Jessie ne comprenait pas comment elle avait pu ne jamais le remarquer avant.
Elle était seulement à quelques pâtés de maisons de l’appartement de Lacy et elle attendait à un autre feu rouge interminable quand elle vit le panneau ‘Centre d’Accueil pour les Enfants du Centre-Ville’. C’était l’organisation caritative dont Victoria Missinger s’était occupée.
Même s’il faisait déjà sombre à l’extérieur, toutes les lumières du centre étaient allumées. C’était encore ouvert. Alors, Jessie se dit qu’elle était bête de s’en étonner.
Bien sûr qu’il est ouvert. Les problèmes de ces enfants ne s’arrêtent pas à dix-huit heures.
Quand le feu passa au vert, Jessie tourna à droite et se gara devant le centre. Elle coupa le contact et resta assise dans la voiture un moment, pas entièrement sûre de ce qu’elle comptait faire ensuite. Alors, décidant de se laisser guider par ses instincts, elle sortit de son véhicule et se dirigea vers l’entrée.
La première chose qu’elle remarqua fut la sécurité. Elle n’était pas du niveau de la DNR, mais il y avait une porte de sécurité intérieure et une extérieure et des caméras installées à plusieurs endroits. Quelqu’un avait payé cher pour garantir la sécurité de l’endroit. Jessie était presque certaine de savoir qui cette personne avait été.
Jessie appuya sur le bouton d’appel et une voix féminine sortit de l’interphone.
“Que puis-je faire pour vous ?”
“Je m’appelle Jessie Hunt et j’aimerais parler au directeur des programmes.”
On la fit entrer et, à la deuxième porte, un agent de sécurité s’excusa avant de lui faire une fouille au corps complète. Quand elle fut admise à l’intérieur du bâtiment, on la fit passer par un détecteur de métaux. Après cela, elle rencontra un second agent de sécurité, une femme qui lui dit des mots qu’elle avait probablement répétés des dizaines de fois dans la journée.
“Ce bâtiment ne permet pas la prise de photos non autorisées. Veuillez rester aux endroits désignés. N’interagissez pas avec les mineurs sans autorisation préalable par un membre du personnel. Nous n’autorisons pas le langage vulgaire. Si vous n’obtempérez pas, vous serez immédiatement expulsée et peut-être arrêtée. Veuillez signer cette dispense qui indique qu’on vous a informée de ces politiques et que vous les suivrez.”
Jessie signa le formulaire et le rendit.
“Qui êtes-vous venue voir ?” demanda la garde.
“La personne qui dirige l’endroit”, dit Jessie.
La garde lui fit signe de la suivre dans le couloir. Jessie remarqua que, dès qu’elles eurent quitté le vestibule, l’ambiance du lieu changea du tout au tout. L’entrée avait été froide, avec des murs blancs, des lumières fluorescentes et du carrelage. Cette aile avait de la moquette et les murs étaient peints en jaune. Des dessins d’enfants étaient encadrés et affichés sur les murs. Une musique classique qui rappelait vaguement les vacances était diffusée doucement par des hauts-parleurs disposés partout.
La garde s’arrêta à la porte d’un bureau sur laquelle une plaque indiquait Roberta Watts, Directrice des Programmes. Jessie jeta un coup d’œil à l’intérieur. L’endroit croulait sous le désordre. Des piles de dossiers et de boîtes étaient visibles partout. À un coin du bureau, on voyait un sofa taille enfant décoré d’animaux en peluche. À côté, une petite table proche était couverte de livres.
“Mlle Watts, vous avez un visiteur”, appela la garde.
La tête d’une femme qui avait apparemment été assise par terre surgit de derrière une des boîtes.
“Merci, Kim, je m’en occupe”, dit-elle en se relevant et en venant serrer la main à Jessie.
Quand elle le fit, Jessie l’analysa rapidement. Cette femme était tout sauf ordinaire. Elle dépassait de loin le mètre quatre-vingt-deux et les quatre-vingt-dix kilos et semblait capable de gérer la sécurité toute seule. C’était une femme afro-américaine qui avait dans les quarante-cinq ans et qui se déplaçait avec une énergie que Jessie enviait. Elle avait un grand sourire qui était encore plus impressionnant vu l’heure de la journée.
“Je suis Roberta Watts”, dit-elle en tendant la main. “Je dirige cet asile de fous.”
“Heureuse de vous rencontrer”, dit Jessie en essayant de ne pas grimacer quand Roberta lui serra puissamment la main. “Je m’appelle Jessie Hunt.”
“Que puis-je faire pour vous, Jessie ? Je sais que, à dix-huit heures vingt-un, vous ne venez pas me faire passer un bilan de santé. Comme nous avons payé toutes les factures, vous n’êtes pas créancière. Donc, cela signifie que vous êtes venue nous apporter des nouvelles vraiment bonnes ou vraiment mauvaises. Un bon Samaritain serait-il venu faire une donation généreuse ?”
Comme Jessie sentait qu’elle ne pouvait pas commencer à parler de Victoria sans préambule, elle botta en touche.
“Je ne pense pas avoir les ressources pour cela à l’heure actuelle”, dit-elle, “mais j’habite par ici et j’ai voulu découvrir cet établissement. Avez-vous un moment pour m’en parler ?”
“Bien sûr. Nous avons toujours du temps pour les contributeurs potentiels. Je vais vous faire le mini-tour. Suivez-moi.”
Elle quitta son bureau et se retrouva au milieu du couloir avant que Jessie ne puisse la rattraper. Roberta se lança dans ce qui était visiblement son discours standard.
“Nous sommes un établissement à but non lucratif dont le but est d’aider les enfants à acquérir des compétences essentielles tout en leur fournissant un environnement sécurisé. Nous offrons des logements temporaires aux enfants des rues et aux enfants qui sont entre deux familles d’accueil et qui n’ont actuellement pas accès à des résidences plus permanentes. Nous fournissons des soins de jour bon marché et gratuits aux parents qui travaillent en dessous du seuil de pauvreté. Nous offrons des repas, des services éducatifs en interne, du conseil et des ressources de santé physique et mentale et de bien-être. Nous sommes ouverts vingt-quatre heures par jour, sept jours par semaine, trois-cent soixante-cinq jours par an. Nous sommes le fruit d’un partenariat public-privé. Soixante-quinze pour cent de notre financement vient de donateurs et les vingt-cinq pour cent qui restent sont fournis par la ville et le comté. En janvier, nous fêterons notre cinquième anniversaire.”
Quand elles passèrent le coin, le couloir s’ouvrit sur une grande pièce remplie de structures de jeu en plastique, de poufs et d’un espace Lego et Duplo. Dans un coin, il y avait une table de ping-pong. Dans un autre, on voyait un cerceau de basket. Dans un troisième coin, il y avait une marelle et des cordes à sauter.
On voyait des enfants partout. Ils couraient, bondissaient et roulaient dans tous les sens. Ils portaient tous des pantalons de jogging bleu marine et des tee-shirts bleu clair avec “Centre d’Accueil” imprimé dessus. Jessie regarda une petite fille à queue de cheval faire une demi-douzaine de sauts périlleux sur une rangée de tapis au bout de la pièce. Quand elle eut terminé, elle se leva et s’inclina comme si elle venait de terminer un programme qui lui avait rapporté une médaille d’or.
“Pourquoi portent-ils tous des pantalons de jogging et des tee-shirts ?” demanda Jessie.
“Même dans un environnement comme celui-ci, où les enfants ont des difficultés, il peut y avoir des moqueries sur les vêtements. Certains enfants n’ont qu’un tee-shirt. Certains ont seulement un short et pas de jean. Certains portent des tongs scotchées parce qu’ils ne peuvent pas se permettre d’acheter de vraies chaussures. Ici, tout le monde a droit à un tee-shirt et à un pantalon de jogging et tout le monde doit les porter. Cela permet de couper court à quelques-uns des conflits, mais pas à tous. Nous fournissons aussi des sous-vêtements propres, des chaussettes et, quand c’est possible, des chaussures.”
“Vous avez dit que trois quarts de votre financement était privé. Est-ce surtout un financement d’entreprise ou individuel ?” demanda Jessie, trouvant finalement un moyen d’aborder le sujet qu’elle était venue discuter ici.
“Les deux”, dit Roberta Watts, qui bafouilla légèrement. “La plus grande ressource de notre établissement est une fondation établie par une seule personne, qui coordonne les donations de tous les autres. Malheureusement, la femme qui dirigeait cette fondation est morte cette semaine.”
“Je suis vraiment désolée”, dit Jessie, qui ne comprit pas pourquoi elle ne disait finalement pas la vérité.
“Oui, c’est une grosse perte. Bien sûr, nous craignons pour l’avenir du centre d’un point de vue financier. Cette dame, qui s’appelait Victoria Missinger, nous procurait les ressources qu’il nous faut sans jamais s’arrêter. De plus, au niveau personnel, c’est aussi très difficile.”
“Étiez-vous proche d’elle ?” demanda Jessie.
“Pas vraiment. Elle n’était pas une personne très chaleureuse, ou du moins pas avec les adultes, car c’était tout à fait une autre histoire avec les enfants. Ils l’adoraient. Elle se mettait par terre et jouait à la poupée avec eux. Elle courait et elle jouait à chat. Elle lisait des histoires. Elle était aussi douce avec eux qu’elle était dure quand elle avait affaire à un donateur réticent. Je ne l’ai pas encore dit aux enfants. Je ne sais pas comment ils vont le prendre. Ces enfants ont subi beaucoup de travers mais, pour eux, Miss Vicky était un modèle, une personne sur laquelle ils pourraient toujours compter. Maintenant, ils ne le peuvent plus.”
Ce ne fut qu’à ce moment que l’impact de la mort de Victoria Missinger frappa vraiment et totalement Jessie. Jusque-là, elle avait surtout considéré cette femme comme une pièce d’un puzzle qu’il fallait mettre à la bonne place. Le fait que Victoria Missinger ait été constamment décrite comme étant distante, sinon même froide, avait renforcé sa perception.
Cependant, quand Jessie vit Roberta contempler les enfants avec émotion, elle se rendit compte que c’était plus qu’un jeu qu’il fallait gagner. Des dizaines de vies, de vies d’enfants, risquaient d’être détruites par la mort de Victoria Missinger.
À ce moment-là, Jessie se jura que Victoria aurait toute la justice qu’elle pourrait fournir.