Pour des générations de lecteurs, Montaigne a représenté la douce sagesse légèrement distante et désabusée, dans la retraite au sein des Muses (comme il le dit lui-même pompeusement, et non sans quelque ridicule1), profitant de l’otium antique bien préférable aux affaires, sagesse au nom de laquelle une distance confortable et tranquille pouvait être atteinte, acquise et justifiée, à l’égard des embarras de l’existence, des tracas de la vie quotidienne, des difficultés d’une société déchirée par les guerres civiles, les atrocités perpétrées par les fanatiques des deux camps, les ravages de la passion partisane, les deuils, l’épidémie de peste, les troubles de l’âge, les souffrances d’une maladie mortelle (la pierre, ou gravelle), le souci d’une terre sans héritier mâle, bref un ensemble d’ennuis susceptibles de troubler l’âme la mieux trempée. D’où la figure d’un sage à la mode antique, capable par la force de son caractère, de son renoncement aux biens de ce monde, par la puissance de sa réflexion et l’étendue de ses lectures, grâce aussi à la situation privilégiée de petit noble de province que la loi du roi de France ne touche pas deux fois dans sa vie, capable de préserver les remparts d’une vie privée intacte, hors d’atteinte des misères qui déchirent le monde alentour. Figure si puissante dans l’imaginaire collectif et bientôt institutionnel qu’elle a envahi et contaminé la lecture même du texte, qu’elle a autorisé sa recomposition par des amis relativement proches, comme Charron dans sa Sagesse, texte dont on peut dire qu’il constitue tout à la fois le témoignage d’une fidélité expresse, amicale et pourtant, en même temps, de la trahison la plus radicale qu’on puisse imaginer. Passé à la moulinette de la bienséance conformiste, à l’onctuosité tout ecclésiale d’une bonhomie tranquille, à l’atténuation douce et émolliente susceptible d’atténuer les aspérités et les libertés d’une réflexion aventurée, hasardée sans souci des convenances ou d’une saillie imprévisible, le texte des Essais est devenu au fil des siècles un manuel de maximes morales « bien sous tous rapports », destinées à l’éducation des fils — et même filles, quoique plus tardivement — de bonne famille, ceux qu’on souhaite doter d’un savoir-vivre en une société bien élevée. Une telle défiguration date du vivant même de Montaigne, elle dure encore aujourd’hui, comme un bon nombre de publications récentes en donnent le témoignage. Elle repose certainement, pour une grande part, sur l’apparence et le visage sous lesquels Montaigne s’est lui-même ingénié à se présenter, en accumulant les protestations de modestie, les précautions oratoires et les dénigrements de soi ; elle doit certainement aussi à l’accueil bienveillant et vaguement condescendant qu’on réserve communément à des personnes qui ne sont pas franchement mauvaises, même si leurs textes doivent, un temps, être mis à l’Index ; mais elle doit surtout à la pente indéracinable en chacun, semble-t-il, qui nous entraîne à demander (à exiger) des réponses là où nous nous refusons à nous affronter à des questions sans solution, alors même que tout l’effort de la réflexion, sans cesse recommencée et reprise, se mesure à la difficulté de ne pas conclure, à la nécessité d’envisager l’ignorance comme terme de la quête (« L’admiration est fondement de toute philosophie, l’inquisition le progrez, l’ignorance le bout », III, XI, 1030, c)2 ; et plus profondément sans doute à la constance avec laquelle nous sommes en proie à une peur secrète, celle de ne pas savoir, de ne pas pouvoir, de ne pas connaître. D’autant que nous ne manquons pas de ruse pour contourner l’obstacle d’un tel inconfort, de la même façon que nous sommes ingénieux pour échapper à l’intolérable radical, que nous sommes riches en moyens pour éviter d’imaginer que nous sommes mortels. Les lectures lénifiantes des Essais (elles abondent, malheureusement) nous confortent dans cette crainte, nous rassurent en nous promettant un monde clair dans lequel les angoisses de l’existence, le scandale de l’injustice, l’horreur de la torture en viennent à prendre, du point de vue de Sirius, une importance relative. C’est Schopenhauer qui écrit : « La vie de chacun de nous, à l’embrasser dans son ensemble d’un coup d’œil, à n’en considérer que les traits marquants, est une véritable tragédie ; mais quand il faut, pas à pas, l’épuiser en détail, elle prend la tournure d’une comédie. Chaque jour apporte son travail, son souci : chaque instant, sa duperie nouvelle ; chaque semaine, son désir, sa crainte ; chaque heure ses désappointements, car le hasard est là, toujours aux aguets pour faire quelque malice ; pures scènes comiques que tout cela3. » « C’est imprudence, écrit Montaigne, d’estimer que l’humaine prudence puisse remplir le rôle de la fortune » (III, VIII, 934), et il ajoute ailleurs, non sans un léger sarcasme, que nous sommes le « scrutateur sans connoissance, le magistrat sans jurisdiction et apres tout le badin de la farce » (III, IX, 1001). Même si, suggère-t-on, on « doit » manifester sa réprobation morale devant les péripéties regrettables de l’histoire contemporaine, le sage « doit » néanmoins essayer de ne pas en être outre mesure affecté, il doit faire effort pour préserver la distance et le calme de sa réflexion. Les exemples antiques d’une telle maîtrise devraient nous guider et en tout cas nous inciter à acquérir la capacité de ne pas être exagérément troublés par les événements survenants. Il n’est pas même jusqu’aux rudes, aux terribles prescriptions d’une pensée sceptique qu’on ne parvienne à faire servir à ces fins heureuses. Ce n’est pas seulement le manuel de « morale » qui y trouve son compte, mais surtout la bévue qui consiste à méconnaître les deux « points de vue », l’un tragique vécu de près, l’autre comique considéré de loin, et ainsi à oublier le somnambulisme quotidien auquel il est si difficile d’échapper. Il y a, en réalité, trouble là où l’on souhaite clarté, confusion là où l’on voudrait raison distincte, et cela contamine les façons d’être et de sentir. D’où les résistances à seulement « lire » le texte des Essais.
C’est tout le contraire qu’il faut voir dans les Essais : la torture est révoltante, la trahison inacceptable, la lâcheté de décider intolérable, l’injustice odieuse, le mensonge rompt la communauté humaine et dissout la « civile police ». On ne peut pas prendre son parti des horreurs du temps. Et, du même coup, on ne peut pas « penser » sans affronter l’incertitude. La distance du sage est impossible même si on la pressent d’une certaine façon nécessaire, et du coup la quête d’idées claires et distinctes qu’on pourrait enfin tenir pour acquises, se révèle illusoire. C’est l’incertitude qu’on trouvera au bout du chemin de pensée. Incertitude décisive et qui touche tous les éléments de l’existence quotidienne, la façon de se relier aux autres, la gestion du domaine, les décisions à prendre en matière politique, religieuse, ou d’allégeance à tel ou tel, en quoi le choix qu’on fait peut à chaque instant engager l’existence tout entière comme il est inévitable en des circonstances aussi indécises, et pas seulement des problèmes théoriques « à débattre aux écoles ». Rappelons, entre autres, mais celle-ci a une importance exceptionnelle, écrite sur un sujet aussi grave que les « Prieres », cette formule qui n’est pas seulement diplomatique, précautionneuse ou purgative, mais essentielle : « Je propose des fantasies informes et irresolues, comme font ceux qui publient des questions doubteuses, à debattre aux escoles : Non pour establir la verité, mais pour la chercher » (I, LVI, 317). En ces temps troublés, où les justifications les plus contradictoires et les plus semblables s’affrontent et se valent, puisque l’un et l’autre parti usent alternativement des mêmes arguments, inspirés par les mêmes autorités et les mêmes références bibliques ou testamentaires4, qui peut légitimement prétendre détenir la vérité sur le droit, les devoirs, la justice, la foi, l’affection entre membres d’une même famille, la fidélité et la loyauté, la vertu ou le salut ? Les partisans les plus déterminés, ceux dont l’opinion semble la plus ferme, la mieux fondée, s’opposent d’un parti à l’autre avec les mêmes arguments, qu’ils fondent sur les mêmes passages des Écritures et qu’ils détournent selon qu’ils sont catholiques ou réformés. Comment choisir entre ces arguments ? On voit que la réflexion ou, pour mieux dire, l’enquête n’a rien d’abstrait, il ne s’agit pas de faire la pesée entre des arguments ou des théories abstraits, il s’agit de trouver une orientation pratique, pragmatique, dans la confusion et le chaos : en deux mots, comment trouver une voie de pensée pour se garder autant que possible d’être injuste ?
Peut-être la longue méditation qui a abouti à l’élaboration patiente et déterminée qui s’intitule « Apologie de Raimond Sebond » n’a-t-elle en fait pas d’autre objet ? Loin d’être seulement le bilan distant et ironique des incertitudes et prétentions humaines, il pourrait s’agir d’une navigation à vue pour essayer d’éviter les écueils les plus grossiers, les pièges les plus évidents, qui mènent inévitablement à l’injustice, au premier rang desquels la croyance, dans laquelle il semble que chacun baigne, et qui incline à s’imaginer qu’on peut détenir en toute certitude un savoir assuré et positif (qu’on appelle cette croyance « cuyder » ou présomption, il n’importe) :
La presomption est nostre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fraile de toutes les creatures, c’est l’homme, et quant et quant la plus orgueilleuse. Elle se sent et se void logée icy, parmy la bourbe et le fient du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au dernier estage du logis et le plus esloigné de la voute celeste, avec les animaux de la pire condition des trois ; et se va plantant par imagination au dessus du cercle de la Lune et ramenant le ciel soubs ses pieds. C’est par la vanité de cette mesme imagination qu’il s’esgale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se trie soy mesme et separe de la presse des autres creatures, taille les parts aux animaux ses confreres et compaignons, et leur distribue telle portion de facultez et de forces que bon luy semble (II, XII, 452).
Dès l’instant où l’on croit savoir, où l’on s’imagine détenir la « vérité », il y a risque d’intolérance, de tyrannie, d’oppression.
Mais le pire est encore que cette condition (la trop bonne opinion que chacun a de soi) reste obstinément méconnue de tous, ce qui est double aveuglement, sur soi et sur les choses, refus de la réalité dont pourtant tous les signes s’offrent avec évidence dès l’instant où l’on a l’humilité — c’est-à-dire la force et le courage — d’ouvrir les yeux : « L’ignorance qui se sçait, qui se juge et qui se condamne, ce n’est pas une entiere ignorance : pour l’estre, il faut qu’elle s’ignore soy-mesme » (II, XII, 502). Aveuglement énigmatique, qui semble l’une des pentes les plus naturelles de notre façon de penser et d’être, au point de s’oublier soi-même dans ses limitations pourtant les plus incontestables et les plus marquées. Tel est un des écueils auxquels Montaigne se heurte dans son inventaire des réflexions traditionnelles, des opinions accumulées par des siècles de philosophie. Et c’est bien pourquoi, semble-t-il, l’ébranlement provocateur de Pyrrhon lui a paru salubre : au moins dans cette forme de pensée, on se garde de prétendre détenir la vérité, on se garde même de prétendre être capable d’y atteindre (et cela n’est pas sans conséquences du côté de la question théologique essentielle, celle des rapports entre la foi et la raison, de leur compatibilité) :
Ceux-cy jugent que ceux qui pensent l’avoir trouvée, se trompent infiniement ; et qu’il y a encore de la vanité trop hardie en ce second degré qui asseure que les forces humaines ne sont pas capables d’y atteindre. Car cela, d’establir la mesure de nostre puissance, de connoistre et juger la difficulté des choses, c’est une grande et extreme science, de laquelle ils doubtent que l’homme soit capable (II, XII, 502).
À dire vrai, il fallait bien de l’arrogance (ou de la cécité, mais cela revient au même) pour persister dans cette excessive confiance dans les pouvoirs de l’esprit humain, car à regarder les choses sans préjugé, on pouvait s’aviser de plusieurs difficultés insurmontables, dont la diversité des doctrines philosophiques concernant la nature des choses, l’être de l’homme et les chemins de la vertu (soit les fins dernières, comme le propose le traité de Cicéron), n’était en fait qu’un symptôme.
Car « connaître » le monde revient à établir des ressemblances, des analogies, au nom desquelles on propose des identifications, des identités. Il s’agit d’établir des classes d’objets, pour les englober dans une même désignation. Or ce que rencontre l’expérience quotidienne, dès qu’elle se montre un peu curieuse, c’est la différence au lieu de l’identité.
La consequence que nous voulons tirer de la ressemblance des evenemens est mal seure, d’autant qu’ils sont tousjours dissemblables : il n’est aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité et varieté. Les Grecs, et les Latins, et nous, pour le plus expres exemple de similitude, nous servons de celuy des œufs. Toutes-fois il s’est trouvé des hommes, et notamment un en Delphes, qui recognoissoit des marques de difference entre les œufs, si qu’il n’en prenoit jamais l’un pour l’autre ; (c) et y ayant plusieurs poules, sçavoit juger de laquelle estoit l’œuf (III, XIII, 1065).
Le monde est infiniment plus varié que nous ne voulons le croire, et si divers que tout principe unificateur relève d’une présupposition sans preuve ; il est possible qu’elle s’avère exacte, il est probable qu’elle ne reflète que des imaginations éprises d’ordre, de cohérence, d’harmonie. Le monde a tourné autour de la terre pendant tant de siècles qu’on se demande d’où est venue à Copernic l’impensable idée de le faire tourner autour du soleil, et pourtant rien ne permet de « trancher » en faveur d’une hypothèse plutôt que de l’autre : « Le ciel et les estoilles ont branlé trois mille ans ; tout le monde l’avoit ainsi creu, jusques à ce que (c) Cleanthes le Samien ou, selon Theophraste, Nicetas Siracusien (a) s’avisa de maintenir que c’estoit la terre qui se mouvoit (c) par le cercle oblique du Zodiaque tournant à l’entour de son aixieu ; (a) et, de nostre temps, Copernicus a si bien fondé cette doctrine qu’il s’en sert tres-regléement à toutes les consequences Astronomiques. Que prendrons nous de là, sinon qu’il ne nous doit chaloir le quel ce soit des deux ? Et qui sçait qu’une tierce opinion, d’icy à mille ans, ne renverse les deux precedentes ? » (II, XII, 570) — et la citation de Lucrèce que Montaigne place juste à la suite souligne fortement combien est plus mesurée et intelligente une conception dans laquelle les théories sont relatives, proposées comme des hypothèses, chacune se substituant sans trop de peine à celle qui l’a précédée. Ce qui vaut pour l’espace vaut aussi, et c’est plus surprenant, pour le temps : en décembre 1582, on introduit en France le calendrier grégorien, ce qui impliqua de supprimer dix jours d’un trait de plume, et de faire soudain comme s’ils ne s’étaient pas produits. « Combien de changemens devoient suyvre cette reformation ! ce fut proprement remuer le ciel et la terre à la fois. Ce neantmoins, il n’est rien qui bouge de sa place : mes voisins trouvent l’heure de leurs semences, de leur recolte, l’opportunité de leurs negoces, les jours nuisibles et propices, au mesme point justement où ils les avoyent assignez de tout temps. Ny l’erreur ne se sentoit en nostre usage, ny l’amendement ne s’y sent. Tant il y a d’incertitude par tout, tant nostre apercevance est grossiere, (c) obscure et obtuse » (III, XI, 1025-6). Notre déchiffrage de l’univers n’est rien d’autre que projection de notre entendement, figuration de ce que nous avons dans l’esprit. Nous ne pouvons sortir hors de nous pour vérifier la façon dont nous pensons, nous sommes condamnés à rester à l’intérieur de nous-mêmes. Ainsi convient-il de revenir à nous-mêmes, et de nous rappeler que ce que nous « voyons » du monde n’est rien d’autre que ce que nous « croyons voir » et sans doute désirons voir. En d’autres termes, que nous sommes condamnés à vivre dans un univers de fictions qui paraîtront aussi mythologiques à nos descendants que Polyphème ou les Sirènes d’Ulysse nous semblent à nous aujourd’hui. Revenir à nous-mêmes est sans doute la plus difficile des tâches, elle nous astreint à reconnaître que nous ne pouvons atteindre une connaissance sûre : « Les miracles sont selon l’ignorance en quoy nous sommes de la nature, non selon l’estre de la nature. L’assuefaction endort la veuë de nostre jugement. Les barbares ne nous sont de rien plus merveilleux, que nous sommes à eux, ny avec plus d’occasion : comme chacun advoüeroit, si chacun sçavoit, apres s’estre promené par ces nouveaux exemples, se coucher sur les propres, et les conferer sainement » (I, XXIII, 112). En sorte que ce que nous voulons appeler « connaissance » n’est rien d’autre qu’un oubli de ce que nous sommes, de notre limitation, de la force de notre désir de certitude ; bref n’est rien d’autre que la méconnaissance de nous-mêmes dans laquelle nous vivons. Si nous souhaitons aller du côté de la vérité, il nous faut d’abord accepter que nous ne l’atteindrons jamais, et ensuite que seule la démarche que nous allons mener peut avoir quelque valeur. Il s’agit ainsi non d’atteindre à une formule qui pourrait paraître mieux justifiée qu’une autre, mais de s’éprouver (de s’exercer, de s’essayer) dans le mouvement même de la réflexion : « Le jugement est un util à tous subjects, et se mesle par tout. A cette cause, aux essais que j’en fay ici, j’y employe toute sorte d’occasion. Si c’est un subject que je n’entende point, à cela mesme je l’essaye, sondant le gué de bien loing ; et puis, le trouvant trop profond pour ma taille, je me tiens à la rive : et cette reconnoissance de ne pouvoir passer outre, c’est un traict de son effect, voire de ceux dequoy il se vante le plus. […] Je prends de la fortune le premier argument. Ils me sont également bons. Et ne desseigne jamais de les produire entiers. (c) Car je ne voy le tout de rien : Ne font pas, ceux qui promettent de nous le faire veoir » (I, L, 301-2 ; on remarquera que, pour une fois, la majuscule « Ne » après les deux points a été retranscrite ; l’effet de suspens et de relance est très perceptible, avec la marque d’une bifurcation qui rend sensible une façon dialogique à l’intérieur d’un texte pourtant « personnel »)5. La « vérité » se tient du côté de la démarche, de la forme, ou de « l’ordre » (voir III, VIII, 924-5), et non dans le contenu d’une proposition : « Autant peut faire le sot celuy qui dict vray, que celuy qui dict faux : car nous sommes sur la maniere, non sur la matiere du dire. Mon humeur est de regarder autant à la forme qu’à la substance, autant à l’advocat qu’à la cause, comme Alcibiades ordonnoit qu’on fit » (III, VIII, 928). Voici une formule incommode, car tous les sujets de réflexion ne nous semblent pas posséder une égale importance, certains paraissent futiles, légers ou même vains, tandis que d’autres requièrent plus légitimement, pensons-nous, notre préoccupation, notre application ou notre gravité. Et pourtant la forme même de l’essai incite à s’attacher essentiellement à la rigueur de la réflexion, à la lucidité sur sa propre démarche.
L’inventaire obstiné des thèses traditionnelles en quoi consiste l’« Apologie » se termine, on l’a souligné, par trois pages qui reprennent presque textuellement un texte de Plutarque dans la traduction d’Amyot, Que signifioit le mot ei, et constituent un exemple unique dans les Essais, puisqu’il s’agit d’un emprunt continu, d’une transcription tout à fait fidèle, « à quelques retouches près », dit André Tournon, sans aucune remarque personnelle de Montaigne, et seulement avoué à la fin par ces mots : « A cette conclusion si religieuse d’un homme payen… » (II, XII, 603). Dans le dialogue de Plutarque, il s’agit de marquer la grandeur d’Apollon, dieu philosophe et dieu de la philosophie, en le déclarant seul véritable détenteur de l’être, « non poinct selon aucune mesure du temps, mais selon une eternité immuable et immobile, non mesurée par temps, ny subjecte à aucune declinaison ; devant lequel rien n’est, ny ne sera apres, ny plus nouveau ou plus recent, ains un realement estant, qui, par un seul maintenant emplit le tousjours ; et n’y a rien qui veritablement soit que luy seul, sans qu’on puisse dire : Il a esté, ou : Il sera ; sans commencement et sans fin » (ibid.). Or cette conclusion « si religieuse » me semble avoir pour objet de marquer la disproportion entre la finitude de l’existence humaine, sa précarité, et l’Être véritable ; elle constitue un rappel, une incitation à la reconnaissance de ce qui est la condition de l’homme, c’est-à-dire qu’elle formule nettement une interprétation du « Connais-toi toi-même ! » dans le sens de « reconnais-toi transitoire, limité et mortel » (on y reviendra au prochain chapitre). Cela signifie du même coup qu’aucune connaissance humaine ne peut se prétendre fondée sauf à reconnaître qu’elle ne fait que proposer un constat restreint, relatif, inscrit dans un temps et un lieu déterminés. C’est précisément de cette conclusion que va repartir l’entreprise de l’écriture après les vacances du voyage en Italie. Dans le commencement de l’essai « Du repentir », Montaigne reprend, à la première personne, ce même constat de la générale instabilité du monde et de soi, qui détermine les limites de sa tentative : « Je ne puis asseurer mon object. Il va trouble et chancelant, d’une yvresse naturelle. Je le prens en ce point, comme il est, en l’instant que je m’amuse à luy. Je ne peints pas l’estre. Je peints le passage : non un passage d’aage en autre, ou, comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute » (III, II, 805). L’essai se donne pour objet d’enregistrer les formes dans lesquelles m’apparaissent les divers moments de l’existence, les diverses inflexions de la pensée, les réactions à tous les événements survenants, aux lectures, aux souvenirs, juste comme ils viennent, sans trier, sans classer, sans juger, comme par l’exercice d’une insatiable curiosité devant cette énigme que « je » constitue, sans cesse renouvelée et jamais éclaircie ; il s’agit bien d’un enregistrement sans fin (d’une description, la plus clairvoyante possible, attentive aux menues inflexions qui laissent percevoir quelque inclination inattendue, pressentir la venue d’un mouvement d’humeur involontaire, l’affleurement des pensées les plus inconvenantes, en sorte qu’on puisse, après coup, en se relisant, tenter de mesurer les bizarreries de son propre comportement, comme le terme de « contrerolle » l’indique) et non d’un portrait qui se donnerait pour achevé : « Si mon ame pouvoit prendre pied, je ne m’essaierois pas, je me resoudrois : elle est tousjours en apprentissage et en espreuve » (ibid.). Enregistrement sans fin, nouveau à chaque instant, recommencé à chaque moment presque sur un nouveau sujet, puisque je change tant que je ne me reconnais plus, que je m’étonne des portraits de ma forme d’autrefois. « Moy à cette heure et moy tantost sommes bien deux ; mais quand meilleur, je n’en puis rien dire » (III, IX, 964). Et ce n’est pas une entreprise commode, elle demande un « jugement bien trié », une application et une perspicacité constamment en éveil. Elle demande qu’on essaie de se voir comme si on examinait un étranger, exactement comme on remarquait les usages inconnus ou inhabituels dans les pays traversés au cours du voyage en Italie, les écrevisses servies à chaque repas en Suisse, le chou salé dans de grandes jarres, les façons de table, les manières de se saluer, les couettes et les matelas, les fenêtres ici vitrées et là non, bref toutes ces coutumes qui constituent un être plus sûrement que sa pensée consciente. Il ne s’agit pas d’une nature qu’on pourrait atteindre, mais des plis habituels qui façonnent les comportements. Nous voici désormais dans l’ordre des choses contingentes, et non dans celui des vérités substantielles, et l’écriture, par discipline, s’astreint à constater des formes telles qu’elles apparaissent, et pour commencer, puisque tout passe nécessairement par ma perception, à raconter les choses telles qu’elles m’apparaissent. Raconter (« Les autres forment l’homme ; je le recite » III, II, 804) au plus près qu’on peut de la réalité des choses, en tentant d’écarter les pièges de la complaisance, de la vanité, en ne masquant pas la déperdition d’être qu’on sent cheminer en soi insidieusement, les misères et les hontes, mais aussi en reconnaissant les plaisirs, les satisfactions : « Je me deffais tous les jours par discours de cette humeur puerile et inhumaine, qui faict que nous desirons d’esmouvoir par nos maux la compassion et le deuil en nos amis […]. Il faut estendre la joye, mais retrencher autant qu’on peut la tristesse » (III, IX, 979). Et ce qu’on gagne, en outre, dans ce déplacement en apparence minime (qui a conduit à passer de la connaissance des choses à la description de leur perception), c’est que le travail n’a plus aucune « fin », aucun terme que l’existence même.
Ce déplacement peut sembler ténu, et même, comme l’expérience le montre, passer inaperçu, ou en tout cas de peu d’importance. Il est pourtant essentiel, car il impose qu’on modifie radicalement la façon dont on lit les phrases, les propositions des treize essais du livre III. Il ne peut plus être question d’y chercher des vérités au sens traditionnel, mais il faut y chercher les marques singulières d’une aventure qui n’est rien d’autre que la vie pensée, l’expérience réfléchie, sans aucune prétention à dire le vrai des choses ou du monde. Seulement l’expression des réactions face aux étranges rapports entre le monde et soi. Davantage, il convient désormais de se tenir en alerte par rapport à ce qu’on interprète si volontiers comme des « sentences », en se demandant à chaque fois d’où elles viennent, quelle voix les autorise ; si elles sont dites « à droit ou à feinte », lancées pour éprouver l’effet qu’elles peuvent produire, le sens qu’elles peuvent faire naître de la réaction qu’elles pourraient provoquer. Loin d’être homogène et continu, le texte présente, de toute évidence, une multiplicité de voix, qu’il convient d’entendre dans leur diversité, dans leur différence de hauteur et de tonalités, comme une rumeur émanant de plusieurs bouches et que Montaigne s’ingénie à faire bruire dans cet écrit pourtant en apparence si personnel. Dès l’instant où l’on prête attention aux pronoms personnels (« nous », « ils », « je », « tu »), on ne peut être insensible à la polyphonie qui délimite des strates différentes, comme un dialogue dans lequel il n’est pas toujours facile de déterminer à qui se rapporte tel ou tel pronom, ni qui prononce la phrase, ni en prend la responsabilité. Un exemple entre bien d’autres : « Ceux qui sçavent combien ils se doivent et de combien d’offices ils sont obligez à eux, trouvent que nature leur a donné cette commission plaine assez et nullement oysifve. Tu as bien largement affaire chez toy, ne t’esloingne pas » (III, X, 1004) ; s’agit-il d’une sorte de prise de parole de la « nature » elle-même, comme une prescription qui viendrait du fond de ce qui nous est inaccessible pour nous rappeler à notre limitation native ? de la reproduction sous une forme légèrement modifiée de l’adage delphique tel que la fin de l’essai « De la vanité » l’a présenté : « Regardez, dict chacun, les branles du ciel, regardez au public, à la querelle de cettuy-là, au pouls d’un tel, au testament de cet autre ; somme regardez tousjours haut ou bas, ou à costé, ou devant, ou derriere vous. C’estoit un commandement paradoxe que nous faisoit anciennement ce Dieu à Delphes : Regardez dans vous, reconnoissez vous, tenez vous à vous ; vostre esprit et vostre volonté, qui se consomme ailleurs, ramenez la en soy » (III, IX, 1000-1) ? ou faut-il entendre la sentence comme une admonestation que Montaigne s’adresse ironiquement à lui-même, et en passant à tout lecteur qui voudra bien accepter d’en être la cible ? ou les trois à la fois ? Est-il possible de « choisir » ? ou au contraire ne convient-il pas d’entendre les diverses voix et les divers destinataires à l’intérieur du même mouvement d’expression ? On trouverait bien d’autres passages où plusieurs strates se superposent ainsi, depuis le dialogue avoué : « Quand on m’a dict ou que moy-mesme me suis dict : Tu es trop espais en figures. Voilà un mot du creu de Gascoingne. Voilà une frase dangereuse (je n’en refuis aucune de celles qui s’usent emmy les rues françoises ; ceux qui veulent combatre l’usage par la grammaire se moquent). Voilà un discours ignorant. Voilà un discours paradoxe. En voilà un trop fol. (c) Tu te joues souvent ; on estimera que tu dies à droit, ce que tu dis à feinte ; — (b) Oui, fais-je […] » (III, V, 875), jusqu’à des « dissonances » plus ténues et problématiques où il est hasardé de désigner le « responsable » de la phrase et où l’ironie ne montre pas explicitement sa cible : « La justice a ses propres corrections pour telles maladies » (III, XI, 1032), par exemple, après la visite à la supposée sorcière, dont Montaigne dit explicitement : « En fin et en conscience, je leur eusse plutost ordonné de l’ellebore que de la cicue », sans qu’il soit décidable, je crois, s’il s’agit d’un sarcasme à l’encontre de juges persuadés de l’existence des sorciers ou d’une façon distante de se retirer de l’affaire). L’un des plus cités, et commentés, souvent appelé « Prosopopée de l’esprit » (III, XIII, 1090-92), est exceptionnellement développé, spirituel, moqueur, sarcastique, terrifiant, consolateur, drôle, persuasif, irrécusable, logique et sensible ; il mériterait à soi seul une étude détaillée, s’agissant d’une consolation devant la maladie mortelle que constitue la gravelle, mêlant les voix les plus diverses dans une seule coulée étonnante de virtuosité plaideresque. Or ce flottement dans l’attribution de la phrase, cette incertitude dans la détermination de la tonalité dans laquelle il convient de la lire, sont, à mon sens, un point capital. Si l’on veut bien accepter la description que je propose du cheminement de l’écriture, il faut aussi se prêter à une lecture susceptible de faire entendre dans un seul énoncé des voix distinctes, en sorte qu’à aucun moment je ne me sentirai en position de dire « ceci est l’opinion de Montaigne ». À cette attention nous convient quelques avertissements qu’on aurait grand tort de ne pas entendre, ou d’estimer coquetteries de la vanité ou précautions de la prudence. Ainsi, « (c) Car en ce que je dy, je ne pleuvis [garantis] autre certitude, sinon que c’est ce que lors j’en avoy en ma pensée, pensée tumultuaire et vacillante. C’est par maniere de devis que je parle de tout, et de rien par maniere d’advis. “Nec me pudet, ut istos, fateri nescire quod nesciam6” » (III, XI, 1033). On aurait d’autant plus tort de ne pas y prêter attention que cette formule, ajout manuscrit postérieur à 1588, retrouve sensiblement la description que l’« Apologie » faisait des manières pyrrhoniennes (et que la tradition évoque volontiers comme représentant une « crise » sceptique, ce qui me semble tout à fait ignorer que s’y joue une relation essentielle à la vérité, et qu’une telle « crise » ne se surmonte pas mais se poursuit inlassablement, parce qu’il n’est guère possible de la résoudre) : « Ils ne mettent en avant leurs propositions que pour combattre celles qu’ils pensent que nous ayons en nostre creance. Si vous prenez la leur, ils prendront aussi volontiers la contraire à soustenir : tout leur est un ; ils n’y ont aucun chois. Si vous establissez que la nege soit noire, ils argumentent au rebours qu’elle est blanche. Si vous dites qu’elle n’est ny l’un ny l’autre, c’est à eux à maintenir qu’elle est tous les deux. Si par certain jugement, vous tenez que vous n’en sçavez rien, ils maintiendront que vous le sçavez. Oui, et si, par axiome affirmatif, vous asseurez que vous en doutez, ils vous iront debattant que vous n’en doutez pas, ou que vous ne pouvez juger et establir que vous en doutez. Et, par cette extremité de doubte qui se secoue soy-mesme, ils se separent et se divisent de plusieurs opinions, de celles mesmes qui ont maintenu en plusieurs façons le doubte et l’ignorance » (II, XII, 503). Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il ne s’agit pas ici seulement d’agilité intellectuelle, procédurière et malicieuse, de virtuosité logique à la façon dont, dit-on, les sophistes étaient friands, il s’agit du statut même de la parole, de toute proposition, de tout énoncé, quel qu’il soit. Socrate, « expert en dialogismes », ne parlait pas d’une autre manière quand il s’adressait à Protagoras affirmant que l’homme est la mesure de toute chose, son but était d’exercer l’esprit de son interlocuteur — et le sien — à déplier des différences entre propositions apparemment analogues, de s’appliquer à cette activité que Montaigne affirme être pour lui un instrument essentiel, non pas dans le jeu des polémiques intellectuelles, mais dans l’approche d’une acuité sur soi-même. Il faut reprendre tout ce passage ajouté pour l’édition de 1588 au chapitre Ier du livre II :
Non seulement le vent des accidens me remue selon son inclination, mais en outre je me remue et trouble moy mesme par l’instabilité de ma posture ; et qui y regarde primement, ne se trouve guere deux fois en mesme estat. Je donne à mon ame tantost un visage, tantost un autre, selon le costé où je la couche. Si je parle diversement de moy, c’est que je me regarde diversement. Toutes les contrarietez s’y trouvent selon quelque tour et en quelque façon. Honteux, insolent ; (c) chaste, luxurieux ; (b) bavard, taciturne ; laborieux, delicat ; ingenieux, hebeté ; chagrin, debonaire ; menteur, veritable ; (c) sçavant, ignorant, et liberal, et avare, et prodigue, (b) tout cela, je le vois en moy aucunement, selon que je me vire ; et quiconque s’estudie bien attentifvement trouve en soy, voire et en son jugement mesme, cette volubilité et discordance. Je n’ay rien à dire de moy, entierement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot. DISTINGO est le plus universel membre de ma Logique (II, I, 335)7.
Activité qui ne tire sa validité et sa force que de son exercice, et non de ce qu’elle pourrait croire atteindre. Le terme a paru suffisamment important à Montaigne pour qu’il tienne à le souligner typographiquement, ce qui est peu fréquent dans son texte. Or c’est de quoi parle précisément « l’art de conferer », quand le modèle acceptable de la rencontre verbale entre êtres humains se décrit ainsi : « Il me chaut peu de la matiere, et me sont les opinions unes, et la victoire du subject à peu près indifferente. Tout un jour je contesteray paisiblement, si la conduicte du debat se suit avec ordre » (III, VIII, 925). Ce qui ramène à l’esprit cette autre sentence (méthodologique, si l’on peut ainsi la différencier d’autres sortes de phrases, ce qui n’est pas du tout certain) : « L’agitation et la chasse est proprement de nostre gibier : nous ne sommes pas excusables de la conduire mal et impertinemment ; de faillir à la prise, c’est autre chose. Car nous sommes nais à quester la verité ; il appartient de la posseder à une plus grande puissance » (III, VIII, 928).
Voilà en quelques lignes le « cogito » de Montaigne au moment où il reprend, et c’est bien étonnant (on pourrait dire, admirable), le livre qu’il avait eu tant de mal à rédiger. Il est difficile d’imaginer les heures solitaires passées à lire, interpréter, comprendre, intégrer tant de matière, tant de difficultés logiques, tant d’enjeux existentiels, tant d’arguties au premier abord essentielles et qui chemin faisant se révèlent futiles. Quelle inquiétude de la vérité, quel souci de la justice, quelle fidélité à la fois à la mémoire du père (à la demande de qui fut traduite la Théologie naturelle de Raymond Sebon) et à celle de l’ami (qui reste l’absent de toute pensée et le destinataire muet de toute parole, au point de susciter cette phrase : « car, comme je sçay par une trop certaine experience, il n’est aucune si douce consolation en la perte de nos amis que celle que nous aporte la science de n’avoir rien oublié à leur dire et d’avoir eu avec eux une parfaite et entiere communication » (II, VIII, 396) ; l’édition de 1595 ajoute une expression émue dont Strowski pense qu’elle a été rayée d’une main autre que celle de Montaigne8 ; et de susciter bien des années après sa disparition, au cours du voyage en Italie, un éblouissement douloureux, « un pensement si penible de M. de La Boétie, et y fus si longtamps, sans me raviser, que cela me fit grand mal9 »), quelle énergie a-t-il fallu pour donner à ce travail ingrat sa force, sa vivacité et sa persistance ? Cela demeure énigmatique. Mais assurément l’effort, l’intensité de la concentration, la solitude (quoi qu’on en ait aimablement présenté les charmes) et la déception engendrée par le résultat ont dû peser sur la décision de partir en voyage — outre l’espoir de soigner sinon guérir la douleur des reins.
Voici donc que, le livre tout frais sorti des presses, on part (le 22 juin 1580) en petite compagnie, d’abord pour rejoindre la cour de Henri III et lui faire hommage de ces Essais, puis pour parcourir des horizons nouveaux. « Le voyager me semble un exercice profitable. L’ame y a une continuelle exercitation à remarquer les choses incongneuës et nouvelles ; et je ne sçache point meilleure escolle, comme j’ay dict souvent, à former la vie que de luy proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, (c) fantasies et usances, (b) et luy faire gouster une si perpetuelle varieté de formes de nostre nature » (III, IX, 973-4). Il y a tout un art de l’attention que le voyage sollicite, attention aux paysages bien sûr, aux bâtiments, aux manières de table, et surtout aux êtres humains si divers, si particuliers chacun dans ses usages qu’on s’émerveille de ces rencontres avec l’inconnu, avec des inconnus. Attention bienveillante, accueillante à ce qui n’est pas soi, curieuse de découvrir des différences, c’est tout un art que le journal de voyage, discrètement, met en pratique, un art de l’usage du monde (c’est même un « droit » que nous avons, écrit Montaigne) dès lors qu’on se retient de juger, d’établir des hiérarchies, ou de chercher à pénétrer l’origine et l’essence des choses. « Et qui plus est, il me semble que je n’ay rencontré guere de manieres qui ne vaillent les nostres » (III, IX, 986). Cette inlassable curiosité, cette disponibilité incessante à ce qui est étranger donnent un plaisir à chaque étape renouvelé, et même consolent parfois des douleurs et inquiétudes physiques, heureuse pratique de la diversion qui loin de nous écarter de nous-mêmes nous ramène à une vue plus sereine et plus saine de nous-mêmes, à une lucidité plus exacte et moins serve de nos constructions imaginaires.
Et c’est bien ce dont il s’agit désormais dans le travail de l’écriture. Être attentif à soi, écouter la façon dont s’agitent nos pensées et nos humeurs, non pour en tirer un portrait (ce qu’on appelle improprement « peinture de soi », expression qui ne me semble pas correspondre du tout à l’enjeu poursuivi désormais), mais pour essayer d’être au plus près possible de ce qui est vraiment et à quoi nous ne pouvons avoir accès qu’à la condition d’être présents à nous-mêmes. « Ayons tousjours en bouche ce mot de Platon (c) : Ce que je treuve mal sain, n’est-ce pas pour estre moy mesmes mal sain ? (b) Ne suis-je pas moy mesmes en coulpe ? mon advertissement se peut-il pas renverser contre moy ? Sage et divin refrein, qui fouete la plus universelle et commune erreur des hommes » (III, IX, 929). Ce mouvement de retour n’est-il pas celui même que nous avons pris l’habitude d’oublier être celui de la réflexion ? Mouvement par lequel un élan de pensée se courbe soudain et revient sur lui-même de manière à ne pas méconnaître, c’est-à-dire oublier, d’où il était parti, vers quoi, avec quelles espérances de surmonter d’invincibles énigmes, quel appétit de clarté enfin atteinte. C’est dans et par ce mouvement lui-même que se produit la méconnaissance, dans l’entraînement qui nous emporte vers le désir de savoir, dans l’attente où nous sommes de certitudes. Curieux mécanisme qui agit en nous, à notre insu, et nous précipite vers un horizon qui ne nous correspond pas, qui ne correspond pas aux limites de notre condition, qui de fait nous sépare de nous-mêmes, puisque nous sommes voués à l’incertitude : nous ne sommes pas destinés à établir ni à posséder quelque vérité que ce soit, nous sommes voués à chercher et condamnés à ne pas trouver.
À cette entreprise le secours d’un ami serait essentiel, mais il n’est plus, et de ces âmes à la vieille mode, il est peu probable qu’on en trouve beaucoup d’autres. « Les hommes de la societé et familiarité desquels je suis en queste, sont ceux qu’on appelle honnestes et habiles hommes : l’image de ceux cy me desgoute des autres. C’est, à le bien prendre, de nos formes la plus rare, et forme qui se doit principallement à la nature. La fin de ce commerce, c’est simplement la privauté, frequentation et conference : l’exercice des ames, sans autre fruit » (III, III, 824). Dans la « solitude » de penser à laquelle il se trouve désormais astreint, Montaigne n’a guère que le secours des livres qui sont toujours à disposition, et dont le commerce, dit-il, « costoie tout mon cours et m’assiste par tout » (III, III, 827). On a récemment très précisément parlé de la « librairie » de Montaigne, du terreau fertile qu’elle a constitué pour l’élaboration des Essais10, et il est important de prendre en considération et en compte les longues heures de lectures mais aussi de rêveries, de réflexion mais aussi de distraction : « Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pieces descousues ; tantost je resve, tantost j’enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voicy » (III, III, 828). C’est dans ce lieu, retiré de sa famille même (« J’essaie à m’en rendre la domination pure, et à l’esquart, tant pour le fruit de l’exercice que pour reculer de moy la presse », ibid.), que Montaigne s’essaie, s’éprouve, s’écoute et, s’il le peut, s’entend. La familiarité des livres ne lui apporte certes pas le secours d’une autorité qui lui dirait le mauvais ou le bon, mais la compagnie d’autres traces, le témoignage d’autres êtres qui s’employèrent à enregistrer par écrit des réflexions, des anecdotes, des fictions, ou des songes tout aussi bien. Toutes les opinions méritent qu’on y prête l’oreille, si saugrenues qu’elles puissent nous apparaître, du seul fait qu’elles existent, elles témoignent d’un tour de l’esprit d’un homme, et comme telles demandent qu’on leur fasse accueil, exactement au même titre que les manières de table et usages de couettes rencontrés durant le voyage. Tout ce qui est venu jusqu’à nous, consigné dans les livres, n’a d’autre autorité que d’être là, inscrit, sans garantie aucune de vérité, sans autre intérêt en somme que de témoigner que quelqu’un, un jour, a pris la peine de transcrire cette phrase. Cela peut être advenu, ou inventé, peu importe, c’est toujours un tour de l’humaine capacité. « Toutes telles ravasseries, qui sont en credit autour de nous, meritent aumoins qu’on les escoute. Pour moy, elles emportent seulement l’inanité, mais elles l’emportent. Encores sont en poids les opinions vulgaires et casuelles autre chose que rien en nature » (III, VIII, 923). Contre la tentation de juger, l’éveil et la curiosité. Les livres m’offrent de quoi parcourir, à mon rythme et sans obligation autre que ma liberté, des multiplicités d’opinions, des remarques singulières, de la matière à exercer l’activité de penser. À condition que puisse être maintenue la réserve nécessaire qui interdit de penser avoir raison sur les autres, l’humilité qui combat l’arrogance si prompte en chacun. Car, à la réflexion, qui, par surcroît, me garantit de n’être pas moi-même, aux yeux d’un autre, ou à mes propres yeux une autre fois, plus tard, une autre expérience faite, une opinion différente reçue, aussi vain et futile que telle ou telle opinion me paraît aujourd’hui11 ?
En somme, d’avoir avec soi un commerce tel qu’on puisse « être présent à soi », ce qui est à la fois lucidité et coïncidence avec l’instant actuel : « Quand je dance, je dance ; quand je dors, je dors ; voyre et quand je me promeine solitairement en un beau vergier, si mes pensées se sont entretenues des occurrences estrangieres quelque partie du temps, quelque autre partie je les rameine à la promenade, au vergier, à la douceur de cette solitude et à moy » (III, XIII, 1107). Contrairement à ce qu’on imagine souvent, il n’est rien si difficile que d’atteindre à cette pure présence, cela demande d’écarter tout ce qui sépare de soi, soucis et souffrances, projets et charges, et même affections légitimes. Cela a même quelque chose d’impossible, à bien des égards. Et pourtant c’est apparemment le seul chemin pour ne pas s’écarter trop de la recherche de la vérité dont il faut bien comprendre qu’elle n’est pas théorique, ni contemplative, mais « toute en meurs et en action », comme l’a pratiquée Socrate (III, XIII, 1107, c). La pratique qu’a trouvée Montaigne, au confluent de la curiosité pour les autres et du commerce des livres, dans la retraite précaire d’une « librairie de village » tant bien que mal préservée des troubles environnants, en y mettant autant de bonne grâce qu’il pouvait, ce fut d’écrire au jour le jour ces constats simples et malicieux dont l’objet n’était pas de se faire valoir aux yeux des autres mais de s’aider soi-même à ne pas s’en croire. C’est pourquoi les mots tracés un jour sur le papier font retour sur celui qui les écrivit, les relit, et s’y trouve en quelque sorte mis à distance de soi-même. « Je sens ce proffit inesperé de la publication de mes meurs qu’elle me sert aucunement de regle » (III, IX, 980). C’est pourquoi l’entreprise de se relier au monde et aux autres ne peut s’engager qu’à la condition de reconnaître le plus précisément possible les us et façons, ruses et détours, de celui qui veut s’y engager. Peinture de soi, non certes, mais tentative chaque jour recommencée, incessamment reprise, conscience de ce qu’on méconnaît être, assurément.
J’ose non seulement parler de moy, mais parler seulement de moy : je fourvoye quand j’escry d’autre chose et me desrobe à mon subject. Je ne m’ayme pas si indiscretement et ne suis si attaché et meslé à moy que je ne me puisse distinguer et considerer à quartier : comme un voisin, comme un arbre. C’est pareillement faillir de ne veoir pas jusques où on vaut, ou d’en dire plus qu’on en void (III, VIII, 942, c)12.
Il n’est sans doute aucune entreprise aussi difficile que de se considérer « à quartier », à part et à menues pièces. Il n’en est sans doute aucune qui soit plus indispensable pour se tenir dans l’attitude juste13.
1. « L’an du Christ 1571, à l’âge de trente-huit ans, la veille des calendes de mars, anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, depuis longtemps déjà ennuyé de l’esclavage de la Cour du Parlement et des charges publiques, se sentant encore dispos, vint à part se reposer sur le sein des doctes Vierges dans le calme et la sécurité ; il y franchira les jours qui lui restent à vivre. Espérant que le destin lui permettra de parfaire cette habitation, ces douces retraites paternelles, il les a consacrées à sa liberté, à sa tranquillité et à ses loisirs » : édition Villey-Saulnier, PUF, 1965 ; reéd. coll. « Quadrige », 2009, Introduction, p. XXXI.
2. On citera le texte des Essais dans l’édition Villey des PUF, mise au programme du concours de l’agrégation 2003, le troisième livre ne comporte que les niveaux (b) et (c), à savoir les éditions de 1588 et l’exemplaire dit « de Bordeaux ». On rappelle ici que les additions aux deux premiers livres, donc postérieures à 1580, méritent, si on veut se former une image de la démarche de Montaigne, une attention soutenue. Elles appartiennent au même mouvement de réflexion que le troisième livre, souvent en redoublent certains passages, parfois les éclairent différemment ou aident à en préciser la portée. Je regrette que l’édition de l’Imprimerie nationale n’ait pas été choisie, elle aide à mieux entrer dans l’élaboration de la pensée, dans ses pauses et ses « sauts et gambades ». Je reviendrai plus loin sur l’enjeu en apparence inoffensif de ce choix. André Tournon en a exprimé nettement quelques raisons à la fois épistémologiques et éthiques. Il est symptomatique qu’il n’ait pas été entendu.
3. Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, PUF, 2004, p. 407.
4. Pour un aperçu des similitudes argumentatives, on pourra consulter Quentin Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, Albin Michel, 2001, notamment le chapitre IX de la 2e partie, p. 761 et suiv., et en particulier les élaborations de Bèze, Mornay après Hotman (voir p. 794 et suiv.).
5. Ailleurs, Montaigne remarque : « Parquoy, à escrire, j’accepte plus envis les arguments battus, de peur que je les traicte aux despens d’autruy. Tout argument m’est egallement fertille. Je les prens sur une mouche ; et Dieu veuille que celuy que j’ay icy en main n’ait pas esté pris par le commandement d’une volonté autant volage ! Que je commence par celle qu’il me plaira, car les matieres se tiennent toutes enchesnées les unes aux autres » (III, V, 876). On ne saurait mieux dire à quel point la chasse importe plus que la prise.
6. « À la différence des autres, je n’ai pas honte d’avouer que je ne sais pas » (Cicéron, Tusculanes, I, XXV).
7. Daniel Ménager a proposé un commentaire particulièrement éclairant de ce passage, de sa logique et des conséquences qu’il implique pour la manière de penser de Montaigne ; de la gaieté comme illumination de l’esprit. Voir « Montaigne et l’art du “Distingo” », in Montaigne et la rhétorique, Actes du colloque de St. Andrews, Honoré Champion, 1995.
8. Voir p. 396, note 1.
9. Voir le Journal de voyage en Italie, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1962, p. 1270.
10. Voir le remarquable ouvrage d’Alain Legros, Essais sur poutres, Klincksieck, 2000, passionnant à tout point de vue. Malgré tout, le lien entre sentences inscrites sur les poutres et formules des Essais me semblerait gagner à être infléchi dans le sens que j’indique plus haut : une maxime est inévitablement et nécessairement affirmative et donc résolutive, ce que, nécessairement, ne sont pas les phrases des Essais.
11. Nous retrouverons cette réflexion plus loin, centrale sur ce qu’il en est de la croyance : « Ce que je tiens aujourd’huy et ce que je croy, je le tiens et le croy de toute ma croyance ; tous mes utils et tous mes ressorts empoignent cette opinion et m’en respondent sur tout ce qu’ils peuvent. Je ne sçaurois ambrasser aucune verité ny conserver avec plus de force que je fay cette cy. J’y suis tout entier, j’y suis voyrement ; mais ne m’est il pas advenu, non une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d’avoir ambrassé quelqu’autre chose à tout ces mesmes instrumens, en cette mesme condition, que depuis j’aye jugée fauce » (II, XII, 563).
12. Il est tout à fait remarquable que la réflexion de Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, qui se préoccupe précisément de l’identité, de sagesse pratique, de quête ontologique, oublie Montaigne et saute de l’Antiquité à Descartes. Cela étonne.
13. Les cinq chapitres qui suivent vont tenter d’accompagner la démarche de Montaigne dans la poursuite de cette « attitude juste ».