Alors qu’elle ne faisait qu’assister à l’interrogatoire par un miroir sans tain, Jessie se sentait nerveuse.
Après tout, c’était sa théorie qui allait s’avérer exacte ou fausse. Elle ne pouvait qu’espérer que Ryan et Trembley arriveraient à pousser Marisol Mendez à avouer ce qu’elle cachait. Telle que Jessie la voyait assise dans cette salle d’interrogation, elle n’avait pas l’air d’avoir envie de dire la vérité.
Elle avait les coudes appuyés sur la table et la tête dans les mains. Son visage affichait une grimace permanente comme si elle se préparait à réfuter tout ce dont ils allaient l’accuser, comme si se faire régulièrement interroger par des hommes malveillants était son destin. Jessie se demanda si Marisol avait même pensé à demander un avocat. Alors, elle se souvint de ce qu’elle venait de penser.
Son destin.
L’expression refit son apparition dans le cerveau de Jessie et s’y incrusta. C’était en partie comme cela que Bolton Crutchfield avait décrit l’auteur du meurtre de Victoria Missinger. À plus d’une occasion, il avait dit que l’assassin était insatisfait de sa vie.
Cela semblait certainement s’appliquer à Marisol Mendez. Jessie ne voulait pas trop imaginer de choses mais doutait que l’idéal d’une belle fille de vingt-six ans comme Marisol soit de rester habiter chez sa mère et d’être femme de ménage.
N’était-il pas beaucoup plus vraisemblable qu’elle désirait ardemment vivre avec l’homme qu’elle voyait tous les jours mais ne pouvait pas avoir pour elle-même, qu’elle voulait vraiment être la maîtresse de maison ? Il semblait plus que raisonnable de conclure que Marisol était insatisfaite de sa vie.
Jessie repensa à l’autre indice que Crutchfield lui avait fourni, celui qui, avait-il dit, était une bonne affaire, deux pour le prix d’un, parce qu’il l’aiderait aussi bien à retrouver son père qu’à résoudre l’affaire Missinger. Il avait dit qu’il fallait qu’elle se concentre sur la bataille sans fin pour la vérité et Dame Justice.
Jessie avait supposé que “Dame Justice” désignait sa recherche de son père alors qu’il était possible que seuls les mots “la bataille pour la vérité et la justice” concernent Xander Thurman. Ryan avait déduit que la référence à Superman faisait allusion au bâtiment Kent Clark de Cal State-Northridge où le Dr Bertrand Roy travaillait. Peut-être la référence à la “Dame”, au mot qui n’était pas dans le texte original de Superman, était le moyen que Crutchfield avait choisi pour indiquer à Jessie que le tueur de l’affaire de Hancock Park était de sexe féminin. C’était logique.
Ryan et Trembley venaient de commencer l’interrogatoire et Jessie ne voulait pas les interrompre en plein travail. Elle préféra griffonner le message suivant sur un morceau de papier brouillon :
Les suggestions de Crutchfield correspondent. Marisol, qui est femme de ménage, habite chez sa mère et couche avec un homme hors d’atteinte, serait effectivement “insatisfaite de sa vie”. De plus, dans « bataille pour la vérité et DAME justice”, la dame désignerait-elle une tueuse au lieu d’un tueur ?
Elle plia le message et le donna à l’agent Beatty en lui demandant de le donner à l’inspecteur Hernandez. Quand Ryan lut le message, il leva les yeux vers le miroir comme s’il avait reçu une décharge électrique inattendue. Presque imperceptiblement, il hocha la tête dans la direction de la vitre avant de ranger le message dans sa poche et de se retourner vers Marisol, qui répétait son histoire pour Trembley.
“De combien de temps couchez-vous avec Michael Missinger ?” demanda-t-il en l’interrompant.
Elle eut l’air prise au dépourvu mais pas étonnée par la question.
“Mme Missinger était une excellente patronne”, répondit-elle. “Je la respectais. Jamais je n’aurais —”
“Permettez que je vous interrompe une seconde, Marisol”, dit-il en lui coupant à nouveau la parole. “Nous savons que vous n’avez pas été honnête sur beaucoup de choses jusque-là mais aucune de ces choses ne constitue un crime. On dirait que vous venez de tenter de nier avoir eu une liaison avec M. Missinger, ce qui nous ferait fortement douter de votre franchise. Après tout, mentir en prétendant être allée à Palm Springs alors que vous êtes en fait allée dans un hôtel du centre-ville est une chose mais c’est en est tout à fait une autre de nier que vous avez couché avec le mari d’une femme qui a été assassinée. À un moment, nous allons devoir nous demander : pourquoi cette femme ment-elle tant ? Se pourrait-il qu’elle essaie de couvrir une chose bien pire qu’une liaison ?”
Marisol leva la tête de ses mains et regarda Ryan avec une expression si désemparée et si solitaire que Jessie eut presque pitié d’elle.
Cette fille n’est pas un monstre.
“Je ne l’ai pas tuée”, dit finalement Marisol d’une voix calme. “Oui, j’ai eu une liaison avec M. Missinger et, oui, il a payé mon hôtel à Palm Springs. J’ai demandé à ma sœur d’y aller à ma place parce que j’ai pensé que Mme Missinger soupçonnait ce qui se passait et que, si elle appelait l’hôtel pour vérifier ma présence, le personnel prendrait Lupita pour moi et dirait que j’étais bien là. Nous avons tout échangé, les voitures, les téléphones, juste pour éviter les ennuis. Il m’a logée à l’hôtel Bonaventure. Il a dit que nous allions pouvoir nous en servir comme cachette personnelle toute la semaine et nous avons commencé à le faire. Nous avons passé le lundi soir dans la chambre qu’il m’avait réservée puis il est revenu le mardi matin.”
“Et l’après-midi ?” demanda Trembley.
“Il a dit qu’il avait une réunion importante l’après-midi mais qu’il me reverrait mercredi. Cependant, il m’a étonnée quand il est passé me faire l’amour en vitesse avant de rentrer chez lui. Il a dit qu’il était dans les environs.”
“Et vous, qu’avez-vous fait tout l’après-midi avant ça ?” demanda Ryan.
“J’ai marché aux alentours pendant quelques heures”, dit-elle. “En général, je n’ai pas le temps de me promener.”
“Sans votre téléphone ?” demanda Trembley. “Ou devrais-je dire le téléphone de votre sœur ?”
“Je l’ai oublié dans la chambre”, insista Marisol. “Quand je m’en suis souvenue, j’étais trop loin de l’hôtel pour y revenir. J’ai fait sans.”
“C’est vraiment très commode”, dit Trembley d’un air satisfait.
“Pas pour moi”, répliqua-t-elle. “Je n’ai pas pu commander d’Uber ou trouver de taxi. J’ai dû faire tout le chemin du retour à pied.”
“Donc, pendant plus de deux heures, vous avez erré sans but dans le centre-ville de Los Angeles ?” insista Ryan.
Elle hocha la tête.
“Quelqu’un vous a-t-il vue ?” demanda-t-il. “Avez-vous parlé à quelqu’un ?”
“J’ai acheté un taco à un vendeur de rue pour manger un morceau mais, comme il a eu beaucoup de clients, je ne pense pas qu’il se souviendrait de moi.”
“Êtes-vous entrée dans des magasins ?” demanda Ryan. “Avez-vous acheté quelque chose avec une carte de crédit ?”
“Je ne gagne pas assez pour aller faire mes emplettes dans les magasins devant lesquels je suis passée”, dit-elle sèchement. “Vous ne m’avez pas entendue ? J’ai acheté un taco, pas plusieurs. Ce n’est pas pour rien.”
“Êtes-vous sûre de n’être allée nulle part ailleurs ?” redemanda Ryan.
“J’en suis sûre.”
“Et quand vous êtes retournée à l’hôtel, vous n’avez pas revu Michael Missinger avant qu’il vienne dans votre chambre ?” demanda Trembley, curieux. “Vous ne l’avez pas croisé avec quelqu’un d’autre ?”
“Qui d’autre ?”
“Une autre femme”, dit Trembley avec assurance. Ryan secoua légèrement la tête comme pour lui reprocher d’avoir donné trop d’informations.
“Je n’ai rien vu de la sorte”, dit Marisol, imperturbable, “mais ça ne m’aurait pas étonnée. M. Missinger a un grand appétit sexuel. Mme Missinger, elle, n’était pas très intéressée par la chose. Je savais que je n’étais pas la seule avec laquelle il sortait. Nous avons passé de bons moments ensemble, mais je n’ai jamais imaginé qu’il allait divorcer de sa femme pour moi.”
“Pourtant, s’il le faisait”, dit Trembley d’un ton suggérant qu’il pensait qu’il allait la coincer, “vous pourriez certainement acheter plus d’un taco à un vendeur des rues.”
Marisol le regarda d’un air dédaigneux qui suggérait qu’il ne l’impressionnait guère.
“Je vous ai dit tout ce que je sais, même les choses qui sont embarrassantes pour moi”, dit-elle franchement. “Je pense que j’aimerais bien avoir un avocat, maintenant.”
Ryan se leva et Trembley le suivit. L’interrogatoire ne pouvait pas continuer car, à ce stade, il n’aurait plus servi à grand-chose. Marisol ne leur donnerait rien de plus.
Jessie se pencha en arrière dans sa chaise, déçue mais impressionnée. L’alibi de Marisol était presque impossible à corroborer mais allait être difficile à contester. Elle admettait avoir menti et s’être mal comportée mais pas avoir commis le meurtre. En fait, elle avait avoué ses méfaits et cela semblait l’innocenter du meurtre de Victoria Missinger. Il y avait seulement deux vraies possibilités. Soit Marisol Mendez disait la vérité ou elle était une tueuse beaucoup plus intelligente que Jessie ne l’aurait cru au premier abord.
Les inspecteurs sortirent et Trembley se dirigea directement vers les toilettes.
Rien d’étonnant à ce qu’il ait insisté si fort. Il avait autre chose en tête.
“Ça n’a pas été très satisfaisant”, dit Jessie à Ryan. “J’ai constamment attendu le grand moment style Perry Mason et il n’est jamais venu.”
“C’est vrai”, convint Ryan. “Souvent, les suspects n’avouent que quand ils sont déjà découverts ou quand ils savent qu’on ne peut pas les inculper. Marisol Mendez correspond à cet entre-deux incertain. Il est logique qu’elle ait tout nié.”
“Dans ce cas, que fait-on maintenant ?” demanda Jessie.
“On l’inculpe”, dit Ryan de manière plus catégorique que Jessie s’y serait attendue. “Elle n’a pas d’alibi et elle a menti sur l’endroit où elle était. En fait, elle s’est constitué tout un alibi mensonger pour cacher le fait qu’elle était à Los Angeles. Elle avait une liaison avec le mari de la victime, donc, il y a un mobile. Elle avait accès à la maison. Elle connaissait le coin de l’abri de la piscine où l’empoisonnement a eu lieu. Elle savait où l’aspirateur était rangé et cela lui permettait d’effacer toutes les empreintes de pas de la pièce. Elle savait que Victoria était diabétique et l’avait probablement vue se faire ses piqûres d’insuline de nombreuses fois.”
“Elle a nié sans la moindre hésitation”, dit Jessie. “Tu ne la trouves pas crédible ?”
“C’est toi la profileuse, Jessie, pas moi. Donc, je ne prétendrai pas tout savoir sur sa crédibilité”, dit-il. “Cependant, si l’on se fie aux preuves, je dirais que nous n’avons pas besoin de confession. Même s’il faut que j’en parle au procureur, je pense que nous avons maintenant assez de preuves indirectes pour au moins soumettre ce cas à un grand jury. Et puis, n’oublie pas ce que t’a dit ton prisonnier de Norwalk. Dame Justice, insatisfaite de sa vie. Ça aussi, ça colle.”
“J’imagine”, dit Jessie à contrecœur. “Je me demande encore si elle a agi seule. Es-tu certain de pouvoir complètement exclure Michael Missinger de la liste des suspects ?”
“Il a un alibi. Mina Knullsen a confirmé qu’elle était avec lui et nous avons une vidéo qui le prouve.”
“Il aurait pu en charger Marisol”, suggéra-t-elle.
“Il aurait pu le faire, oui, et s’il l’a fait, tu peux être sûre qu’elle l’accusera pour diminuer sa propre peine.”
“Quand cela se passera-t-il ?”
“Peut-être à la minute même où on l’inculpera. Peut-être au bout d’une nuit en prison. Peut-être jamais si elle est amoureuse”, dit-il. “Écoute, il faut que j’aille rédiger l’inculpation, mais je pense que tu devrais être contente. On ne les coince pas toujours. Je pense que, cette fois-ci, nous avons réussi.”
Jessie hocha la tête et Ryan repartit vers son bureau. Jessie décida de sortir pour prendre l’air et s’éclaircir les idées. Elle se rendit dans la cour adjacente au poste, où elle inspira profondément. L’air froid était revigorant. Soudain, son téléphone sonna.
C’était un SMS de Pa. Il disait : J’ai reçu ton message. Ce sont de bons souvenirs. On devrait réessayer les pentes enneigées mais, cette fois-ci, c’est toi qui me ramasseras. P.S. Ma a eu une bonne chimio aujourd’hui. Elle a très peu vomi.
Jessie gloussa légèrement. Question sentiments, c’était le maximum pour le vieux bonhomme. Elle commença à lui répondre et rentra. Comme elle avait la tête baissée, elle renversa presque un vieux monsieur qui sortait du bâtiment.
“Désolée”, marmonna-t-elle en levant les yeux.
C’était Garland Moses, le célèbre profileur qu’elle n’avait encore jamais eu l’occasion formelle de croiser, même après les semaines qu’elle avait passées au poste. Jamais elle n’avait été aussi proche de lui. Il avait l’air distrait, comme s’il avait été perdu dans ses pensées. Il prit une longue bouffée de la cigarette qu’il venait d’allumer et l’exhala lentement.
“Pas de problème”, répondit-il d’une voix grave et rauque. Ses cheveux blancs étaient en bataille, comme s’il sortait du lit. Il portait un pantalon brun clair froissé, un sweat gris trop grand de deux tailles et une veste de sport qui lui tombait des épaules comme s’il était un portemanteau. Sa peau était parcheminée et ridée. Ses double-foyers lui pendaient au bout du nez mais, derrière elles, ses yeux étaient vifs.
Jessie voulut dire quelque chose de drôle mais ne trouva rien. De plus, l’homme avait l’air d’être plongé dans ses propres pensées. Elle savait qu’il travaillait sur une affaire de tueur en série. C’était ce qui avait tant occupé le capitaine Decker auparavant. Un empoisonnement chez les riches ne l’avait pas du tout intéressé.
“J’ai entendu dire que tu avais coincé quelqu’un pour le meurtre de Hancock Park”, dit-il de façon bourrue pendant que Jessie se dirigeait vers la porte.
Elle se retourna. Comme il la regardait droit dans les yeux, elle supposa qu’elle avait le droit de répondre.
“Peut-être mais ce n’est pas un tueur en série”, dit-elle d’un air penaud.
“Chaque affaire que l’on résout a son intérêt”, grogna-t-il. “De plus, on m’a dit que tu passais bien assez de temps en compagnie des tueurs en série de Norwalk.”
Jessie ne put s’empêcher de laisser paraître son étonnement. Le lieu d’incarcération de Bolton Crutchfield était censé être un secret bien gardé. Pourtant, Garland Moses semblait savoir où il se trouvait et aussi qui s’y rendait.
“Comment se passe votre enquête ?” demanda Jessie, changeant de sujet alors qu’elle avait envie d’entendre le point de vue de Moses sur Crutchfield.
“Lentement”, admit Moses. “Neuf morts l’année dernière et trois rien que dans le dernier mois mais presque rien comme indice.”
“Je suis désolée”, dit Jessie, ne sachant pas quoi dire sans avoir l’air de lui lécher les bottes. “Merci pour la conversation.”
Elle se retourna et ouvrit la porte pour repartir à l’intérieur.
“Pourquoi peut-être ?” dit Moses dans son dos.
“Pardon ?” dit Jessie en se retournant.
“Quand je t’ai dit que tu avais coincé quelqu’un pour le meurtre, tu as dit ‘peut-être’ !” lui rappela-t-il. “Pourquoi ?”
“Oh. J’ai la sensation que quelque chose ne colle pas. C’est ma première vraie enquête et j’imagine que j’avais pensé qu’elle se terminerait de façon concluante et ce n’est pas le cas. Je suppose que je devrais m’y habituer.”
“La fin concluante est une grande rareté”, dit-il. “Je fais ce métier depuis longtemps et, pour chacune de mes affaires où tous les éléments s’assemblent correctement, il y en a dix où il faut que je les remette en ordre. D’un autre côté …” Il laissa sa phrase en suspens.
“Quoi ?” insista Jessie.
“Parfois, quand tu as la sensation que quelque chose ne colle pas, cela signifie qu’un détail t’a échappé et que ton cerveau insiste pour que tu réfléchisses plus. Bien sûr, d’autres fois, c’est seulement de l’indigestion.”
Sur ces mots, il écrasa sa cigarette avec sa chaussure et rentra dans le bâtiment, laissant Jessie seule et troublée par ses pensées.