Résistance tenace du bipartisme britannique
Tous les observateurs croyaient que le système partisan britannique allait évoluer cette fois-ci dans cette élection législative du 7 mai 2015 vers l’éclatement, et qu’on allait assister alors à une révolution en Grande-Bretagne: celle du dépassement du bipartisme, déjà légèrement entamé aux élections de 2010 avec la montée des libéraux-démocrates de Nick Clegg.
D’ailleurs, tous les sondages ont livré bataille dans ce sens. D’abord, ils ont considéré que les deux grands partis sont aux coude-à-coude, et que la lutte est serrée et indéterminée entre eux. Ensuite, ils ont prévu que les deux grands partis traditionnels, les conservateurs (Tories) et les Travaillistes (Labour), ne remporteraient qu’un tiers des sièges chacun, l’autre tiers sera emporté par d’autres partis. Ils avaient dans l’esprit la montée entre autres du parti écossais, Scottish National Party (SNP), défendu par la premier ministre d’Ecosse Nicola Sturgeon, ainsi que du Parti pour l’indépendance du Royaume Uni (UKIP). D’ailleurs, une première a eu lieu à la télé à la veille des élections: les leaders de sept partis ont débattu entre eux, alors qu’avant, cela se passait entre deux ou trois leaders.
Il faut comprendre que, jusque-là, le bipartisme britannique fonctionnait de deux manières. Tantôt il est parfait, comme dans les années 50, lorsque 90% à 95% des voix allaient systématiquement aux deux seuls grands partis travaillistes et conservateurs. Tantôt il est imparfait, c’est-à-dire qu’en face des deux grands qui recueillaient 75 à 80% environ des suffrages, il y a un troisième parti, souvent le parti libéral, qui arrivait à obtenir 15% des voix environ, au point de gêner les deux grands dans la vie politique, lesquels sont alors acculés à composer avec lui, ou du moins à en tenir compte. Et c’était le cas aussi en 2010 lorsque les LibDems, arrivés en 3e position, ont obtenu le score spectaculaire, pour un troisième parti, de 23% des voix. Dans les deux cas, qu’il soit parfait ou imparfait, ce bipartisme ne permettait pas à un troisième parti de gagner les élections. Seuls, les deux grands alternaient au pouvoir.
Ce système bipartisan, faut-il préciser, est consolidé par le mode de scrutin, le scrutin uninominal majoritaire à un tour. Celui-ci favorise généralement les grands partis, puisque le candidat arrivé en tête dans une circonscription, rafle tous les sièges. En l’espèce, les élections se sont tenues, comme en 2010, dans 650 circonscriptions.
En fait, le système bipartisan britannique a la dent dure. En 2010, déjà avec la montée d’un troisième parti, les LibDems, qui ont atteint les 23% de voix (6 800 000 électeurs et 57 sièges seulement), on a prétendu qu’on allait vers le déclin du bipartisme et vers un tripartisme ou multipartisme déguisé dans de grandes coalitions. Mais, on ne change pas facilement de tradition en Grande-Bretagne, surtout que le mode de scrutin est toujours le même.
Il est vrai qu’en 2015, les deux grands ont obtenu presque un tiers de voix environ chacun, comme l’ont pronostiqué les sondages (36,9% de voix pour les Conservateurs pour 11 334 920 voix contre 30,5% des voix pour les Travaillistes pour 9 344 328 voix). En nombre de sièges, toutefois, les résultats sont autres. Les Conservateurs de David Cameron, démentant cette fois-ci les sondages, en obtenant la majorité absolue avec 331sièges (307 en 2010), alors que leurs adversaires directs, les Travaillistes, en obtiennent 232 (258 en 2010). Car, les électeurs conservateurs ont réservé leurs intentions de vote jusqu’au dernier moment, comme cela arrive souvent dans les élections.
Les voix des LibDem s’effritent, elles passent de 57 à 8 sièges. Leurs voix se sont dispersées dans celles des autres partis. Ce parti paye le prix de sa participation à la coalition gouvernementale avec les Conservateurs. Il n’y a plus en 2015, comme en 2010, d’un troisième parti assez consistant, capable de jouer les trouble-fêtes ou de gêner les deux grands. Il y a plutôt plusieurs partis qui montent, qui profitent de la déconfiture des travaillistes et des LibDems.
En fait, autant la situation est claire pour les Conservateurs et les Travaillistes, situation confortée par le jeu du bipartisme classique, autant la situation est plus compliquée pour les nouveaux partis trouble-fêtes, dont les scores attestent du déséquilibre de la représentation politique, et le décalage avéré entre le nombre de voix et le nombre de sièges. C’est le cas du troisième parti, le Parti National Ecossais (SNP), présent uniquement en Ecosse, qui obtient avec 1.454 436 voix et 4,7% des voix, 56 sièges. Alors que le Parti pour l’indépendance du Royaume Uni (UKIP) obtient, lui, avec 12,6% de voix et 3.881 129 voix, seulement un siège ; alors qu’encore les Libéraux-démocrates (LibDems), qui ont recueilli 2.415 888 voix et 7,8% des voix, n’obtiennent que 8 sièges.
Ce qui fait que si le Parti National Ecossais est le troisième parti britannique en nombre de sièges, avec 56 sièges, le Parti pour l’indépendance du Royaume Uni est, lui, le troisième parti en nombre de voix, avec près de 4 millions d’électeurs. D’où la nécessité d’ailleurs d’un nouveau redécoupage électoral, qui d’après le Parliamentary Voting System and Constituencies Act de 2011, interviendra en 2018 en vue de ramener le nombre de circonscriptions de 650 à 600 et rendre la représentation des circonscriptions plus équitable pour l’électorat britannique.
Au-delà des statistiques, les résultats de cette élection législative du 7 mai 2015, dans laquelle le destin de l’Europe n’a jamais été aussi présent, et aussi tiraillé entre les partisans du maintien et ceux du retrait, suggèrent plusieurs enseignements.
- D’abord le succès des Conservateurs de David Cameron (qui ont engrangé 24 sièges supplémentaires par rapport à 2010), qui, maintenant, vont gouverner seuls en raison de la majorité absolue qu’ils ont obtenue, est principalement dû aux résultats économiques. L’électorat a opté tout naturellement pour la stabilité économique et politique. Cameron a lui-même eu l’intelligence de mettre en avant ses résultats économiques lors de la campagne électorale. Un taux de chômage réduit de moitié en cinq ans et une croissance annuelle de 2,4%, cela ne se cache pas. Il a encore adopté une stratégie payante, en agitant le spectre, en cas de défaite des conservateurs, qui projettent de sortir de l’Union européenne, d’une possible alliance gouvernementale ravageuse pour l’unité du royaume, entre les Travaillistes et le parti écossais du SNP, qui s’accrochent, eux, à l’Europe, tout en flattant ce dernier parti durant sa campagne, pour ne pas faire fuir les électeurs potentiels de ce parti et préserver une possible coalition. Par ailleurs, même en défendant le projet de retrait de l’Union européenne, Cameron n’en a pas moins indiqué qu’il défendrait l’UE seulement s’il obtient de Bruxelles les changements qu’il exige en matière de contrôle de l’immigration européenne et de la protection des intérêts de la City. Choses refusées actuellement par l’Allemagne et la France.
- Autre enseignement à relever, la déroute des Travaillistes d’Ed Miliband, qui est historique : ce parti a perdu 26 sièges par rapport à 2010. Ed Miliband a été désigné au Labour en 2010 grâce au soutien des syndicats. D’allure plutôt intellectualiste, il a pu ravir le leadership du parti à son propre frère David Miliband, ami de Tony Blair, plus charismatique, plus centriste et plus rassembleur que lui. Mais, il n’a pas fait le poids face au pragmatique et arrogant David Cameron. Il n’a pu en tout cas attirer le vote populaire, porté plutôt vers les discours identitaires, anti-européens et anti-immigrés.
- On note également la percée d’un parti raciste, libertaire, anti-européen et xénophobe, l’UKIP de Nigel Farage, qui a fait de bons résultats sur la côte sud-est et dans les faubourgs des grandes villes du nord de l’Angleterre. Pour eux, « l’Union européenne ouvre nos frontières à 4000 personnes par semaine », comme ils l’indiquent dans leurs affiches. Cela n’est pas sans rappeler les slogans de Jean- Marie Le Pen en France dans les années 80, « 3 millions de chômeurs français = 3 millions d’immigrés ». Ce parti a réussi en tout cas à devenir le 3e parti du Royaume en pourcentage de voix (12,6%), bien que relégué à la 6e place en nombre de sièges.
- L’autre fait majeur de cette élection est l’avancée historique du Parti National Ecossais, SNP, un indépendantiste pur produit, qui est devenu la 3e force au Parlement en nombre de sièges, en passant de 6 sièges en 2010 à 56 sièges en 2015. Ce parti peut modifier à l’avenir le paysage politique du pays. Sa percée est redevable à la création en 1997 par Tony Blair, du parlement écossais. Ce parti a fini par conquérir la majorité absolue au parlement d’Edimburg. Situé plus à gauche que le Labour, un peu comme le mouvement de gauche radicale, Syriza en Grèce, qui s’est démarqué des socialistes, le SNP a pu être soutenu par la population pour sa politique sociale et sa dénonciation de l’austérité des Tories. Il a soutenu l’indépendance de l’Ecosse lors du référendum de septembre 2014 en obtenant même 45% de « Oui », même si le « Non » l’a emporté. Le référendum sur le retrait de l’UE promis pour 2017 par David Cameron, le « Brexit » (« British exit ») et auquel s’oppose le SNP, pourrait favoriser davantage le processus indépendantiste écossais défendu par son leader Nicola Sturgeon.
Dans tous les cas, le bipartisme britannique, qui a toujours dominé la vie politique, se porte encore bien. Il résiste encore aux faits de plus en plus en menaçants et aux changements de configurations partisanes. La population a toujours refusé la modification du mode de scrutin, comme elle l’a fait dans un référendum dans ce sens en mai 2011. Le scrutin majoritaire à un tour est en effet à la fois l’âme et le socle de la vie politique britannique.
Site Le Courrier de l’Atlas, 11 mai 2015
La France sera-t-elle gouvernée par le fascisme ?
Le paradoxe du Front National de Marine Le Pen, c’est qu’il est un parti antisystème qui veut maintenant entrer dans le système. Ce n’est pas une première. Les partis communistes des démocraties européennes dans les années 70 (sous Santiago Carillo en Espagne, Enrico Berlinguer en Italie et Georges Marchais en France) étaient eux aussi des partis antisystèmes au temps de l’empire soviétique, ballotés dans un système dans lesquels ils étaient perdus. Certains ont essayé de faire des alliances (programme commun PS-PCF en France) ou des « compromis historiques » (PCI-Démocratie chrétienne en Italie) avec des partis démocrates. Mais, globalement, ils défendaient le communisme soviétique et, pour certains (PCF), le purisme stalinien, contre la démocratie de leurs propres pays. Ils sont entrés vraiment dans le système le jour où le mur de Berlin s’est écroulé et l’URSS s’est désagrégée. Chose qui les a poussés à changer de nom et à épouser, contraints et forcés, les valeurs démocratiques occidentales. Les électeurs risquaient en effet de les abandonner. Et ils les ont abandonnés.
Mais le problème, c’est que si les valeurs du communisme sont, elles, universelles et égalitaires sur le plan idéologique, ce n’est pas le cas d’un parti fasciste comme le Front national, parti raciste, sectaire, démagogique au sens authentique du terme, qui croit à l’inégalité des races et des peuples, qui se moquait il y a quelques temps encore des vices de la démocratie parlementaire, comme les partis nationalistes de Mussolini et de Hitler. Le Front National a expulsé Jean Marie Le Pen le fondateur du parti, qui lui rappelle trop « les détails » des fours crématoires, le révisionnisme historique et « le sale arabe ». Des thèmes non politiques, de fuite en avant. Maintenant que les sondages leur sont favorables, ils veulent se parer de « démocratisme », et même d’électoralisme.
Devenir ainsi un parti « ordinaire », parce qu’il n’est plus marginalisé par l’opinion, voilà le Renouveau « national ». Les sondages récents (sondage Odoxa, « Le Parisien », juin 2015) indiquent que si 9 Français sur 10 ont une mauvaise opinion des partis, le Front National est jugé le plus proche des Français et le plus capable de proposer des solutions efficaces à leurs problèmes (22% d’opinions favorables), devant les Républicains (17%). Le PS est jugé le moins capable (13%). C’est comme si « droitisme » et fascisme se juxtaposent et se confondent pour la bonne cause démocratique. Le FN se veut un parti conservateur, plus à droite que la droite. Presque un libéral excessif, rejoignant en quelque sorte les Conservateurs britanniques, avec un peu plus d’autoritarisme.
Finie l’époque du Front National de Jean-Marie Le Pen pour lequel « trois millions d’immigrés est égal à trois millions de chômeurs français ». Le FN se responsabilise vis-à-vis de ses électeurs potentiels, devenus de moins en moins virtuels. Il ratisse large. Marine a de l’allure, elle ne dit plus n’importe quoi, comme son père, le maladroit buldozer. Elle fait tout en finesse. Elle est plus politique, moins militante de bas étage.
Il ne s’agit plus de « révolution nationale », expression chère au père fondateur, mais de vision de pouvoir. Le parti était de type protestataire. Il suscitait dans le passé un vote de rejet. Il dénonçait tout le monde : « Tous pourris » (la classe politique) était un de ses slogans favoris. Maintenant il tend à susciter des votes d’adhésion. Ses critiques des autres partis se veulent moins choquantes. « Il ne faut pas insulter l’avenir » en politique. On peut gouverner demain avec ses adversaires d’hier. Il mise encore sur ses deux thèmes de prédilection : l’immigration et la sécurité, toujours dans une perspective nationale, celle de toujours, de Charles Maurras comme du père Le Pen, celle de la France profonde, du terroir.
Alors, on aimerait que les politologues, les intellectuels français et les dirigeants politiques nous expliquent l’inexplicable. La France, pays des droits de l’Homme et des valeurs universelles, a de bonnes chances d’être gouvernée demain par le fascisme, par le fascisme normalisé. Un parti aux sources fascistes peut-il gouverner la France, pays ayant toujours incarné une « idée »? Le FN serait-il paré de toute la légitimité nécessaire si le peuple votait majoritairement pour lui ? Auquel cas, les Français sont-ils plus blâmables que le FN lui-même ? Verra-t-on émerger de nouvelles « Lumières » et de nouveaux Zola pour combattre ce fléau national, ce nouveau type d’absolutisme, qui croit lui aussi à une forme d’ « hérédité » aussi pernicieuse que celle des siècles d’avant 1789?
La révolution de 1789 n’est plus pour tous, elle n’est plus « universelle », comme le voulaient ses promoteurs. Elle est devenue « nationale ». La France est sur le point, du moins pour les législatives de 2017, de passer de la Révolution universelle à la Révolution nationale, plus identitaire, moins ouverte. Autrement dit, le pays risque de régler de vrais problèmes par de fausses réponses. Le FN est un parti d’ordre et non de progrès. Le PCF s’est démocratisé en changeant de nom, d’idéologie et de pratique après la chute du mur de Berlin, le FN cherche à se normaliser à la seule vue des sondages d’opinion et les déclarations de ses dirigeants. Il en est encore à la recherche d’un électorat fidèle, tout en gardant sur son tiroir bien au chaud une idéologie fasciste plus feutrée.
Peut-être que la vie politique française devrait, elle aussi, préparer un « compromis historique », sur les traces de celui qui a vu les gaullistes et les socialistes s’unir au 2e tour des présidentielles pour battre le représentant du FN, Jean Marie Le Pen, et permettre à un républicain, Jacques Chirac, de gagner les élections de 2002 avec le score inimaginable en démocratie consolidée de 82, 2% des suffrages. Un vote républicain qui pourra toujours se reproduire entre le PS et les Républicains, si jamais la menace du FN devient moins irréaliste. Les « Républicains » de droite et de gauche devraient penser à sauver la République, à sauver l’âme de leur pays. Le fascisme, réel ou apparent, est généralement considéré comme un signe de déclin sur le plan historique, comme dans l’entre-deux-guerres. Que le FN arrive à se faire élire démocratiquement par une large majorité de français, ce sera pur formalisme d’une « démocratie » sans contenu. Hitler est arrivé au pouvoir par la démocratie, il l’a quitté à la suite d’une guerre mondiale, à la suite d’un désastre national.
Site Le Courrier de l’Atlas, 24 août 2015
L’argent et l’abstention, les failles de la démocratie américaine
On savait d’après Tocqueville, qui a lucidement pensé la démocratie américaine dans la première moitié du XIXe siècle, que le mérite de celle-ci résidait dans le fait que, c’est la première société dans l’histoire qui a démontré à l’échelle institutionnelle et philosophique, et surtout dans les mœurs et le vécu quotidien, que la marche vers l’égalité est « irrésistible », voire « providentielle », alors qu’en comparaison, la société française subissait encore, malgré la Révolution, la lourdeur de son passé historique féodal et aristocratique. En outre, les philosophes français ont surtout mythifié la souveraineté du peuple, alors que lui, il a trouvé dans son séjour américain, que les Américains la mettaient surtout en œuvre dans leur vie de tous les jours. La culture démocratique et égalitaire irriguait en effet, d’après lui, toutes les facettes de la vie sociale et politique.
Aujourd’hui, deux siècles après, Tocqueville ferait sans doute un autre diagnostic, plus mitigé ou plus critique de la démocratie américaine. Certes, les Etats-Unis est un Etat profondément démocratique et pluraliste, où les libertés peuvent même être extrêmes. Un Etat de droit où les juges ont un pouvoir inaltérable. Ils ont un droit de vie et de mort sur les présidents de la République (affaires de Watergate contre Richard Nixon, du harcèlement de Monica Lewinsky contre Bill Clinton), comme sur les plus fortunés des entrepreneurs (affaire du monopole de Microsoft contre Bill Gates). Un Etat où encore la presse est un véritable contre-pouvoir. Mais, la marche vers l’égalité voulue par les Pères Fondateurs n’est plus si « irrésistible » que cela. Elle est même dénigrée dans la démocratie américaine d’aujourd’hui, et notamment dans son moment-phare : l’élection présidentielle.
La fête électorale ne suppose plus l’égalité entre les candidats, à supposer qu’elle le supposait à l’origine, puisque le plus fortuné remporte souvent les élections. En outre, pour les citoyens, la participation électorale est de plus en plus viciée par les abstentionnistes qui, depuis plusieurs années, sont devenus plus nombreux que les votants, mettant en doute le caractère démocratique de l’élection du président américain, censée être le point culminant de la démocratie américaine.
L’argent est en effet devenu roi dans les élections américaines. Un candidat porteur d’idées politiques peut se trouver pénalisé, sans doute plus que dans d’autres pays, par l’insuffisance de son budget électoral, alors qu’un homme d’affaires arrogant, sectaire et sans idée aucune, comme Donald Trump, peut se retrouver candidat potentiel, pire encore, premier dans les sondages, comme depuis quelques jours, en raison de sa fortune colossale. Le pluralisme des opinions est du coup fissuré par une inégalité financière malheureuse entre les candidats. Guillaume Debré, un journaliste français, qui a publié ces jours-ci un livre issu d’une enquête réalisé aux Etats-Unis, ayant pour titre Washington : Comment l’argent a ruiné la démocratie américaine, estime d’ailleurs à juste titre que l’argent a détruit la vie politique américaine.
La démocratie américaine est devenue un système fait pour les milliardaires. Tous les candidats, sans exception, passent beaucoup plus de temps à séduire et à convaincre les milliardaires pour leur verser de l’argent qu’à convaincre les citoyens ou à rencontrer les gens ordinaires. Il en va aussi pour les députés qui passent la plupart de leur temps à téléphoner aux contributeurs potentiels, pour tenter de récolter l’argent nécessaire à leur réélection. D’autant plus que le financement électoral, contrairement à toutes les autres démocraties, est totalement et absolument dérégulé. Aucune autorité de régulation n’y veille. Même la Cour suprême se refuse de contrôler le financement électoral des candidats. Elle estime que distribuer de l’argent aux candidats est une manière d’exprimer une idée politique. Elle ne peut donc museler une liberté d’expression. Les milliardaires peuvent financer alors sans limite et sans vergogne les candidats de leur préférence. A chaque élection, on dépasse de nouveaux plafonds gigantesques. En 2016, les candidats aux présidentielles ont dépensé trois milliards de dollars pour le financement de leurs campagnes, argent surtout utilisé dans les spots publicitaires à la télévision. D’ailleurs dans une analyse qui a été faite par un chercheur américain sur les dépenses des candidats de toutes les élections présidentielles, il ressort qu’à 95%, c’est le candidat qui récolte et dépense le plus d’argent qui finit par remporter les élections.
Le comble, c’est que l’argent et l’abstention ne sont pas sans rapports. L’argent a en effet un impact certain sur le taux de participation électorale et sur l’abstention. Car, tant l’électorat républicain que l’électorat démocrate sont dégoûtés depuis quelques années de l’influence spectaculaire et amorale des milliardaires sur la vie politique et sur l’issue électorale des candidats. A la limite, le vote n’a plus de sens. On connait le vainqueur à l’avance. C’est le budget électoral qui est le plus décisif, pas le débat d’idées. Cela explique entre autres, lors des primaires, l’effet Bernie Sanders auprès des électeurs démocrates méfiants vis-à-vis de Hilary Clinton, identifiée, elle aussi, à la classe d’affaires. D’où la désolation électorale des Américains.
L’abstention est de ce fait une autre faille de la démocratie américaine, même si elle existe à des proportions variables dans toutes les démocraties, vieilles ou récentes. Il se trouve qu’aux Etats-Unis, la vie politique tourne essentiellement autour du leadership présidentiel. Le désintérêt dans une grande démocratie de l’élection présidentielle est pathologique. Le prochain président américain sera certainement élu par défaut. L’opinion rejette les deux candidats, Donald Trump et Hillary Clinton. On s’attache seulement à Trump, parce qu’il est milliardaire, et parce qu’on estime qu’il sera indépendant des lobbies et ne risque pas d’être détournée par des affaires financières, et on soutient Hilary juste parce qu’elle est démocrate et parce qu’elle s’oppose à la grossièreté manifeste de Trump. Mais, les deux candidats sont perçus par l’américain moyen comme étant beaucoup plus proches des riches que des citoyens ordinaires. La démocrate Hillary n’y échappe pas. D’ailleurs, les deux candidats sont aujourd’hui au coude à coude, avec une légère avance de deux points de Trump sur sa concurrente (45% / 43%, d’après un sondage national CNN/ORC publié le 6 septembre dernier), qui était pourtant en net recul durant tout l’été. Mais ce sondage est national, et le sondage Etat par Etat est généralement plus significatif. D’une part, 11 Etats devraient déterminer le résultat final le 8 novembre, les mêmes qu’en 2008 et 2012 (Ohio, Iowa, Wisconsin, Pennsylvanie, Michigan, Colorado, Floride, Nevada, New Hampshire, Caroline du Nord, Virginie). D’autre part, Clinton garde un léger avantage dans certains Etats bastions des Républicains, où Trump se trouve en difficulté, comme Texas, Arizona, Georgie et Mississipi. Or, pour les statistiques Etat par Etat, Clinton garde un avantage sur Trump.
Tout cela explique la campagne du porte-à-porte effectuée par les deux candidats, sur laquelle Obama a beaucoup compté dans le passé, pour faire la différence auprès des électeurs démobilisés et indécis, notamment pour s’assurer qu’ils sont bien inscrits sur les listes électorales, surtout dans les « Swing States » (les Etats clés). Car, l’abstention est très élevée aux Etats-Unis ces dernières décennies. En 2012, le taux de participation au scrutin présidentiel ne dépassait pas les 62%. Dans le passé, il avoisinait les 50 ou 40%. Ce qui posait un problème de légitimité au nouvel élu.
Ainsi la démocratie américaine, qui a balisé la route à beaucoup de démocraties dans le monde, semble se trouver elle-même en panne. Si la démocratie se nourrit de l’égalité, cette égalité-là semble de plus en plus formelle face à la poussée inégalitaire. Si la démocratie, c’est la participation, les présidents américains sont de plus en plus élus par défaut sans l’adhésion profonde du peuple américain, celui qui garde en mémoire les idéaux des Founders Fathers.
Le Courrier de l’Atlas, 15 septembre 2016
La campagne Trump-Clinton et les contorsions de la démocratie américaine
On se souvient des élections houleuses du 7 novembre 2000 entre Georges W. Bush et Al Gore. Le résultat de l’élection était si serré que les deux candidats se sont engagés dans une bataille de procédure en Floride, qui a fait intervenir à la fois la Cour suprême de Floride et la Cour suprême fédérale. Grâce à 537 voix d’avance (sur six millions de votes en Floride), Georges W. Bush a remporté ses 25 grands électeurs de la Floride et donc la majorité du collège électoral constitué de 538 grands électeurs, chargés d’élire le président, c’est-à-dire 271 grands électeurs, alors qu’Al Gore n’en a obtenu que 267. Pourtant Al Gore a remporté la majorité des suffrages au niveau national, avec 337.000 voix d’avance sur Bush sur 103 millions de suffrages exprimés. Donald Trump doit se souvenir de cette élection serrée et bruyante entre G.W. Bush et Al Gore, et pourrait sans doute en évoquer le rapprochement, pour montrer qu’il est prêt à aller jusqu’au bout, fût-ce devant les tribunaux.
Toutefois, serrée ou houleuse, la compétition et les échanges qui ont eu lieu entre les deux candidats étaient entre Bush junior et Al Gore démocratiquement convenables, respectueuse de la forme démocratique. Ce qui est loin d’être le cas pour la campagne Trump-Hillary. La situation s’est tellement envenimée dans ce cas-ci que la presse américaine a titré ces jours-ci : « Assez. Par pitié, faites que ça s’arrête », tant les scandales et les révélations chocs entre les deux candidats se sont multipliés à l’infini. L’incompétence politique de l’arrogant richissime Donald Trump, s’est révélée au grand jour, au fur et à mesure de la difficulté de la compétition, de son durcissement et des abandons de gros calibres Républicains de son camp. L’homme n’argumente pas, il s’estime en permanence victime de complots provenant du camp démocrate et de Hillary Clinton, maîtresse, elle, au contraire, de son discours, en dépit de son attitude glaciale. Donald Trump raffole en effet des théories du complot. Il y a d’abord eu le lieu de naissance du président Obama, puis les rumeurs selon lesquelles le FBI était de mèche avec Hillary Clinton ou que le père de son ancien rival républicain Ted Cruz était lié à l’assassinat de Kennedy. Maintenant, il se croit lui-même victime de persécution et de complot.
Qui sont les auteurs du complot ? Quelle organisation ? Pour lui, c’est « une structure de pouvoir mondialisée », associant grandes entreprises, médias et l’entourage des Clinton, qui veulent tous en découdre avec lui. Les fracassantes révélations de femmes accusant Trump de les avoir tripotées et embrassées sans leur consentement, relayées par des dizaines de médias ayant soigneusement vérifié leurs sources, confirment pour lui le complot. Et Hillary Clinton et ses conseillers sont bien décidés à exploiter les dérives sexuelles et les vulgarités de son rival. Au fond, il doit avoir du mal à concevoir que, lui, le coureur de jupon, méprisant envers les femmes, puisse être battu par une femme, et que l’élection d’une première femme à la présidence, après une succession de 43 présidents hommes, puisse faire date historiquement à son détriment.
Globalement, deux contorsions touchant aux valeurs et procédés démocratiques nous interpellent particulièrement dans cette campagne électorale, décidément de bas étage, provenant de la plus grande démocratie du monde.
D’abord, première contorsion, les Républicains, exaspérés par les extravagances et les discours racistes, sectaires, peu démocratiques de Trump, et ne pouvant plus soutenir ses incompétences et ses excès, décident de l’abandonner et de voter pour la candidate démocrate Hillary, candidate du parti adverse, pour sauver ce qui reste à sauver de la démocratie et des valeurs américaines. En somme, un non- respect du pluralisme partisan ou politique mis au service d’un autre pluralisme des profondeurs, censé être plus démocratique et plus authentique. Le choix électoral résulte en toute logique d’une opinion et d’un choix intellectuel. Autrement, c’est comme si on présentait un candidat unique consensuel pour les deux partis.
C’est vrai que cette attitude est difficilement transposable en Europe, même si en France, en raison de l’imprévisible passage du candidat d’extrême droite Jean-Marie Le Pen au 2e tour face à Jacques Chirac, aux présidentielles de 2002, la gauche et l’ensemble des démocrates républicains ont soutenu Chirac et voté pour lui, en le faisant élire. Mais cette pratique reste exceptionnelle dans une France, malgré tout, historiquement divisée idéologiquement, politiquement et culturellement entre la gauche et la droite depuis la Révolution.
En fait, la vie politique américaine n’est pas traditionnellement aussi manichéenne ou aussi idéologique que la vie politique européenne. Dans un pays où toutes les populations et les deux grands partis, croient de manière identique à l’American Way of Life et à l’égalité de chance, on vote indistinctement pour les Républicains ou les Démocrates. Il est ainsi de tradition que la vie politique ne soit pas polarisée. Les partis américains, contrairement aux partis européens, n’ont aucune discipline de vote au Congrès. Ils se caractérisent par leur souplesse et leur liberté de vote. On a ainsi l’habitude dans la vie politique américaine de voir au Congrès les Républicains voter pour les Démocrates, et les Démocrates voter à leur tour pour les Républicains. L’inversion existe, même lorsque le Président est issu de leur camp. Un président démocrate peut être soutenu au Congrès par des députés républicains et vice-versa. C’est une spécificité de la démocratie américaine.
Il reste que l’abandon du candidat d’un parti par plusieurs membres, dirigeants et anciens responsables politiques de ce parti, est une première dans la vie politique américaine. Les partis sont-ils encore des machines électorales, des appareils tendant à mobiliser et à soutenir les candidats pour gagner une élection ? Un grand responsable politique ayant exercé dans la sphère du pouvoir, peut-il se déjuger et opter publiquement pour le candidat du parti adverse ? Son parti sera-t-il encore crédible ? En fait, c’est le candidat Trump qui a nettement dévié des valeurs de la démocratie américaine. La dénonciation de Trump par les siens est bien accueillie dans les milieux politiques, élitistes, artistiques et dans les médias. Pour beaucoup de dirigeants et d’électeurs républicains, l’élection de Hillary est devenue moins un choix qu’une nécessité. Ni cette élection, ni ce candidat ne sont après tout normaux, doivent-ils se dire. Sauver la démocratie plus que tout, c’est ce qui importe.
La deuxième contorsion est plus grave encore. Trump laisse entendre qu’il ne va pas reconnaitre le résultat des élections en cas de défaite. Il utilise le spectre du trucage électoral, d’un complot ficelé par les Démocrates et préparé à l’avance. « Donald Trump, vous engagez-vous à accepter le résultat de l’élection ? », l’interroge un journaliste. « Je verrai à ce moment-là, répond-t-il, je vous laisse dans le suspense ». C’est la phrase la plus commentée du troisième et dernier débat à la présidentielle américaine, qui s’est déroulé le 19 octobre à Las Vegas. Interrogé par le modérateur Chris Wallace sur son acceptation du résultat de l’élection du 8 novembre, le candidat républicain refuse de s’engager, laissant planer la possibilité de fraudes. Cela est grave, parce que comme l’écrit The New York Times : « Rien n’était plus sacré pour les fondateurs des États-Unis que la transition pacifique du pouvoir ». La démocratie n’a ainsi plus de sens si l’un des candidats décide à l’avance, selon son bon plaisir, de ne pas reconnaître les résultats électoraux, s’ils seront en sa défaveur. Il les reconnaitra juste si elles lui sont favorables. En somme, une démocratie à la carte. C’est une erreur politique grossière d’un candidat amateur dans une démocratie pourtant électoralement aguerrie.
Ce sont généralement les classes politiques des pays du Sud, encore autoritaires ou nouvellement acquis au pluralisme politique, qui ont la réputation et l’habitude de ne pas reconnaitre les résultats des élections, en criant instinctivement à la fraude avant même leur clôture définitive. On n’a pas l’habitude de voir une telle attitude dans les vieilles démocraties, où citoyens et partis ont appris à s’incliner devant le suffrage universel et à respecter dans les mœurs l’opinion d’autrui.
La démocratie américaine ne finit pas de nous étonner.
Le Courrier de l’Atlas, 25 octobre 2016
Quelle Amérique « profonde » a voté?
Les Etats-Unis sont-ils atteints par le syndrome du suffrage indirect, voire du « collège électoral » ? Si on y avait appliqué le suffrage universel direct, comme dans l’écrasante majorité des démocraties dans le monde, Hillary Clinton serait vainqueur des élections, puisqu’elle devance Donald Trump de 180 000 voix, au lieu qu’elle sera défaite par 279 grands électeurs contre 228. Tout comme Al Gore en 2000, battu au suffrage indirect et par le nombre de grands électeurs par G.W.Bush, alors qu’il l’a pourtant devancé de 550 000 voix. Le peuple américain a voté majoritairement pour Hillary, les Etats fédérés ont voté pour Trump. Les sondages peuvent ici se tromper, entre autres parce qu’il y a deux types de sondages : les sondages nationaux et les sondages par Etat.
La question qui se pose alors est de savoir si le vote aux Etats-Unis traduit ou pas la volonté réelle du peuple américain? Le peuple américain pris dans son ensemble est-il démocratiquement souverain à travers ce mode électoral aussi compliqué que désuet et souvent injuste?
N’oublions pas que le mode de scrutin américain a beau être inscrit dans la Constitution américaine, il n’a qu’une valeur historique, liée au fait que cette Constitution traduisait un contrat politique de type transactionnel entre les Etats fédérés et l’Etat fédéral. Le collège électoral, le scrutin indirect, l’élection du président à deux degrés, essentiellement sur le territoire des Etats fédérés et accessoirement sur le territoire national, ont été posés parmi les conditions d’adhésion des entités fédérées au système fédéral, notamment comme une des conditions d’abandon du système confédéral au profit du système de l’Etat fédéral.
Le système du suffrage universel indirect peut-il être toujours juste dans tous les cas de figures ? On en doute. Il peut l’être s’il y a concordance plus ou moins harmonieuse entre le vote du peuple américain à l’échelle nationale (ou sa volonté générale) et le vote des électeurs à l’échelle des Etats fédérés (volontés particulières). Il cesse de l’être, comme dans les élections de 2000 et de 2016, lorsqu’il y a des discordances entre les deux volontés. Les abstentionnistes ne sont pas ici pris en considération, étant des non-votants. En tout cas, en démocratie pure, si on comptabilise le nombre des votants qui participent au choix de leur président, il est anormal de constater que, par exemple, 110 millions d’électeurs (à l’échelle fédérale) peuvent valoir plus que 109, 5 millions d’électeurs (à l’échelle fédérée). C’est une question démocratico-mathématique, c’est aussi une question de légitimité démocratico-électorale.
Dans l’histoire politique américaine, on peut comprendre que deux ou trois Etats fédérés, voire un seul Etat fédéré, soient plus décisifs que d’autres en raison du nombre de grands électeurs dont ils disposent, lié lui-même à leur poids démographique. Mais ce faisant, on ne comprend plus que deux ou trois Etats fédérés puissent choisir, de fait, pour tout le peuple américain, pour les 52 Etats fédérés réunis et constitués en Etat fédéral.
Il est vrai que les Américains, en raison de la philosophie fédérale et les institutions qui y président, ont l’habitude d’accorder autant d’importance au vote sectoriel, par catégorie ou par entité (vote par Etat fédéré, par minorité ethnique, vote blanc, vote noir, par sexe, âge ou profession) qu’au vote individuel ou citoyen proprement dit. Alors même que la société américaine est surplombée par la philosophie libérale, toujours centrée sur les droits et libertés individuelles. Mais, aux Etats-Unis, de par la culture générale issue des compromis conclus par les Founders Fathers, on est d’abord libre au sein de l’Etat fédéré, puis à l’échelle fédérale. L’Etat fédéral est juste une protection, une garantie en cas de dysfonctionnement des Etats fédérés,.
Le fédéralisme a été considéré à l’origine comme un système de liberté, tendant à limiter le pouvoir central, fédéral, et à paralyser les velléités ou les tentations abusives du pouvoir. Tout pouvoir fédéral a ainsi son pendant sur le plan fédéré. Le suffrage indirect à travers le collège des grands électeurs est un de ces moyens d’affirmation des Etats fédérés sur le pouvoir central. La méfiance vis-à-vis du pouvoir central est telle qu’on se satisfait de la possibilité de déformation de « la volonté générale » du peuple américain dans son ensemble, noyautée par la survalorisation de l’idée du collège électoral (variable d’un Etat à un autre), du vote à l’échelle des Etats fédérés. On est toujours dans l’idée historiquement première, devenue anachronique aujourd’hui après l’intégration de tous les Etats fédérés à la nation américaine, de la supériorité du vote fédéré sur le vote fédéral.
C’est vrai que le nombre d’électeurs dans chaque Etat fédéré est en rapport avec le nombre de population de l’Etat. Mais si on considère que, dans chaque Etat, la majorité simple suffit pour rafler tous les grands électeurs, le peuple peut être mis en minorité par les entités fédérées, comme il est arrivé à plusieurs reprises. En outre, il n’est pas interdit de penser que l’électeur de Californie (55 grands électeurs), du Texas (38), de Floride (29), de New York (29), de Pennsylvanie (20), de l’Illinois (20) est globalement plus décisif dans le choix du président américain que le vote de des autres Etats beaucoup moins pourvus, et notamment de ceux qui ont 3 grands électeurs. En d’autres termes, la majorité issue de l’Etat californien ou texan ou de Floride est politiquement et électoralement plus décisive que la majorité résultant des autres Etats. Alors que si le vote était nationalement identique et au suffrage universel direct, tous les électeurs américains auraient le même poids politique et électoral, quelle que soit leurs régions ou leur lieu de vote.
C’est dire qu’on a du mal à situer l’Amérique « profonde » qui a élu Donald Trump: est-elle celle des Etats fédérés ou celle de toute la nation ? Démocratie des citoyens ou démocratie des entités fédérées ?
Le Courrier de l’Atlas, 11 novembre 2016
La contradiction démocratique américaine
Décidément, la démocratie américaine, comme d’autres vieilles démocraties, est un laboratoire riche d’expériences. Même dans cette grande démocratie, la minorité peut être appelée à gouverner contre la majorité, voire deux majorités peuvent se mettre face à face.
Dans les régimes parlementaires, c’est la majorité électorale et gouvernementale qui peut s’user en cours de mandat et devenir elle-même minoritaire, tantôt au parlement, notamment par la rébellion de la majorité parlementaire, qui ne soutient plus le gouvernement ; tantôt dans l’opinion, à travers des contestations et des manifestations répétées.
Dans d’autres systèmes, comme le système américain, où l’élection se fait à deux vitesses et à deux échelons, il peut y avoir un doute sur la nature de la majorité, voire une contradiction entre deux types de majorités opposées : la majorité dans l’Etat national fédéral (celle du peuple) et la majorité des Etats fédérés (celle des grands électeurs). Ce qui pose le problème de la légitimité démocratique.
Parlant de la démocratie américaine au XIXe siècle, Tocqueville parlait de « la tyrannie de la majorité », il n’avait pas vu venir, en ce temps-là, la tyrannie de la minorité, sans doute aussi pernicieuse, ou l’incongruité d’une majorité parallèle. En démocratie, le pouvoir est ordinairement attribué par le consentement du plus grand nombre. Une société est en effet constituée par le consentement de chaque individu, de tous les individus, comme l’exige le Pacte politique gouvernant les sociétés politiques. Démocratiquement, politiquement et électoralement, cela donne lieu au gouvernement de la majorité numérique. Mais, si la majorité du nombre ne peut plus décider de l’affectation de ses représentants au pouvoir, on ne peut plus dire qu’« un homme égal une voix ».
La démocratie n’est ni l’exploitation de la minorité par la majorité, ni l’exploitation de la majorité par la minorité. Or, sur le plan du nombre des suffrages, ou sur le plan populaire, tout le monde convient que Donald Trump est électoralement « minoritaire » à l’échelle nationale, même par quelques milliers d’électeurs, par rapport aux suffrages de Hillary Clinton. Le libéralisme américain s’insurge lui-même contre l’exploitation de la majorité par la minorité. Il a essentiellement en vue les droits individuels, censés être respectés tant par les majorités que par les minorités.
Si en démocratie, un homme est égal à une voix, aux Etats-Unis, certains hommes, issus de certains Etats fédérés ont plus de voix que d’autres. Ce qui explique les contestations de rue apparues au lendemain de la victoire de Trump. Les manifestations anti-Trump se multiplient depuis une semaine. Responsables politiques, militants associatifs, artistes ou simples citoyens : partout aux Etats-Unis, des voix s’élèvent et promettent de s’opposer au futur président. A New York, Los Angeles, Chicago, Las Vegas ou Indianapolis, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté en brandissant le slogan «Not my President». Contestations qui se justifient autant par l’élection « démocratiquement » minoritaire de Trump, que par ses menaces proférées tout au long de la campagne électorale. Pour les contestataires, Trump « ne se soucie ni des pauvres, ni des minorités, ni des droits des homosexuels ou des immigrés. Il ne se soucie de personne. Et ça ne s’apprend pas à 70 ans.» Le maire démocrate de New York a décidé, lui, de «s’opposer» à toute action prise par Donald Trump qui serait considérée comme une «menace pour les New-Yorkais». Pas d’autre moyen pour l’instant de lutter contre un conservateur jusqu’au-boutiste et convaincu.
Les « idées » de Trump risquent en effet de remettre en cause l’Etat de droit et la démocratie américaine, et de bafouer les droits et libertés des Américains, de tous les Américains, quelles que soient leurs origines raciales ou ethniques. Les Américains sont descendus dans la rue. Ils ne se sentent plus chez eux, dépossédés d’une partie d’eux-mêmes, de leur nation, de leur culture politique par le sectarisme du nouveau président, censé être le président de tous. Le vouloir-vivre collectif est en déperdition. Ce qui fait leur américanité, ce qui a toujours fait l’Amérique, c’est la Constitution des Pères fondateurs. On ne juge que par elle. Là où la Constitution ou le droit ne distinguent pas, les hommes ne peuvent le faire à leur place. Protection de la loi et suprématie du droit, telles sont les valeurs fondamentales originaires de la nation Américaine.
D’autant plus que les menaces de racisme, de discrimination du nouveau président « Républicain » et les promesses de recours à des procédés expéditifs risquent de rappeler étrangement les restrictions des droits et libertés qu’ont subis les Américains d’origine japonaise après la 2e guerre mondiale et les Américains d’origine arabe après 2011, pour des raisons de sécurité. Trump promet aujourd’hui de renvoyer 11 millions de clandestins hispaniques (chiffre déjà revu à la baisse), ainsi que les musulmans, considérés tous comme étant des terroristes potentiellement menaçants à l’encontre de la sécurité américaine. C’est à peine s’il ne va pas jeter tous ceux qui lui déplaisent à la mer.
Les contestataires américains qui sont descendus dans la rue, qui rejettent le verdict des urnes, n’ignorent pas que dans une société libérale, la leur, la réalisation du bien commun, la morale et la justice sont normalement les finalités que doit poursuivre le président américain, qu’il soit démocrate ou républicain. Les Américains sont calvinistes et puritains. Ils accordent beaucoup d’importance au statut moral du détenteur du pouvoir. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles ils ont renvoyé dos à dos Trump et Hillary, qui ont suivi tous les deux des chemins douteux pour monter au sommet de l’échelle. Ils acceptent, tout au plus, Hillary Clinton comme un moindre mal par rapport à Trump, perçu, lui, comme un personnage immoral, outre qu’il est un amateur politique.
Qu’est ce qui reste à un pays démocratico-libéral pour sauver sa démocratie ? Il lui reste une garantie, ou même plusieurs. Si le gouvernement Trump ne sera pas en mesure de préserver les droits fondamentaux des Américains ou s’il ne remplit pas ses devoirs légitimes en violant les droits individuels, ou lorsque les violations ne sont même pas justifiées par la nécessité, les citoyens auront dans ce cas le droit de désobéir à ses ordres, devenus illégitimes, et le droit de se révolter, voire de le changer ou de le renverser. Pour n’avoir pas respecté le droit et la liberté des Américains, Richard Nixon (Watergate) et Bill Clinton (harcèlement sexuel) ont failli être poursuivi pour impeachment. Le premier a été démissionné de force, le deuxième a évité de justesse la terreur de l’Attorney général John Starck grâce à l’appui de l’opinion et la réussite économique.
Les citoyens américains dans la rue ont certainement pris date avec Trump, avant même son entrée en fonction. Lui, il a promis de malmener leurs valeurs ; eux, ils promettent en retour de s’insurger contre lui. C’est la version négative du Pacte politique. C’est un message lourd de sens. Dans le système américain, le président ne peut tout faire. Il est verrouillé de partout : par le Congrès (même entre les mains désormais des Républicains), par la Cour suprême et les juges, par les médias…et enfin par la Rue, qui est déjà là. Trump aura encore certainement à apprendre, surtout dans un premier mandat. Le harceleur sera vraisemblablement harcelé, et la démocratie « représentative » sera certainement bousculée par la démocratie d’opinion.
Le Courrier de l’Atlas, 15 novembre 2016
Le mythe des candidats antisystème
Chaque fois qu’un groupe ou un parti ou un homme politique se soulève contre les institutions, même démocratiques de son pays, ou contre les pouvoirs dominants qui sont à leur tête, on n’hésite plus à le qualifier d’« antisystème ». L’antisystème s’oppose au « système » politique, pris au sens large, supposé inclure les forces politiques, économiques, sociales, médiatiques qui détiennent quelques influences dans la vie politique. Quoique le « système politique » soit en fait quelque chose de complexe, et de très différent en science politique, notamment si on se reporte à la théorie du système politique de David Easton.
Autant la notion de « système politique » est précise (interactions régulières entre éléments interdépendants), autant celle d’« antisystème » est délibérément vague. Elle est en tout cas moins précise que des notions proches ou de la même catégorie, comme « anticapitaliste », « antiparlementaire », « antimondialiste » ou même « contre-pouvoir ». La notion d’antisystème est d’ailleurs proférée, scandée par les acteurs et médias politiques, justement parce qu’elle est floue et prête à confusion. Elle peut ainsi dans un discours faire l’effet d’un argument-choc ou d’un moyen de défense indémontrable, insusceptible d’être rejeté avec précision par le camp adverse : les partisans du système.
Historiquement, la tendance antisystème relève idéologiquement de l’extrême droite ou du fascisme nationaliste. Dans les années 20, les nationalistes allemands rejetaient l’antisystème incarné par les institutions de la République de Weimar. Les néofascistes français s’en réclamaient à leur tour dans les années 50. Il s’agissait de proposer un programme incarnant une alternative attirante et crédible, fut-ce au prix de simplifications abêtissantes, suscitant doutes et conflits auprès des partis du système. Chose qui va créer deux catégories de partis : les partis conventionnels (défendant le système) et les partis séditieux (rejetant le système).
Aujourd’hui en Europe, le courant antisystème comprend plusieurs types de populisme. Ce sont des partis et des acteurs qui rejettent l’antiparlementarisme, et les élites « traitresses », et qui défendent la pureté nationale, plus que le nationalisme. Ces partis et dirigeants antisystème relèvent tant de l’extrême gauche que de l’extrême droite. Les courants antisystèmes favorisent chez les électeurs un vote contestataire atypique. Ce vote s’explique tantôt par la monopolisation de l’offre électorale par les grands partis ou encore par les grandes coalitions (Autriche, Pays-Bas, pays scandinaves, Espagne, France) ; tantôt par des crises identitaires ressenties chez les populations et exploitées par ces partis antisystème (France, Autriche) ; tantôt par un mélange de considérations internes et internationales (Etats-Unis).
La France est particulièrement riche en partis et dirigeants antisystème. Autrefois, le fascisme de droite et les pétainistes. Puis, il y a eu Pierre Poujade dans les années 50, représentant des « petits » contre les « gros », devenu célèbre par le rejet des élites, du parlementarisme, du fisc, des riches, des notables, des intellectuels. Le Parti Communiste dans les années 70 recourait à la notion d’antisystème pour rejeter les capitalistes et pour se situer idéologiquement et politiquement dans une Internationale communiste externe. Dans les années 80, le Front national rejetait les élites et les grands partis (on se souvient des diatribes de Jean Marie Le Pen en France dans les années 80 contre « La bande des quatre » : RPR, UDF, PS et PC), tout en défendant indéfectiblement la « France du terroir » contre la menace immigrée.
Aujourd’hui, les dirigeants politiques français antisystème se diversifient. De Jean-Luc Mélenchon (anticapitaliste), à Marine Le Pen (nationaliste), en passant par François Bayrou (contre le système bipartite) et les dirigeants du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), les choix se sont diversifiés. Même François Fillon et Emmanuel Macron sont abusivement considérés aujourd’hui comme des candidats antisystème. Le premier, retrouvant une nouvelle jouvence dans les sondages, se considérait dès la veille des primaires de droite ( qu’il a hier gagné au premier tour), comme le candidat de l’antisystème contre les deux autres favoris supposés (Juppé et Sarkozy) ; le second n’est ni tout à fait à gauche, ni tout à fait à droite. Il est, prétend-t-il, pour le peuple contre le système.
La Tunisie a eu son lot de candidats antisystème en la personne de Hachemi Hamdi, un vieux dissident islamiste, propriétaire d’une chaine de télévision à Londres, qui a créé à la veille des élections de la constituante de 2011, un courant populaire anarchique, « Pétition Populaire », à caractère régional, et qui a réussi à devenir en l’espace de quelques semaines, le 3e parti national. Il adressait ses discours populistes à travers « sa » chaîne de télévision (Al Mustakella). Ses discours-programmes, contenant des « recettes-miracles » abusives, étaient favorables aux humbles et aux régions déshéritées. Lui aussi rejetait brutalement « le système », composé d’après lui à la fois de laïcs et d’islamistes, qui dominent le système.
Aujourd’hui, c’est Donald Trump qui a revivifié le courant antisystème aux Etats-Unis et dans le monde. La milliardaire a défendu durant sa campagne, non pas les pauvres cette fois-ci, mais tous ceux qui sont rejetés par le système. Il rejette la classe politique au pouvoir, les élites « bien-pensantes » et les médias qui leur sont attachés. Du coup, une fois élu, Trump est aussitôt soutenu par l’antisystème mondial : partis d’extrême droite en France, en Autriche, en Italie, les partisans du « Brexit » en Angleterre, et même quelques pouvoirs arabes, alors qu’il a inquiété les partis et pouvoirs modérés.
Au fond, les candidats et partisans de l’antisystème ont commun le fait que ce discours leur permet de gagner en notoriété. Dire que « le système est truqué », qu’il y a un « complot du système » ou que « le système est complice » est un discours qui séduit aussi bien l’inculte que l’instruit, aussi bien « les petits » que les « gros », qui sont horrifiés par l’idée de manipulation par le système et qui voient des complots partout. Les programmes rationalisés n’ont aucun effet sur eux en période trouble.
Le discours antisystème est bien paradoxal. Il est lui-même un nouveau système qui tente de supplanter l’ancien. L’antisystème est un système. On le voit bien chez les candidats de l’antisystème. Ceux qui sont pénalisés par les sondages ou qui n’arrivent pas à se faire élire ou qui se font mal élire, qui se trouvent marginalisés dans la vie politique par les grands partis ou les grandes personnalités politiques, vocifèrent le système et prétendent être les candidats de l’antisystème. Mais, dès que le jeu politique leur redevient favorable, ils calment leur ardeur et s’intègrent aussitôt au système, au cas où ils ne se retournent pas eux-mêmes contre l’antisystème, désormais leur pire adversaire. « Les sondages nous trompent », disent-ils, quand ils sont en leur défaveur, parce qu’ils sont manipulés par le système. Mais lorsqu’ils leur deviennent favorables, ils y croient aussitôt : « ce sont les sondages qui le disent », et donc le peuple.
C’est un jeu. Ils se réclament candidats de l’antisystème, mais au fond ils utilisent le système pour se faire élire. Et une fois élus, ils seront redevables au système qui a pu les faire gagner. Ils deviendront eux-mêmes le système. Ils savent qu’ils ont peu de choix. L’alternative pour ceux qui sont révoltés par le système et qui y sont liés est la suivante : ou se maintenir dans le système, en faisant semblant de lutter contre lui et de continuer à en souffrir, ou le dénoncer et en subir les conséquences d’exclusion du système. Donc, les candidats antisystème, qui arrivent à gagner les élections, préfèrent sortir de ce malaise et adhérer carrément au système. L’antisystème est bien un mythe.
Le Courrier de l’Atlas, 21 novembre 2016
Les primaires ou le retour des partis-machines électorales
Les partis sont toujours les faiseurs de démocratie dans la vie politique moderne : ils font les opinions, les élections, la démocratie et décident du pouvoir. Aujourd’hui, dans plusieurs démocraties, ils font plus. Ils démocratisent leurs partis par des élections primaires, pour faire désigner leurs propres candidats par l’urne. Ils personnalisent, ce faisant, les élections politiques, en mettant en arrière les programmes, et les médiatisent encore plus. Les partis semblent redevenir ce qu’ils ont toujours été à l’origine, au XIXe siècle : des machines électorales, chargées d’inscrire les électeurs sur les listes électorales et de les mobiliser en vue des élections. Chassez le naturel….
Les Etats-Unis est le pays des primaires. Leur expérience des primaires, qui s’est imposée au cours du XXe siècle, ne cesse de faire des émules dans d’autres démocraties. Il s’agit d’un moyen permettant aux candidats des partis de se faire adouber de manière démocratique, et à l’avance, par les électeurs eux-mêmes. Tantôt par les seuls adhérents inscrits au parti, comme dans les élections fermées (élection interne) ; tantôt par l’ensemble du corps électoral, notamment par ceux qui souhaitent voter librement pour les candidats d’un parti de son choix.
Ainsi, tous les quatre ans, les Etats fédérés américains organisent des primaires présidentielles qui sont, selon les Etats, ouvertes, fermées ou semi-fermées. Certains Etats connaissent des caucus, autre type de primaires. Ce sont des réunions organisées par les partis politiques au cours desquelles les sympathisants débattent et votent. Aux Etats-Unis, il y a bien une culture des primaires, tant en raison de leur ancienneté qu’en raison de leur généralisation. Les primaires s’appliquent en effet à tous les niveaux de gouvernement (local, Etat fédéré, Etat fédéral).
Aujourd’hui la pratique des primaires se généralise. Dans les années 1990, elle se développe en Amérique Latine, notamment en Argentine, Mexique, Uruguay (prévue par la Constitution même), Costa Rica, Paraguay, Bolivie, Chili. Puis, en Amérique du nord, au Canada en 2013, pour le Parti libéral (qui a désigné Justin Trudeau). Les primaires pénètrent également en Europe, comme en Italie pour certains partis de gauche, en Grèce (PASOK en 2007), en Angleterre (Labour Party en 2015) ou en France. Il est vrai qu’en France, les partis avaient l’habitude de désigner leurs candidats par des votes internes réservés aux adhérents, pratiquant ainsi une sorte de primaire de fait, sommaire et peu médiatisée. Mais désormais leurs grands partis ou leurs grandes coalitions de gauche et de droite ont résolument opté pour des primaires depuis 2012. Des primaires qui sont de nature à renforcer davantage la bipolarisation de la vie politique autour du Parti socialiste et des Républicains, les deux partis moteurs depuis plusieurs décennies de la vie politique, en dépit de la montée du Front national.
La première élection primaire en France, ouverte, a été en effet organisée par le Parti socialiste, avec le Parti radical de gauche, pour désigner le candidat aux présidentielles de 2012. Près de trois millions d’électeurs ont participé au second tour où François Hollande est sorti vainqueur. Quant aux Républicains, ils organisent, eux, une primaire ouverte ces jours-ci. Election dite « primaire ouverte de la droite et du centre » organisée le 20 et 27 novembre 2016 entre Les Républicains (LR), le Parti chrétien-démocrate (PCD) et le Centre national des indépendants et paysans (CNIP) pour désigner un candidat commun les représentant à l’élection présidentielle de mai 2017.
Le premier tour a été un succès inattendu, puisqu’il a enregistré la participation de 4.298.097 électeurs (de droite, du centre et de gauche). Ce sont François Fillon (LR), en première position (1.890.266 votants, 44,08% des voix) et Alain Juppé (LR), qui se sont qualifiés au second tour. L’ancien président Sarkozy ayant été éliminé, venant en 3e position avec 20,67% de voix. La cartographie électorale a été au 1er tour largement favorable à Fillon, puisque sur 101 départements, il est arrivé en première position dans la quasi-totalité des départements et collectivités d’outre-mer, à l’exception de 10 départements remportés par Juppé (autour de la Gironde, son fief, comme la Corrèze, Dordogne) et 4 autres par Sarkozy. A la suite du débat qui a eu lieu jeudi soir à la télévision entre les deux candidats, les sondages confirment encore la position de favori de Fillon. Quoique les sondages se sont beaucoup trompés ces derniers temps.
Certains théoriciens politiques considèrent que les primaires sont un moyen tendant à associer directement les électeurs à la prise de décision. Ce n’est hélas, pas toujours le cas. Certes, les électeurs désignent par eux-mêmes leurs candidats aux présidentielles, en réduisant ainsi la domination de l’oligarchie partisane. Mais, plusieurs candidats qui se proclament candidats aux primaires, doivent d’abord passer par le filtre des parrainages, qui ne permet de garder que les « gros calibres », soutenus par les états-majors des partis, détenteurs des réseaux les plus étendus, territorialement parlant. Ce n’est pas un hasard si 6 candidats n’ont pas été retenus et 3 autres se sont retirés. Les conditions sont pesantes pour les « petits » candidats. Il faut en effet, pour un candidat, d’après le règlement des primaires des Républicains et du Centre, être parrainé par 250 élus dont au moins 20 parlementaires, répartis sur au moins 30 départements et par au moins 2500 adhérents à jour dans le paiement de leurs cotisations. Conditions ne pouvant être surmontés que par les barons des partis, membres de l’oligarchie et entourés d’une grande clientèle. C’est comme si le parti choisissait et proposait de fait ses candidats aux électeurs.
Par ailleurs, la démocratie participative peut encore être faussée, dans la mesure où l’intrusion d’électeurs d’autres partis concurrents, notamment dans les primaires ouvertes, risque de dénaturer le choix réel des électeurs de base du parti (la gauche a voté aussi pour les candidats de droite au 1er tour). Ce flottement du corps électoral, qui a joué d’ailleurs de mauvais tours aux sondages, fausse la candidature du parti. Les électeurs des partis adverses peuvent toujours recevoir des consignes de leurs partis, tendant à barrer la route, à éliminer certains candidats ou à privilégier le choix de certains autres pour que leurs partis aient les meilleurs chances de les battre.
Les primaires contiennent encore d’autres risques pour la démocratie participative, comme la personnalisation des débats. Déjà aux élections présidentielles, et même parlementaires (GB), on a de plus en plus tendance à voter pour des personnalités. Les primaires aggravent cette tendance à la personnalisation au détriment du débat programmatique. La médiatisation et la démocratie sondagière fait le reste. On voit moins des primaires qu’un combat de gladiateurs entre Juppé et Fillon, pourtant se disant amis et membres d’un même parti. Entre les deux tours, les deux candidats, sont en outre surexposés dans les médias, surtout, point culminant, dans le face-à-face à la télévision à la veille du scrutin. Le temps de parole des deux candidats devient ici supérieur à celui des présidentielles elles-mêmes.
Cette personnalisation est par la force des choses soutenue et accompagné par les partis et les barons des partis, notamment par les équipes de soutien, relevant du même parti. Le parti devient une véritable machine électorale. La campagne électorale est engagée en permanence, tant sur le plan partisan que sur le plan national, tant pour les primaires que pour les présidentielles. Le parti ne sort pas toujours indemne d’une telle compétition. La rivalité entre les candidats est de nature à cristalliser les divisions du parti et des équipes en compétition, nuisible à la cohérence et à la stabilité du parti et peut-être au choix démocratique.
Le Courrier de l’Atlas, 25 novembre 2016
La révolution conservatrice plébiscitée
Les primaires de la droite et du centre s’achèvent avec un plébiscite en faveur de François Fillon qui rafle 66,5% des voix contre 33,5% pour Alain Juppé. Victoire massive qui était prévisible au vu de la réussite de Fillon au premier tour. Le report des voix des sarkozistes a limpidement eu lieu. La mobilisation des électeurs de droite a progressé, en passant de 4,2 millions à 4,6 millions de votants. Le peuple de droite voulait certainement en découdre avec la gauche de François Hollande par un vote de droite net. La cartographie électorale donne Fillon premier dans tous les départements, notamment dans ceux qui ont été remportés par Sarkozy au premier tour. Juppé maintient les mêmes départements avoisinants de la Gironde. Il n’a pas bénéficié des reports de voix. Ni les centristes ni la gauche ne lui ont été d’un grand secours. Ce raz-de-marée pour Fillon signifie que le libéralisme traditionnel de la droite est supplanté par le conservatisme. La droite se durcit.
Au fond, même si la compétition électorale des primaires de la droite et du centre a beaucoup mobilisé les électeurs de droite, et même si elle a été une réussite sur le plan organisationnel, on ne peut pas dire qu’elle a été passionnante. Les deux candidats, deux personnalités importantes d’un même parti, se connaissaient bien, avaient collaboré ensemble dans les gouvernements précédents. Les convergences l’emportaient sur les ruptures. D’ailleurs, les porte-paroles de Fillon et de Juppé ont déclaré entre les deux tours que les programmes des deux candidats sont quasi-identiques à 85% - 90%. Les électeurs ne l’ont pas perçu comme tels, en tout cas. C’est sans doute l’ambition personnelle des deux candidats, mise au service d’un dessein national qui a fait la différence, ainsi que leurs personnalités respectives, même si les électeurs de Fillon ont voté, d’après un sondage, à 56% pour son programme et à 42% pour sa personnalité. Après le 2e tour, Fillon serait contraint de s’appuyer sur Juppé, le vaincu, en vue de restaurer l’unité du parti, et préparer les présidentielles de mai 2017.
Pour les deux candidats, il n’y avait pas, durant la campagne, d’ennemi commun en face. La compétition n’est pas entre droite-gauche, ni entre droite classique-droite extrême. Elle est plutôt entre droite-droite, ou entre libéraux-conservateurs, deux courants importants de la tradition de la droite française. Il est vrai que les socialistes ne sont plus menaçants, ils sont en décrépitude. Il fallait rassembler autrement, et notamment trouver un ennemi commun. L’islam était l’aubaine, avec tous ses dérivés : daech, l’intégration des musulmans en France, et même les migrants et la Syrie. Fillon, qui aime bien prendre des tons gaulliens, disait à l’endroit de Sarkozy : « On n’imagine pas De Gaulle mis en examen ». On pourra lui retourner l’argument : on n’imagine pas non plus De Gaulle chantre de l’anti-islamiste. Ce dernier aurait probablement préféré élever le débat, en parlant de la grandeur nationale, de la nation maurassienne, de l’histoire, du terroir, de l’indépendance de l’Etat vis-à-vis des grandes puissances, plutôt que de discourir sur les composantes sociales spécifiques et minorités religieuses.
Les deux candidats sont froids, dépassionnés, peu enthousiastes. Ils ont peu de charisme. Max Weber, qui aimait les personnalités charismatiques, celles qui feraient oublier la rationalisation bureaucratique du monde occidental et « le désenchantement politique », aurait certainement été déçu des deux côtés. Les leaderships de Fillon et de Juppé sont plutôt routiniers, bureaucratiques, rationnels, techniques, malgré les tentatives de l’un et de l’autre d’enflammer les foules dans leurs meetings (Fillon est relativement meilleur que Juppé à ce jeu). Même leur opportunisme politique est un peu maladroit, voyant et peu subtil.
Juppé était le grand favori des Républicains et des sondages depuis quelques mois. Les derniers mois, il devançait Sarkozy, relégué, lui, en 2e position par les sondages, suivi par Fillon loin derrière. Juppé, ce chiraquien de 71 ans, a de l’expérience, et un certain ascendant. C’est un analyste, un rationnel, pour ne pas dire un logiciel. Il rassurait déjà Chirac, qui disait sur lui, « c’est le meilleur d’entre nous et il me rassure ». Il est beaucoup plus à l’aise dans les chiffres, dans la technocratie que dans la ferveur politique. Les discours de Juppé sont souvent techniques. Il ne peut pas mentir, manipuler, passionner les débats. Il se retient, il ne va pas jusqu’au bout sa pensée. C’est pourtant un modéré, un consensuel, plus ouvert que Fillon aux minorités et au social, mais qui a fini par être considéré par les électeurs comme un tiède dans la conjoncture actuelle. Pourtant, Juppé est un libéral pragmatique, un réformateur patient et prudent, sans être audacieux. Son humanisme n’est pas passé dans ces primaires, qui, faut-il le signaler, sont organisées à une époque bien particulière : terrorisme, daech, Syrie, retour de la Russie, migrants, brexit. Son dernier discours de vendredi soir, à deux jours du 2e tour, était un fiasco. Il n’est pas arrivé à trouver les mots justes, qui vont droit au cœur. Chirac, son mentor, avait le bon ton pour séduire, et l’aisance pour communiquer, pas lui.
Fillon, l’outsider oublié des sondages avant le 1er tour, est un faux indifférent. Il parait effacé, il s’avère en fait bien déterminé, qui sait ce qu’il veut. Il avait un plan de carrière, notamment pour préparer une élection de longue date. Plutôt conservateur, défenseur de la tradition, du terroir, de la famille. Semi-libéral par concession, il sait s’effacer, reculer pour mieux rebondir. Les français l’ont redécouvert dans cette élection primaire. Il a su attirer les électeurs par un mélange de bon sens, de mémoire collective et de sentiment populaire, en insistant sur l’identité, les valeurs nationales, l’histoire et la culture française. Il a su conquérir les cœurs au moment où Juppé rationalise trop dans une conjoncture qui ne s’y prêtait pas. Même si, à l’instar de Juppé, il est lui-même un tiède.
Aux primaires, Fillon est ailleurs, il est déjà dans les présidentielles, prêt à affronter Socialistes et Frontistes. Juppé est encore dedans, les primaires pour les primaires, cherchant juste à être supérieur intellectuellement à Fillon, ressortant les failles de ses propositions, chiffres à l’appui. Il ne va pas au-delà. Les socialistes et l’extrême droite, les prochains adversaires sont pour l’instant relégués au second plan dans ses discours.
Le mérite de Fillon, sur lequel peu de gens ont parié, c’est qu’il a ratissé large le pays depuis trois ans, dans un silence médiatique assourdissant. Il a fait un travail de proximité, il est parti à la rencontre de ses concitoyens. Il a fini par être soutenu par « le peuple de droite ». Il n’y a pas de miracle. Elections législatives ou présidentielles, partis ou candidats, c’est le travail de proximité et l’implantation géographique patiente qui rend le parti et son candidat enracinés sociologiquement et politiquement. Sur le plan programmatique, il a montré qu’il avait la volonté de changer l’ordre des choses, et pas seulement de le réformer, comme le voulait Juppé. Il a perçu que les Français n’avaient pas envie d’être consensuels, surtout pas aujourd’hui. Les électeurs se posaient des questions sur leur identité dans une période trouble où les dangers venaient d’ailleurs.
Fillon sera probablement acculé à se présenter, moins comme un conservateur, que comme un libéral dans la campagne présidentielle, surtout face à l’extrême droite. Les sondages le placent déjà au 2e tour, en vainqueur, face à Marine Le Pen. Les questions soulevées par Juppé seront alors encore à l’ordre du jour. D’ailleurs, la protection sociale et la question de la santé seront parmi les questions fondamentales qu’aura à traiter Fillon, le conservateur. En effet, dans la perspective du 2e tour des présidentielles, s’il sera face à Marine Le Pen, il sera contrait de se vêtir du costume libéral pour appâter les voix de la gauche, outre celle du centre. C’est le prix à payer pour un éventuel vote républicain, celui qu’avait utilisé Chirac face à Jean-Marie Le Pen au second tour. D’ailleurs, le conservatisme et le libéralisme, qui étaient philosophiquement et politiquement séparés aux XVIIIe et XIXe siècles, ont fini par fusionner par nécessité au XXe siècle, face à la menace de la gauche.
Le Courrier de l’Atlas, 28 novembre 2016
Hollande ou le renoncement au pouvoir
Un roi abdique, un président renonce. Dans tous les cas, il s’agit d’un acte grave d’abandon ou de renoncement à un statut prestigieux ou supérieur. Qu’il soit l’incarnation de Dieu ou de la souveraineté du peuple, il est toujours difficile d’imaginer, du moins pour le commun des mortels, qu’un pouvoir suprême puisse abdiquer ou renoncer à sa charge. D’ailleurs, historiquement, l’abdication d’un monarque était mal perçue. Il était choquant d’abandonner définitivement son devoir royal acquis d’une tradition millénaire. C’est la raison pour laquelle l’abdication se faisait dans les moments de grands troubles politiques ou de violences extrêmes. Le monarque n’abdiquait pas volontairement. Même si la pratique est en train de changer. Dans quelques pays, en effet, certains monarques ont pu abdiquer en raison de leur âge avancé (Pays-Bas, Luxembourg, Belgique, Espagne, Cambodge).
En République, la question est plus complexe. Dans les régimes autoritaires, civils ou militaires, il n’est pas question de renoncer au pouvoir quand on se trouve au sommet. Vieux, malade, sénile, (Brejnev, Bourguiba, Moubarak, Sékou Touré, Houphouët-Boigny, Bouteflika, Mugabe, Biya), contesté ou rejeté, responsable d’une guerre civile, ethnique ou tribale (en Afrique surtout), d’une guerre tout court (Saddam, Bachar) ou d’une révolution (Ben Ali, Moubarak, Kadhafi), on ne lâche pas prise. On se maintient contre vents-et-marée, fut-ce en modifiant la Constitution en vue de prolonger indéfiniment son mandat (Ben Ali, Bouteflika) ou de se maintenir à vie (Nkrumah, Tito, Sukarno, Duvallier, Bokassa, Amin Dada, Bourguiba). Au pire des cas, on mettra son fils (Bongo, Kabila, Bachar) ou son frère (Castro), pour éloigner les intrus de la maison. Pour eux, le texte constitutionnel est, selon l’expression de Jean-François Bayart, « une feuille de vigne ». Dans ces régimes, le renoncement au pouvoir est une insulte à l’honneur, à la virilité ou à la gloire nationale. Le comble, c’est que, plus ils se maintiennent au pouvoir, plus ils redoutent le renoncement. Un tel renoncement les jetterait, sans doute, à la vindicte populaire ou à la sanction judiciaire. En fait, eux aussi, comme les monarques, n’abdiqueraient qu’à la suite de violences, révolutions ou troubles politiques.
En démocratie, c’est différent. Un pouvoir élu est redevable au peuple et aux électeurs. Il n’ignore pas, qu’en démocratie, il est un simple locataire éphémère. On lutte vainement contre les vœux populaires. Normalement, on quitte ici le pouvoir une fois battu aux élections, lorsqu’on a atteint un âge avancé, ou à la suite à une longue maladie. De Gaulle a quitté le pouvoir après l’échec du référendum de 1969, tout comme David Cameron il y a quelques mois ou Matteo Renzi aujourd’hui. Il ne s’agit pas ici de renoncement, mais de défaite électorale, qu’ils tiennent à assumer vis-à-vis des électeurs. Même s’il s’agit d’une consultation référendaire. Ils auraient pu se maintenir au pouvoir et aller jusqu’au terme de leur mandat. Ils étaient après tout élus. Mais leur conception de la légitimité démocratique s’y oppose. En principe, les élus politiques, une fois qu’ils ont goûté aux joies et délices du pouvoir, n’abandonnent pas si vite la partie. Ils tentent de résister farouchement, de contourner les obstacles démocratiques ou constitutionnels et de revenir aussitôt au pouvoir, en se présentant de nouveau aux élections (Poutine, Sarkozy). Parfois cela marche, parfois non.
François Hollande décide, lui, au moment même où Angela Merkel postule pour un 4e mandat, de renoncer à se représenter devant les électeurs à la fin de son mandat en mai 2017, alors qu’il a encore droit à un deuxième mandat, qu’il est toujours le chef du Parti socialiste et que rien ne l’obligeait à se désister. Une première dans la Ve République. Il est vrai qu’on l’a affublé du titre du président le plus impopulaire de la Ve République. Jamais de Gaulle, Pompidou, d’Estaing ou Mitterrand n’étaient tombés si bas dans les sondages. Même pas Sarkozy, qui était pourtant assez contesté, en dehors comme au sein de son propre parti, l’UMP. Le renoncement de Hollande est d’autant plus étonnant, qu’il n’y a pas à l’heure actuelle au sein de son parti, de véritable leader politique qui puisse lui faire ombrage. Même affaibli, il aurait pu encore être le candidat de son parti aux présidentielles de 2017. D’ailleurs, dans le livre des deux journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme, un livre qui lui a beaucoup desservi, « Un président ne devrait pas dire ça… » (Les secrets d’un quinquennat), paru en 2016, Hollande a envisagé l’idée de ne pas trouver de successeur digne, si jamais il décide de renoncer à se représenter : « Je ne regarderai qu’une chose, est-ce qu’il y a quelqu’un de gauche qui peut mieux faire ? » (p.627), disait-il.
Personne ne doute du caractère démocratique du choix d’un homme au pouvoir, qui renonce au pouvoir à l’observation du déclin spectaculaire de sa popularité, de surcroît très médiatisé. Mais est-ce suffisant en démocratie ou en politique ?
Il ne suffit pas de dire que le renoncement de Hollande est un « geste démocratique », comme l’ont dit certains commentateurs, en ce qu’il tient compte du rejet de sa politique par l’opinion, de l’échec de son bilan, et qu’il en assume la responsabilité. Encore faut-il s’interroger sur la faiblesse de plus en plus manifeste des dirigeants modérés, incertains ou hésitants dans les démocraties. Chose qui aurait été une bonne chose en période normale. Il serait même passé pour un socialiste libéral. En revanche, dans une période trouble et inquiétante pour l’opinion (terrorisme et jihadisme, crise identitaire, migration, fragilité économique, communautarisme), les populations ne comprendraient plus les dirigeants tièdes, modérés, trop rationnels et nuancés, gouvernant dans la complexité. Ils souhaitent voir à la tête de l’Etat des personnalités politiques fortes, déterminées, audacieuses et tranchantes.
Ce n’est pas un hasard si Trump aux Etats-Unis, Marine Le Pen en France, Poutine en Russie ou les leaders d’extrême droite en Autriche, en Italie et en Allemagne sont de plus en plus populaires chez eux. Ces personnalités sont perçues comme étant des chefs appropriés aux « tragédies » de l’heure, qui ne supportent pas les demi-mesures ou les accommodements flexibles. D’autant plus que l’opinion publique, y compris sa manifestation dans les réseaux sociaux, est de plus en plus irrésistible, voire tyrannique, dans les démocraties. La démocratie sondagière, jointe aux réseaux sociaux, est de nos jours, aussi radicale que menaçante. Les pouvoirs politiques du monde sont quotidiennement déférés devant le tribunal des humeurs passagères de Twitter et de Facebook pour être jugés et vilipendés à la va-vite.
Il reste qu’il n’est pas dans la nature d’un professionnel de la politique d’abandonner la partie si vite, si facilement, à la « Hollandaise », même au prétexte démocratique. La retraite politique est d’ailleurs en général la plus tardive, en comparaison avec d’autres fonctions. Certains hommes politiques peuvent encore revenir au pouvoir après une longue retraite, à un âge avancé (Essebsi en Tunisie, revenu à la politique à 86 ans, après 20 ans de retraite). Les hommes politiques ne renoncent pas facilement au combat, ils résistent aux épreuves difficiles. La politique délibère en permanence en eux. On les rejette, ils rebondissent. Mis à mort par les électeurs ou l’opinion, ils ressuscitent. La politique est pour eux un combat de vie, une éthique d’action. L’homme politique est celui qui sait remonter la pente, même lentement. Il a fait tous les sacrifices pour accéder au pouvoir, il est censé faire de même pour s’y maintenir. C’est lui qui doit changer les choses, plutôt que de se laisser guider par elles. Impopulaire un jour, il peut devenir populaire un autre jour. L’opinion est elle-même versatile. Elle a l’habitude d’adorer ce qu’elle a déjà brûlé.
Pour Hollande, le « lâchage » d’Emmanuel Macron était une première alerte, une première fissure, d’autant plus que celui-ci est devenu aussitôt populaire, se classant en troisième position après Fillon et Marine Le Pen. Les ambitions de son premier ministre Emmanuel Valls et les pressions de l’entourage ont fait le reste. Désormais, il occupera, jusqu’en mai 2017, l’emploi fictif sans doute le plus prestigieux de France.
Le Courrier de l’Atlas, 9 décembre 2016
L’illibéralisme du libéralisme américain
Fareed Zakaria, un universitaire et commentateur politique, qui anime la célèbre émission « GPS » à CNN, a écrit il y a quelques décennies un essai retentissant, The Rise of Illiberal Democracy (2003), dans lequel il parlait des dérives possibles de la démocratie libérale, dans sa manière d’être appliquée dans certains pays confondant pluralisme électoral, démocratie et liberté. Dans les pays comme la Hongrie, la Turquie, la Russie ou les Philippines, estimait-t-il, la démocratie avançait, mais avançait seule, sans le soutien de la liberté. Il y avait dans ces pays déficit de démocratie libérale.
Notre auteur ne pensait pas, du moins jusque-là, que son diagnostic pouvait un jour s’appliquer au système américain lui-même. Il vient de se rattraper dans un article écrit il y a quelques jours au Washington Post (« America’s democracy has become illiberal », du 29 décembre 2016) en rapport sans doute avec la menace que risque de peser l’arrivée de Trump sur la démocratie libérale américaine, à quelques jours de son investiture. Une menace qui, précise-t-il, touche aussi bien les Républicains que les Démocrates, supporters de Trump ou ses adversaires. Elle touche tout le système politique américain.
La dynamique américaine s’appuyait ces dernières décennies sur une large ouverture de sa démocratie et sur l’efficacité du marché. Aujourd’hui, beaucoup de choses tournent de travers. Le Congrès tourne autour de lui-même. Les partis politiques ont perdu leur impact politique, ils ne se préoccupent plus que de la réussite des primaires. Les corporations et les associations ont perdu leur force morale, elles sont devenues compétitives, incertaines, peu portées vers la défense de l’intérêt général. Les médias, la seule industrie protégée par la Constitution, traditionnellement portés vers l’intérêt général et l’éducation du public, ont dévié de leur tradition. Ils sont désormais partisans et avides de scandales. Les avocats agissent, quant à eux, dans leurs propres intérêts étroits, ils ne militent plus pour les grandes causes.
Quand il a écrit son livre sur « la démocratie illibérale » en 2003, Fareed Zakaria notait que les Américains restaient tout de même respectueux envers trois institutions non démocratiques : la Cour Suprême, la Federal Reserve Bank et les Forces armées. Aujourd’hui, il considère que les deux premières ont perdu de leur prestige, seule la dernière (l’armée) reste admirée par les Américains. Il conclut amèrement son article en disant : « Ce qui nous reste aujourd’hui, c’est une société ouverte, méritocratique et compétitive dans laquelle tout le monde est entrepreneur, du congressiste au comptable, se pressant toujours pour un avantage personnel. Mais comment maintenir, nourrir et préserver le bien public, la vie civile et la démocratie libérale ?». Question essentielle en effet.
Ce que ces commentaires nous suggèrent, c’est qu’aujourd’hui, le libéralisme lui-même, qui, historiquement, s’est insurgé contre la tyrannie et l’abus de pouvoir au XVIIIe siècle, risque de devenir lui-même aussi tyrannique que ses adversaires philosophiques et politiques. Surtout, si l’on pense que les tyrans au XXIe siècle sont devenus plus sophistiqués, plus subtils et plus intelligents que ceux du passé. Plutôt que d’établir un autoritarisme brutal, ils érigent une démocratie de façade et la minent de l’intérieur. Ils tiennent des élections supposées pluralistes, mais non compétitives. Ils créent des groupes d’appui, légaux ou occultes, en vue de combattre la société civile et épuiser sa résistance et sa patience. Ils adoptent des lois pour limiter ou interdire la liberté d’association et d’expression et soumettre les médias. Ils condamnent tout groupe recevant de l’argent de l’étranger comme étant un « agent de l’étranger ».
Au fond, Ben Ali ne faisait pas autrement en Tunisie, même s’il était enclin à l’inintelligence de la brutalité. Une démocratie autoritaire est un non- sens. La Russie, la Turquie, l’Algérie, le Maroc, l’Egypte peuvent rentrer dans ce cadre. On tolère le pluralisme, mais la société civile est plus ou moins verrouillée selon les pays, la presse et les journalistes sont sous haute surveillance, surtout lorsqu’ils se hasardent à aller au-delà de ce que la démocratie autoritaire peut permettre. On les pousse dans le meilleur des cas à l’autocensure. Une seule personne tient le pouvoir et le régime entre ses mains. Le printemps arabe a fait lui aussi chuter les dictateurs, mais les démocrates n’arrivent pas encore à remplir le vide. Plusieurs dirigeants ont une lecture autoritaire, militaire, monarchique ou tribale de la transition. La culture démocratique fait, elle, défaut, faute de soubassements idéologiques, économiques, sociaux, culturels.
Aux Etats-Unis, la culture démocratique existe bien, elle est même bien enracinée. Mais, le pays semble à la croisée des chemins, sans doute par l’effet cumulatif du 11 septembre, du jihadisme daechien, des migrations, de la poussée de la discrimination raciale, des exacerbations identitaires, de la montée en puissance de la Russie, de l’incapacité des dirigeants américains à résoudre les conflits internationaux les plus dramatiques. En dépit d’une croissance économique continue, l’illibéralisme les guette.
Donald Trump rentre bien dans la sphère de l’illibéralisme. L’homme croit accéder au pouvoir, comme on le fait d’ordinaire pour un fonds de commerce, en détenant l’usus et l’abusus. Riche, il se croit tout permis, pouvant tout obtenir par lui-même. En politique, c’est autrement plus compliqué. Il saura qu’il faudrait composer et faire des compromis, même avec les Démocrates qu’il exècre plus qu’il n’aime la Démocratie. Les Démocrates ayant obtenu la majorité numérique aux élections, chose qu’il ne devrait pas négliger. Il n’aime pas les critiques. Elu président par une majorité électorale (au niveau des grands électeurs), il considère, à la manière de Jean-Jacques Rousseau, que la minorité se trompe, et qu’elle ne lui reste plus d’autre choix que de rejoindre la majorité. La majorité a raison, la preuve, elle est la majorité. Elle obtient de ce fait tous les droits pour gouverner.
Trump répond du tac-au-tac par ses twits (par mépris de la presse), par des arguments sommaires, peu politiques, à tous ceux, gouvernements, dirigeants, ou intellectuels, qui osent lui donner des leçons de bonne conduite morale, qui le poussent à se vêtir du costume d’homme d’Etat, s’il veut avoir une quelconque chance d’être crédible parmi les grands. Il menace journalistes et médias. Il boycotte déjà CNN et Washington Post, qui ont soutenu les Démocrates et Hillary Clinton. Son discours est identitaire, discriminant vis-à-vis des minorités, des peuples et des Etats étrangers. Il a la volonté de s’allier, à l’échelle internationale, avec des hommes autoritaires, « respectables », tels Poutine ou Bachar, qui déconsidèrent la mollesse des démocraties libérales. On a bien affaire à un homme iconoclaste dans la politique américaine. Il ne ressemble ni aux Démocrates, ni aux Républicains, ni même à l’Amérique profonde, quoiqu’il reflète électoralement une bonne partie de l’Amérique d’aujourd’hui. On a affaire à un président pré-fasciste dans un pays démocratique. Ce qui est inquiétant pour la politique américaine et mondiale.
Les Etats-Unis ont toujours eu les moyens de soutenir et de propager les valeurs libérales dans le monde, dans le pur respect de leurs propres intérêts. Ils risquent avec Trump de propager l’illibéralisme, l’immoralisme, la discrimination, la haine des musulmans, la cupidité étatique. Le mandat de Trump a peu de chance d’être confortable pour lui. Les associations civiques, les élites légitimes et la presse l’attendent déjà de pied ferme. Il s’est fait un ennemi interne redoutable, qui a les faveurs des Pères fondateurs: le libéralisme démocratique.
Le Courrier de l’Atlas, 16 janvier 2017
Obama a-t-il fait Trump ?
Barack Obama aurait certainement marqué ses deux mandats, de 2009 à 2017, ainsi que l’histoire politique am éricaine de plusieurs manières. Son cursus universitaire même est brillant. Diplômé de l’Université de Columbia et de la faculté de droit de Harvard, il a été en 1990, le premier afro-américain à présider la prestigieuse « Harvard Law Review ». Avocat à sa sortie de Harvard, il a également enseigné le droit constitutionnel à l’Université de Chicago de 1992 à 2004. Aujourd’hui, il termine son deuxième mandat et il quitte le pouvoir, alors qu’il n’a que 51 ans. Il est ainsi un pur produit de l’élite américaine.
Obama est d’abord, comme tout le monde le sait, le premier président américain noir. Sa première élection en 2009 a été non seulement un acte politique et historique prodigieux dans un pays qui a connu l’atrocité de l’esclavage, 44 présidents blancs, les revendications des droits civiques des années 60, mais aussi un acte qui a suscité l’émotion, tant aux Etats-Unis que dans le reste du monde. Un monde qui a salué l’élection d’un représentant de la minorité noire américaine, comme la victoire de la démocratie, de l’égalité et de la liberté, ou comme la victoire de l’Amérique sur elle-même.
Au moment où beaucoup de dirigeants politiques n’arrivent pas à communiquer avec leurs citoyens, il maîtrise, lui, le grand art de la communication. Ce n’est pas un hasard si les Américains ont continué à lui faire confiance, jusqu’à son dernier jour au pouvoir. Beaucoup de dirigeants quittent le pouvoir déçus par le rejet de l’opinion, qui leur préfère leurs adversaires. Pas Obama. En quittant le pouvoir, le jour de l’investiture de Donald Trump, il peut se targuer d’avoir encore le soutien de l’opinion américaine. Un soutien confirmé par les derniers sondages.
La communication est une seconde nature chez lui. Il semble lui-même s’y donner à cœur joie, tant son imagination est débordante en la matière. L’intérêt de la communication, c’est que les citoyens se sentent proches d’un président cool, simple, spontané, qui leur renvoie leur propre image, qui leur donne l’impression de vivre comme eux. Bref, il a réduit la distance qui sépare traditionnellement gouvernants et gouvernés. La communication d’Obama indique en tout cas que l’homme est sûr de lui, de ses qualités, de sa moralité, et de la nature de ses ressources matérielles. De fait, son mandat n’est entaché d’aucun scandale.
Obama est incontestablement un président qui maîtrise le discours oratoire. Avocat de formation, il est à l’aise dans ses discours, improvisés ou pas. Il parle sans notes le plus souvent, en y mettant de la conviction. C’est un homme qui donne l’impression de croire à ce qu’il dit, qui martèle les mots, qui articule, qui fait œuvre de pédagogie, une pédagogie souvent adaptée à l’auditoire.
Toutefois, aussi méritoires que soient les qualités d’Obama, la politique ne se réduit ni à l’art de la communication, ni à la cool attitude. La politique concrète et effective ne s’arrête pas à une danse avec Beyoncé, à l’interprétation d’une chanson de Stevie Wonder, à un match de basket avec des jeunes ou à une promenade décontracté dans un parc à Washington. La com légitime la décision, elle n’est pas la décision. La politique est plus tragique que cela, plus complexe et plus contraignante.
Obama ne laisse pas un successeur ordinaire derrière lui. Il laisse Donald Trump, l’homme qui a battu une femme portée jusqu’au bout par les sondages, Hillary Clinton, une démocrate perçue, il est vrai, comme étant plus républicaine d’esprit que démocrate de cœur par l’Américain moyen. Trump, un homme simpliste avec des idées arrêtées, toutes faites, sorties du fin fond de l’ultra-conservatisme américain. Un homme d’affaires fortuné converti tardivement dans la politique. Un adepte de ce que les commentateurs américains appellent le « nationalisme blanc », pressé de réhabiliter la grandeur de la nation américaine, celle des premières colonies de Boston et de Philadelphie, celle des bâtisseurs de la confédération de la première heure. Une nation aujourd’hui « envahie » par les minorités, les noirs, les hispaniques, les asiatiques, les immigrants, les musulmans. Une nation supposée en régression économique, sociale, nationale et internationale. Une nation menacée par le terrorisme de Daech, devancée politiquement, militairement et stratégiquement par la Russie de Poutine, malmenée en Syrie, compromise par l’accord sur le nucléaire avec l’Iran, « arnaquée » par les tarifs douaniers imposés par une Chine jouant au commerce déloyal, attaquée de tous parts par les immigrants en provenance du Mexique. Une nation enfin dont les richesses économiques sont gaspillées dans la protection d’une Europe ingrate dans le cadre de l’OTAN. D’où le fameux slogan rassasié de Trump : « les Etats-Unis d’abord ».
Pire encore, le discours populiste de Trump a pu trouver preneur : l’électorat désemparé, troublé, peu rassuré sur ses intérêts par l’ancienne élite politique. Un électorat qui ne demande qu’à croire au discours viril, musclé, rassurant de Trump, dans une période trouble. Même les femmes américaines ont préféré, comme il est de coutume en sociologie électorale, voter pour un homme décidé, sécurisant, à même de réhabiliter quelques vieilles certitudes. Elles n’ont pas voté pour Hillary Clinton, une candidate pourtant féminine par nature, mais une fausse ingénue.
Au fond, c’est Obama qui, dans un certain sens, a fait Trump. Il a beau être un communicateur habile, il a fait montre d’une indécision, d’une irrésolution, donnant l’impression de tourner en rond. Il a presque laissé faire. Alors qu’il avait avec Daech l’occasion de montrer sa résolution et sa valeur morale, il ne l’a pas fait. Sa volonté d’abattre coûte que coûte Bachar, l’allié de la Russie de Poutine, une contre-puissance, l’a emporté chez lui sur la lutte contre le terrorisme, une lutte peu payante sur le plan stratégique. Au final, Obama n’a mis fin ni à Bachar, ni à la montée de Poutine, ni au monstre daechien. Faire un compromis avec Poutine sur la Syrie lui aurait permis de limiter les dégâts causés par Daech et peut être de faire gagner Hillary. Il n’a eu ni le sens du tragique quand il le fallait, ni le sens du compromis au moment opportun. La réussite de Trump se ressource de l’irrésolution et de l’ambiguïté du chef démocrate, qui n’a voulu ni la guerre, ni la paix, qui n’a cherché ni la moralité ni l’immoralité, mais qui a préféré se situer dans un entre-deux, politiquement peu porteur, même pour la candidate démocrate.
L’irrésolution d’Obama, c’est celle de tout l’establishment. L’establishment est accusé d’ailleurs par Trump de conduire autour d’Obama, une politique intellectualiste, subtile, trop élitiste, pour ne pas dire indéterminée, qui a forcément l’appui des médias. Une politique faussement généreuse, coupée du peuple profond, malgré l’obamacare. Quoiqu’elle ne se départ pas du machiavélisme et de la manipulation, comme pour le cas du double jeu d’Obama vis-à-vis de Daech. A la limite, la com d’Obama relève de l’art du camouflage. Un écran lui permettant de s’abriter derrière les difficultés. Donald Trump en voulait encore indirectement à cette élite peu conservatrice dans son discours d’investiture du 20 janvier dernier, à son indétermination au moyen, comme à l’accoutumée, d’un simplisme de choc. Il disait : « L’époque des palabres inutiles est révolue. C’est le moment d’agir. Ne permettez à personne de vous dire que c’est impossible. Aucun défi ne peut être plus grand que l’esprit combatif américain ». C’est pourquoi, il propose en première ligne dans son programme, l’action contre l’inaction.
Le Courrier de l’Atlas, 23 janvier 2017
La moralité des gouvernants : quelles exigences ?
L’homme politique, au pouvoir ou à l’opposition, doit-il de nos jours être parfaitement honnête pour être en droit de solliciter la confiance des électeurs et mériter leur vote, ou pour continuer à gouverner imperturbablement après son élection (démocratique) ? Face aux tentations multiples et diverses auxquelles l’homme politique, candidat, gouvernant ou opposant, est censé de plus en plus faire face, l’homme politique doit combattre sur deux fronts : le champ politique et le champ médiatique, toutes les deux pouvant glisser vers le champ judiciaire. La sphère médiatique et numérique n’est pas moins féroce que le combat des gladiateurs politiques proprement dit. Elle est aussi incontrôlable, aussi déréglée que la bulle politique. Cette sphère court, elle aussi, comme les hommes politiques, vers plus d’impact, plus d’audimat, plus de lecteurs, plus d’annonceurs, plus de spectacles, plus de rentabilité.
L’homme politique, dans la majorité ou dans l’opposition, doit-il alors être jugé sur son efficacité et ses résultats, comme le pensait particulièrement Machiavel ou même Max Weber, ou bien doit-il plutôt se parer de moralité et de vertu, comme l’exigeait le philosophe Kant, qui considérait que la morale est toujours le juge sans appel de la politique et des politiques ? Comme la morale est la source d’inspiration des législateurs, elle doit aussi, et en toute logique, guider l’action et le comportement des hommes politiques. Un vrai dilemme en somme.
On exige de l’homme politique qu’il soit à la fois un modèle d’exemplarité, un saint politique, incorruptible ou héros de la morale, notamment à l’ère de la démocratie citoyenne, celle des valeurs, de la transparence et de la bonne gouvernance. Se laissant lui-même guider par la morale dans ses propres comportements, il doit aussi guider, dans la mesure du possible, la nation selon des fins proprement morales, notamment en temps de paix. On lui pardonnera toute diabolisation en temps de guerre. Il ne doit pas ainsi être affecté par les vices millénaires des hommes, leurs mauvais penchants, ni s’identifier à la masse anonyme, mais non moins réelle, des citoyens, à l’homme ordinaire, faible, cupide et malléable, qu’il s’est efforcé de séduire électoralement et d’attirer sous son giron. Cet homme qui lui a donné la force majoritaire et l’a porté au pouvoir, au parlement ou au gouvernement.
L’homme politique doit s’abstraire. Il doit lui-même être une abstraction, un être désincarné, rectiligne, droit comme un « i ». Même s’il doit mettre fin aux conflits sociaux, concilier les extrêmes, harmoniser les différences, affronter une réalité souvent désagréable, obligé de pactiser parfois avec le diable, sacrifier une valeur moindre en vue de sauvegarder une valeur supérieure, abandonner ses convictions profondes au profit de ses responsabilités collectives, et même tricher avec la religion. La politique est impure, certes. Mais alors, comment peut-on purifier les peuples et les sociétés par des impurs ? Qu’à cela ne tienne, il faut que les conducteurs de la politique soient, eux, aussi purs que l’eau de roche, plus purs en tout cas que le commun des mortels, à qui on pardonne aussitôt toute faiblesse, comme toute hypocrisie. Ces derniers ne sont responsables après tout que d’eux-mêmes.
De toute les manières, à quoi bon ? Qu’il renonce de lui-même sans avoir quoique ce soit à se reprocher sur le plan de la moralité, ou disons peu de choses, des broutilles d’immoralité (F. Hollande), même en perdant en cours de route toute efficacité ou toute illusion sur son sort, ou qu’on le presse de renoncer pour immoralisme cupide et voyant (F. Fillon), alors qu’il a été efficace dans ses percées politiques, il sera quand même jeté en pâture. Les peuples, à l’ère de la communication et du « connecting people » jugent et condamnent vite leurs hommes politiques. Peuples démocratiques et médias de masse exigent « massivement » des hommes politiques beaucoup plus qu’ils n’exigent d’eux-mêmes. Ils peuvent, eux, diffamer, injurier, mentir dans les médias ou sur les réseaux sociaux, fabriquer des vérités toutes faites au nom de la non-vérité (l’audience) ou au nom de leurs affinités politiques. Ils peuvent encore briser la carrière d’un homme politique, monter des photos même pornographiques dans le bazar du « Photoshop », ils ne seront jamais menacés ou punis pour toutes ces dérives, ou encore jugés selon leurs actes, à supposer que tout le monde est responsable de ses actes.
Ce qui est étonnant, c’est que les Français ressemblent de plus en plus aux Américains. Dans un passé récent, ils n’étaient pas très exigeants sur la moralité de leurs hommes politiques, qui étaient d’ailleurs des personnages d’envergure. « On n’imagine pas de Gaulle mis en examen », dirait l’autre. On n’imagine pas non plus Pompidou, Mitterrand, Rocard, Barre ou Jospin qu’ils puissent l’être à leur tour. Les questions de financement occulte des partis ou d’emplois fictifs sont nées sous la présidence Chirac. Dans le passé, on connaissait juste des immoralités relatives : maîtresses, cadeaux en diamants, enfant naturel. A part « le Canard enchaîné », les médias savaient tout, mais n’osaient pas le divulguer. En France, on ne confondait pas vie publique et vie privée. Ce qui importait c’est la vie publique, le devoir de service public, la vertu ou l’efficacité gouvernementale. La dissolution de la vie privée ou l’immoralité des hommes politiques, même légère, intéressaient peu la Une des médias. L’essentiel est de ne pas tromper les électeurs sur la nature des actes publics. La vie privée des hommes politiques leur appartient. Les Français n’étaient pas comme les Américains qui, par puritanisme, étaient exigeants sur la moralité privée des hommes politiques. La vie privée de ces derniers est scrutée à la loupe à la veille des échéances électorales, dans l’espoir de trouver une faille « payante ». Aux Etats-Unis, si l’homme politique est immoral dans sa vie privée, en famille ou avec son épouse, on considère que cela risque de déteindre forcément sur sa vie publique.
Inversement, et curieusement, les Américains semblent ressembler de plus en plus sur ce point aux Français. On savait tout sur les dérèglements moraux, sur la vie dissolue du candidat Donald Trump avant son élection. On a voté malgré tout pour lui. Il était divinement fortuné, il ne pouvait pas tromper les électeurs, ni profiter de son emploi pour des raisons personnelles. Il savait comment fructifier de l’argent, il pourra aider les Américains à le faire à leur tour en sauvant leur économie. Son incompétence politique n’est pas une tare, ni un défaut majeur. Les possibles conflits d’intérêt entre ses entreprises et le trésor public ne risquent pas de conduire à la corruption. Son racisme, sa violence verbale sectaire, son immoralisme visible et spectaculaire, le nombre de ses maitresses, les vidéos de ses dévergondages, les Américains n’en ont cure. Ils sont compensés par sa réussite financière et son slogan « United States first », qui rassurent tous les paumés, comme tous les fortunés, même s’ils gênent ostensiblement les Démocrates. On lui pardonne tout. C’est un pur produit de l’Amérique des pionniers et du « White Nationalism ». Il est vrai que les Américains avaient à choisir non pas entre la moralité et l’immoralité, mais entre l’immoralité franche et « honnête » (Trump) et la moralité factice et hypocrite (Hillary). Ils ont choisi le vrai mal contre le faux bien.
Quelle exigence morale réclame-t-on alors aux hommes politiques dans les démocraties ? D’un côté, on est intransigeant envers les manigances politico-financières en agitant le processus judiciaire (France), d’un autre côté, on élit en connaissance de cause au pouvoir un raciste et un partisan de la discrimination (Etats-Unis). Par ailleurs, il est permis à un ancien président de la République (Tunisie), de proférer, dans les médias étrangers, injures et insultes envers son peuple en toute impunité, contrairement aux usages de bienséance. Est-ce une exigence morale à la carte ? Qui croire ? Quels critères, quels degrés d’immoralité, quelles responsabilités ? Comment accepter la haine dans les discours et persécuter les manigances financières ?
Le Courrier de l’Atlas, 15 février 2017