Jessie s’arrêta à l’adresse que Crutchfield lui avait donnée en essayant d’ignorer le frisson d’anticipation nerveuse qui lui remontait le long du dos.
Elle était en retard. Il était 16 h 15, le soleil se couchait à l’ouest et le ciel avait déjà commencé à s’assombrir. Elle aurait pu arriver à 16 h comme Crutchfield l’avait demandé, mais elle avait décidé sciemment de ne pas être à l’heure.
Suis-je têtue à ce point ? Ai-je fait ça rien que par rancune ? Probablement les deux à la fois.
Alors qu’elle conduisait vers l’adresse prévue, elle s’était soudain arrêtée dans un café à quelques pâtés de maisons de distance vers 15 h 45 et y avait passé la demi-heure suivante à siroter un thé chaud et à consulter son téléphone. Elle se disait qu’elle l’avait fait pour aider le cas Missinger à avancer mais c’était un mensonge. En fait, elle ne voulait pas avoir l’impression qu’elle obéissait aux ordres de Crutchfield.
Elle avait reçu un courriel de Ryan, qui disait que la femme de ménage des Missinger était revenue en ville mais déclarait souffrir de chagrin et d’épuisement émotionnel et avait repoussé son interrogatoire d’un jour. C’était bon à savoir mais ça pouvait attendre. Jessie envisagea de rappeler l’inspecteur et de lui demander de venir la retrouver à l’adresse où elle allait puis elle changea d’avis.
J’ai déjà causé des ennuis aujourd’hui en utilisant les ressources du département pour enquêter sur mon père. Empêcher un inspecteur en homicides de travailler sur son affaire courante pour qu’il vienne s’occuper de mes histoires personnelles, c’est certainement aller trop loin.
A 16 h 10, assez longtemps après l’heure limite de Crutchfield pour pouvoir se dire qu’elle n’était pas son laquais, Jessie monta dans sa voiture et parcourut les derniers quatre cents mètres jusqu’au 1024 Visitation Avenue, où elle était maintenant, assise dans sa voiture, attendant que sa nervosité s’apaise.
La parcelle se trouvait dans une zone industrielle à la bordure sud du centre-ville. Elle était entourée de plusieurs entrepôts, qui avaient pour la plupart l’air abandonnés. Jessie voyait qu’il y avait effectivement un bâtiment avec le nombre 1024 sur le devant. En théorie, elle aurait pu appeler Kat dès maintenant pour répondre à la question de Crutchfield et dire qu’il y avait un bâtiment sur cette parcelle et qu’il n’était pas vide. Techniquement, elle aurait pu s’en aller maintenant.
Pourtant, bien sûr, elle ne le pouvait pas. L’idée que Bolton Crutchfield l’avait envoyée à cet endroit aléatoire et isolé rien que pour vérifier l’existence d’un bâtiment semblait peu probable. Il devait y avoir une autre raison. Donc, malgré la voix dans sa tête qui lui recommandait fortement de ne pas le faire, Jessie sortit de la voiture.
Elle referma la fermeture Éclair de sa veste en essayant en vain de calmer le frisson grandissant qu’elle ressentait. La lumière baissait vite et la température était tombée dans les sept degrés, mais elle soupçonnait qu’elle aurait frissonné même en été.
Elle traversa l’herbe brunâtre peu fournie, arriva au perron du bâtiment et leva les yeux. À la différence de la plupart des autres bâtiments de la zone, celui-là semblait avoir été résidentiel autrefois. Elle monta les marches jusqu’à la porte de devant et remarqua qu’il y avait des noms de famille à peine lisibles dans une boîte maintenant cassée à droite de l’entrée. Ce bâtiment avait donc été un immeuble d’appartements.
Cependant, cette époque devait être lointaine. Le bâtiment semblait ne plus être habité depuis longtemps. La plupart des fenêtres qui donnaient sur la rue avaient disparu et seules quelques-unes avaient été condamnées. Des graffitis recouvraient les murs extérieurs. Une chaîne qui condamnait presque les portes principales indiquait que les visiteurs n’étaient pas les bienvenus. La pancarte qui, collée à la porte, disait “Condamné”, renforçait cette idée.
Jessie jeta un autre coup d’œil à la liste des ex-occupants. La plupart des noms étaient trop fanés ou boueux pour qu’elle puisse les lire mais certains numéros d’appartement étaient lisibles. Ce fut à ce moment-là qu’elle remarqua une chose qui aurait dû lui paraître évidente dès le moment où elle s’était arrêtée devant ce bâtiment. Crutchfield avait mentionné l’appartement 2016 mais le bâtiment n’avait que trois niveaux. Il n’y avait ni vingtième étage ni appartement 2016.
Il y avait apparemment un appartement 206 où, selon l’encre rouge qui avait bavé et était tout juste lisible, quelqu’un du nom de Johnson, Jones ou peut-être même Johannsen avait vécu un jour.
Est-ce que Crutchfield se serait trompé, se serait mal souvenu de l’adresse ?
Cela semblait douteux, et pourtant, c’était le seul appartement dont le numéro ressemblait à ce qu’il avait décrit.
Jessie regarda à nouveau la chaîne qui enserrait les poignées en métal des portes. Même avant d’avoir calculé avec certitude si elle pourrait s’introduire dans le bâtiment, elle sut qu’elle allait le faire.
Elle regarda rapidement autour d’elle. Quand elle ne vit personne, elle enleva rapidement sa grosse veste, la laissa tomber par terre et se glissa par la fente étroite qui subsistait entre les portes du bâtiment. Le processus tout entier avait pris moins de dix secondes. Une fois à l’intérieur, elle sortit son téléphone et alluma la lampe-torche, dont elle se servit pour éclairer le vestibule plongé dans la pénombre.
Quasiment vide, il ne contenait que deux chaises renversées. Même dans la pénombre, une épaisse couche de poussière était visible et cela lui permettait plus facilement de voir les plusieurs séries d’empreintes de pas qui menaient des portes principales vers des directions différentes. Apparemment, elle n’était pas la première personne à avoir constaté que la chaîne ne l’empêcherait pas d’entrer.
Elle repéra du mouvement à sa gauche et sursauta un peu avant de se rendre compte que c’était juste un rat qui fuyait la lumière. Mis à part ce rongeur, l’endroit avait l’air abandonné. L’odeur d’urine et de matières fécales était si forte que les yeux de Jessie se mirent à pleurer.
Elle avança rapidement, cherchant l’escalier pour monter au premier étage, tout en faisant attention à éviter de marcher sur les morceaux de verre ou sur les petits tas de débris impossibles à identifier qui jonchaient le sol. Quand elle passa du vestibule dans le hall principal avec sa rangée d’ascenseurs, elle pensa qu’il allait faire un peu moins froid mais, avec les fenêtres brisées, l’endroit formait une sorte de soufflerie qui refroidissait tout. Privée de sa veste, Jessie ne put s’empêcher de frissonner involontairement.
Finalement, sa torche éclaira une pancarte qui, accrochée à l’arrière du hall, indiquait “escalier”. Elle la suivit et alla vers le coin, où elle échappa finalement aux courants d’air qui lui fouettaient la peau.
Elle tourna la poignée de la porte qui menait à l’escalier, poussa et la porte s’ouvrit facilement, lui donnant accès à des marches qui, bien qu’étant en béton, avaient l’air dangereusement fragiles.
Tu es venue jusqu’ici. Tu ne vas pas faire ta trouillarde maintenant.
Elle se permit d’inspirer profondément une fois avant de monter à l’escalier, remarquant avec soulagement que, malgré leur apparence fragile, ils étaient encore très stables sous ses pieds. Elle atteignit rapidement le premier étage et trouva la porte qui y menait déverrouillée elle aussi.
Quand elle se referma derrière elle, Jessie se retrouva dans un monde différent. La moquette miteuse du sol étouffait les sons de l’extérieur, notamment ceux des camions qui passaient de temps à autre et même le hurlement du vent. Des rayons de lumière qui passaient par plusieurs portes d’appartements ouvertes formaient comme de tristes petits projecteurs qui tachetaient la longueur du couloir.
Elle avança rapidement dans le vestibule, éclairant de sa lumière les numéros d’appartements qui étaient affichés sur chaque porte. La plupart des portes étaient fermées. Certaines étaient légèrement ouvertes. D’autres étaient grandes ouvertes. Quelques appartements n’avaient plus du tout de portes. Elle avançait rapidement, ne sachant pas ce qu’elle allait trouver à l’intérieur, craignant vaguement que quelqu’un ou quelque chose ne lui saute dessus pour l’attraper.
Quand elle arriva à l’appartement 206, près de l’autre bout du couloir, elle vit que la porte était fermée. Aussi discrètement que possible, elle tourna la poignée. La porte s’ouvrit sans problème. Jessie la poussa et recula pour pouvoir éclairer la plus grande partie possible de la pièce avant d’entrer.
De l’endroit où elle se tenait, l’endroit n’avait rien de remarquable. Le salon était petit et encore meublé, mais on aurait dit que les rats avaient attaqué le sofa et le fauteuil. Le rembourrage sortait en divers endroits et une épaisse couche de poussière recouvrait le tout.
Elle entra et éclaira le reste de l’appartement. Ce faisant, elle remarqua une forte odeur putride. Ce n’était pas la même que celle des excréments d’en bas. C’était vaguement familier. Incapable d’identifier cette odeur-là, elle se concentra sur les détails de l’appartement. Il y avait une petite pièce à petit déjeuner qui avait une table mais pas de chaises. Dans la cuisine minuscule, plusieurs placards laissaient pendre des portes qui s’étaient en partie détachées de leurs gonds.
Jessie passa aux chambres. L’une d’elle avait un lit de style futon qui avait été complètement dépouillé. Presque vides, les autres chambres ne contenaient qu’une commode sans tiroirs. Jessie se dirigea vers la salle de bains. Dès qu’elle y entra, elle sut que quelque chose n’allait pas.
L’odeur qu’elle avait remarquée quand elle était entrée dans l’appartement était beaucoup plus forte ici. Elle empreignait l’air comme une vague de brouillard nauséabond. Elle jeta un coup d’œil au lavabo et à la cuvette de toilettes et ne vit rien. La cuvette était sèche, complètement vide d’eau. Il y avait une ventouse à poignée en bois à côté du siège des toilettes, prête à servir mais visiblement inutilisée depuis longtemps. Il ne restait que la douche.
Le rideau qui, autrefois blanc, était maintenant de diverses teintes de gris moisissure, était fermé le long de la baignoire. Jessie saisit la ventouse et la plaça à côté du bord du rideau, attendant le bon moment pour le tirer. Décidant qu’il n’y avait pas de bon moment, elle décida de passer à l’action sans plus attendre.
Elle tendit la ventouse vers la gauche et ouvrit le rideau. Plusieurs des anneaux de fixation se cassèrent et le rideau pendit lourdement vers le sol. Cela n’empêcha pas Jessie de voir clairement ce qu’il y avait dans la baignoire. À l’intérieur, allongé sur le dos, il y avait un squelette, une masse effondrée d’os et de cheveux poussiéreux qui avait dû être un corps humain.
Visiblement, ce corps était là depuis longtemps. La plus grande partie du squelette s’était décomposée. Avec les vêtements qui, maintenant décrépis et poussiéreux, étaient encore sur le corps, le corps ressemblait plus à un épouvantail allongé sur le dos qu’une vraie personne. Le crâne était encore en grande partie intact et il y avait des touffes de cheveux mi-longs à côté. Jessie devina que cette personne avait dû être une femme.
Maintenant, Jessie comprenait pourquoi l’odeur avait été si familière. C’était la même que celle qui était venue des corps qui s’étaient décomposés dans la cabane de son père il y a tant d’années.
Malgré la puanteur, Jessie se pencha plus près en espérant repérer des détails plus identifiables. Quand elle entendit un son derrière elle, elle trébucha. Elle tendit la main vers le rideau pour s’y accrocher mais réussit seulement à tout faire tomber et à atterrir sur le bord de la baignoire.
Se retournant rapidement, elle dirigea sa lumière dans la direction du son. A l’entrée de la salle de bains se tenait un homme dont elle ne voyait pas la couleur de peau. Ses longs cheveux touffus couvraient la moitié supérieure de son visage. Un barbe épaisse lui pendait du menton. Comme ses vêtements amples pendaient de son corps, il était difficile de dire quelle taille il faisait.
“Que voulez-vous ?” demanda-t-elle en essayant de se relever mais en n’arrivant qu’à s’emmêler encore plus dans le rideau.
L’homme fit un pas vers elle. Ses cheveux bougèrent légèrement et elle vit ses yeux. Ils avaient un éclat vif et une intensité lointaine qui suggérait qu’il était à la fois très conscient et pourtant pas complètement présent. Ses mains tressautaient involontairement.
Il est drogué.
“Reculez”, ordonna Jessie d’un ton autoritaire. “Je suis de la Police de Los Angeles et vous contrariez une enquête officielle.”
Cependant, l’homme semblait ne pas l’entendre ou ne pas se soucier de ce qu’elle disait. Il avança encore en poussant des grognements inintelligibles. Jessie le vit plonger une de ses mains tremblantes dans une poche et en sortir une chose qui étincela dans la lumière de son téléphone. On aurait dit un couteau-scie à viande de mauvaise qualité. La lame était rouillée ou ensanglantée. Il le saisit par la poignée et resta sur place, grognant des demi-mots tout en se balançant d’avant en arrière.
Jessie sentit qu’il allait se jeter sur elle et décida qu’il était inutile de l’avertir à nouveau. Pendant qu’il semblait encore hésiter, elle décida qu’il fallait qu’elle attaque.
Elle prit son téléphone et le fit glisser sur le sol de la salle de bains. Les yeux de l’homme suivirent la lumière brillante. Jessie profita de la diversion pour retourner la ventouse puis la tenir près du fond, juste au-dessus de la ventouse en caoutchouc. La poignée en bois était maintenant pointée vers l’homme.
Quand son téléphone heurta le mur, la lumière s’arrêta de bouger et l’homme se retourna vers Jessie. Il s’arrêta de grogner et, pendant un long moment, il y eut un silence total dans la salle de bains. Alors, il bondit vers elle.