Jessie faisait semblant de ne pas être nerveuse. Elle avait vu beaucoup de prisonniers dans beaucoup de prisons. Elle avait rendu visite à un tueur en série dans un établissement psychiatrique fermé une bonne dizaine de fois. Elle avait cru qu’elle serait immunisée contre la nervosité, mais cette prison était très différente de celle de Bolton Crutchfield. C’était celle où son mari, Kyle, était détenu.
La Prison Centrale pour Hommes du Comté d’Orange était seulement à cinq kilomètres de la plage mais jamais on ne s’en serait douté. Comme elle était située sur un terrain plat entouré par plusieurs collines, elle était soigneusement invisible aux résidents du quartier riche. À première vue, l’endroit ressemblait plus à un bureau très sécurisé qu’à une prison.
Cependant, quand elle entra dans le bâtiment, cette erreur de perception se retrouva vite corrigée. Jessie avait déjà traversé deux détecteurs de métaux et subi deux fouilles et elle n’était que dans la salle d’attente où des agents de police devaient emmener Kyle la voir.
Elle était assise dans une chaise vissée au sol face à une vitre en verre et à côté d’un vieux téléphone filaire fixé au mur. Chaque “cabine de communication” était séparée de celle d’à côté par une fine cloison en liège censée fournir un semblant d’intimité.
À gauche de Jessie, une femme avec un petit enfant sur les genoux était assise en face d’un grand homme à la tête rasée. La mère et le fils pleuraient tous les deux mais l’homme avait les yeux secs. À droite de Jessie, le visiteur donnait l’impression d’être en train de faire des affaires d’une sorte ou d’une autre avec le prisonnier assis en face de lui. Elle entendit les mots “paquet” et “lieutenant” et se demanda s’ils savaient que tout ce qu’ils disaient était enregistré.
Pendant qu’elle attendait, Jessie repensa à sa matinée jusque-là. Comme elle avait mal dormi et s’était réveillée vers cinq heures du matin, elle avait décidé de partir tôt pour Westport Beach afin d’éviter le trafic. En route, elle avait envoyé un SMS à Ryan pour l’informer de son changement d’emploi du temps. Il avait répondu qu’il s’occuperait de tout avec le capitaine Decker jusqu’à ce qu’elle revienne.
Elle était arrivée à Westport juste après sept heures. Comme il lui était resté trois heures à tuer avant de signer les papiers pour la maison, elle avait décidé de se rendre dans le vieux quartier qu’elle avait appris à détester. Elle était passée devant la maison de Melanie et de Teddy Carlisle, le couple que Kyle avait essayé de tuer avec elle. Sauf quand elles avaient échangé quelques SMS de pure forme, Jessie avait perdu contact avec Mel, la seule personne qu’elle ait sincèrement aimée ici. Elle le regrettait mais cela semblait être un petit prix à payer pour tourner la page.
Après cela, elle était passée devant sa propre maison, la McMansion qu’elle allait vendre dans quelques heures. Depuis la rue, elle avait l’air fade et sans danger. On ne devinerait jamais que c’était le lieu où un couple s’était dissolu, où un mari avait ourdi un complot pour faire accuser sa femme de meurtre, où une fausse couche avait eu lieu et où trois personnes avaient failli mourir.
Après avoir pris un petit déjeuner, Jessie était allée à l’agence immobilière pour signer les papiers de la vente. Certes, ce processus était chronophage mais, heureusement, il avait aussi évité à Jessie de penser à d’autres choses.
Ensuite, elle était partie au port où le Club Deseo, maintenant fermé, se dressait sur le quai, solitaire. À cause des crimes de Kyle, dont le meurtre d’une employée du club, les autorités locales avaient mené une enquête plus approfondie et découvert que le yacht club auxquelles tant de personnes étaient inscrites masquait l’existence d’une entreprise de prostitution de haut niveau. Jessie avait été extrêmement satisfaite de savoir que l’endroit qu’elle avait si intensément détesté était maintenant vide.
Elle avait trouvé un endroit sur une falaise qui surplombait le port et s’y était garée. De là, elle avait eu une vue complète de l’Océan Pacifique. Cependant, son regard avait été attiré par un affleurement rocheux situé au bord du port et qui dépassait de l’eau, entouré de bouées pour avertir les bateaux de s’en détourner.
C’était là où Kyle avait jeté le corps de Natalia Urgova, la serveuse du club parfois prostituée avec laquelle il avait couché jusqu’au jour où elle était devenue un problème pour lui. Jessie n’avait rencontré Natalia qu’une seule fois et n’avait pas été chaleureuse avec elle. Pourtant, elle se souvenait de chaque détail du visage de cette fille, en partie parce qu’elle la voyait très souvent dans ses rêves.
Une porte claqua et Jessie revint brusquement au moment présent. On emmenait Kyle dans leur cabine. Même dans le survêtement gris qu’il portait, son mari avait quand même l’air beau. Il était grand et blond, avait les yeux bleus et les épaules larges et elle arrivait encore à reconnaître l’homme dont elle était tombée amoureuse.
Bien sûr, ce Kyle Voss, le charmeur canaille mais drôle qui l’avait séduite à l’université, n’avait jamais existé ou avait depuis longtemps disparu. L’homme qu’on lui emmenait lui avait menti et l’avait manipulée pendant des mois, sinon des années. La facilité avec laquelle il l’avait dupée était exaspérante et plus qu’un peu embarrassante vu la profession de Jessie. Peut-être était-ce pour cela qu’elle était venue ici : pour donner sens à cette absurdité.
Quand il s’assit et prit le combiné de l’autre côté de la vitre, Jessie décrocha le téléphone.
“Bonjour, ma chérie”, dit-il avec un mélange d’humour et de fiel. “Je te manque ?”
“Si peu que ça t’étonnerait”, répondit-elle.
“J’en doute. Ta vie était tellement plus excitante quand j’en faisais partie.”
“C’est une façon de voir les choses”, dit Jessie d’un ton pensif, “mais j’ai réussi à trouver d’autres choses plus intéressantes. Tu serais étonné.”
“Oh, je ne crois pas que je le serais”, dit-il, les yeux étincelant de gaieté. “J’ai mes informateurs ici. Je sais que tu travailles à plein temps avec les porcs, maintenant.”
“Les porcs ?” répéta Jessie, riant presque.
“Je me dis que, maintenant que je suis sous les barreaux, il faut que je m’adapte”, expliqua-t-il, visiblement sans sincérité. “Convaincue ?”
“Il faudra que tu y travailles un peu plus, mais je pense que c’est très bien que tu essaies de t’adapter à ton nouvel environnement.”
Kyle la regarda fixement. Un sourire ironique commença à se former sur ses lèvres mais s’arrêta en chemin.
“C’est drôle comme on retombe vite dans nos vieux papotages rancuniers, hein ?” remarqua-t-il.
“Je pense que cela prouve encore plus que notre divorce imminent est une bonne décision”, signala-t-elle. “Nous n’avons pas ce que j’appellerais une relation saine.”
“Ce genre de chose n’existe pas, Jessie.”
“On pourrait suggérer que c’est la sorte de mentalité qui t’a mis sur la route qui t’a mené ici.”
“Es-tu en train de me profiler, chérie ?” demanda-t-il avec un sourire moqueur.
“Non. Il n’est pas indispensable d’être profileuse criminelle pour déduire ça et, de toute façon, t’analyser n’est pas mon travail. J’ai juste considéré que, suite à l’effondrement de notre couple, il était de mon devoir de te voir en personne et de te dire que le divorce sera finalisé au début de la nouvelle année, le deux janvier pour être précis. Donc, il te reste encore deux semaines de bonheur conjugal à apprécier, mon cher.”
“Cette réflexion me semble mesquine, Jessie”, dit-il en faisant semblant d’être déçu.
“Oui”, convint-elle en souriant, “ce n’est pas faux.”
“Eh bien, merci pour l’info. Cela dit, il faut que je t’avertisse que j’ai des projets, ma chérie. J’ai l’intention de me battre contre ces accusations et, quand je ressortirai, je te courtiserai et te reconquerrai. Nous trouverons le moyen de nous comprendre l’un l’autre. Ensuite, quand nous aurons commencé notre deuxième vie commune pleine d’éclat, j’attendrai que tu dormes, j’irai chercher un démonte-pneu et je te frapperai jusqu’à ce que tu sois réduite à une masse informe d’os brisés et de peau déchiquetée dans une mare de sang. Ça sera spécial.”
“Bon”, dit Jessie en se levant et en s’assurant de garder une expression neutre, “je crois que notre conversation est terminée. Merci beaucoup de m’avoir rappelé pourquoi je ne te reverrai plus jamais. Essaie d’éviter les poignards locaux si tu le peux.”
Elle raccrocha le téléphone au moment où il répondait. Elle n’entendit pas ce qu’il dit et partit sans se retourner.
*
Le Dr Lemmon décrocha à la première sonnerie.
Alors que Jessie quittait Westport en direction du centre de Los Angeles, une sensation de panique l’avait assaillie et elle avait composé le numéro de son thérapeute en espérant qu’elle soit en train de déjeuner et en mesure de parler.
“Bonjour, Jessie”, dit le docteur de sa voix toujours aussi apaisante. “Comment allez-vous ?”
“Pas très bien”, admit-elle.
“Dites-moi ce qui se passe.”
Jessie lui exposa les derniers événements en commençant par sa visite à Kyle. Cependant, elle mentionna aussi tout le reste, de l’entrée par effraction dans l’appartement de Lacy au coup qu’avait subi leur amitié sans oublier la complexité du cas Missinger et, finalement, les indices énigmatiques que Bolton Crutchfield lui avait fournis sur son père.
“J’ai l’impression d’avoir les pieds liés à une ancre et de couler dans un lac profond. De plus, quand j’essaie de remonter à la surface, certaines personnes me tirent tout le temps vers le bas.”
Ce ne fut que quand elle prononça cette description qu’elle se rendit compte à quel point elle souffrait et avait fait semblant de bien aller.
“Pourquoi êtes-vous allée voir Kyle”, demanda le Dr Lemmon, “après tout ce qu’il a tenté de vous faire ?”
“J’imagine que j’avais cru que cela me donnerait l’impression de tourner la page mais ça a surtout rouvert de vieilles blessures. Ça m’a juste rappelé que j’ai gâché dix ans avec lui, que j’ai perdu mon identité propre quand il m’a poussée à déménager à Westport, que j’ai perdu mon bébé par sa faute et que je subis encore les conséquences de tout cela. Physiquement, je suis passée à autre chose mais, intérieurement, je suis encore un champ de ruines.”
“Je trouve que vous vous en tirez bien, finalement” dit le Dr Lemmon.
“Vraiment ?” demanda Jessie, incrédule. “Avez-vous écouté le déluge de merde que je viens de vous décrire ?”
“Oui et il a de quoi impressionner, mais il y a des choses positives, Jessie. Vous en avez officiellement fini avec cette maison. Vous avez presque annulé votre mariage. Vous avez un toit pour la nuit même si ce n’est pas celui que vous auriez préféré et, lors de l’entrée par effraction, personne n’a été blessé, ni vous ni votre amie. Avec votre père, la situation est difficile pour dire le moins mais vous vous battez et, sur le plan professionnel, vous progressez, vous repartez travailler maintenant pour essayer de résoudre ce cas.”
“Génial ! Vous êtes vraiment du style verre à moitié plein, n’est-ce pas ?”
“C’est en quelque sorte ma spécialité”, plaisanta le Dr Lemmon.
“Eh bien, je n’en suis pas encore là. Je ne vois pas comment je vais résoudre ce cas. J’en suis à trier les ragots.”
“Concentrez-vous sur ce travail, Jessie, et ça ira. Cela vous permettra de mettre de côté toutes les autres choses qui vous accablent. De plus, nous savons toutes deux que, quand vous êtes plongée dans les modes de comportement de vos sujets, vous repérez des choses qui échappent aux autres. C’est votre don. Il est maintenant temps de le mettre à profit, d’aider à résoudre le meurtre de cette femme et d’offrir à votre esprit un lieu de reconstruction.”
Quand Jessie raccrocha, elle se sentait légèrement mieux. Oui, sa vie personnelle était chaotique. Oui, sa vie même était peut-être en danger. Cependant, elle savait déchiffrer les gens et c’était ce qu’elle allait faire à présent. Elle se raccrocha à cette idée comme si c’était un gilet de sauvetage qui flottait sur son lac imaginaire.