Obama et la Syrie : Entre le militarisme stratégique et le moralisme de l’opinion
Premier président noir élu de l’histoire américaine, Obama se voulait l’anti-Bush, notamment après les dégâts laissés par son prédécesseur en Irak en 2003. Mais Obama semble, toutefois suivre de plus en plus les pas de Bush, quant aux menaces d’intervention américaine en Syrie. Il s’agit dans les deux cas de punir unilatéralement un dictateur ; dans les deux cas, d’un pouvoir suspecté, sans preuves concordantes et irréfutables, d’avoir utilisé des armes de destruction massive ; dans les deux cas, d’un pouvoir gênant dans un Proche-Orient déjà très compliqué, et menaçant pour les alliés américains ; dans les deux cas, de contourner la légalité du Conseil de sécurité ; dans les deux cas, d’agir contre l’avis de la Russie et de la Chine, exportateurs d’armes à ces pays.
Depuis l’indépendance des pays du Maghreb, où ils ont poussé le colonisateur français au retrait, et l’affaire de Suez, où ils ont empêché l’Angleterre, la France et Israël d’attaquer l’Egypte de Nasser pour avoir nationalisé le canal, les Etats-Unis n’ont plus été lucides dans leur diplomatie vis-à-vis des pays arabes et au Proche-Orient. Aujourd’hui, Obama veut lui aussi sa guerre, pour rentrer dans l’histoire américaine, qui réserve d’habitude de bons échos aux leaders luttant pour le transfert du «droit» et de la «démocratie» dans le monde, ou luttant pour «le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes», surtout que son bilan diplomatique est un peu terne.
La frappe de la Syrie pourrait éliminer trois forces régionales ennemies en même temps: l’Iran, la Syrie et Hezbollah, écarte un vieil ennemi devenu seulement rival dans la région, la Russie, et sauvegarde les pays amis: Pays du Golfe et Israël. L’islamisme jihadiste des rebelles syriens ne semble pas être leur souci immédiat. Mais, les Etats-Unis nous ont habitués à ne soutenir les islamistes que lorsqu’ils servent leurs intérêts conjoncturels (Talibans en Afghanistan, Wahabites du Golfe et même les islamistes actuels en Tunisie et en Egypte).
Malheureusement, dans les relations internationales, souvent immorales, les valeurs démocratiques ont peu de prise. L’enjeu de la Syrie dépasse bien, pour les Etats-Unis d’Obama, le conflit entre une dictature (de Assad) et une démocratie (de l’opposition ou des rebelles). D’ailleurs, les plans de transition démocratique expérimentés par les Américains en Irak ont pour la plupart échoué. Il s’agit plutôt d’une stratégie internationale, une pièce de l’échiquier, un point de la carte géopolitique, qui a peu de rapport avec les valeurs démocratiques défendues par les partis, les représentants de la société civile et les intellectuels syriens. Une grande puissance voit grand, elle a une lecture mondiale des évènements et des intérêts hiérarchisés. Il y va des Etats-Unis, comme de la Russie ou de la Chine. Il est légitime de se demander en quoi ces rebelles barbus en Syrie, ces mercenaires, partisans du jihadisme du niqah, du califat et de la chariâ, qui viennent de tous les pays arabes sauf de la Syrie, juste pour 3000 dollars remis par les wahabites de l’émirat du Qatar, peuvent-ils être favorables à la démocratie et mériter le soutien d’Obama?
Imaginons un peu. Une fois qu’en Syrie, les islamistes jihadistes rebelles arrivent à déloger Bachar Al-Assad, grâce à l’aide militaire des Etats-Unis et de la France et le financement wahabite, ils auront la légitimité révolutionnaire pour eux pour l’éternité. Alors qu’en Tunisie, l’Egypte et la Libye, ce sont les sociétés civiles qui ont la légitimité révolutionnaire pour eux. Parce qu’il faut bien le souligner, ce ne seront pas les opposants syriens démocratiques ou les intellectuels laïcs raisonnables, bien reçus en Occident, qui auront demain la légitimité démocratique ou révolutionnaire, mais ceux qui ont pris les armes à la main, les jihadistes. Et le seul changement qui aura eu lieu en Syrie, c’est qu’une dictature traditionnelle salafiste aura chassé une autre dictature modernisante, non moins sanguinaire. Ce sera comme en Iran, où des moallahs se sont substitués au moderniste monarque absolu, le Chah, depuis plus de trois décennies déjà. Et l’Iran pratique depuis le terrorisme d’Etat.
Ainsi ces jihadistes syriens couvriront la toile islamiste au Proche-Orient, empêcheront l’Egypte d’évoluer vers la démocratie, et entameront l’islamisation du Liban, déjà à demi-satellisé par Hezbollah. La Syrie étant un melting-pot ethnique, mais un pays de tradition nationaliste, si le pays se libère militairement par des Etats occidentaux, certains l’accepteront, d’autres pas. Lors de l’impossible transition, les sunnites appelleront les sunnites, les chiites appelleront les chiites et les chrétiens appelleront les chrétiens. Elle deviendra un Liban à grande échelle, avec une situation internationalisée.
Si la Syrie et l’Egypte, les deux grands du Proche-Orient, s’islamiseront, il n’y aura plus de limite à l’écoulement de l’argent wahabite, des armes, ni au recours aux attentats et au terrorisme dans les pays non islamistes. Leur proximité avec les wahabites du Golfe fera des étincelles. Ce n’est pas de la fiction, mais une hypothèse probable. Les sociétés civiles tunisienne et égyptienne, qui ont fait un grand pas en avant par leur révolution, sont en droit de s’inquiéter de la contagion islamiste, qui risque de les faire revenir, non pas au stade de l’avant-révolution, mais de l’avant-civilisation. Les échantillons qu’elles ont sous la main leur suffisent amplement.
Le parlement anglais ayant refusé l’implication de l’Angleterre dans la croisade syrienne, chose qui soulage le premier ministre David Cameron d’un lourd fardeau, ne restent plus en course que les Etats-Unis et la France. Bachar Al-Assad doit être éliminé, pour la France, parce que le dictateur est gênant certes, parce qu’il a utilisé des armes chimiques, fait encore non prouvé. Mais aussi parce que la Syrie est soutenue par deux contre-alliés, l’Iran et la Russie, elle maintient une tutelle sur le Liban, notamment à travers l’Iran et Hezbollah, alors que la communauté chrétienne, maronite, libanaise, est culturellement la chasse gardée de la France. Et aussi, parce que le président Hollande, homme de peu d’envergure, a une chance, à l’aide de l’allié Américain, de redorer son profil politique interne, tout en acquérant l’image d’un guerrier défenseur des nobles valeurs sur le plan international.
Les Américains voient tout au Proche-Orient, depuis la fin du communisme et l’abandon de la doctrine de l’endiguement, à travers le primat de l’économie pétrolière et le prisme amis-ennemis d’Israël, l’allié le plus sûr. Un régime islamiste à la place de Bachar Assad ne les gênerait pas, tant qu’il peut croire au marché et avoir des rapports cordiaux avec les pays du Golfe et Israël. La Syrie de Bachar, pays du front, en conflit avec Israël, et alliée traditionnel de la Russie, de l’Iran nucléaire et de Hezbollah, s’oppose à la stratégie américaine dans la région. Les Etats-Unis préfèrent contrôler les grands pays arabes, l’Egypte, la Syrie, l’Arabie Saoudite et Qatar (pour sa richesse), pour préserver la stabilité dans la région, sans laquelle il ne peut y avoir ni hydrocarbures, ni protection des alliés sûrs.
On disait qu’il y a beaucoup de ressemblances entre l’Irak de Bush et la Syrie d’Obama. La différence entre eux, c’est que l’opinion publique américaine n’est pas aujourd’hui favorable à l’intervention américaine, contrairement au cas irakien où elle l’était. Et ce n’est pas peu de chose au regard de l’histoire politique américaine. Car, un des éléments déterminants et constants dans la vie politique américaine, sur le plan interne ou diplomatique, c’est le rôle majeur tenu par l’opinion publique. Les Américains y croient religieusement. Que le président américain soit dans l’exercice de son premier mandat ou dans l’exercice de son deuxième mandat, que la question soit en rapport avec la politique interne ou la politique internationale.
Le peuple américain est un peuple croyant, moral, naïf sur le plan des valeurs, alors que les relations internationales sont peu morales. D’où les décalages qui peuvent apparaître entre les valeurs auxquelles est attachée l’opinion et les décisions du pouvoir. Les exemples sont nombreux.
Sur le plan interne: qui a contraint le Président Nixon à la démission lors de l’affaire Watergate en 1974? L’opinion publique, parce qu’elle ne lui a pas pardonné ses mensonges, crime suprême pour un peuple puritain attaché aux valeurs morales. Qui a empêché le recours à la procédure d’impeachment contre Clinton à la suite de l’affaire du harcèlement sexuel, dans laquelle il était impliqué, vis-à-vis de la stagiaire de la Maison-Blanche, Monica Lewinsky, en 1998? C’est l’opinion publique, parce qu’elle soutenait le bilan économique de Clinton, qui était manifestement positif.
Sur le plan international: qui a fait replier le gouvernement américain du Vietnam en 1973? C’est l’opinion publique, la rue, les campus universitaires, les artistes, les intellectuels, les médias. Qui a poussé Bush le père à aller défendre le Koweït après son annexion par l’Irak en 1990? C’est certes la décomposition de l’URSS et le nouveau consensus apparu dans la société internationale. Mais, c’est aussi l’opinion publique qui avait ici des appréhensions sur les ressources pétrolières du pays. Qui a poussé Bush le fils à attaquer illégalement l’Irak en 2003 pour donner une leçon au dictateur Saddam et lui substituer une démocratie, qui a du mal à naître jusqu’à ce jour? C’est l’opinion publique. Il faut rappeler qu’en 2003, les sondages d’opinion ont montré que, contrairement à l’ensemble des opinions mondiales, la seule opinion qui soutenait Bush dans sa guerre en Irak était l’opinion américaine, sans doute « travaillée » aussi par les officiels militaires, les promoteurs de la politique musclée et les médias.
Aujourd’hui, pour la Syrie, l’opinion publique américaine est massivement défavorable à l’intervention en Syrie. D’après un sondage tout récent, 60% des Américains sont hostiles à l’attaque de la Syrie, 9% seulement d’entre eux la souhaitent. Voilà ce qui explique entre autres les hésitations d’Obama. Aux Etats-Unis, il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de l’opinion, et son représentant naturel, les médias. Il est souvent décisif, malgré l’autorité du Président.
A ce jour, Obama semble décidé pour l’intervention, mais il est encore tiraillé entre le militarisme stratégique et le moralisme de l’opinion américaine. Surtout qu’il n’a pas beaucoup d’alliés. Beaucoup de ses alliés de l’OTAN ne le suivent pas. Cette intervention est jugée par l’OTAN et l’Union européenne très aléatoire. La Ligue arabe est partagée. Il n’y a plus que Hollande qui le soutient activement. Pour le moment, l’opinion reste le seul frein qui peut arrêter Obama en Syrie, comme le prouve la tradition américaine. Le pourra-t-elle ?
Site Le Courrier de l’Atlas, 1er septembre 2013
Punir ou ne pas punir la Syrie : la tragédie d’Obama
Le hasard du « calendrier » de l’histoire fait qu’Obama n’a pu avoir l’occasion de frôler la haute politique, c’est-à-dire les questions de guerre et de paix, que durant son deuxième mandat. Si la question syrienne était apparue durant le son premier mandat, avec les mêmes termes qu’aujourd’hui, Obama aurait très probablement hésité davantage avant de décider de l’intervention militaire, voire se serait abstenu de le faire. Les deuxièmes mandats sont censés « relâcher » les présidents, en les libérant de toute contrainte, puisqu’ils n’ont plus la possibilité de se représenter. Bush père est intervenu contre l’Irak pour sauver le Koweït dans les derniers jours de son deuxième mandat.
Obama fait ainsi face à une tragédie bien shakespearienne : punir ou ne pas punir la Syrie de Bachar Al-Assad. La Syrie est accusée d’avoir utilisé les armes chimiques contre la population et les rebelles, d’être un « Etat voyou » favorisant le terrorisme (d’Etat) depuis déjà plusieurs décennies, et d’être une dictature gênante au Proche-Orient.
A vrai dire, le dossier juridique et moral d’Obama est, du moins pour le moment, encore vide. D’abord, le Conseil de sécurité ne peut autoriser par une résolution l’intervention militaire en Syrie en raison de l’opposition déclarée de la Chine et de la Russie. Même si Obama a estimé dans sa conférence de presse du 6 septembre, après le Sommet du G20 à Saint-Pétersbourg, qu’onze Etats soutiennent son intervention (Turquie, France, G.B, Israël, Arabie Saoudite…). Ensuite, les inspecteurs-experts de l’ONU n’ont pas encore examiné les preuves de manière approfondie. Il leur faut, semble-t-il, encore deux semaines au moins avant de se prononcer. Et là, on ne peut que donner raison à Poutine : « Si les Américains ont des preuves sur l’utilisation du gaz toxique par le pouvoir syrien, qu’ils le montrent au Conseil de sécurité. S’ils ne le montrent pas, il n’y a pas de preuve ». En troisième lieu, l’opinion publique mondiale, européenne et américaine est dans sa majorité, défavorable à une action militaire des Etats-Unis en Syrie. Enfin le Congrès n’a pas encore pris position, il pourra toujours s’y opposer pour suivre l’opinion publique, garante de la réélection de ses membres. D’autant plus que la crédibilité du Congrès est aussi en jeu. D’ailleurs dans l’hypothèse du refus du Congrès de l’appuyer, Obama n’a pas encore dit ce qu’il ferait dans ce cas. Peut-il aller à l’encontre de la volonté de son peuple ?
Mais le Congrès est devenu aussi son va-tout. Sur le plan de la légalité, Obama se suffit du Congrès américain, devenu pour la circonstance le Conseil de sécurité de substitution. Auquel cas, a-t-il le «droit « d’engager le monde par une simple résolution interne ? Sans le Conseil de sécurité, ce serait quasiment la loi de la jungle. Et si le Conseil de sécurité bloque Obama, c’est qu’il ne trouve pas nécessaire et opportune l’intervention militaire contre la Syrie, laquelle intervention risque d’empirer les choses et les compliquer. D’autres moyens politiques, comme la négociation d’une sortie du pouvoir de Bachar et d’autres pressions, comme l’armement de l’opposition laïque, la mise à l’écart des rebelles jihadistes, ou l’isolement rigoureux et draconien de la Syrie, sont peut-être plus opportuns.
Obama a présenté lors de la conférence de presse du G20 plusieurs séries d’arguments en faveur de la position américaine. Il a estimé que tout le monde est d’accord sur la violation du droit international par la Syrie qui a utilisé des armes chimiques contre son peuple. Si on n’arrive pas à utiliser le Conseil de sécurité face à ces violations, alors on pourra douter du système international. Va-t-on se borner à faire des déclarations ou condamnations verbales ? Certains, poursuit-il, ont critiqué l’absence d’intervention de l’ONU au Rwanda, en se tournant principalement vers les Etats-Unis, pourquoi le refuseraient-ils maintenant ? Les Etats-Unis sont intervenus avec la communauté internationale au Kosovo et ils y ont réussi. Si pour le Rwanda, Obama a raison, en revanche pour le Kosovo, c’est l’opinion internationale qui voulait l’intervention de l’ONU et des Américains. En Syrie, la même opinion n’en veut pas, même si Obama promet qu’il n’y aura pas de troupes au sol, mais seulement des attaques ciblées par avion, contrairement à la guerre irakienne. Si la communauté internationale n’agit pas, insiste Obama, face à la violation des normes contre l’utilisation des armes chimiques, la norme internationale elle-même risque de se désagréger.
Or, la communauté internationale est, d’après lui, bloquée par les positions politiques de certains pays, allusion à la Russie et à la Chine, qui ont « pris en otage le Conseil de sécurité », qui ne peut plus agir et remplir sa mission de maintien de la paix et de la sécurité internationales. Or, si le Conseil de sécurité est paralysé, il faut bien agir pour sauver les populations, les 4 millions de réfugiés, parmi lesquels 700 000 enfants, qui risquent de rendre eux-mêmes la situation politique encore plus instable, et sauver aussi les pays voisins (Turquie, Israël, Jordanie) des risques chimiques. Les interventions militaires, estime Obama, sont toujours impopulaires, mais on n’arrêtera pas Bachar sans intervention militaire et en lui donnant l’avantage de l’impunité. La question de la Syrie ne peut être résolue que par un changement au pouvoir, par une transition démocratique.
Voilà en gros, et en résumé, les arguments officiels fondamentaux présentés par Obama, lors de sa conférence de presse du 6 septembre, pour justifier l’intervention militaire américaine en Syrie. C’est la première fois où il les rassemble en bloc. Sur ce point, cette conférence nous a semblé importante. Car, il faut aussi faire état de la position américaine officielle pour pouvoir connaître les intentions réelles ou cachées d’Obama et les discuter en conséquence.
Si Obama veut faire la guerre à la Syrie au nom de la « communauté internationale », comme il le dit, sans passer par le Conseil de sécurité, censé pourtant défendre la sécurité de cette même communauté internationale, alors il faudrait de trois choses l’une. Il faudrait : ou bien mettre fin à l’ONU, incarnation de la communauté internationale, pour son inutilité dans le maintien de la paix ; ou bien retirer le terme « communauté internationale » du dictionnaire diplomatique pour son inauthenticité ; ou bien retirer la confiance à Obama pour son bellicisme manifeste. Obama reconnaît pourtant que la communauté internationale ne veut pas ou ne peut pas agir. Les petits Etats lui disent en effet qu’ils ne peuvent pas agir, et l’opinion américaine et internationale lui dit qu’il ne faut pas agir. Bref, la communauté internationale elle-même, au nom de laquelle Obama veut agir, ne veut pas de cette guerre. A moins que les Etats-Unis considèrent que la communauté internationale n’est pas représentée par 192 Etats, mais par un seul. Et c’est visiblement le cas.
C’est la raison pour laquelle il y a une guerre dans la guerre dans l’affaire syrienne, entre les Etats-Unis d’Obama et la Russie de Poutine. Poutine n’accepte pas qu’Obama puisse prétendre incarner à lui seul la communauté internationale, notamment en faisant abstraction du rôle du Conseil de sécurité, crée à l’origine justement pour que les grandes puissances qui le composent ne puissent pas entrer en guerre les unes contre les autres. D’où la nécessité de leur accord pour tout recours à la force dans la société internationale. Or, en l’espèce, cet accord fait défaut. Les Etats-Unis sont taxés de bellicisme injustifiable.
Pourtant, seule la Russie, son grand allié stratégique, peut arrêter ou assagir politiquement les dérives de Bachar Al-Assad. Poutine est en contact permanent avec lui. Or, la Russie n’a pas intérêt à le faire et n’aidera sans doute pas Obama à le faire, ni politiquement, ni militairement. Elle risque en effet de perdre la Syrie, son principal et incontournable allié au Proche-Orient. Car, si les Etats-Unis interviennent militairement et réussissent à mettre fin au pouvoir de Bachar Al-Assad, c’est elle, comme en Irak en 2003, qui sera maîtresse de la loi de transition dans ce pays et qui deviendra l’allié futur de la Syrie. Ainsi, il ne faut pas sous-estimer cette lutte d’influence entre ces deux grandes puissances dans le conflit syrien.
Mais, le revers de la médaille, c’est que la Syrie peut gêner à son tour la Russie si, débordée par les troupes américaines, la Syrie réplique par l’envoi de missiles sur la Turquie, Israël, le Liban ou d’autres alliés américains de la région. Et cela risque d’impliquer dans ce cas de figure l’OTAN elle-même. Et l’OTAN pourrait légitimer l’intervention américaine, car elle donne droit aux Etats d’intervenir militairement si les alliés sont attaqués par des Etats tiers. On ne serait pas sorti de l’auberge.
En conclusion, on peut regretter qu’Obama, qui a éveillé tant d’espoirs chez son peuple et dans les pays du Sud, soit en train d’épuiser la symbolique du premier président noir, issu de l’héritage du mouvement pacifique des droits civils de Martin Luther King, outre la symbolique d’un président «démocrate».
Obama est sans doute à la veille d’une grande maladresse d’ordre politique et méthodologique. Sur le plan politique, on l’a vu plus haut, le bellicisme non fondé est très hasardeux. Sur le plan méthodologique, il aurait dû s’assurer du vote favorable du Congrès et faire les consultations nécessaires avec les leaders congressistes, avant de décider d’intervenir en Syrie, et non après avoir pris la décision. Maintenant, ses hésitations s’expliquent aussi par la perspective d’un vote négatif au Congrès. Un vote négatif décrédibiliserait ce prix Nobel prématuré de la paix.
La «méthodologie» américaine dans l’affaire de la Syrie a été la suivante: décider de l’option militaire à suivre, puis condamner la Syrie pour alerter et préparer l’opinion et les médias, enfin attendre les résultats probables d’une enquête des inspecteurs de l’ONU pour s’assurer de la véracité de leur décision préalable. Résultat: confusion totale. C’est peut-être une Nouvelle «méthodologie» diplomatique à l’usage des crédules.
Site Le Courrier de l’Atlas, 8 septembre 2013
Syrie ou Daech: le calcul froid de la stratégie des puissances
Dans le calcul stratégique des puissances internationales et régionales, il n’y a pas d’état d’âme. Entre la Syrie et le groupe de l’Etat islamique, les Etats-Unis, les puissances européennes, les pays du Golfe ont déjà choisi leur camp. Entre d’une part, un vieil ennemi, la Syrie, un régime dictatorial, historiquement allié au contre-modèle soviétique, puis de la Russie, et allié indéfectible de l’Iran chiite, ayant pratiqué lui-même le terrorisme d’Etat depuis plusieurs décennies, et d’autre part le groupe de Daech, une organisation terroriste sanguinaire récente, sponsorisée par les pays du Golfe sous l’œil complaisant des grandes puissances occidentales, ces dernières n’hésitent pas beaucoup, malgré l’ambiguïté de la situation.
La menace, en effet, du régime syrien pèse plus lourd sur le plan stratégique que la menace de l’Etat islamique, à laquelle ces puissances peuvent y mettre un terme, pour peu qu’ils en aient la volonté et l’opportunité. C’est un peu le jeu poursuivi hier par les Etats-Unis avec Al-Qaïda. Après avoir exploité les « compétences » de ces derniers en Afghanistan contre « l’empire du mal », les Etats-Unis les ont jetés comme des malpropres pour d’autres raisons aussi stratégiques.
A la suite des événements du printemps arabe, dans l’euphorie générale, les pays occidentaux et les grandes puissances ont, après avoir hésité un moment, accompagné le mouvement des populations et de la société civile syrienne contre le régime de Bachar Al-Assad, un dictateur plus menaçant pour les puissances occidentales et régionales sur le plan stratégique que Ben Ali ou Kadhafi. Car la Syrie fait partie des pays du front. Elle est engagée dans les conflits et intérêts stratégiques du Proche-Orient, menaçant sérieusement les intérêts américains, israéliens, européens, égyptiens et ceux des pays du Golfe dans la région.
Les choses étaient claires à ce moment-là. La mission consistait à exercer la pression, dans la foulée du printemps arabe, sur les dictateurs arabes, et surtout sur les moins « catholiques » d’entre eux, qui ne sont pas en odeur de sainteté avec les puissances occidentales et régionales sur le plan stratégique, et au premier rang desquels se trouvait le régime syrien de Bachar al-Assad.
Puis, on a vu la montée soudaine du groupe de Daech. Tous les regards de la communauté internationale se sont dirigés alors vers ce groupe terroriste, qui médiatise à outrance ses actes terroristes et maîtrise le processus du jihadisme numérique. La menace était réelle, la barbarie aussi, comme les égorgements individuels et collectifs transmis par vidéos sur les réseaux sociaux. On croyait alors que les puissances internationales allaient tourner le dos au régime de Bachar, qui avait d’ailleurs du mal à chuter, et qui résistait encore aux tentatives des groupes de rebelles improvisés de la société civile et aux divers groupuscules jihadistes qui profitaient de l’occasion pour se positionner, semer le trouble et chercher à l’abattre.
On croyait qu’entre deux maux et deux formes d’inhumanité - dictature militaire ou terrorisme jihadiste – il y avait des degrés, et que les puissances internationales et régionales vont opter pour la lutte contre le terrorisme. Le terrorisme jihadiste semblait plus menaçant, plus immédiat, plus urgent pour l’opinion commune. Il cible moins les soldats engagés au front que les civils innocents.
Ces puissances feignent de s’émouvoir des pratiques barbares et sanguinaires du groupe de Daech, qui pourtant prend souvent pour cible leurs ressortissants : journalistes, soldats et touristes, associatifs. Un groupe qui déclare sans fard exercer un chantage contre la politique et les intérêts de ces puissances. Les Etats-Unis et les pays européens déclarent changer de stratégie et que désormais, ils allaient combattre résolument le groupe de l’Etat islamique, pour apaiser la tension et surtout rassurer leur opinion publique, qui s’est beaucoup émue, à juste titre, de la barbarie de Daech.
Les Etats-Unis décident alors de rencontrer des responsables syriens, mais pas encore Bachar lui-même, qui s’adresse lui juste aux médias occidentaux. Le secrétaire d’Etat américain John Kerry a été chargé de discuter avec des représentants syriens officiels, de négocier avec eux sur la meilleure manière de lutter en commun contre le groupe de Daech et de contrer son dessein d’instaurer un califat islamique entre la Syrie et l’Irak. Par ailleurs, les Etats-Unis continuent à diriger les frappes quotidiennes au nom d’une coalition internationale, menées depuis neuf mois déjà contre ce même Daech.
Mais cela ne semble qu’une politique feinte. Quand on voit que l’Etat islamique contrôle désormais la moitié de la Syrie, pays déjà en ruine, ravagée par quatre ans de guerre civile, il devient légitime de se poser des questions sur les intentions stratégiques des Etats Unis, des Européens et de leurs alliés de la région. Daech est en train d’isoler la Syrie et de fermer plusieurs points de passage avec l’Irak. Elle a ainsi réussi à prendre Ramadi, chef- lieu de la province irakienne d’Al-Anbar, puis Palmyre dans le désert syrien frontalier de l’Irak, et de progresser vers le sud syrien pour s’emparer du poste-frontière d’Al-Tanaf. Par ailleurs, ce groupe islamique est devenu maître de la quasi-totalité des champs pétrolifères et gaziers de la Syrie, lui assurant un autofinancement de ses conquêtes « islamiques ». Mais Daech maitrise beaucoup plus les zones désertiques que les zones urbaines et citadines.
Les puissances internationales applaudissent et se régalent d’un tel spectacle. Elles sont certes en mesure de mettre un terme aux odyssées de cet Etat islamique quasi-désertique. Il suffit d’appuyer davantage les rebelles en armes et moyens, de pilonner à outrance par les avions de chasse et de freiner la générosité de leurs alliés du Golfe, toujours pressés d’abattre un régime proche des chiites iraniens, les ennemis jurés des wahabites de l’Arabie Saoudite et de Qatar, eux-mêmes en guerre contre les Houthis chiites du Yémen.
C’est tout l’art de l’action par l’inaction. Les Etats-Unis préfèrent démolir le régime syrien et faire faire leur travail « proprement » par les autres : par Daech, par la passivité calculée ou par les alliés du Golfe, les trésoriers de ce nouveau type de terrorisme stratégique. Les bailleurs de fond du Golfe sont moins sujets, eux, aux réprobations internes et internationales sérieuses. Le président français François Hollande continue, lui, de dire que le régime d’Assad n’a plus de place dans l’avenir de la Syrie. Il appelle à de nouvelles négociations avec toutes les parties concernées, qui tendent certainement à exclure les représentants du régime syrien.
Morale de l’histoire, le niveau de traitement et de lutte contre l’Etat islamique sera proportionné à l’état de délabrement et au déclin du régime syrien. Tant que ce régime vivote encore ou agonise, on laissera faire le groupe de Daech et les Etats du Golfe, avec la complicité silencieuse du régime égyptien d’Al-Sissi, pourtant en mauvais termes avec les Américains, mais qui tient son propre pouvoir de la lutte contre les islamistes de son pays.
La stratégie est bien un calcul froid.
Site Le Courrier de l’Atlas, 25 mai 2015
Réfugiés et guerre contre Daech en Syrie
Finalement, le flux massif des milliers de réfugiés syriens en Europe, donnant une image apocalyptique des prochains évènements qui risquent de se bousculer aux portes de l’Europe, et qui ravivent fortement de vieux souvenirs douloureux de l’Europe d’après-guerre, ont réussi à provoquer un revirement de la position diplomatique et stratégique de la France sur la nécessité de frapper Daech militairement, en Syrie même. La stratégie de la coalition conduite par les Etats-Unis, qui limitaient les frappes de Daech en Irak seul a échoué. Les jihadistes de l’organisation de l’Etat islamique se trouvent surtout en Syrie. C’est là qu’ils végètent, qu’ils cherchent à abattre le régime de Bachar, déjà en déliquescence. C’est là que se trouve le champ de bataille, et que l’enjeu est important.
La France considère pourtant que sa ligne de conduite stratégique n’a guère changé sur la question syrienne. Il n’est toujours pas question pour elle de participer à une quelconque coalition en Syrie dirigée par les Etats-Unis. Il n’est pas non plus question d’aider Bachar Al-Assad à se maintenir au pouvoir ou à le « libérer ». D’autant plus que, dans les dernières statistiques sur le nombre de victimes, le régime de Bachar est au-dessus du lot. Depuis quatre ans, il y a eu 240.000 morts et des millions de déplacés. D’après le Réseau Syrien des droits de l’homme (RSDH), dans la répartition des victimes d’août 2014 à août 2015, le régime syrien a fait 20.285 victimes contre 2393 pour Daech : 80% de victimes proviennent de forces gouvernementales (armée régulière, milices locales, milices chiites étrangères) et 10% de Daech. Au fond, il ne s’agit pas de calcul de chiffres. La barbarie est des deux côtés : armes chimiques et génocide de son propre peuple du côté du régime syrien, et exécutions atroces et moyenâgeuses du côté de Daech.
Idéalement, on devrait mener une double guerre en même temps contre deux protagonistes aux moyens et pratiques condamnables : la Syrie et Daech. Chose difficile à mettre en œuvre sur le plan politique. On doit alors procéder par étapes. La France se détermine maintenant, pour intervenir militairement seule, à partir de considérations internes : la sécurité intérieure. Elle a été visée dans plusieurs attentats ou tentatives d’attentats par Daech cette année, elle cherche maintenant à riposter. C’est la version officielle.
Pourquoi alors elle n’est pas intervenue plus tôt, juste après les attentats qui l’ont visé ces derniers mois? Ne voulait-elle pas heurter le commandement américain ou la conjoncture était-elle autre ? Pourquoi, la France, les Européens et les Occidentaux ne sont pas intervenus militairement quand Daech exécutait et égorgeait imperturbablement, via les réseaux sociaux, leurs ressortissants, civils et militaires ? Pourquoi les puissances occidentales occultaient à ce point dans leurs stratégies la question de la protection du patrimoine commun de l’Humanité, comme le temple de Palmyre en Syrie, détruits par les daechiens ?
Un proverbe tunisien dit : « Ne sent la flamme que celui qui marche dessus ». Et les gouvernements Occidentaux commencent à « sentir la flamme » sous leurs pieds. Les milliers de réfugiés ont débarqué sur leur sol. Ces pays vont être acculés à modifier sérieusement leurs agendas politiques, économiques, sociaux et diplomatiques à court et à moyen terme. L’Union européenne a déjà du mal à faire accepter aux pays membres la répartition proportionnelle des réfugiés syriens. Ces pays ne supporteront pas davantage d’autres afflux, qui risqueraient de compliquer la gestion gouvernementale.
La France espère toujours, au-delà de ses plans militaires unilatéraux, à la lumière de l’accord sur le nucléaire iranien, voir associés dans un règlement diplomatique négocié, l’Iran, la Turquie, l’Arabie Saoudite, le régime syrien, la Russie et les Occidentaux. De toutes les façons, jusque-là, les officiels occidentaux répétaient comme une litanie à l’adresse de leurs médias, l’idée d’une conférence internationale sur la Syrie. On s’en souvient, c’est le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, qui a réussi il y a quelque temps à persuader le secrétaire d’Etat américain John Kerry de soutenir une conférence internationale sur la Syrie, à laquelle seraient invités en vue d’un règlement négocié à la crise, le parti baâth et son gouvernement et les rebelles. D’autant plus que le régime syrien a réussi une percée dans les territoires adjacents de Damas, avec l’aide de Hezbollah et de la Russie, sans lesquels il n’aurait pu y parvenir. Chose qui a revigoré son moral.
Cet accord autour de l’idée d’une conférence internationale était un semi-échec pour Obama, qui n’a cessé de dire que le départ d’Al-Assad était la condition sine qua non pour toute solution envisagée. Tout au plus cette idée était-elle dans son esprit une sorte de plan B, valable en cas de mauvaise tournure des évènements. Pour Lavrov et les Russes, une solution négociée en Syrie, devrait être établie sur la base d’un gouvernement d’union nationale. Les Etats-Unis préfèrent gagner du temps en poursuivant et en ciblant (très) patiemment les dirigeants de Daech par les services secrets et par la CIA, comme ils l’ont fait avec Al-Qaida et Ben Laden.
Aujourd’hui, changement de circonstances, l’afflux massif de réfugiés désespérés, dont beaucoup d’entre eux sont morts en cours de route, qui ont tout laissé derrière eux, famille, travail, biens et maisons, peut donner au gouvernement français, désireux d’intervenir par des bombardements aériens et des troupes terrestres, un argument moral supplémentaire pour persuader les opinions publiques nationales et internationales, déjà déçues par l’absence d’intervention sérieuse des puissances internationales contre Daech, du moins jusque-là. Le président Hollande a tout à gagner à se montrer résolu devant l’irrésolution préméditée des Américains. Si l’Allemagne incarne un leadership économique, la France incarne, elle, un leadership politique au sein de l’Union européenne. Le fascisme et l’extrême droite progressent sérieusement dans les sondages. Les échéances présidentielles et les législatives ne sont jamais négligées dans ce genre de circonstances militaires. La fermeté des dirigeants paye souvent contre le terrorisme.
Et après l’intervention, que faire ? Il faudrait bien revenir au règlement diplomatique de la question syrienne. Et là, les occidentaux risquent de revenir à l’option russe : la conférence internationale. Peut-être qu’une intervention militaire française efficace contre Daech, suivie par d’autres pays occidentaux, américains ou britanniques, parvienne à donner une position de force à la France et à ses alliés dans la recherche d’une solution négociée sur la Syrie par la suite. Mais, en face, le soutien de la Russie à Bachar illustre un nouveau mode de réaffirmation du retour de la Russie comme grande puissance sur la scène internationale. La Russie s’apprête d’ailleurs à installer une base militaire en Syrie avec le soutien de Bachar. Une manière de contrer l’extension de l’OTAN dans les pays de l’Europe de l’Est.
C’est dire que la partie est loin d’être jouée encore. D’autres revirements pourront toujours survenir.
Site Le Courrier de l’Atlas, 9 septembre 2015
Bachar, Daech et le grand jeu des puissances
On ne peut tout faire en même temps, comme le souhaitent la France et les Etats-Unis, qui veulent à la fois la tête des Daechiens et de Bachar al-Assad. A chaque jour suffit sa peine. Aujourd’hui Daech, est une menace sérieuse envers les peuples et les gouvernements du monde. Une menace à laquelle on ne peut y mettre fin que par des opérations militaires. Demain, ce sera peut-être le tour de Bachar le dictateur, qui constitue une menace régionale certes, mais dont le sort peut être gérable politiquement en cas d’accord entre Obama, Poutine et les autres puissances. Gérable notamment en cas de succès militaire conjoint ou séparé contre Daech. Pour l’instant, une partie d’échec est en train d’être jouée en Syrie entre les dirigeants des puissances internationales, illustrée par leurs discours respectifs à l’Assemblée générale des NU. Le conflit semble en tout cas, malgré les déclarations des uns et des autres à l’adresse de l’opinion internationale - c’est le principe d’une telle tribune - trouver une « issue » mi-militaire (dans l’immédiat), mi-diplomatique (pour la transition).
Il faut reconnaitre qu’Obama et les EU ont fait quelques dégâts en Syrie au point que l’opinion arabe leur est sur ce point devenue défavorable. La rancœur des peuples arabes à propos du soutien américain pour Israël et leur anti-américanisme primaire se sont aujourd’hui accumulés et fortifiés avec l’affaire syrienne. La manipulation de Daech par les Américains et les pays du Golfe, notamment l’Arabie Saoudite, en vue de provoquer la chute de Bachar, a révolté l’opinion arabe, qui rejette aujourd’hui la politique américaine dans tout le Proche-Orient. Même l’opinion de l’élite arabe qui, traditionnellement, est favorable à la démocratie américaine et française, semble tourner le dos aux puissances occidentales pour leur attentisme froid et calculé et leur indifférence à l’égard du terrorisme de Daech, ciblant même leurs propres ressortissants.
Bachar n’est pas tombé, et les atermoiements américains et français remontent du coup à la surface. La France pour ne pas rester hors-jeu, veut mettre tout le monde devant le fait accompli. Elle veut combattre à la fois Daech et Bachar. Elle a déjà commencé à bombarder des camps daechiens en Syrie. Mais ce n’est pas dans l’esprit de François Hollande pour défendre Bachar, le tyran indésirable, loin s’en faut. « Bachar est le problème, il ne doit pas participer à la solution », martèle le président français dans son discours à l’Assemblée générale de l’ONU. Il a surtout vilipendé la tyrannie de Bachar, qui en est arrivé à bombarder son peuple à l’arme chimique. Obama a dénoncé la logique consistant à soutenir un « tyran », qui massacre des enfants innocents, sous prétexte que l’alternative « serait pire ». Il a surtout défendu dans son discours à l’Assemblée générale des NU la morale des droits de l’homme et la vertu démocratique. La démocratie suscite, dit-il, la confiance du peuple, elle rassure. La tyrannie suscite la méfiance.
Obama n’est visiblement pas très habile en politique étrangère, il semble même naïf sur ce point. Il est surtout préoccupé par la vente de la morale puritaine américaine à l’extérieur. Georges Bush, le père, était, lui, décisif en politique étrangère. Il l’était notamment lors de la guerre du Golfe en 1991, à la suite de l’annexion du Koweït par l’Irak. Bush fils aussi, chez qui détermination et incompétence politique se conjuguaient à merveille. L’esprit texan délibérait sans doute dans l’esprit des deux hommes.
Obama semble aussi indécis que Clinton. Il lui manque certainement de la détermination dans l’action. Il se laisse berner par le premier ministre israélien Netanyahou, avec lequel il n’a pourtant pas d’atomes crochus. Il attend naïvement la chute mécanique de Bachar. Il n’a jamais cherché à forcer les choses et le destin. Il attend que Bachar tombe de lui-même, par l’effet des efforts conjugués des américains et alliés, de l’opposition laïque syrienne, des rebelles et de l’Arabie Saoudite. La logique intellectuelle n’est pas la logique de l’action. Il cherchait l’effet de contournement, plutôt que le combat direct. Même pour l’accord nucléaire avec l’Iran, les EU y étaient acculés, l’Iran les a mis devant le fait accompli. Pour l’Ukraine, Obama a avalé la pilule. Il s’est contenté de déclarations hostiles, faute de mieux. Il a certes contribué avec les alliés à exclure la Russie du G8. Mais Poutine continue à pousser ses pions. Croyant à la grandeur russe et à la force des armes, il a en effet réussi à renverser indirectement le gouvernement ukrainien, à la suite du mouvement contestataire de 2013-2014 en Ukraine, et a fait organiser un référendum d’autodétermination en 2014 en Crimée, sous le regard de l’armée russe. Un référendum non reconnu par la communauté internationale, mais soutenu par le grand frère russe.
C’est pour cela que pour la Syrie, Poutine semble maitriser davantage la situation. Il semble toujours avoir une stratégie précise et une longueur d’avance. Il donne l’impression de savoir où aller et où mettre les pieds. Il joue aux échecs avec les puissances occidentales. Il répond du tac au tac à ces dernières. Face à l’indétermination calculée des forces occidentales, il propose une résolution soutenant une coalition politique et militaire contre Daech, l’ennemi de tous, incluant l’Iran et le régime syrien. Obama accepte la proposition, mais à condition d’exclure Bachar du pouvoir. Refus de Poutine qui considère que les forces occidentales n’ont pas le droit de s’immiscer « dans le choix des dirigeants d’un autre pays », et de choisir à la place des syriens. Seul lui, Poutine, est censé choisir le pouvoir syrien, par son appui indéfectible.
Le lendemain de son discours déterminé et diplomatiquement agressif à l’ONU, et ne voulant pas être mis sur le fait accompli sur le terrain, Poutine donne l’ordre de bombarder certaines zones en Syrie, pas celles de Daech, mais dans un fief du régime sur la côte ouest de la Syrie. Il veut surtout protéger le pouvoir syrien. Les avions de chasse et l’arsenal russe étaient déjà sur place depuis quelques jours en Syrie, ce qui veut dire que la stratégie était préparée à l’avance. La Syrie, à son tour, supposée être un « Etat souverain », sauve l’aspect juridique de l’intervention, en appelant officiellement la Russie à l’aider et à intervenir en Syrie pour libérer le pays et combattre Daech.
Bachar, qui a réussi à survivre jusque-là, aux tempêtes du « printemps arabe », joue ici sa dernière carte : le bombardement de Daech par la Russie. Le conflit s’enflamme en Syrie. Et puis après ? Quel sort pourra être réservé à Bachar lors de la transition ? Pour l’instant, et dans la ligne du refus américain et français d’associer Bachar aux solutions militaires et diplomatiques, une enquête pénale pour « crimes contre l’humanité » est ouverte contre lui par la France, concernant des faits d’enlèvements et de tortures commis par le régime de syrien entre 2011 et 2013. Coïncidence miraculeuse, l’initiative judiciaire tombe à pic. Elle était certainement dissimulée depuis quelques temps, dans la perspective d’un plan B, pour contrer les Russes. En tout cas, elle semble conforter le refus des États-Unis et de la France de renouer avec Bachar al-Assad. Même si des discussions entre les ministères de défense et les ministères des affaires étrangères russes et américains ont actuellement lieu, d’après Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe. Ce qui suppose que le scénario d’un front commun militaire est de plus en plus sérieux entre Russes, Américains et alliés.
Bachar ne peut plus prétendre être le champion du nationalisme bâathiste. Son sort est de plus en plus scellé par le concert des grandes puissances, par le monde extérieur. Offense suprême pour un régime et un homme partisans du discours nationaliste. Si la coalition internationale contre Daech arrive à emporter un succès et à écraser Daech, Bachar perdra sa légitimité, à supposer qu’il l’avait. Les dictateurs ne peuvent avoir d’autre légitimité et rassurer leurs peuples que dans les guerres extérieures. Bachar ne pourra même pas y prétendre. Les puissances internationales ont-elles des chances de sauver la Syrie ? On le saura dans quelques jours.
Site Le Courrier de l’Atlas, 1er octobre 2015
Erdogan et la synthèse turco-islamiste
Recep Tayyip Erdogan fonde le Parti de la Justice et du Développement (AKP), qui devient en 2002 la première force politique turque. Il est au pouvoir depuis 14 ans, il a gagné toutes les élections. Il était maire d’Istanbul en 1994, puis Premier ministre de 2003 à 2014, enfin Président de la République depuis 2014. Sa progression au pouvoir est fulgurante. L’histoire de son pouvoir est l’histoire de son renforcement progressif. Il a réussi à devenir incontournable en cherchant à rétablir la grandeur ottomane, à mettre fin à la corruption, combattre la rébellion Kurde, dans un pays tenté par le doute entre la modernité européenne et l’islam traditionnel.
L’idéologie d’Erdogan s’apparente à une sorte de synthèse turco-islamique, un mélange de nationalisme d’extrême-droite et d’islam politique. Son vécu même l’y aurait conduit. Il est issu d’une famille géorgienne. Sa famille descendait d’une grande famille turque musulmane. Les ancêtres d’Erdogan auraient participé à la conquête de Constantinople en 1453, selon les archives ottomanes. Son grand-père est mort durant la 1e guerre mondiale en combattant les Russes. Son islam se retrempe, lui, dans des études poursuivies dans une école religieuse chargée de former des imams et des prédicateurs, un type de lycée très prisé par les familles traditionalistes, même s’il n’envisageait pas de suivre une telle vocation. Il lui est arrivé de remplacer un imam à la mosquée pour réciter des prières ou pour organiser des rituels de naissance et de décès. Ce qui explique l’ancrage du pays sous sa direction dans un conservatisme religieux et le rejet de l’héritage laïc Kémaliste.
Par la suite, il a fait quelques études politiques et aurait obtenu un diplôme la faculté des sciences économiques et administratives de l’Université de Marmara à Istanbul. Il milite dans l’organisation de jeunesse du Parti du Salut National, le MSP, un parti islamiste dirigé à ce moment par Necmettin Erbakan, puis dans le parti de la Prospérité du même Erbakan. Sa carrière politique est interrompue par le coup d’Etat militaire de 1980. En 1994, il est élu maire d’Istanbul, en 1999 il est condamné à une peine de prison pour incitation à la haine pour des propos tenus dans un discours. En 2001, il fonde le Parti de la Justice et du Développement, un parti islamiste. Le parti sort vainqueur des élections législatives de 2002.
Devenu très populaire, et il n’a pas cessé de l’être, chose qu’il ne faut pas sous-estimer, Erdogan bénéficiera dans les différentes élections législatives de 2007, de 2011 et de 2015 d’une majorité parlementaire solide. Même s’il est considéré par une partie de l’opinion comme l’incarnation de l’autoritarisme. Il est même soupçonné de corruption par son entourage, lui, qui a fait de la corruption son cheval de bataille. Depuis une quarantaine d’années, l’AKP est le premier parti à disposer d’une majorité stable. Cela lui permettra de gouverner sans obstacles. En 2015, le parti bénéficie même d’une majorité absolue à la Grande Assemblée Nationale.
En tant que premier ministre, il a mené une politique de réformes institutionnelles, économiques et sociales et contribué à la modernisation du pays. Déjà en tant que maire d’Istanbul, sa priorité était de réorganiser la vie chaotique de cette mégapole de 12 millions d’habitants. Ses opposants lui reconnaissent d’ailleurs quelques réussites, comme les grands projets d’infrastructures, le métro, la rareté des coupures d’eau et d’électricité, la réduction de la corruption. Il amende la Constitution pour que le chef de l’Etat soit élu directement par le peuple, soutient l’entrée de la Turquie à l’Union européenne et tente de réformer l’économie nationale.
Populaire, certes, comme le prouvent ses succès électoraux successifs, Erdogan est aussi contesté pour son autoritarisme, sous couvert d’une démocratie formalisée, voire formatée. On peut parler au sujet de la Turquie sous son règne de « démocratie autoritaire » ou d’ « autocratie électorale ». De fait, depuis 2013, la courbe de la contestation de son pouvoir n’a fait que suivre la courbe de la croissance de son pouvoir. Un vaste mouvement protestataire composé de millions de personnes manifeste cette année-là contre un projet immobilier allant détruire le parc Gezi d’Istanbul. Erdogan répond par une répression policière. Il est également accusé d’islamisation rampante, lorsqu’il a voulu transformer le musée Sainte-Sophie en mosquée. On lui a également reproché en 2013 d’être impliqué dans des affaires de pots-de vin ou de blanchiment d’argent. Son propre fils est mis en cause dans une affaire de corruption et Erdogan a été accusé d’étouffer l’affaire en dessaisissant le procureur de l’affaire. Par la suite, six députés de l’AKP démissionnent, une première dans l’histoire du parti. En juin 2014, Amnesty dénonce le « harcèlement judiciaire et policier », la violation de la liberté de rassemblement et les violences policières. Erdogan est également critiqué pour avoir fait construire un palais présidentiel digne de l’empire ottoman ou des mille et une nuits, de plus de 1000 pièces, à Ankara, coûtant plus de 490 millions d’euros. Tout récemment, il s’en est pris aux journalistes, aux universitaires et à l’élite moderniste, les privant de leurs libertés.
Non content d’être contesté, Erdogan accentue encore son emprise sur l’Etat et la société en modifiant la Constitution après les législatives de 2015. Désormais, le régime est fondé sur un seul homme : Erdogan. Le régime, c’est lui. Pour des millions de turques, l’homme, glissant vers le despotisme, est entré dans la phase d’abus de pouvoir. Il cumule désormais le législatif (sa majorité partisane renforcée, absolue), l’exécutif (lui) et la justice (sous contrôle). Les journalistes et les médias sont, comme les universitaires et l’élite moderniste, persécutés à la moindre fausse note. Bref, Erdogan entre en conflit avec son peuple.
Il n’est plus étonnant, face à cette concentration de pouvoir, qu’Erdogan fasse l’objet d’une tentative de coup d’Etat militaire, rapidement repoussée. Il réagit férocement en commettant des atteintes graves aux droits et libertés individuelles contre l’élite, les magistrats, les universitaires, les militaires. Des arrestations massives ont eu lieu (55000 à ce jour). L’état d’urgence est proclamé pour trois mois. Il est vrai que les coups d’Etat militaires font partie des mœurs politiques turques. On le sait, l’armée a pris le pouvoir à trois reprises, en 1960, en 1971 et en 1980, dans un pays où l’armée, comme en Egypte et en Algérie, a toujours voulu gouverner en freinant les appétits des démocrates et des islamistes. Quoiqu’un des mérites d’Erdogan, c’est qu’il a su neutraliser le rôle politique de l’armée, en la surveillant de près et en mettant des hommes à sa solde. Elle lui fait de l’ombre. C’est ce qui explique d’ailleurs l’échec du putsch des pro-kémalistes. Un putsch qui, faut-il le souligner, n’a été sur le plan organisationnel, soutenu ni par l’armée, ni par les partis, ni par les syndicats, ni par les organisations de la société civile. Comme en témoignent les manifestants invités par Erdogan en détresse, la nuit du putsch, à descendre manifester leur appui dans la rue. En revanche, il est clair qu’une bonne partie de la société civile et les élites modernistes ont applaudi cette tentative de déposition de l’autocrate ottoman, tant attendue.
En fait Erdogan a accusé moins l’armée que les Gulénistes, partisans de la confrérie de Fettulah Gulen qui souhaite conjuguer fondamentalisme et modernité, à travers des réseaux sociaux, l’éducation, la justice, la police, l’armée. Alliés à l’AKP, les gulénistes ont en fait contribué à faire accéder Erdogan au pouvoir. Mais leur alliance a été rompue en 2013, lorsque Gulen, qui vit maintenant aux Etats-Unis, a dénoncé la corruption organisée des proches d’Erdogan et des cercles gouvernementaux. Depuis, Erdogan n’a plus cessé de persécuter les gulénistes, où qu’ils se trouvent, alors que la chasse concernait plutôt dans le passé les kémalistes.
Il faut reconnaitre, que le renforcement du pouvoir d’Erdogan est largement facilité par la centralisation traditionnelle de l’Etat turque, qui bénéficie d’une administration centralisée depuis l’époque ottomane. La modernité même de l’Etat et de la société turque ont été l’œuvre des élites bureaucratisées dans les hautes sphères de l’Etat, comme l’attestent les « Tanzimat » du XIXe siècle. Les réformes ont toujours été introduites de manière autoritaire en Turquie, comme celles de Bourguiba après l’indépendance en Tunisie. Si l’armée turque est aussi puissante politiquement, si elle s’est historiquement opposée à la démocratie, puis aux islamistes, c’est qu’elle a bénéficié, elle aussi, de la bureaucratie militaire, soutenue dans le passé par les kémalistes, puis par Erdogan. La transition démocratique turque s’est faite d’ailleurs par un accord négocié entre certains groupes d’élites au sommet, sans la participation populaire.
La démocratie a toujours été fragile en Turquie. Les premières tentatives démocratiques des années 1950 ont été stoppées par le coup d’Etat militaire de 1960. Le processus de retour à la démocratie a été amorcé plus lentement avec l’adoption par référendum populaire de la nouvelle Constitution de 1982, puis par les élections législatives de 1983, étroitement contrôlées par l’armée. Mais, les années 1970 et 1980 ont été caractérisées par l’entrée en scène des islamistes. Aujourd’hui, sous l’AKP de Erdogan, la démocratie turque se débat contre ses propres démons et fossoyeurs. Les islamistes nationalistes glissant de plus en plus vers l’autoritarisme pour la gloire d’un nouvel empire ottoman à caractère modestement régional. L’unité de la nation au service de la gloire, la sienne, est le leitmotiv d’Erdogan. Elle permet de traquer toute forme de résistance particulière, toute minorité, tout obstacle, toute opposition à ce grand dessein historique.
Aujourd’hui en Turquie, il ne suffit plus d’écarter l’armée du pouvoir, chose presque faite, malgré le putsch (qui a eu un effet limité), encore faut-il limiter le pouvoir des islamistes dits modérés de l’AKP, à commencer par celui d’Erdogan. Le coup d’Etat n’est pas un signe de maturité politique pour un pays et une classe politique qui ne cessent de faire l’apprentissage de la démocratie et de la transition depuis un peu plus d’un demi-siècle, lassant populations, élites et opposition. Le « modèle » de l’islam démocratique, tant admiré par Ennahdha en Tunisie, n’en est pas un en vérité. Le printemps turc a du mal à éclore, il y a eu plusieurs « printemps » ratés d’ailleurs. On parlerait plutôt d’un contre-modèle, où un coup d’Etat chasse l’autre, où une brutalité remplace une autre. Erdogan est certes élu dans une élection plurielle, il a été largement soutenu par les électeurs, qui lui ont donné une majorité absolue. Il faudrait essayer de le battre à la fois sur le plan électoral, comme l’ont fait les Tunisiens en battant les islamistes en 2014 par l’urne, et par la résistance et les mouvements de l’opinion et des citoyens, si du moins on espère user son pouvoir à petits feux. Autrement, on risque d’entrer dans le cercle vicieux des autoritarismes successifs.
Le Courrier de l’Atlas, 22 juillet 2016
Poutine, le « nouveau tsar » de la Syrie
On peut difficilement récuser les maladresses des dirigeants européens et américains dans la gestion du conflit syrien. Ces derniers étaient englués dans un dilemme dès le début du conflit en mars 2011 à la suite de la répression par le régime de Bachar des manifestations pacifiques favorables à la démocratie et à la liberté, sous l’effet de l’exemple tunisien. Le conflit est devenu encore plus complexe avec l’avancée de Daech et l’occupation d’une partie importante du territoire syrien par ce groupe terroriste. L’enchevêtrement inextricable de multiples réseaux, groupes et rebelles, tantôt islamistes, tantôt laïcs, soutenus par plusieurs puissances motivées par des intérêts contradictoires en Syrie, ne permettaient plus de démêler l’écheveau. En tout cas, exploitant une gigantesque manne financière, le groupe Daech s’est s’avéré aussi impitoyable que sanguinaire. Il a fini par être unanimement rejeté dans le monde : nations, dirigeants et sociétés civiles.
Ce qui apparaissait alors clair aux yeux de tous était obscurci par le jeu politique et l’attentisme des puissances internationales. Le débat tournait, du début des manifestations de 2011 jusqu’à la chute de Daech à Alep, autour du choix entre Bachar et Daech. Qui privilégier ? Et quelle priorité ? D’une part les dirigeants occidentaux, notamment Obama, Merkel, Hollande, reconnaissaient officiellement, face à l’opinion mondiale, que Daech est une menace pressante, mais ils ciblaient principalement, dans l’ordre de priorité, la chute de Bachar, le dictateur par qui tout le mal est arrivé. Ils ont certes constitué une timide coalition internationale, pour ne pas laisser Poutine maître du jeu. Coalition qui a bombardé et frappé des camps daechiens, mais les dirigeants occidentaux se refusaient à mener le combat au sol, réservé à quelques instructeurs militaires. Ils n’ignoraient pas non plus que les Russes ont déjà, sur le terrain, la mainmise sur les couloirs stratégiques en intelligence avec Bachar. Ils accusaient Poutine de faire un amalgame en chassant au même titre Daech et les rebelles soutenus par eux. Poutine répondait machiavéliquement que son objectif à lui, est de chasser tous les terroristes, quels qu’ils soient, qui cherchent à attenter au régime syrien par la force, daechiens ou non daechiens.
D’un autre côté, les puissances américaine et européenne ne voulaient pas forcer la dose dans la lutte contre Daech. Ils ne voulaient pas s’impatienter pour recueillir le fruit mûr: la chute de Bachar, obstacle à toute tentative de négociation de paix. Pour les occidentaux, Bachar n’a pas sa place dans une négociation de paix inter-syrienne. La cause du mal ne peut résoudre le mal. Il y a un contre-sens. Ils louvoyaient, donnaient l’impression qu’ils ne voulaient pas lutter contre le terrorisme, comme les y a invité Poutine à plusieurs reprises, sans doute beaucoup plus déterminé qu’eux. Par ailleurs, Américains et Européens ne voulaient pas offrir, par leur intervention en Syrie, une sortie glorieuse à la Russie, dont ils espéraient au contraire, par leur inaction calculée, réduire l’influence à la fois au moment des négociations et à l’avenir, à la suite de la chute de Bachar.
Toutefois, face au louvoiement des Américains et des Etats européens, Poutine a fait montre d’une détermination sans faille dans la défense des intérêts russes et de son allié syrien. Il a été payé en retour après la débâcle de Daech à Alep. Poutine s’est trouvé le maître à bord, il en a profité. La nature a horreur du vide, la politique aussi. Déterminé, parce qu’il a besoin de la Syrie, qui représente pour lui une influence stratégique importante dans la région. Il va certainement faire payer à la Syrie le prix de la libération d’Alep et la fin de la guerre, qu’il a pu obtenir aussi à l’aide de l’Iran et de Hezbollah. Erdogan, lui, mi-atlantiste, mi-islamiste (qui a défendu ses rebelles à lui en Syrie), n’est pas un appui sûr. Quoique là aussi, après qu’il s’est réconcilié avec lui, et lui a promis, ainsi qu’à l’Iran, de participer aux pourparlers de paix, dans une rencontre restreinte tenue à Moscou ces jours-ci après la libération d’Alep, de laquelle les Occidentaux étaient exclus, Poutine ne manquera pas de marchander politiquement l’assassinat de l’ambassadeur russe à Istanbul.
Le leadership est loin d’être le parent pauvre de la politique internationale. Bien au contraire. Obama a encore du mal à croire que l’histoire est tragique et que le pacifisme, même limité, ou le « diplomatisme », a ses limites si on veut parvenir à ses fins en période trouble et à haut risque. Poutine n’ignore pas, lui, qui a vécu le soviétisme endigué par l’Occident, le sens du tragique, fortifié par sa détermination dans la réalisation de sa stratégie. Il a d’ailleurs une « doctrine » politique bien huilée dans sa tête.
N’oublions pas qu’on a affaire à un nostalgique de la grandeur soviétique. Il considérait que « la désintégration de l’URSS a été la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle » et que « celui qui ne regrette pas la dissolution de l’Union soviétique n’a pas de cœur ». Il a même en janvier 2016 accusé Lénine, dans un discours, d’avoir fait « exploser la Russie », parce qu’il a imposé un fédéralisme qui a conduit à la désintégration de l’Union soviétique 80 ans après. Quand on a travaillé dans les services d’espionnage du KGB au service d’une grande puissance et d’un des deux grands blocs mondiaux, cela ne laisse pas insensible. Il serait hypocrite de nier que la Russie a progressivement retrouvé son rang dans le concert des nations depuis que Poutine a pris les rênes du pouvoir, et qu’il est devenu le président de la Fédération Russe en 2000 (après une année d’intérim en 1999), succédant à Boris Elstine.
Il est persuadé que la Russie est toujours victime, même après une lente et complexe démocratisation, de la politique d’endiguement des puissances occidentales, et que celles-ci, plutôt slavophiles, veulent toujours pousser la Russie à l’isolement et à la marginalisation sur la scène mondiale. Il tente maintenant d’imposer les intérêts de grande puissance de la Russie coûte que coûte. Il n’hésite pas à manipuler les élections américaines, en préférant Trump à Hillary, en piratant les mails de cette dernière. Il jette son dévolu en France sur le candidat des Républicains, François Fillon, qui lui a tendu la perche et qui souhaite collaborer positivement avec lui. Il tisse même des liens étroits avec le Front National de Marine Le Pen, favorite d’ailleurs, comme Fillon, des sondages. Réalisme oblige. Il les soutient moins pour leur « candeur » politique que dans l’idée d’affaiblir le lien transatlantique et de déstabiliser le camp occidental.
Aujourd’hui Poutine se balade sur la scène mondiale, malgré la superpuissance américaine. Les Etats-Unis et l’Europe sont certainement plus puissants sur le plan économique, technologique et militaire, mais Poutine dispose d’une carte dont les autres en sont dépourvus : le leadership et la détermination. Sa guerre ayant porté ses fruits en Syrie, il s’autoproclame le garant de la paix mondiale, après avoir réussi à chasser le terrorisme daechien, face auquel les Occidentaux ont beaucoup tergiversé, même s’ils en ont été, eux aussi, ses victimes. Les pourparlers de paix entre Bachar, l’opposition civile, les puissances internationales et les Nations Unies vont très probablement se tenir sous son égide. Il a gagné « sa » guerre (qui a fait 310 000 morts), il lui reste à gagner « sa » paix.
Déjà, il a voté en faveur de la Résolution du Conseil de sécurité du 19 décembre dont les membres sont parvenus unanimement à un compromis rudement négocié par la Russie, après que celle-ci ait menacé d’opposer son véto. La Résolution prévoit le déploiement rapide à Alep du personnel humanitaire de l’ONU, déjà présent en Syrie, pour surveiller les évacuations et évaluer la situation des civils. Il peut maintenant jouer au diplomate après avoir imposé sa guerre. Il peut même faire quelques concessions non essentielles.
Dans les pourparlers de paix, Poutine va très probablement essayer d’abord de négocier avec ses alliés proches, c’est-à-dire Bachar et l’Iran, pour tenter d’adopter une position commune avec eux. Puis, il essayera de négocier avec le voisin turque, qui soutient, lui, depuis le début, tout comme les Occidentaux, la mise à l’écart de Bachar. Une fois ces premières négociations mises en forme, Poutine pourra organisera avec l’ONU des pourparlers officiels, plus diplomatiques, avec les puissances occidentales. La carte de Bachar sera intéressante pour lui pour faire plier les Américains et les Européens. Lui et Bachar sont de surcroît les maîtres sur le terrain.
Reste à savoir jusqu’où les puissances occidentales accepteraient-elles d’être malmenées par la logique poutinienne sur le plan diplomatique, comme elles l’ont été sur le plan militaire? Il faut croire qu’elles ne sont pas dépourvues d’argument : Bachar est la cause du mal de guerre, une guerre qui s’est internationalisée. Un dictateur qui a livré une guerre à son peuple, qui l’a même bombardé. Un peuple épris de liberté, qui s’est reconnu le droit de résister à l’oppression illégitime d’un tyran, défendu par une puissance étrangère contre son peuple.
Le Courrier de l’Atlas, 22 décembre 2016