7 septembre 1479
La pente avait été difficile à remonter, mais Sandro Botticelli était finalement parvenu à remettre de l’ordre dans ses idées ainsi qu’à son atelier.
Son aventure amoureuse avec Fedora Wilde l’avait laissé longtemps amer, mais c’était enfin chose du passé. Cela avait été ardu, mais le peintre avait fait une croix sur la belle rouquine. Il n’avait plus envie de la voir ni d’en entendre parler. Pendant un temps, il avait même caressé l’idée de quitter Florence pour aller vivre à Rome. Toutefois, il s’était rapidement rendu compte que s’éloigner physiquement de Fedora ne changerait pas grand-chose à son calvaire. Le temps avait finalement suffi à tout arranger, ou presque. Malgré tout, le rêve de partir pour Rome ne le quittait jamais longtemps. Cependant, s’il décidait de déserter Florence, ce serait pour de bonnes raisons, et non pas pour fuir une femme qui lui avait brisé le cœur. Peut-être qu’un jour il mettrait son plan à exécution et offrirait ses services au Vatican.
Toutefois, pour l’instant, Sandro n’avait nul besoin de partir vers de meilleurs horizons puisque les choses se déroulaient plutôt bien à son atelier ces derniers mois. Son équipe était de nouveau complète, il avait engagé trois artisans de plus et Francesco Botticini était enfin de retour à son poste. Le peintre s’était presque remis des séquelles psychologiques qui l’avaient considérablement marqué lors du massacre de la basilique. Évidemment, il n’était plus exactement le même, mais la vie était ainsi faite. En dépit de cela, il semblait se porter de mieux en mieux.
Il en était tout autant pour l’atelier. Les contrats étaient toujours plus nombreux et l’argent entrait quotidiennement.
— Soignez votre profondeur, bon sang ! cingla Sandro en passant derrière l’un des artistes qui travaillaient minutieusement sur une œuvre installée sur un chevalet. Cet angle est horrible... C’est à croire que vous n’avez rien écouté de ce qu’Andrea Verrocchio vous disait !
— Toi non plus, tu ne l’écoutais pas beaucoup, je te ferais remarquer, lança une voix familière derrière le propriétaire des lieux.
Surpris, Sandro se tourna et découvrit Leonardo da Vinci. L’artiste et inventeur de talent paraissait en pleine forme.
— Qu’est-ce que tu fais là ? Je croyais que tu avais fui Florence...
— Eh bien, les temps ont changé. Les Gondi sont vaincus, je ne crains plus de me faire apercevoir à Florence. D’ailleurs, si on avait vraiment voulu ma mort, on m’aurait certainement assassiné à Milan.
— Probablement, en convint Botticelli en haussant les épaules.
— J’ai un nouveau travail là-bas. Malheureusement, je n’ai pas tellement le loisir d’en parler. Mais j’avais quelques journées libres, alors je me suis dit que j’allais venir voir mon vieil ami ! Je me suis dit aussi, après tout ce qui s’est passé récemment, que tu aurais peut-être envie de discuter un peu. De mon côté, j’en ai long à raconter.
— Comme toujours, lança moqueusement Sandro avec un sourire.
Le peintre ne pouvait nier que, malgré ses nombreuses absences, d’ordre physique ou intellectuel, Leonardo avait toujours été tout près lorsqu’il en avait eu besoin. Malgré leurs désaccords, qui s’étaient même parfois terminés en combat à l’épée, da Vinci était son plus vieux compagnon.
— Eh bien, mon cher, après toutes ces années, il faut croire que, malgré les contraintes, les complots, les amours brisées et les responsabilités professionnelles, nos chemins se croiseront toujours.
— Que tu le désires ou non, rétorqua l’inventeur avec un sourire.
— Bon... Allez, da Vinci, je te paye un verre.
* * *
Malgré les risques auxquels il s’exposait en revenant à Florence après la chute de la famille Gondi, Léon était retourné chez lui. Après avoir tout jeté ce qui se trouvait dans son logement, l’assassin avait ouvert l’un des murs de sa cuisine pour y prendre l’argent qu’il y avait caché. N’étant pas de nature dépensière, il s’agissait là d’une vraie petite fortune.
Après avoir jeté un dernier regard aux alentours, Léon quitta son appartement. Avec un sac comme seul bagage, il s’engagea dans la rue en s’aidant d’une canne en bois. Malheureusement, depuis qu’il avait été empoisonné, rien n’était plus vraiment pareil. Ses muscles ne répondaient plus aussi bien, et parfois il se sentait subitement désorienté, mais cela finissait généralement par se résorber après quelques heures. Personne n’avait su lui dire exactement quel avait été le poison qui avait coulé dans ses veines. Toutefois, cela n’avait guère d’importance. Il avait frôlé la mort de proche et comptait désormais profiter de chaque instant comme s’il s’agissait du dernier.
Lorsque Léon arriva au triste logis d’Eleana, le petit Elio n’était pas à l’extérieur comme à son habitude. Après une longue hésitation, il frappa.
Il ne fallut pas beaucoup de temps au garçon pour ouvrir et, lorsqu’il le fit, son visage s’anima immédiatement d’un sourire qui fit chaud au cœur à l’assassin.
— Léon !
— Bonjour, petit. Est-ce que ta maman est là ?
— Elle vient de rentrer, elle fait dodo...
— Je vois. Pourrais-tu lui remettre ça ? interrogea Léon en tendant une enveloppe bien garnie à Elio.
Le petit la saisit avec grand soin, comme s’il s’agissait d’un trésor. En fait, c’était tout à fait le cas.
— Je sais que les temps doivent être encore plus difficiles depuis que les Médicis ont repris les choses en main. Ta maman doit avoir beaucoup de difficulté à vivre. Elle peut faire ce qu’elle désire du contenu de cette enveloppe, mais si j’étais à sa place... je quitterais Florence.
— Je vais lui donner, promit le garçon.
Léon acquiesça avant d’apercevoir un bien curieux attirail à la taille d’Elio. Le garçon semblait s’être fait une ceinture sur laquelle il avait attaché une dizaine de morceaux de bois affilés.
— Qu’est-ce que c’est ? interrogea-t-il avec un sourire.
— C’est comme toi ! s’exclama-t-il fièrement. C’est pour me défendre si des méchants attaquent ma maman.
Sans hésiter, Léon déposa son sac sur le sol et retira la ceinture qu’il portait à la taille. Sur elle étaient toujours fixées de nombreuses lames affûtées.
— Tiens, je te l’offre, mais à la seule condition que ta mère ne soit jamais au courant... sauf si tu dois la protéger des méchants. Compris ?
Elio n’en croyait pas ses oreilles, il saisit la ceinture avec fascination.
Donner une arme à un enfant ne troublait pas le moins du monde Léon. À son âge, il maniait déjà assez bien le lancer du couteau. De plus, ce monde était cruel, il n’y avait pas d’âge pour se préparer à y faire face.
— Prends bien soin de ta maman, Elio, déclara le tueur en ébouriffant la chevelure du petit. On se reverra peut-être un jour...
Sur ces mots, il reprit la route. Il devait quitter Florence au plus vite. Le moment était venu de rentrer chez lui.
* * *
Laurent fit son apparition sur la place de la Seigneurie sous les acclamations de la foule qui envahissait les lieux. « Niccolo s’est bien chargé de son devoir », constata-t-il avec satisfaction en apercevant la quantité incroyable de personnes venues lui souhaiter bonne chance. Toute cette animation était l’idée d’Ange Politien. Le poète lui avait grandement conseillé de rendre publique son intention de se rendre à Naples pour négocier une alliance avec le roi Ferdinand. Selon lui, cela allait lui octroyer le titre de véritable héros à Florence, prêt à prendre de gros risques pour le bien de la ville. Il avait eu raison, car une fois de plus on acclamait haut et fort Laurent le Magnifique.
Finalement, cela avait été une bonne chose d’annuler le voyage après la terrible soirée où Constantino avait enfin débusqué la principale taupe d’Antonio Gondi, Dante Machiavel. D’ailleurs, le jeune homme avait par la suite travaillé d’arrache-pied pour mettre la main sur les derniers membres infiltrés du clan Gondi. Désormais, tous s’entendaient pour dire que la menace qu’avait fait peser la famille rivale était définitivement enrayée. Bien entendu, beaucoup d’hommes qui avaient œuvré pour Antonio étaient toujours à Florence, mais ils étaient maintenant désorganisés et sans chef. En fait, aucun d’eux ne représentait une réelle menace. En ce qui concernait le clan Gondi lui-même, bientôt un nouveau chef serait élu et, cette fois-ci, la nomination se déroulerait sous la supervision des Médicis.
— Tout est prêt ? interrogea Laurent en se tournant vers Constantino Darco, qui marchait à ses côtés.
— Oui, monsieur. L’itinéraire a été étudié minutieusement, l’organisation de la sécurité est sans faille. Nous sommes prêts à faire face à toute éventualité.
— Parfait, déclara le dirigeant de la République en saluant la foule en délire. Bien joué, Constantino. Virgile serait fier de vous.
Devant eux, deux rangées d’Aigles leur ouvraient un passage jusqu’au carrosse. C’était impressionnant de voir à quel point l’ambiance était à la fête. « Si Cosme avait été là aujourd’hui, lui aussi aurait été fier », pensa Laurent qui avait toujours tout fait pour mériter le respect de son défunt grand-père.
— Merci, monsieur, répondit Constantino d’une voix détachée.
Pour l’instant, toute son attention était rivée sur la foule. Personne ne semblait hostile, mais le jeune soldat ne laissait jamais rien au hasard.
Les deux hommes arrivèrent enfin devant le véhicule.
— Bonne route, monsieur. Je vous suivrai de près. Au moindre problème, sachez que nous réagirons sans tarder.
— Excellent.
Après un dernier salut victorieux à la foule, Laurent pénétra dans le carrosse.
— Un encourageant spectacle, affirma Feliciano, qui prenait déjà place dans le véhicule.
— C’est ce dont le peuple avait besoin, répondit Laurent en s’asseyant. Il avait besoin de savoir qu’il pouvait se fier à son dirigeant. Désormais, les Florentins savent que je ne reculerai devant absolument rien. Même si je dois mettre ma propre vie en danger.
« Lorsqu’on est vraiment prêt à tout, il faut aussi accepter d’en subir les conséquences », pensa Feliciano sombrement. Il était bien placé pour en parler ; pour sauver sa famille, il avait payé le prix fort. Sa blessure à la cuisse lui avait laissé de désagréables raideurs qui n’allaient certainement pas s’améliorer en vieillissant. Il avait également perdu une main, rongée par une incontrôlable infection.
Malgré tout, il ne regrettait rien. De plus, il ne ressentait plus le besoin pressant de fuir les horreurs de Florence. L’anxiété qui l’avait longuement habité avait entièrement disparu. Désormais, il était prêt à prendre ses responsabilités et à se salir les mains s’il le fallait. Rien n’était trop laid, immoral et sanglant lorsqu’il était question de protéger les siens.
Pour l’instant, tout danger était écarté. Antonio était mort de la façon la plus horrible qui soit, et Damiano avait finalement succombé. Pour ce qui était de la menace turque et des troupes du pape, Feliciano ne s’en faisait guère. De toute façon, il n’y pouvait absolument rien.
Le véhicule se mit enfin en branle. Bien des dangers les attendaient sur la route de Naples, mais les Aigles étaient parfaitement préparés, comme l’avait soutenu Constantino.
— J’ai cru comprendre que les ambassadeurs avaient définitivement abandonné les négociations. Il est dommage que tous leurs efforts n’aient finalement mené à rien, sinon d’avoir légèrement ébranlé la confiance du Vatican.
— C’était voué à l’échec dès le début, grogna Laurent. Une lamentable perte de temps...
— Vous pensez vraiment pouvoir raisonner Ferdinand et ainsi forcer Sixte à retirer ses troupes ? demanda le chef des Aigles après un long silence.
— Il le faudra bien...
* * *
Confortablement installée sur une couverture de laine au milieu d’un parc en bordure du mur fortifié, Fedora observait en silence le cortège de Laurent le Magnifique s’éloigner. Même à cette distance, elle n’avait aucune difficulté à entendre les acclamations. C’était comme si la ville glorifiait un prince qui partait au combat. « Tout cela est ridicule, si Laurent fait quelque chose, il le fait tout d’abord pour lui-même ou pour le bien de sa famille. Le bien du peuple est toujours optionnel pour le dirigeant », songea sinistrement Fedora. Bien entendu, dans cette histoire, c’étaient surtout ses hommes qui risquaient leur vie, et pas lui.
L’ex-enquêteuse jeta un œil sur sa gauche, Vito se traînait dans l’herbe maladroitement. Son regard curieux était braqué sur le sol qui grouillait de vie. Pour l’instant, son existence était sans le moindre souci pour le garçon. Il avait encore tout un monde à découvrir. Bientôt, il apprendrait à marcher, à lire ainsi qu’à écrire. Ensuite, vraisemblablement, il offrirait ses services aux Médicis. « Il apprendra alors à mentir, à tuer et même à trahir au besoin », pensa Fedora tristement.
C’était probablement l’avenir qui l’attendait. Tout cela pouvait paraître un peu malheureux, mais après tout ce n’était pas si terrible que ça. Feliciano et elle s’en étaient bien sortis malgré tout, même si leur couple avait perdu des plumes au passage.
Tout comme son amoureux, Fedora s’était résignée. Il n’était plus question de fuir Florence. Le monde serait hostile, peu importe où ils iraient. Ici, à Florence, ils étaient au moins sous la protection de Laurent. Mais par-dessus tout, lorsqu’on faisait partie du clan de Laurent le Magnifique, on le demeurait jusqu’à la mort. Il n’y avait aucune échappatoire, pour le meilleur et pour le pire… et la gloire des Médicis.