Conclusion


Il est bien des modes d’approche d’une époque. On peut en juger d’après ce qu’elle a fait, ce qu’elle a dit sur elle ou d’après ce sur quoi elle débouche. On peut en juger en l’insérant dans un long terme ou en s’en tenant aux dates qui la délimitent, d’après ses événements ou ses structures. Dans ce livre on a voulu commencer par la dimension politique parce que de 1898 à 1906-1907 la vie des Français est passionnément politique, autant que la vie d’un peuple peut l’être dans une période non révolutionnaire. C’est alors que s’installe la République radicale. Ensuite le débat proprement politique se ternit en ville et au village. A l’exception des socialistes, les groupes se décomposent, les journaux perdent de leur alacrité. Les structures arrivent au premier plan : la prospérité bourgeoise, l’ascension des grandes affaires et d’abord des banques, la reprise, dangereuse, de l’expansion coloniale et la mainmise des affaires sur certaines colonies et semi-colonies. Peut-on dire pour autant qu’apparaît alors et alors seulement le point d’interrogation de la République radicale ? Poser cette question c’est s’interroger sur la fonction du parti radical au début du siècle. Elle semble éminente. Le radicalisme, comme à un autre moment de notre histoire le gaullisme, a assuré le transit du pays vers d’autres horizons. Les radicaux, en conquérant la direction de l’État et des communes, en y casant leurs hommes, en multipliant les comités, en prenant la tête de la fonction publique, ont pu faire accepter à leur base rurale et petite-bourgeoise l’expansion coloniale comme une intéressante nécessité, l’expansion tout court comme une vertu. Ils ont permis à l’œuvre économique majeure commencée sous le second Empire — l’entrée de la France dans le capitalisme — d’être entérinée par ceux qui, pour de nombreuses raisons, lui étaient au temps de Napoléon III restés hostiles ou indifférents. Ils ont rallié les couches qui bénéficient et davantage encore croient bénéficier de l’expansion et de la stabilité, et ils ont coloré l’une et l’autre des couleurs bien vivantes et bien réelles de la laïcité. L’année où Herriot devient maire de Lyon, où Daladier passe l’agrégation d’histoire — 1905 —, leur rôle pour l’essentiel est déjà fini. En 1914, ils ont perdu le pouvoir depuis plusieurs années. Pourtant le radicalisme n’est pas mort, on retrouvera Herriot et Daladier. Mais c’est un peu comme le gaullisme après de Gaulle. Les hommes sont là ; l’institution tourne, les idées même ne font pas forcément défaut. La fonction a été remplie.

C’est à l’ombre du radicalisme que se préparent non seulement le grand massacre, mais la profonde crise des valeurs culturelles, politiques, la crise sociale dont presque tous les éléments de base sont en place avant 1914. A cet égard la coupure de la guerre n’est pas très pertinente. Elle a accéléré plus qu’elle n’a créé. Et c’est au temps de la République radicale que se sont dessinés les traits du monde tragique, du monde en lutte qu’ont connu les fils des radicaux du début du siècle.