Chapitre 14

 

14 h 15.

Le ventre de l’aîné des boas était plein à craquer.

Agrippé à la barre métallique verticale, tassé contre un couple de touristes nordiques par l’opulente poitrine d’une petite grosse, Martial était au bord de l’asphyxie.

La chaleur lourde de ce mois de juin, les rafales d’odeurs corporelles, les aisselles suantes, les parfums décomposés, les poubelles parisiennes non ramassées se conjuguaient pour créer une moiteur de jungle tropicale, une puanteur de ménagerie à l’abandon.

Les sensations de respirer un minimum d’oxygène se faisaient rarissimes.

À chaque temple station, les bouches du boa ne recrachaient qu’un tout petit nombre de voyageurs, de dérisoires étrons humains expulsés avec difficulté hors d’intestins constipés. Elles en engoulaient, en revanche, des quantités grandissantes. L’espace de chacun se rétrécissait comme une peau de chagrin, le remugle s’enrichissait de nouveaux fumets, de fragrances capiteuses, de relents de mauvais pinard, de flatulences sournoises lâchées par des sphincters munis de silencieux.

Couvert de sueur, Martial prenait son mal en patience. La bandoulière de son lourd sac de voyage lui meurtrissait l’épaule. Plus que quelques stations de ce calvaire olfactif et atmosphérique, et il pourrait s’extraire du magma compact et gluant.

La bedaine d’un obèse dégoulinant de graisse remplaça désavantageusement la poitrine de la petite boulotte. Le contact avec cette espèce de sac adipeux remplit Martial de dégoût, mais il n’avait pas vraiment le choix : derrière lui, substitués au couple de Nordiques, avaient pris place deux clodos couverts de hardes et d’urine dont chacun tentait désespérément de s’écarter.

Tandis que la rame prenait de la vitesse, une fille se mit à hurler :

« Salaud ! Dégueulasse ! Faire ça ici ! »

Toutes les têtes se dévissèrent en direction de la banquette d’où avait jailli le cri. La voix vitupéra de plus belle :

« Espèce de dégueulasse ! Pourrait y avoir des enfants, ici ! »

Martial, se désarticulant complètement, aperçut, entre l’arrondi de la panse comprimant son plexus et la chevelure entortillée d’un rasta, la fille qui s’égosillait, une blonde vêtue d’une minijupe rouge ultracourte et d’un débardeur rose couvrant à grand-peine des seins marmoréens.

Marmoréen : cliché de secours servant à décrire des seins fermes qui se soutiennent comme des grands sans le secours rabat-joie d’un soutien-gorge.

Son index était pointé sur le jeune homme assis en face d’elle. Peau mate, cheveux lisses, brillants, épais, noir corbeau, d’origine indienne ou pakistanaise, probablement. Il avait tranquillement dégagé son sexe hors de son pantalon et se masturbait frénétiquement, yeux exorbités et rivés sur les cuisses de la blonde.

D’autres voix s’élevèrent, féminines, masculines, graves, aiguës, nasillardes, cassées.

« Salopard ! Ordure !

— Virez-le ! Foutez-le dehors !

— Incroyable ! Quelle honte ! »

Quelques apprentis héros, trouvant là une superbe occasion de pratiquer un exercice de virilité appliquée, se frayèrent un chemin jusqu’au branleur lequel, hermétique à l’agressivité montante, poursuivait sa quête obstinée d’autojouissance.

Le bougre basané parvint à ses fins avant que les mains des nervis ne s’abattent sur lui. Son sperme jaillit en force et, à l’issue d’une fulgurante parabolique blanche, s’en vint barbouiller la gorge, le débardeur et la jupe de la blonde. Elle se redressa d’un bond, comme frappée par une myriade de serpents venimeux.

« Merde ! Merde ! Merde ! Le salaud ! »

Une grande confusion s’en suivit : les videurs improvisés empoignèrent celui qui s’était vidé et le poussèrent, à coups de pied et de poings, vers la sortie. La foule, hostile, grondait sourdement, monstre à mille têtes, à deux mille bras, dont certains se levèrent au passage pour frapper l’Indien. Chaque individu, absorbé, amalgamé, annexé, profitait de la situation pour évacuer le fiel de ses rancœurs, pour se venger à bon compte des innombrables frustrations et vexations dont l’abreuvait le quotidien. Hommes, femmes, jeunes, vieux, lorsqu’ils convergeaient brusquement vers un intérêt présumé commun, qu’ils concentraient leur haine sur l’un de leurs semblables, ne constituaient plus que les griffes démentes, possédées, d’une hydre multiforme. D’ailleurs, toute association d’individus – entreprise, religion, parti politique, club, idée – n’aspire-t-elle pas de la même manière la vitalité de chacun de ses membres ? Le groupement constitue en lui-même un être à part entière ayant besoin d’énergie pour se développer, pour se renforcer. Ses structures grandissantes, dévorantes, lui tiennent lieu de mandibules, de sucs gastriques, de tube digestif et de colon. Insatiable, il broie les réfractaires, les indépendants, les velléitaires, les égoïstes, bref tous ceux qui refusent de se soumettre à sa boulimie de survie. Les individus pions du groupe finissent par se racornir, penser à travers lui, agir pour lui et par lui. Il rabote les différences, les angles, les nœuds, impose son modèle, fabrique des clones en série. Le plus étonnant de l’histoire, c’est qu’un être humain peut faire don de sa substance propre à plusieurs groupes, parfois antagonistes, qui l’utilisent froidement pour lutter l’un contre l’autre. Ainsi, le clone famille boulot se trouve souvent écartelé entre les intérêts majeurs de la famille, grande prédatrice de temps libre, et ceux de l’entreprise, grande râpe à employés. Si, en plus, le clone famille boulot appartient à un club de supporters, une association loi 1901 ayant pour but la conservation des gastéropodes, un groupe de copains foirineurs et au syndicat des parents d’élèves, il se métamorphose rapidement en clone gigogne, en clone puzzle, en clone de clone. Un beau jour, il se perd au milieu de tous ses costumes, prend l’un pour l’autre, se trompe de vie et s’arrange pour faire une belle dépression nerveuse, se suicider ou tuer quelqu’un d’autre, à tout hasard.

Que dire du clone multinationalisé, bricolant dans son coin des bidules électroniques destinés à guider de terrifiants missiles et, en même temps, membre estimable d’une association humanitaire – l’humanitaire, vieux, c’est dans le vent – chargée de vider les poches de ses contemporains culpabilisés pour en déposer le contenu, en petite partie seulement – les frais, vieux, les frais – dans les sébiles des télégéniques peuples martyrs victimes de désolantes guerres exotiques ?

Martial, observant les réactions de ses congénères, se reconnut tristement en elles. Il ne pouvait pas leur en vouloir : il avait été, lui aussi, la victime consentante des égrégores en formation, il s’était offert en pâture aux monstres polymorphes, aux vampires quotidiens, avait fait don de sa précieuse vitalité à Cobal-on-emballe, à la famille Bonneteau, au cercle des amis, ils lui avaient sucé la moelle, s’étaient nourris de lui, puis l’avaient abandonné, exsangue, desséché, dans un état de faiblesse telle qu’ils lui avaient ôté toute envie de penser et d’agir par lui-même.

Or donc, le jeune Indien, tiré à hue et à dia, verge molle et écumante pendouillant hors de la braguette, fut précipité contre Martial.

La blonde, s’essuyant avec dégoût, exhortait les justiciers :

« Cassez-lui la gueule ! Virez-le, ce salopard ! »

L’air à la fois malheureux, résigné et étonné du fautif frappa Martial. Deux brutes aux muscles saillants et au front bas le traînaient sans ménagement vers la sortie. Une rousse entre trois âges réussit à planter ses ongles laqués sur son cou bistre et à l’alléger de quelques lambeaux de peau. Un gémissement rauque s’échappa de sa gorge. Il s’effondra entre les pattes du monstre. Un talon vindicatif lui écrasa le nez qui se mit à pisser le sang, et la vue de ce sang, loin de calmer les ardeurs outragées de la Némésis ératépéienne, excita sa fureur. Un déluge de coups s’abattit sur l’homme à terre. La foule, perdant tout empire sur elle-même, sifflait, crachait, cognait, rossait, bateau ivre sur mer en rage.

« Stooooop ! » cria Martial.

Ce hurlement claqua comme le fouet d’un dompteur. Le grondement et l’agitation du monstre écumant se calmèrent subitement.

Martial mit à profit l’immobilité provisoire pour se pencher sur le jeune Indien, le saisir par les épaules et l’aider à se relever. Un cercle s’était formé autour des deux hommes, une arène de silence hostile et gênée. Il suffisait d’un souffle, d’une étincelle, pour que la bête momentanément apaisée sortît de nouveau ses griffes, montrât ses crocs, crachât sa sulfureuse haleine.

Le boa s’immobilisa dans une agonie de freins mal huilés et ses mâchoires ventrales s’ouvrirent en hoquetant. Par chance, le quai de la station était pratiquement désert.

Des taches pourpres constellaient la chemisette blanche et le pantalon de toile kaki de l’Indien. De minces rigoles de sang coulaient des sillons creusés par les ongles de la rousse. De ses doigts tremblants, il essayait vainement de juguler son hémorragie nasale.

Martial l’entraîna rapidement hors de la rame. Les multiples yeux du monstre lançaient des éclairs de courroux embarrassé. Probablement qu’ayant réintégré son identité propre, chaque homme ou chaque femme ne se montrerait pas particulièrement fier de son attitude, ce soir, dans le secret de son âme. Ils s’arrangeraient pour plaider intimement non coupables. Après tout, leur participation à l’hystérie collective avait été motivée par une réaction saine, légitime, au comportement insensé de l’onaniste provocateur. Bien sûr, il y aurait les éternels matamores, les gros bras, les grandes gueules, les « on s’est fait un bougnoule qui se branlait dans le métro », les défenseurs acharnés de veuve en minijupe – T’aurais vu la veuve, mec, pas dégueu –, de l’ordre moral et social. Mais ceux-là, possédés par un agrégat d’égrégores, étaient-ils encore capables de faire le silence en leur âme ? Ne se pressaient-ils pas de noyer tout effort de perception directe dans l’alcool, la bouffe, la baise, les journaux, les variétés télévisées ou les bas-fonds de partis politiques s’abreuvant jusqu’à plus soif de leur abrutissement ?

Mâchoires refermées, le boa s’éloigna lentement, au grand soulagement de Martial qui avait constaté que son intervention n’avait pas plu à tout le monde, en particulier aux deux brutes musclées alléchées par l’éventualité d’un passage à tabac en règle. Il fouilla dans ses poches, en tira un paquet de mouchoirs en papier qu’il tendit à l’Indien. Celui-ci finissait de reboutonner sa braguette.

« Tu veux qu’on aille voir un médecin ? » demanda Martial.

L’autre lui fit comprendre, à grand renfort de mimiques et de gestes, qu’il ne parlait ni ne comprenait le français. Martial regarda sa montre : 14 h 40. Il ne lui restait que peu de temps pour attraper le train de 15 h 02. L’Indien esquissa une timide tentative de sourire avant d’essuyer le sang coulant de son nez et de ses plaies, puis, brusquement, plantant là son sauveteur, il déguerpit sans demander son reste et fila comme un voleur vers l’extrémité du quai où la bouche d’un escalator le happa.

Martial attendit le boa suivant dont les yeux jaunes luisaient déjà dans la lointaine pénombre de la galerie. Chaleur orageuse, loi des séries, propagation de l’hydre précédente ? Toujours est-il que le wagon surchargé dans lequel il parvint à s’immiscer abritait un début de bagarre. Un costaud hargneux, au regard démoniaque, et un chanteur quêteur, catogan en bataille et guitare vengeresse, s’expliquaient à coups de baffes maladroites dont certaines atterrissaient sur des joues innocentes.

« Allez donc vous battre ailleurs, suggéra une femme prise dans les turbulences et dont la coiffure aux bouclettes savantes, façon série américaine, commençait à s’affaisser.

— Ta gueule, vieille conne ! » lui fut-il aimablement répondu.

Évitant habilement les gifles perdues, Martial réussit à se faufiler dans une zone relativement calme en bout de wagon où il put tranquillement poser son sac et s’appuyer contre la porte de dégagement.

Le voyage commençait sous d’heureux auspices.

Il partait le cœur joyeux, s’enterrer dans la brousse bourguignonne. Un séjour d’une semaine dans le fief campagnard de Johanna Mirtul et de ses collègues psy en compagnie d’une dizaine d’autres déjantés de son espèce ou classés comme tels.

« Une période de réflexion et de recentrage… »

Ce séjour forcé constituait sa part de marché, l’aboutissement d’une pénible transaction entre les deux factions de la tribu Bonneteau : le clan maternel, composé de Madame et, par défaut, des garçons, et le groupuscule paternel, incluant Monsieur et Laurence. Cherchant des appuis officiels, des alliés incontestables, Madame avait consulté les instances patronales, médicales et psychologiques. Ses différentes démarches avaient abouti au licenciement économique de l’employé félon Martial Bonneteau. Monsieur Albert – un monsieur, lui – avait compati aux difficultés rencontrées par la femme de son ex-subordonné et avait bien voulu, du haut de sa grande sagesse, lui rendre ce fier service. Elle s’était donc assurée à peu près un an de survie économique, par le truchement des ASSEDIC.

ASSEDIC : pompe d’État, chargé de redistribuer le sang des travailleurs sucé par leurs vampires familiers. Étant donné qu’il est plus facile d’aspirer que de recracher, les ASSEDIC s’ingénient à tendre de multiples pièges administratifs sous les pas de ces bons à rien de mendiants d’ayants droit.

Madame avait exercé une pression dantesque pour que Martial acceptât d’effectuer l’épouvantable parcours du combattant ANPE-ASSEDIC et de toucher ainsi la part du sang social qui lui revenait.

ANPE : sœur en complications administratives des ASSEDIC.

En retour, il avait exigé que Laurence interrompe immédiatement son année de coiffure et s’inscrive à un cours de comédie, pierre rugueuse sur laquelle Madame avait achoppé, arguant qu’on arrivait au mois de juin, que c’était complètement idiot de laisser tomber la coiffure là maintenant juste avant les examens, qu’on verrait tout ça en septembre, que d’ici là Laurence, comme elle la connaissait, aurait sans doute changé d’avis. Les membres du clan paternel, soudés, complices, avaient refusé tout compromis et fini par obtenir gain de cause : Laurence, radieuse, était partie dans le Gard, à Nîmes, où une compagnie de renom proposait un stage d’initiation aux techniques théâtrales. Fin des fins, le clan paternel n’avait pas été obligé de puiser dans ses réserves secrètes, dans son trésor pornographique soigneusement soustrait à la convoitise du clan maternel, c’était Madame qui avait cassé la tirelire, qui avait dû se fendre, en grognemelant, de quelques-unes de ses chères épluchures.

Après avoir lamentablement perdu cette manche, le chef du clan maternel s’était senti obligé de riposter avec vigueur : elle avait habilement manœuvré pour soumettre son légal à un sévère examen médical, poursuivant ainsi sa stratégie originelle du bombardement neuroleptique. Pas rancunière, elle avait pris rendez-vous chez le Dr Lézoard, l’auteur de la dérobade lors de la fameuse nuit des longs couteaux familiers. Celui-ci, bien embêté – mais, qu’est-ce qu’ils lui voulaient, ces deux-là ? Ils ne pouvaient pas l’oublier un peu ? – avait déclaré que le malade se portait plutôt bien, physiquement s’entend, et que, par conséquent, la médecine officielle s’en remettait à sa sœur mineure la psychologie. Sur une habile suggestion de Madame, il avait tout de même ordonnancé quelques tranquillisants qui, s’ils ne faisaient pas toujours du mal, ne pouvaient pas vraiment faire du bien. Martial s’était d’ailleurs catégoriquement refusé à les ingurgiter, poussant la précaution jusqu’à ne boire que des liquides servis de sa propre main.

Johanna Mirtul, le serpent psy, avait méthodiquement relancé Madame qui, à court de solutions expéditives, avait fini par accepter un entretien. Les deux chefs de clans s’étaient retrouvés en territoire neutre dans le nid parisien et high-tech de Johanna Mirtul. La médiatrice s’était montrée suffisamment persuasive pour leur vendre, très cher, ce séjour recentrage réflexion dans l’Yonne. Elle avait assuré à Madame qu’elle lui rendrait un mari flambant neuf, rééquilibré, recentré, réfectionné et peut-être, peut-être, amoureux, mais si, mais si, pourquoi pas ?

Poussé principalement par le besoin de s’évader, de rencontrer d’autres têtes dans un autre endroit, Martial avait accepté. Et puis Johanna Mirtul, intéressant spécimen de femme reptile, l’intriguait, excitait sa curiosité, stimulait son imagination, lui remuait, à dire vrai, le fond de la libido.

En attendant, il avait goûté, avec gourmandise, dans le réduit qu’il s’était aménagé en chambre, aux joies extatiques de la paresse : grasses matinées, petits déjeuners du midi, siestes, farniente et cinéma – il y était allé davantage en un mois que dans tout le reste de sa vie. Il s’était rendu à plusieurs reprises rue Saint-Denis, avait revu Félicité et avait fait l’amour avec elle.

Il sortait à l’instant de la sordide piaule, toujours la même, celle de leur première rencontre. Le désir impérieux de voir Félicité avant son départ l’avait obligé à faire un grand détour, à prendre le métro et à subir, sur cette ligne surchargée, la pression et l’odeur de ses semblables. Il ne le regrettait pas : le temps partagé avec la fille noire l’avait largement dédouané de ces menus inconvénients de la fourmilière parisienne. Félicité l’accueillait toujours avec joie, se débrouillait pour se libérer immédiatement et passer une bonne heure avec lui. Patiente, attentive, elle l’aidait à explorer les zones encore ignorées de son corps. Elle le caressait longuement, religieusement, gardienne fidèle de l’œuvre entreprise par Mamasa, disciple zélée chargée de prolonger ce miracle de la virilité retrouvée. Elle ne voulait pas entendre parler d’argent, disant que c’était un plaisir pour elle et que le plaisir, le vrai, était inestimable. Martial éprouvait toujours une petite appréhension au moment où ils se déshabillaient : il craignait que la goule de l’éjaculation précoce ne revînt le hanter, ne reprît possession d’un corps autrefois conquis, mais il frôlait les cimes périlleuses sans plus tomber dans l’abîme, se laissait aller à sa propre jouissance uniquement lorsque sa partenaire le désirait, le lui demandait, au paroxysme de leurs plaisirs entremêlés.

À Madame, il ne cachait rien de ses relations avec Félicité.

Madame, elle, avait curieusement mis fin à son aventure avec le colonel. Un jour, alors qu’il revenait du cinéma, Martial avait croisé le militaire retraité sur le palier ; sa bouille déconfite signifiait le brutal coup d’arrêt aux hostilités sexuelles. Traité unilatéral imposé par la femme Bonneteau qui semblait ne plus priser le son du canon pointé sur son entrejambe. Martial s’était pourtant bien gardé de s’interposer entre l’armée en retraite et sa moitié adultère. Au contraire même, les hommages du colonel rendus à son épouse l’arrangeaient car, pendant qu’elle ouvrait en grand les portes de son intimité au bélier de l’ex-officier, elle lui fichait une paix royale. Peut-être était-ce uniquement l’attrait d’une liaison secrète, cachée, ténébreuse, le goût du fruit défendu, le souffre du péché, qui avait entraîné Madame à fauter, plus que l’appel de la chair proprement dit. Maintenant que l’aventure était devenue quasiment officielle et que le mari s’était fort bien accommodé de la situation, l’appétence de Madame pour les attributs du colonel s’était subitement évanouie.

Seconde hypothèse : dans l’éventualité d’un divorce, elle rayait de son environnement tout ce qui aurait pu la desservir sur le plan juridique. Quoi qu’il en soit, Martial avait remarqué qu’elle faisait des efforts timides, certes, mais réels, pour s’embellir : elle avait entrepris un nouveau régime basé sur la dissociation des hydrates de carbone et des protéines, se maquillait discrètement, était passée sous les ciseaux meurtriers et le sèche-cheveux assassin de son terroriste de coiffeur, bref, elle s’efforçait de ressembler à la jeune fille qu’elle avait dû être un jour et qui, un soir de bal, avait capturé le jeune puceau Martial Bonneteau dans ses raies, celui-là même qui l’avait tant maladroitement culbutée sur la mousse humide d’un sous-bois ou sur la paille rêche de la grange voisine, allez donc savoir.

En regard de la fournaise extérieure, la gare de Lyon, sombre, fraîche et ventilée, était une appréciable oasis de fer et de béton. Martial chercha fébrilement le quai de départ de son train dans l’immense hall où les tableaux électroniques sujets à de surprenantes crises d’épilepsie mélangeaient brusquement leurs lettres et leurs chiffres, comme mus par une volonté névrotique d’effrayer les éventuels voyageurs et les pigeons ayant élu domicile sous les poutrelles métalliques.

Il ne restait plus que quatre minutes à Martial pour grimper dans le Corail à destination d’Auxerre. Lorsqu’il parvint à le localiser, gigantesque python orange et blanc immobile sur sa rampe de lancement, la voix sirupeuse de l’hôtesse annonçait son départ imminent et recommandait aux demeurés ou aux potentiels candidats à la strangulation de faire attention à la fermeture des portes.

Fendant la foule compacte, Martial courut le long du quai. Son sac, se balançant d’un côté sur l’autre, frappait les imprudents, les mollassons, ceux dont les réflexes alimentés par un esprit engourdi opéraient au ralenti. Il heurta même un contrôleur distrait qui en perdit sa casquette, ses lunettes et son sang-froid.

Contrôleur : immanquable curiosité sur les réseaux ferroviaires. Cet épouvantail à casquette et veste grise constitue un passionnant sujet d’étude pour les serpents psy : il se poste obstinément devant chaque voyageur à qui il demande, sans plaisanter, son billet. Si quelqu’un refuse de satisfaire cette détestable manie, le contrôleur se fâche tout rouge, griffonne rageusement sur un bout de papier et contraint le voyageur indélicat à signer ledit papier ou, éventuellement, à donner de l’argent pour aider le pauvre homme à retrouver les clés de son contrôle perdu.

Martial plongea par la portière du premier wagon venu. À peine avait-il replié sa jambe que le lourd battant se referma dans un féroce claquement de mandibules et rata son pied de quelques centimètres.

Le grand python s’ébroua tandis qu’une vieille femme au regard malicieux, assise sur le strapontin, s’amusait franchement de l’atterrissage en catastrophe du quasi-quinquagénaire empêtré dans la bandoulière de son sac et dans l’amas de valises traînant sur le plancher.