Chapitre 4

Dans sa luxueuse demeure située au sud de Florence, Vittore Gondi descendait les marches qui menaient au rez-de-chaussée d’un pas lourd et paresseux, après une longue nuit de sommeil. Il n’était vêtu que d’une simple robe de nuit qui ne dissimulait pas grand-chose de son anatomie peu flatteuse. Sa respiration difficile avait les allures inquiétantes d’un grognement animal. Le simple fait de marcher semblait l’essouffler au plus haut point. Sa condition physique lamentable ainsi que sa santé fragile y étaient certainement pour quelque chose.

— Mon déjeuner ! s’écria le ventru en arrivant aux pieds de l’escalier.

Ce matin, l’humeur du cultivateur était plus écrasante qu’à son habitude : cela était attribuable au fait que son nez bulbeux était une fois de plus entièrement congestionné. Ses yeux enfoncés dans ses orbites creuses aux couleurs maladives n’amélioraient guère le tableau qu’il présentait.

Vittore fit son entrée dans la salle à manger pour découvrir que personne ne s’y trouvait. Normalement, son repas aurait dû être dressé sur la table. Ce n’était pas le cas. La colère monta alors à ses grosses joues pendantes. Où étaient donc ces idiotes de servantes prêtes à tout pour combler le moindre de ses caprices ? Vittore se le demandait bien.

— Ce n’est pas l’heure de la pause ! s’écria-t-il en fonçant vers la cuisine.

Il ouvrit la porte avec fureur. À l’intérieur, il n’y avait qu’un homme, qui lui tournait le dos : il était occupé à hacher de fines tranches de viande.

— Hé, toi, le gueux… où est passé tout le monde ? dit-il d’une voix grognonne.

Antonio Gondi déposa le couteau qu’il tenait et se tourna vers le propriétaire des lieux. Le visage de Vittore perdit alors toute trace de la moindre autorité pour faire place à une frayeur à peine voilée.

— Ils sont partis pour la matinée, je leur ai tous donné congé. D’ailleurs, inutile d’avoir autant de monde pour vous faire à manger… vous allez couper dans votre personnel, mon cher. Je nous ai cuisiné un festin de roi et pourtant j’étais seul.

Vittore était sans mot, il se voyait déjà six pieds sous terre pour avoir traité Antonio Gondi de gueux. Toutefois, pour l’instant, le chef de la famille ne semblait pas en faire d’histoires.

— De plus, à votre place, je traiterais avec plus de respect ceux qui préparent vos repas. Si vous me traitiez de la sorte, croyez-moi, je vous empoisonnerais à la première occasion.

Antonio inspecta avec dégoût l’homme qui se tenait devant lui. S’exhiber à moitié nu devant ses servants en toute impunité, décidément Vittore était un individu pour le moins répugnant.

— Faites-moi le plaisir d’aller vous habiller un peu, vous avez l’air d’un gros tas de fumier ce matin. Vous n’avez rien qui risque d’impressionner les bonnes gens, alors, un peu de décence. Ayez la délicatesse de garder votre escargot hors de vue.

Vittore sursauta en se souvenant de sa nudité et se recouvrit sans tarder.

— Je place les couverts, allez vous mettre quelque chose sur le dos, ordonna Antonio plus durement.

Quelques minutes plus tard, Vittore revint dans la salle à manger vêtu d’un pourpoint de cuir négligé et d’une paire de chausses un peu trop serrée. Tout de même, c’était déjà beaucoup mieux à l’avis du chef de la famille qui prenait place à l’autre bout de la table. Vittore s’assit devant son assiette. Un arôme alléchant émanait du plat encore chaud. Les œufs, le porc grillé, les légumes sautés assaisonnés aux épices indiennes de première qualité et le pain beurré paraissaient on ne peut plus savoureux.

— Tout ça semble délicieux, déclara Vittore sincèrement.

— Alors mangez, invita Antonio avec un sourire pour le moins énigmatique.

Il observa avec attention le cultivateur avaler l’un des morceaux de viande. Il était évident que Vittore craignait que la nourriture fût empoisonnée, mais malgré tout il n’avait d’autre choix que de manger. Dans le cas contraire, il éveillerait les foudres du dirigeant de la famille, chose qu’il voulait éviter à tout prix. Antonio en avait conscience et cela semblait l’amuser. Bien sûr, il n’avait pas l’intention de tuer Vittore, puisqu’il avait d’autres plans le concernant.

— Je me suis passionné très tôt pour la gastronomie, reprit Antonio après avoir avalé un bout de pain. Mon père, Dieu ait son âme, m’a toujours dit de m’intéresser à tout ce qui m’entourait, sans pour autant oublier mon but premier. Le savoir, c’est la clé du succès, comme il le disait si bien. Dommage que c’était un alcoolique pervers qui nous battait à la moindre occasion, mes frères et moi… Bref, j’ai développé un plaisir particulier pour toutes sortes de domaines : l’anatomie, l’alchimie, l’histoire, la littérature et, bien sûr, la gastronomie.

— Je ne vous pensais pas aussi instruit, déclara Vittore, qui n’était pas très habile pour faire la conversation.

— En apparence, je vous l’accorde, je ne suis qu’un homme prêt à tout pour lever mon clan au rang de maîtres de Florence. On pense généralement de moi que je ne suis qu’un monstre sanguinaire, et, d’une certaine manière, cela n’est pas tout à fait inexact. Je n’hésite pas à tuer si nécessaire.

— Même s’il s’agit d’un Gondi, précisa Vittore après un long moment de silence. Comme Brenno Gondi ou les autres membres de la maison que vous avez fait assassiner.

— Effectivement, je n’y vois aucun problème. Notre famille était sous l’emprise des Médicis à un point que vous ne pouvez même pas imaginer. Un ménage s’imposait.

— Je vois, répondit Vittore, qui cachait mal son malaise et suait à grosses gouttes.

— Désormais, nous repartons sur des bases solides et saines. Et soyez rassuré, je ne doute plus de la fidélité d’aucun d’entre nous. Les Médicis n’ont plus de contrôle sur notre clan et bientôt, dans quelques années peut-être, nous les renverserons.

« Le temps de Timoteo Gondi est bien loin », pensa Vittore avec découragement. L’ancien dirigeant de leur maison avait peut-être été à la botte des Médicis, mais les membres avaient tous été hors de danger sous son autorité et bien à l’écart des guerres sanglantes entre les familles florentines. Antonio allait les mener droit à leur perte, mais Vittore s’abstint bien de révéler le fond de sa pensée.

Le cultivateur leva les yeux et constata avec effroi qu’Antonio le scrutait avec la plus grande attention. Pendant une fraction de seconde, l’idée que son vis-à-vis avait saisi le fil de ses pensées le frappa.

— Je ne comprends pas exactement la raison de votre visite, déclara Vittore pour tenter de chasser le malaise qui s’était installé.

— J’y arrivais, répondit Antonio avec un sourire courtois. D’abord, j’avais envie de mieux vous connaître, c’est important. Nous aurons désormais à collaborer très souvent, il serait avantageux que nous développions une relation amicale qui ne pourrait qu’améliorer notre qualité de travail. Ne croyez-vous pas ?

— J’en serais heureux, répliqua Vittore.

En fait, cette idée n’emballait pas trop le cultivateur, mais il n’y pouvait absolument rien.

— Concernant la raison de ma visite, trancha Antonio en frappant sur la table de son poing, j’ai d’excellentes nouvelles pour vous.

Sur ces paroles, il se leva et sortit d’une des poches de son pourpoint un papier parchemin. Il fit quelques pas et rejoignit Vittore, puis déroula une carte sur la table. Vittore reconnut immédiatement les lieux dépeints, il s’agissait d’une représentation de la Toscane.

— Kataya a fait l’acquisition de nouvelles terres à proximité de votre territoire. Vous êtes, entre autres, désormais le propriétaire des terres de la famille Federighi, situées au sud de vos propriétés.

— J’ai déjà tenté d’acheter ce territoire, affirma Vittore en fronçant les sourcils. Giulio Federighi n’a jamais voulu me vendre son lopin de terre, il y tenait plus qu’à ses propres enfants.

— Giulio est mort, l’informa Antonio flegmatiquement. Kataya a acheté les terres à sa veuve.

— Vous l’avez fait assassiner ?

— Cela n’a pas la moindre importance, répondit le chef de la famille avec un curieux sourire. J’ai aussi acheté des terres au nord, ici… et là.

— C’est un énorme territoire, souffla Vittore avec dépassement. Je n’ai pas les moyens de cultiver toutes ses terres…

— Je vous financerai, n’ayez aucune crainte. De plus, vous aurez bientôt des hommes à votre service dont vous pourrez allégrement profiter. Ils sont déjà en route par navire.

— Des esclaves ?

— Mais non, voyons… enfin peut-être, peu importe, concéda Antonio en haussant les épaules. Vous n’aurez qu’à les nourrir convenablement et ils travailleront avec enthousiasme. Mon cher, les bénéfices que nous allons bientôt faire seront sans précédent pour la famille Gondi. Nous contrôlons déjà les banques, bientôt nous aurons le monopole du marché agricole, de l’importation d’épices et même celui des arts. Bref, des marchés entièrement légaux, nous demeurons donc intouchables, selon les lois de Laurent.

— Mais vous êtes actif dans de nombreuses autres activités beaucoup moins légales, fit remarquer Vittore. C’est du moins ce que j’ai cru comprendre...

— Rien que l’on peut vraiment relier à notre clan. Ce cher Kataya est très minutieux. Rien ne transpire de ses activités. Mais tout cela ne vous concerne pas, concentrez-vous plutôt sur vos responsabilités. Après tout, vous avez déjà bien assez à penser.

Vittore acquiesça sans ardeur, tout cela ne l’enchantait guère. Ses terres lui rapportaient déjà bien suffisamment d’argent. Il vivait une vie de luxe qui lui convenait parfaitement. De plus, l’augmentation de la production ne se ferait pas sans problèmes.

— Nous allons tout de même rencontrer certains ennuis, déclara le cultivateur en mettant un doigt graisseux sur la carte.

— Je vous écoute.

— Les terres de Federighi se trouvent tout au sud. Vous ne devez pas ignorer que cette zone est présentement envahie par les troupes qui viennent de faire leur entrée en Toscane. Ces bataillons d’hommes pillent et saccagent tout sur leur passage,… les terres cultivées ne feront certainement pas exception et, d’ailleurs, ils tueront les fermiers qu’ils croiseront.

— Vous avez parfaitement raison, Vittore. J’avais aussi songé à ce détail. Je vais aller voir le dirigeant de ses troupes moi-même. Une entente sera signée, je peux vous l’assurer… personne ne nuira à nos affaires.

* * *

Les derniers jours avaient été agréables pour Fedora et Feliciano. « Enfin, nous sommes parvenus à avoir un peu de temps à nous », songea l’assassin en s’approchant du palais de la Seigneurie d’un pas léger. Malgré les responsabilités qui pesaient désormais sur lui, le nouveau chef des Aigles semblait en plein contrôle de ses moyens, il avait repris ses forces et ses idées étaient tout à fait claires. Plusieurs raisons expliquaient ce regain de vie. D’abord, Fedora n’avait pas paru troublée outre mesure par sa nomination, ce qui était déjà une excellente chose. De plus, quelques jours plus tôt, Feliciano avait fait visiter à sa compagne leurs futurs appartements. L’endroit était splendide, avec plus de six chambres, une grande cuisine, un salon incroyablement spacieux, et ils avaient leur propre petite écurie intérieure. L’endroit serait facile à garder, les fenêtres étant hautes et étroites, inaccessibles du sol. Il n’y avait que trois entrées, comptant la porte de l’écurie, inébranlables une fois verrouillées. En quelques mots, avec une sécurité adéquate, leur famille ne risquerait rien.

Lorsque Feliciano mit les pieds dans le palais de la Seigneurie, il fut aussitôt accueilli par Dante Machiavel, celui qu’on appelait tout bas « le gentil colosse ». Si ce surnom le faisait grogner, il était pourtant on ne peut plus approprié. Malgré les apparences, Dante demeurait un Aigle qui avait encore un minimum de valeurs humaines, ce qui était de plus en plus rare au sein du groupe. Chez les Aigles, les hommes exécutaient les ordres sans trop se soucier de leur moralité.

Dante s’approcha et administra un coup de poing sur l’épaulière de son chef.

— Félicitations pour la promotion, déclara le soldat d’une voix joviale. La mort de Virgile est une tragédie, Dieu sait que j’admirais cet homme, mais vous êtes le mieux placé pour prendre sa place.

Feliciano ne connaissait pas le soldat depuis très longtemps, mais il devait avouer qu’il l’aimait bien. Pendant les premiers jours qui avaient suivi la conjuration, les deux hommes avaient travaillé conjointement à la chasse aux Pazzi. Dante avait alors fait parfaitement ses preuves. La recrue avait un brillant avenir devant lui, s’il ne se faisait pas tuer avant.

— C’est gentil, Dante. Je ferai de mon mieux. Au fait, on ne m’a pas dit pourquoi tu étais parti ces derniers jours. Tu étais en mission spéciale, je suppose ?

— Virgile m’avait envoyé inspecter le petit village d’Orentano, certaines rumeurs laissaient croire que Bernardo Bandini s’y cachait. Malheureusement, aucune trace de ce salaud. Il a certainement rejoint Livourne pour prendre le premier bateau qui quittait l’Italie. C’est ce que j’aurais fait à sa place.

— Nous finirons bien par le retrouver, déclara Feliciano sans grande conviction.

— Sinon comment se porte Constantino ? demanda Dante pour changer de sujet. C’est bizarre, personne ne connaissait son identité. Mais c’est vrai qu’il est pas mal jeune pour être un Aigle, quand même.

— Il mérite amplement son poste, répondit Feliciano. Si personne ne savait qu’il était le fils de Virgile, c’était sûrement que son père voulait qu’il se taille une place sans le moindre privilège.

— Peut-être bien, concéda Dante en haussant les épaules.

Leur discussion fut interrompue par l’arrivée soudaine d’Ange Politien. Le poète traversa l’entrée du palais et les rejoignit d’un pas rapide. Comme c’était presque toujours le cas, le conseiller et ami de Laurent avait un matin difficile. Ses excès d’alcool de la nuit dernière l’avaient visiblement suivi jusqu’au palais. Avec sa chevelure en bataille et son regard harassé, Politien n’avait pas l’air au sommet de sa forme. Toutefois, comme il aimait le faire remarquer à Laurent, pour être en mesure d’écrire ses meilleurs vers, il devait tout d’abord en boire plusieurs.

— Il faudrait arriver beaucoup plus tôt dorénavant, monsieur Fontana, informa Ange sans sévérité. Nous vous avons ménagé ces derniers jours, compte tenu de votre épuisement, mais désormais vous devrez être ici bien avant le lever du soleil. D’abord, vous devrez vérifier la sécurité du palais et, par la suite, aller prendre Laurent chez lui ou encore chez sa maîtresse à bord de son carrosse.

— Bien compris.

— Parfait.

Ange jeta un œil autour de lui, personne ne semblait s’intéresser à leur conversation. Il reprit alors la parole d’une voix plus basse.

— Laurent voudrait que vous vous chargiez de faire parler l’un de nos prisonniers, Giovan da Montesecco. Depuis son incarcération, il n’a pas prononcé un seul mot. Il est fermé comme une huître.

— Vous voulez de lui des aveux ?

— Exactement, nous savons qu’il était mêlé à la conjuration, nous voulons lui faire cracher tout ce qu’il sait. J’ai cru comprendre que vous étiez assez adroit dans ce domaine, pouvez-vous vous en occuper personnellement ?

— Sans problème, je m’en occupe à l’instant, déclara Feliciano. Dante, veux-tu me seconder ?

— Avec plaisir, rien ne commence mieux la journée qu’une bonne séance de torture, souffla le soldat d’un ton sarcastique.

— Seigneur, murmura Ange avec découragement avant de prendre la direction de son bureau.

* * *

Feliciano ouvrit la porte de la cellule où était détenu leur prisonnier. Giovan se trouvait au fond, habillé d’un simple caleçon sale. Malgré sa malnutrition des derniers jours et la piètre qualité de vie que lui offrait sa cellule, il paraissait toujours solide. « C’est un vrai soldat », songea Feliciano pensivement. Il ne serait pas facile à briser.

Le chef des Aigles fit son entrée, suivi de près par Dante. Celui-ci était toujours aussi intimidant dans son armure ; toutefois, sa tenue ne semblait guère impressionner le condottière.

— Alors, espèce de sale conjuré, commença Feliciano en refermant la porte, tu vas nous dire tout ce que tu sais et, surtout, qui est derrière cette tentative d’assassinat contre les frères Médicis. Tu peux le dire maintenant ou le faire plus tard… mais je te le déconseille fortement.

Giovan leva les yeux sur Feliciano. Il avait juré de garder le silence jusqu’à sa mort s’il venait à être capturé, et c’est exactement ce qu’il comptait faire.

— Je sais que tu étais sous les ordres de Sixte IV, continua Feliciano. La présence de Federico III de Montefeltro à la tête des troupes qui envahissent la Toscane sous-entend assez clairement la participation du pape dans cette vile attaque. Cependant, j’ai besoin de l’entendre de ta bouche… Après, je consens à t’exécuter honorablement. Tu ne subiras pas le même sort que tes amis……

— Je peux vous assurer que le cardinal Riario est innocent, prononça Giovan après un long silence. Mais cela sera les seules révélations que vous aurez de moi.

Feliciano était étonné par la voix posée et calme du condottière. Il n’y avait aucune panique chez lui, il était prêt à faire face à ce qui l’attendait.

— J’en doute fort, riposta Dante en hochant la tête. Les ordres sont les ordres, cela ne me fait guère plaisir, mais nous allons vous faire parler, quoi qu’il en soit.

— Tiens-le, ordonna Feliciano à son subalterne.

Dante s’exécuta et lui tordit les bras dans le dos dans une position particulièrement douloureuse. Le chef des Aigles s’approcha en plongeant ses yeux dans ceux de Giovan.

— Tu as encore une chance… Parle !

Déterminé, le condottière garda le silence.

Feliciano haussa les épaules puis passa à l’attaque. Il le frappa de toutes ses forces d’un puissant coup de poing à l’abdomen. N’ayant pas obtenu ce qu’il désirait, il s’y reprit avec encore plus de vigueur. Cette fois, le craquement recherché se fit entendre. Giovan émit un cri étouffé. Le coup lui avait brisé plusieurs côtes, mais cela ne paraissait pas arrêter Feliciano. L’agresseur répéta l’opération sur le flanc droit jusqu’à ce que les os de Giovan se brisent de nouveau.

— Tu peux le relâcher.

Dante laissa tomber le condottière. Celui-ci s’étala de tout son long sur le sol de pierre humide.

— Je ne vais pas m’arrêter jusqu’à ce que tu aies parlé…

— Finalement, les Médicis ne sont pas mieux que les Pazzi. Il n’y a pas d’espoir à Florence.

— Il n’y en a jamais eu, rétorqua Feliciano assez froidement. Florence, c’est les crimes, les trahisons, la violence et le sang... Et ce n’est pas en mettant les Pazzi en charge que cela aurait changé.

Puis, levant les yeux sur Dante, il commanda :

— Fais-lui un garrot à la cuisse. Nous allons lui couper un orteil ou deux, ensuite nous cautériserons les plaies aux charbons.

* * *

Laurent avait les yeux rivés sur une lettre qui venait tout juste d’arriver en provenance de Milan. Les nouvelles n’étaient pas spécialement bonnes.

Le jeune duc et sa mère étaient consternés par la mort de Julien de Médicis et promettaient de capturer Bernardo Bandini, l’assassin de Julien, s’il avait eu la mauvaise idée de se réfugier sur leur territoire. Toutefois, concernant les troupes envahissant la Toscane, Milan n’était malheureusement pas en mesure de leur offrir un quelconque soutien. Comme la mère du duc, Bonne Savoie, l’expliquait dans la lettre, l’ensemble de leurs troupes était déjà employé à repousser les Suisses. Cela était sans compter les problèmes causés par le soulèvement de Gênes. Bonne Savoie terminait sa missive en faisant remarquer que, dans tous les cas, Sixte IV n’aidait en rien à calmer le chaos qui divisait actuellement les différentes régions d’Italie. Au contraire même, il mettait de l’huile sur le feu plus qu’autre chose.

— Donc, aucune aide ne nous viendra de Milan, déclara Laurent pour lui-même.

Il avait à peine formulé ces mots que quelqu’un frappa à la porte. Instinctivement, le dirigeant tourna un œil en direction des fenêtres de son bureau, pensant y apercevoir Virgile adossé, positionné à son endroit habituel. Bien sûr, l’homme ne s’y trouvait pas. Après un long soupir, Laurent invita la personne à entrer.

— Bonjour ! s’exclama l’homme d’une soixantaine d’années à la courte chevelure et la barbiche blanche comme la neige. Laurent, cela fait si longtemps, mon cher !

Celui qui revêtait une splendide tunique de velours bleu et une paire de chausses qui disparaissait à l’intérieur de longues bottes en cuir de daim était escorté par l’un des Aigles.

— Renaldo de Médicis ! Seigneur, mais que fais-tu à Florence ?

Le visiteur, un membre actif de la famille à Venise, travaillait au palais des Doges, où il était l’une des têtes dirigeantes de la police secrète. Ce groupe de fonctionnaires, dont il faisait partie depuis maintenant presque vingt ans, était certainement l’un des secrets les mieux gardés de Venise. Même au sein des ambassadeurs et des hauts dignitaires qui fréquentaient le palais, tous ignoraient jusqu’à l’existence de cette administration. C’était dans leurs bureaux, habilement dissimulés entre les étages, que se jouait vraiment le destin de Venise sous la supervision du doge.

— Andrea Vendramino, le doge, m’a chargé de venir te voir en personne, en réponse à ta lettre. Ainsi que pour assister aux funérailles de Julien.

— Voilà qui est généreux de sa part, j’aurais pourtant cru qu’il aurait préféré te garder à Venise en ces temps difficiles.

— Je forme mon successeur, il peut prendre ma relève pour quelque temps sans problème. Tant que le doge n’a pas le culot de me faire assassiner sur la route parce qu’il craint que je devienne trop bavard une fois retraité.

— C’est le désavantage d’avoir trempé dans toutes les conspirations vénitiennes des vingt dernières années, souffla Laurent en plaisantant.

Laurent fit signe au soldat de disposer puis invita Renaldo à prendre place. Il alla ensuite verser deux grandes coupes de vin.

— La nouvelle de la mort de Julien m’a vraiment mis dans tous mes états. Je suis absolument navré pour cette perte. Il ne méritait pas ça.

Laurent acquiesça tristement. Pour sa part, il essayait de ne pas trop penser à son frère. Il ne parvenait pas à effacer le souvenir de sa mort de son esprit, cela était déjà bien assez pénible.

— Lorsqu’il venait à Venise, reprit Renaldo, je devais le faire filer pour m’assurer qu’il ne couche pas avec l’épouse d’un haut dignitaire ou pire encore. Malgré tout, il n’en demeurait pas moins un brave jeune homme avec un avenir brillant.

Laurent laissa échapper un gloussement. C’était bien son petit frère, toujours à courir les jupons.

Laurent tendit une coupe au nouveau venu, qui la prit avec enthousiasme.

— Alors, quand auront lieu les cérémonies funéraires de ton frère ?

— J’ai laissé ma mère s’occuper des détails, j’ai malheureusement déjà beaucoup trop à faire avec cette invasion de la Toscane par les troupes ennemies. Mais elles se dérouleront cette semaine…

— Je vois, répondit Renaldo après avoir avalé une gorgée de vin. Je vais donc rester à Florence pour encore quelques jours. Si tu as besoin de mon savoir-faire ou simplement de mes conseils, sache que je suis entièrement à ta disposition.

— C’est apprécié, affirma sincèrement Laurent avec un sourire. Sinon, dis-moi, pourra-t-on compter sur une quelconque aide de la part de Venise ?

Renaldo déposa sa coupe en arborant une expression embarrassée. Tout cela n’augurait rien de prometteur.

— J’ai bien peur que non, répondit Renaldo sans tourner autour du pot. Nos services redoutent une attaque des Turcs,… une attaque de grande envergure. En fait, cet assaut pourrait être beaucoup plus vaste et ne se concentrerait pas que sur Venise, mais aussi sur Rome, Milan et Naples… Nous avons appris que le sultan Mehmet II avait mis en chantier la fabrication de plusieurs vaisseaux de guerre qu’il prévoit diriger vers les côtes italiennes en vue de frappes simultanées. C’est pour le moins inquiétant, étant donné que les Turcs sont plutôt adroits en stratégie.

— Je vois, répondit Laurent pensivement.

— De plus, nos troupes sont déjà bien assez occupées à veiller sur la sécurité de la lagune. Nous repoussons des attaques constantes.…À vrai dire, la simple mention de ces futurs vaisseaux de guerre donne des sueurs froides au doge. C’est regrettable, mais il pense tout d’abord à la sécurité des Vénitiens avant de songer à celle des Florentins.

— C’est légitime, accorda Laurent sans toutefois cacher sa déception.

— J’ai bien peur que tu éprouves beaucoup de difficultés à trouver de l’aide en Italie. La guerre sévit partout.

— Je suis dans une impasse…

— Il y a peut-être encore une solution, fit remarquer Renaldo avec un sourire en coin.

— Je t’écoute.

— J’ai cru comprendre que tu avais de très bonnes relations avec le roi Louis IX. Si l’aide ne peut arriver d’Italie, il faut tout simplement aller la chercher ailleurs. La France ne manque pas d’hommes entraînés, parfaitement capables de défendre Florence.

Laurent fronça les sourcils en arborant un air calculateur.

— Ce n’est pas une mauvaise idée, articula-t-il après une longue méditation. J’aurais de loin préféré ne pas avoir à mêler la France à ce conflit. Je connais tout de même assez bien le roi pour savoir qu’il n’hésite pas à profiter des faiblesses des autres, il pourrait bien tourner cette situation à son avantage. D’un autre côté, c’est toujours mieux que de laisser Florence être prise par Sixte IV…

— Certes, mais je ne crois pas qu’il osera en profiter. Au contraire, je suis convaincu qu’il t’appuiera. J’ai eu vent qu’il voyait lui aussi très mal le chaos qui sévit actuellement en Italie. Même s’il ne le dit pas ouvertement, le roi sait parfaitement que Sixte y est pour quelque chose dans tout ce désordre. Il sera probablement très heureux de pouvoir mettre un pied sur le territoire italien durant cette période délicate. Après tout, si par malheur l’Italie devait faillir contre les Turcs, la France serait les prochains sur la liste de ces vermines…

— Renaldo, tu es une mine d’informations et de bons conseils, souffla Laurent en arborant l’un de ses premiers sourires sincères depuis la mort de son frère.

* * *

Malgré la torture, Giovan n’avait toujours pas formulé le moindre aveu. Accroupi au fond de la cellule, le dos appuyé au mur et les mains attachées dans le dos, le condottière observait le plafond de ses yeux rougis par les pleurs. Près de la porte, Feliciano était assis sur un banc de bois et regardait pensivement le prisonnier à la recherche d’un moyen de le faire fléchir. Ils l’avaient fouetté puis lui avaient tranché plusieurs orteils avant de lui infliger de terribles brûlures pour stopper le saignement. Le soldat avait aussi encaissé plusieurs coups au visage, dont un qui lui avait brisé le nez.

— On pourrait lui arracher quelques dents, proposa Dante qui se tenait sur le seuil de la porte. Je pourrais aussi aller chercher le nécessaire pour une cure par l’eau.

— Non, rétorqua Feliciano, qui n’avait plus envie de jouer plus longtemps. Je vais le faire parler.

Sur ces paroles, il quitta la cellule. Il se rendit sans tarder au fond du corridor des détenus en agrippant au passage l’une des torches suspendues au mur qui éclairait l’endroit. Il entra dans la chambre du four. Dressé au fond de la pièce, l’immense fourneau était fait d’une lourde maçonnerie. Ce n’était pas un foyer classique, il était beaucoup plus profond et avait été conçu pour atteindre des chaleurs démesurées lorsque cela était nécessaire. Pour l’instant, il n’y avait que quelques rondins de bois qui y crépitaient, juste assez pour maintenir les conditions supportables au sous-sol. Lorsque la température montait ici-bas, cela ne présageait jamais rien de bon pour les prisonniers. Au contraire, cela voulait dire que l’un d’entre eux allait bientôt mourir et que l’on s’apprêtait à brûler son corps.

Autour du chef des Aigles, dans la pièce sombre, gisaient toutes sortes d’outils aux fonctions énigmatiques. Pour la plupart, il s’agissait d’instruments de torture. Parmi eux se trouvait, par exemple, un berceau de judas, sorte de banc dont le siège ressemblait à une pyramide de bois pointu. La victime était forcée de s’y asseoir pendant des heures, voire des jours. Elle mourait très souvent à la suite d’une douloureuse infection. Par chance pour Giovan, ce genre de torture n’était pas celle pratiquée par Feliciano. L’assassin y allait plus franchement, en utilisant les bonnes vieilles méthodes qui avaient toujours fait leurs preuves.

Feliciano se rendit jusqu’au four, déposa la torche et saisit un long tisonnier pointu muni d’un manche en bois qui traînait près du four. Il ouvrit ensuite la porte du gouffre ardent. Une chaleur bienfaisante se propagea alors dans la cave humide. L’assassin plongea l’outil au fond du four, dans le tas de cendres flamboyant. Il le maintint dans cette position jusqu’à ce que son extrémité effilée devienne rougeoyante. Satisfait, il reprit le chemin de la cellule.

À son arrivée, rien n’avait changé. Giovan adoptait toujours la même position. Le condottière aurait pu profiter de son absence pour s’attaquer à Dante, mais il n’en avait rien fait. Évidemment, ligoté comme il était, il ne serait jamais parvenu à avoir le dessus sur le colosse. Toutefois, la souffrance pouvait parfois grandement affecter le jugement d’un homme, même aussi sage que pût paraître leur prisonnier.

— Bon, Dante, tu vas me le tenir fermement…

— Sans problème, répondit le soldat en marchant vers Giovan.

Malgré le fait que le militaire n’avait offert aucune résistance jusqu’ici, Dante lui administra un puissant coup de poing au visage de sa main gantée de fer. Sous l’impact, la joue droite du détenu se déchira. Giovan s’affala durement sur le côté, le visage enfoncé dans la mare de sang laissé par la première séance de torture.

Dante le releva sans ménagement et le força à se tenir à genoux. Feliciano approcha le tisonnier rougi au feu à quelques centimètres de la figure du captif.

— C’est ta dernière chance, tu peux encore parler.

Giovan observa en silence l’objet de ses souffrances futures avec détachement.

— Je ne vais pas perdre mon temps à te carboniser la chair… Je vais te crever les yeux avec cette tige de métal brûlante.

Giovan haussa les épaules, mais Feliciano voyait bien que sa confiance venait d’être ébranlée. Sans attendre, il saisit la tête du condottière par sa courte chevelure et la redressa vers le haut.

— J’ai été plus que généreux à ton égard… mais je te laisse une dernière chance encore.

Giovan répliqua par quelques mots en latin, probablement une prière.

D’un mouvement assuré, Feliciano plongea l’extrémité du tisonnier dans l’œil droit de sa victime. Le crépitement de la chair qui carbonisait se fit entendre.

Après que Giovan eut émis un hurlement, Dante le laissa retomber.

À la vue du pauvre condottière qui ne parvenait plus à cacher sa détresse, une pensée coupable frôla l’esprit de Feliciano. Si Fedora savait tout ce qu’il avait fait pour les Médicis jusqu’à présent, pourrait-elle continuer à l’aimer malgré tout ? L’assassin n’était pas prêt à le jurer. Il avait fait des choses terribles, tué des hommes, étranglé des femmes et même, cela faisait bien longtemps, battu un enfant sous les yeux de son père pour le forcer à parler. Son esprit avait inconsciemment repoussé ces horribles méfaits dans les profondeurs de son esprit, mais maintenant qu’il serait bientôt père, est-ce que ces abominables actes de violence reviendraient le hanter ? Méritait-il seulement d’être père ? Par chance, qu’il le mérite ou non, cela serait bientôt une réalité. Il devrait faire de son mieux.

Feliciano se sentait bien sale, mais il ne pouvait pas se permettre d’arrêter ce qu’il avait commencé.

— Relève-le, Dante, ordonna-t-il à contrecœur.

— Je vais tout vous dire, souffla Giovan entre deux sanglots incontrôlables.

* * *

Damiano Sforza se réveilla confus et en sueur dans un endroit qui lui était entièrement inconnu. Son esprit désarçonné songea durant un bref instant que les Médicis étaient peut-être parvenus à remettre la main sur lui. Mais il écarta rapidement cette hypothèse, car il ne reposerait pas sur un lit si confortable si cela avait été le cas. Un feu qui crépitait à proximité réchauffait agréablement ses muscles endoloris. Non, il n’aurait pas eu droit à autant de considération de la part des Médicis.

Après un bref regard autour de lui, le tueur en vint à la conclusion qu’un fermier avait dû le trouver inconscient et l’avait pris sous son aile. Ses blessures avaient été pansées et, s’il se fiait aux picotements répugnants qu’il ressentait, on avait même appliqué des asticots sur ces plaies infectées.

Damiano se rappelle s’être caché dans la cave d’une vieille résidence en bordure de Florence lorsqu’il avait été au plus mal. Il avait avalé une rasade de vin qu’il avait aussitôt vomie, son estomac avait paru se tordre et il avait perdu connaissance. Le propriétaire des lieux l’avait visiblement accueilli chez lui. Qui pouvait bien vouloir soigner une personne aussi hideuse que lui ? Décidément, il y avait toujours des hommes dotés d’une grande bonté en ce moment. « Comment pouvait-on être à ce point idiot ? » songea Damiano en souriant. Parfois, il ne fallait pas se fier aux apparences, mais, dans la plupart des cas, on le pouvait sans se tromper. Son bienfaiteur allait bientôt le découvrir à son insu.