Elle a le souvenir d’avoir pensé que quelque chose qu’elle ne pouvait pas nommer était là, quelque part en elle. La possibilité d’une action dans un lieu dont elle ignorait tout mais dont elle avait trouvé la porte et dont elle tenait la clé, serrée entre ses doigts. Elle sentait que les arcanes de cette vie n’étaient plus un mystère où l’on ne sait pas si quelque chose craque, va venir ou n’est qu’un mirage.
Elle avait si souvent imaginé le titre d’une histoire, qu’elle n’avait jamais osé envoyer à personne, s’étaler sur la couverture d’un livre d’une maison d’édition, puis d’une autre. Elle avait fait des essais en visualisant une couverture sobre, une typographie. Elle n’allait jamais jusqu’à une couverture illustrée, comme si les mots ne pouvaient pas convoquer d’images. Mais ce rêve récurrent n’était jamais devenu un projet, une tentative, c’était juste une expérience. Elle ne voyait pas comment ces histoires simples qu’elle se racontait depuis des lustres pourraient intéresser quelqu’un. Elle allait au Salon du livre comme une souris dans un supermarché, comme si elle allait être noyée par cette avalanche d’ouvrages. Elle en ressortait sonnée, assoiffée du désir de lire, accablée par l’inutilité d’écrire. Elle ne comprenait pas pourquoi elle était envahie de mots, sans les convoquer, d’histoires alors qu’il y en avait déjà tant. Elle ne comprenait pas qu’il n’y avait rien à comprendre, qu’il faut laisser ce qui existe s’exprimer sans en avoir peur. Pourquoi ne pas considérer qu’il y aurait toujours des mots, des phrases, dont l’agencement était une révolution ? Il y aurait toujours des choses qui n’avaient pas encore été dites, ou du moins pas de cette manière et qui parleraient à une société inquiète dans un temps particulier où l’on en aurait besoin.
En rentrant, elle se dit dans un sourire : “Je suis partie dix jours pour méditer et j’espère désormais que quelqu’un m’éditera…” Et même si ça allait devenir sa vie, ce n’était encore qu’une frêle certitude, presque un détail dans tout ce qu’elle venait d’apprendre. Elle avait hâte de partager cette connaissance, ce qu’elle avait pu éprouver, cet immense amour pour l’autre. Elle ne savait pas si son histoire avec Sébastien avait encore de l’avenir, mais ça n’avait plus d’importance car désormais, ils ne seraient plus jamais les mêmes, ensemble ou séparément, puisqu’ils avaient entamé un chemin irréversible. Sans le savoir encore, elle pressentait tout ce qui allait changer pour lui aussi.
Je ne pouvais pas deviner qu’une semaine après mon retour, Sébastien se retrouverait à l’hôpital, victime d’une rupture d’anévrisme. Que rien de ce que nous avions vécu auparavant ne ressemblerait à l’année que nous allions traverser à partir de cet accident. Une année de patience et de reconstruction, une année d’amour durant laquelle sa volonté et la certitude que j’étais pleinement à ses côtés viendraient à bout du découragement et accompagneraient ses balbutiements pour reprendre le cours de la vie. Parfois il me demandait avec cette diction inarticulée qui le faisait passer pour un débile, comment je pouvais être aussi sûre qu’il récupérerait. Pouvais-je lui raconter ce que le corps contient de si miraculeux, ces particules qui obéissent à nos injonctions les plus secrètes, les plus positives ? Ce n’était pas racontable.
— Pourquoi crois-tu au miracle ? me murmurait-il chaque soir.
— Parce que j’ai toujours vécu dans un monde où l’homme a marché sur la Lune ! Je ne sais pas ce qu’est l’inaccessible. Je crois que le désir d’abord, puis le rêve et enfin le travail, sont à la base de tout projet, si fou soit-il ! Et surtout, il faut s’aimer. Fort, inconditionnellement. Tu es vivant, tu fais des progrès tous les jours et je t’aime. Donc tu vas tout récupérer… Sinon je couche avec le voisin !
Nous avions tellement ri de tout ce qu’il avait cru en lisant mes cahiers d’exercices. Même s’il avait mis du temps à pouvoir en plaisanter sans vraiment comprendre… L’urgence de vivre à nouveau et encore, de parler correctement, de se déplacer, de redevenir l’homme qu’il avait été, ou plutôt, l’homme qu’il n’avait pas encore été, occupait tout l’espace. Aussi indicible que ça puisse être, je lui avais raconté mes découvertes et il était parti, lui aussi, expérimenter ces tranches de mémoires qui insculpent toute l’étendue de la chair en y gravant les traumatismes parfois inconnus qui nous déterminent. Il en était revenu encore plus changé que moi, plus fluide dans sa parole, et ses yeux avaient pris un éclat que je ne leur connaissais pas. Quand je lui avais demandé ce qu’il avait vécu pendant ses dix jours, sa réponse m’avait bouleversée.
C’est un peu comme si on découvrait qu’on abrite une bombe qui peut exploser parce que soudain le déclencheur extérieur active une alchimie intérieure particulière sans aucune raison valable, cohérente et objective. C’est un sacré danger que nous vivons tous. Le désir ou l’aversion sont les clés de tout être.
Que pourrais-je exprimer plus clairement que ce qui m’apparut au sortir de cette aventure ? J’allais écrire bien sûr, mais surtout, je ne pourrais jamais plus refermer la porte que j’avais ouverte, ni oublier ce qui m’avait fait comprendre qu’être humain, c’est s’incarner un temps pour acquérir le pouvoir de traverser nos murs.