populations musulmanes dans leur ensemble, confondues désormais avec les Daechiens, dont les musulmans et les peuples arabes en sont eux-mêmes victimes dans leurs propres régions.
Dans ces vieilles démocraties, les leaders politiques, en quête de popularité, candidats aux élections, surtout présidentielles, font désormais monter la tension. Pour eux, les craintes, légitimes d’ailleurs, de leurs populations priment toute autre considération. Quoiqu’on n’est plus dans la nuance. Quand il s’agit de protéger et de sécuriser sa population et son identité, on ne se refuse plus de « jeter à la mer » tous les peuples relevant de la même croyance que les terroristes, comme un « package deal ». Les subtilités de l’intelligence politique n’ont plus d’effet sur ce type de leaders.
Malheureusement, on le sait à travers les expériences historiques détestables, le rejet de l’autre, les promesses de purification de la nation, d’expulsion des immigrés innocents et réguliers, voire de liquidation des peuples ennemis, sont porteuses auprès d’un grand nombre d’électeurs d’intelligence moyenne. On appelle cela la démagogie. Elle a été payante en Allemagne durant la 2e guerre mondiale ou durant la guerre en Bosnie.
La menace étrangère fait perdre à toute population son intelligence profonde. Même les intellectuels et les hommes d’esprit peuvent y succomber, et ils le sont, y compris dans les pays libres, respectueux des droits de l’Homme ou dans les pays très développés et scientifiquement avancés. Il faudrait alors savoir comment peut-on allier à l’avenir, dans ces pays de lumière, l’éducation des jeunes avec le sens du progrès, de la justice, de la science, du droit, de l’égalité, qui généralement sont valables pour tous ou pour personne, pour les nationaux comme pour les immigrés ou les étrangers, pour les chrétiens, protestants ou catholiques, comme pour le juif, le bouddhiste ou le musulman ?
L’histoire nous le rappelle souvent. Les Arméniens en Turquie, les Kurdes aujourd’hui, persécutés dans tous les pays où ils résident, en Turquie comme en Syrie, en Irak sous Saddam. Les juifs le furent de manière apocalyptique sous les nazis, et une grande partie du peuple allemand s’accommodait de la fureur du Führer. Dans les années 60, la chasse aux sorcières des communistes par les autorités gouvernementales était propre aux Etats-Unis.
Les leaders, les grandes personnalités politiques et les partis qui ont de fortes convictions idéologiques ou politiques tombent rarement dans ces travers démagogiques ou identitaires, même s’ils n’y sont pas toujours immunisés. Ils n’ont pas besoin, eux, de faire plier la raison politique aux passions collectives, qu’ils savent passagères. D’autres leaders, moins lotis en la matière, brûlent d’envie de franchir le Rubicon du pouvoir par tous les moyens. Ils n’ont d’autres aliments politiques que le rejet de l’autre ou la haine. C’est le cas du candidat républicain aux présidentielles Daniel Trump ou de Marine Le Pen, leader du Front National, avides d’exploiter les peurs collectives, de sécuriser leurs bases électorales, par la haine de l’autre, l’ennemi, l’intrus, le suspect, et ses « complices » identitaires partout où ils se trouvent. Marine Le Pen a réussi là où son père a échoué. Elle est devenue crédible. Son père, Jean-Marie Le Pen était lui un baroudeur qui disait tout ce qu’il pensait des autres peuples de manière non politique, sans prendre de gants. D’ailleurs, il ne croyait pas au système parlementaire, comme les fascistes d’autrefois. Sa fille est mieux conseillée. Elle a fait comme les islamistes en Tunisie. Elle joue le jeu politique, du moins, elle fait semblant de croire au système politique institutionnel et en la démocratie. Mais elle reste fondamentalement démagogue.
Ces leaders politiques se comportent comme des pères fouettards identitaires. Ils rassurent les inquiets de toutes les catégories sociales : des pauvres, des moins pauvres, comme des riches qui financent leurs entreprises. Ils arrivent à semer le doute dans leurs esprits. Au vu de leurs « convictions » de base, la politique est surtout exploitation du malaise des foules à des fins politiques qui dépassent ces derniers. Que la politique soit l’incarnation de la raison, du logos ou de l’intelligence nationale, cela ne garantit pas une place au pouvoir aussi facilement que dans l’hypothèse inverse. Les candidats politiques d’en face sont plus crédibles auprès de l’opinion nationale et internationale, tandis que les partis classiques, ils sont historiquement plus rôdés et plus structurés, surtout s’ils ont été des partis gouvernementaux.
Le comble, c’est que Marine Le Pen a déjà fait un pas au pouvoir politique, non seulement dans les régionales tout récemment, notamment au premier tour, mais en matière de crédibilité politique, en se plaçant comme une sérieuse alternative aux présidentielles, pour elle et pour son parti aux législatives, notamment face aux partis « monopolistiques traditionnels ». Le Front Populaire est en effet toujours prêt à s’attaquer à quelque chose. On se souvient, il y a quelques années, du célèbre cri de J-M Le Pen contre « la bande des quatre » (les quatre grands partis : RPR, UDF, PS et PC) accusés de déviationnisme républicain. Le discours « contre » de sa fille, à la faveur du désarroi actuel de l’opinion face aux horreurs de Daech, la place d’emblée comme une alternative sérieuse aux élections politiques face aux deux grands, les Socialistes et les Républicains, empêtrés depuis plusieurs décennies dans les difficultés de la responsabilité politique. Ces partis traditionnels en sont encore à la politique « pour », pour des valeurs fondamentales. Politique depuis longtemps désuète pour le Front national.
Il en va de même pour le richissime républicain Donald Trump, qui n’a pas mâché ses mots, comme doit le faire un homme politique, après l’attaque terroriste d’un islamiste au mois de novembre dernier aux Etats-Unis à San Bardino faisant 14 victimes. Il faudrait d’après lui que les musulmans soient « barred from the US ». Ce n’est pas différent, dit-il, de ce qu’a fait Franklin Roosevelt durant la 2e guerre mondiale, lorsqu’il a fait détenir des milliers de japonais américains, devenus tous suspects après l’attaque de Pearl Harbour. « Nous n’avons pas le choix, a dit Trump, il faut le faire ».
Ce faisant, la réaction du monde arabe ne s’est pas fait attendre. Trump a des affaires à Dubai, ses associés dans ce dernier pays ont rejeté radicalement ses propos et attitudes et vont revoir leur collaboration avec lui. Ils finiront peut-être par effacer l’ardoise plus tard une fois que les choses se soient calmées. L’argent n’a pas de couleur politique, ni de religion.
On a l’impression que pour Trump, les protestants américains de différentes sectes sont citoyens américains; les catholiques américains sont citoyens américains; les bouddhistes américains sont citoyens américains; les juifs américains sont citoyens américains; mais les musulmans américains sont seulement musulmans, donc suspectés de terrorisme, mais pas tout à fait citoyens. Nouvelle citoyenneté à la carte du candidat républicain Donald Trump aux présidentielles. Une citoyenneté classée non pas sur la base des droits et obligations, identiques pour tous, mais sur la base du type de croyance: les unes dites acceptables, les autres éjectables. C’est aussi une citoyenneté variable selon la conjoncture. En temps normal, les musulmans américains restent américains, mais en temps de crise ou de terrorisme islamiste, même ailleurs en terre arabe, tous les musulmans américains doivent alors en pâtir. Tocqueville doit se retourner de sa tombe, lui qui pensait, à partir du modèle américain même, que la marche vers l’égalité est « irrésistible », voire « providentielle » en démocratie. «Providentielle», c’est le cas de le dire. C’est à peine si on pouvait encore parler du «rêve américain»?
On sait que les démocraties ont des contre-pouvoirs, qui ne tolèrent pas les reniements de leurs propres valeurs, au risque de se remettre en cause elles-mêmes. Les dérives en leur sein, exploitées par les acteurs en raison de la permissivité du système démocratique, finissent en général par être remises en cause. Mais en politique, c’est souvent le bon diable qui veille sur les saints.
Le Courrier de l’Atlas, 18 janvier 2016
La connexion anti-kûffars
Le terrorisme islamiste s’installe dans notre quotidien. C’est désormais un mal mondial. En guerre contre le monde non islamisé, chrétien, protestant ou judaïque, kuffârs (incroyants ou athées) par essence, adorateur d’un Dieu autre que celui des islamistes, et contre les idéologies et philosophies séculières. Mais en guerre surtout contre le monde musulman laïcisé, semi-laïcisé, ou modernisé, kûffars par leur éloignement du Dieu de l’islam. Rappelons que le terme « kuffârs » (pluriel de kâfir) existe dans la culture musulmane de base et dans le langage usuel de la vie courante. Un terme très usité par les générations arabo-musulmanes précédentes, pieuses ou non pieuses, et par les personnes peu instruites, voire analphabètes. Les kûffars, ce sont eux (les non-musulmans), les « croyants », c’est nous (les musulmans).
Autrefois, le terme « kûffars » était employé innocemment, spontanément, dans le quotidien arabo-musulman pour désigner les étrangers ou les non musulmans. Maintenant, employé par les terroristes et par les islamistes, il prend une connotation guerrière, voire meurtrière. Il s’agit de désigner l’ennemi à abattre. Ce dernier, c’est « l’autre », l’occidental. C’est aussi le « nous », les musulmans, comme peuple de traîtrise. Tous relevant de la société « jahilite » (ignorante) définie par Sayed Qutb, comme « toute société qui n’est pas musulmane, de facto, toute société où l’on adore un autre objet que Dieu et lui seul. Ainsi, il nous faut ranger dans cette catégorie l’ensemble des sociétés qui existent de nos jours sur terre ». C’est la doctrine des « Frères musulmans », celle de Hassan Banna, Abdelkader Ouadh, Mustapha Sibaï, Sayyed Qotb, Mawdoudi : les pères de la connexion anti-kuffârs.
Aujourd’hui encore, pour les islamistes terroristes, et même pour les non terroristes, nostalgiques de la « romance » frériste, le kâfir ou l’incroyant n’est pas seulement celui qui ne jeûne pas au mois de ramadan, qui ne va pas à la mosquée, qui ne fait pas la prière ou le pèlerinage, c’est surtout celui qui n’est pas régi par la voie de Dieu, qui n’emprunte pas la voie du salafisme, qui n’est pas soumis au Coran et à la chariâ à l’intérieur d’un califat de type impérialiste, comme au 7e siècle. Le sabre est l’ultime châtiment contre de tels mécréants. Entre l’islamiste et le non islamiste, le premier juge, le deuxième est jugé. Le théologien condamne le politique, l’illuminé condamne le citoyen tiède.
Plus flexible, Saint-Augustin admettait au 4e siècle la coexistence des « deux cités », la cité de la terre et la cité de Dieu, vouées à vivre côte à côte jusqu’à la fin des temps. Aucune ne peut l’emporter sur l’autre. Dieu seul est capable, d’après lui, de savoir de laquelle des deux cités chacun relève. Aucun homme n’en est capable. Le terroriste islamiste, daechien ou autre, « tranche », lui, dans le vif : la loi de Dieu chasse la loi politique.
Traiter un homme de « kâfir », quel qu’il soit, c’est comme si on jetait sur lui un sort. Du coup, on fait ici plus que la sorcellerie, qui se contente, elle, de déstabiliser ses cibles par des pratiques magiques. On condamne moralement et péremptoirement un homme ou un peuple. Et en toute logique, on l’élimine physiquement, fût-ce monstrueusement ou par égorgement, comme le font les daechiens. Pire encore, ces derniers s’en vantent, vidéos à l’appui, auprès des réseaux sociaux et de l’opinion mondiale. Conscients d’être les nouveaux missionnaires de la « morale » islamique, venus chasser la corruption, l’incroyance et la dictature.
La chasse aux kuffârs et la volonté de purification religieuse ont enfanté des monstres, une sorte de Léviathan du terrorisme. Le 11 septembre, qui a déjà causé plus de dégâts que la bataille de Pearl Harbour en nombre de victimes, est relégué au musée de l’histoire. Daech est une entité quasi-étatique, une nébuleuse, mais aussi une connexion. Une connexion mieux organisée que les groupes précédents, Frères musulmans ou Talibans, disposant de larges territoires entre deux pays voisins, la Syrie et l’Irak, ayant des « sujets » ou des assujettis, un gouvernement, un parlement, des écoles, des prisons, des juges et des cellules dormantes en éveil dispatchées dans le monde.
Daech est soutenu internationalement, financièrement et militairement, par plusieurs Etats, allant du Golfe persique au monde occidental. Il est un enjeu stratégique, mais qui a fini par échapper à ses propres promoteurs. Il s’est mis à faire son propre jeu « stratégique », contre l’avis de ses commanditaires. Ses guerriers sont multinationaux, pour peu que ce terme ait un sens pour eux.
Aujourd’hui, après la déconfiture de Daech à Alep en Syrie, et sa mort annoncée en Irak à Mossoul, ses guerriers vont se transfigurer en « ambassadeurs » de Daech dans leurs propres pays. Ils vont renforcer les armées de réserve des cellules dormantes, continuant la guerre jihadiste par d’autres moyens. Leurs pays d’origine s’inquiètent à juste titre de leur retour probable. La terreur risque de continuer, les attentats aussi.
Cela montre bien, pour leurs pays d’origine, comme pour leurs pays d’adoption, qu’il n’est plus possible de séparer sécurité nationale et sécurité internationale. Les Etats, occidentaux ou arabes, ne peuvent plus traiter le phénomène islamiste daechien de manière autonome à l’intérieur de leurs frontières. Souvent, l’attentat se prépare dans trois ou quatre pays en même temps, comme le prouvent les renseignements sur les attentats de Berlin, d’Istanbul, de Bataclan, de Bruxelles, de Sousse ou Ben Guerdane. Il faut savoir que les frontières n’ont jamais arrêté ou dissuadé les terroristes islamistes. Les cellules dormantes sont là pour les accueillir avec bienveillance. Il s’agit d’une connexion insaisissable. Daech est en train d’être battu militairement, parce qu’il a voulu jouer à la guerre contre les Etats et se découvrir. Toutefois, en tant que connexion, il sera difficile à contrôler. Il importe alors de le traiter internationalement en tant que connexion, par une coopération sécuritaire intense. Chose que les Etats, de plus en plus en conscients, sont en train de faire. Mais il y a encore des failles habilement percées par Daech. Une connexion est invisible et éclatée, un Etat est un socle bien assis et bien visible.
Les daechiens ne s’avoueront pas vaincus. Ils livreront un combat à mort. Ils ont la certitude que leur sacrifice sera récompensé dans l’au-delà. Ce sont des « jihadistes », un terme noble devenu détestable par les temps qui courent. C’est « eux » ou « nous », leur Dieu et leur sabre ou notre démocratie et notre liberté. Ils ne peuvent vivre pacifiquement avec nous, les humains, les « faibles ». Ils n’ignorent pas que tant les démocraties que les dictatures arabes sont fragiles. Ils se nourrissent des largesses des démocraties et de la culture libérale dans le sens large du terme, qui leur tendent les bras. Les démocraties tolèrent en leur sein le libre exercice du culte musulman dans les mosquées où ils tiennent des « meetings » quotidiens, ainsi que les librairies islamiques et salafistes, les jardins d’enfants et écoles salafistes, les associations de « bienfaisance », les réseaux sociaux et internet. Ils participent même dans les foires internationales du Livre en proposant des tarifs préférentiels pour leurs vulgates, en profitant de l’universalisme culturel prôné par des démocraties mondialisées.
Autant il est possible de lutter contre cette connexion sur le plan sécuritaire et frontalier, autant il est difficile de lutter contre elle sur le plan idéologique, politique ou financier. Il faudrait certes lutter contre elle par l’urgence, par nécessité. Mais, comme cela ne suffit pas, il faudrait aussi la traiter sur le fond par des politiques publiques et des stratégies à long terme. Or, s’il y a eu jusqu’à présent des stratégies nationales, bilatérales (Tunisie-Algérie) ou régionales (UE), il n’y a pas encore de stratégie typiquement internationale ou mondiale.
Par ailleurs, un pays comme la Tunisie, en apprentissage démocratique, vit un dilemme dans la lutte contre le terrorisme daechein. D’un côté, le gouvernement doit condamner ce fléau et être ferme avec lui sur le plan sécuritaire et répressif ; mais, d’un autre côté, il doit continuer à faire des efforts pour intégrer les islamistes politiques « nationaux », d’Ennahdha, dans le processus politique, institutionnel et démocratique. Eux, qui ont accepté de faire des compromis lors du Dialogue national, qui ont entamé quelques révisions stratégiques et doctrinales, et qui sont dans le gouvernement d’union nationale. Ce qui n’est pas facile pour le gouvernement. Gouvernement et Ennahdha vivent ainsi tous les deux dans une situation ambigue.
Les dirigeants d’Ennahdha font des déclarations très compréhensives, voire mielleuses à propos du retour des daechiens tunisiens (ils sont, disent-ils, malades, ils ont été induits en erreur, ils doivent reconnaitre leurs torts, et dans ce cas leur pardonner, car l’islam aime le pardon). Mais l’opinion est intraitable à leur sujet. Outre qu’elle s’oppose à leur retour, elle suspecte ce parti d’avoir quelques complicités avec la connexion, comme avec les réseaux de recrutement des « jihadistes » tunisiens en Syrie à travers les mosquées du pays et les cellules dormantes.
L’islamisme lui-même reste une connexion anti-kuffârs avec plusieurs tentacules: une voie modérée et politique ; une voie salafiste ; et une voie guerrière, terroriste, plus monstrueuse.
Le Courrier de l’Atlas, 9 janvier 2017