II

« Connais-toi toi-même » : un commandement paradoxe

 

L’adage delphique est sans doute, dans la tradition classique, le commandement le plus connu, le plus commenté, et sans doute aussi le moins suivi, le plus difficile à respecter. Érasme, avec une sécheresse d’expression d’une grande prudence, recourt à Cicéron pour évoquer l’inéluctable petitesse de l’homme ; il accumule les références, Varron, Ovide, Juvénal, Ménandre, Homère, Thalès, Macrobe, Xénophon et d’autres, conformément au genre qu’il pratique, mais sans donner son point de vue personnel. Il écrit vers la fin de sa recension (Adages, 595) : « Socrate fut décrété le plus sage par l’oracle de Delphes alors que la Grèce comptait tellement de sages ; il l’explique ainsi : tous les autres prétendaient savoir ce qu’ils ignoraient, il l’emportait sur eux en ce qu’il savait ne rien savoir ; et c’est la seule chose qu’il prétendait savoir. » Ces formules sont restées dans les esprits, et Montaigne les reprend fidèlement :

 

Par ce que Socrates avoit seul mordu à certes au precepte de son Dieu, de se connoistre, et par cette estude estoit arrivé à se mespriser, il fut estimé seul digne du surnom de Sage. Qui se connoistra ainsi, qu’il se donne hardiment à connoistre par sa bouche (II, VI, 380).

 

Cette addition termine l’essai « De l’exercitation » comme pour insister une fois de plus sur l’énigmatique disproportion entre ce qu’un homme pense de lui-même, la figure dans laquelle il se représente et la « réalité » de son comportement, de ses gestes, de ses paroles. En outre, cette « réalité » se révèle à dire vrai peu accessible, puisque l’expérience ne donne à sentir que des différences, des écarts entre visions ou sensibilités hétérogènes, et ne permet jamais de s’arrêter sur une vue stable, pure, sur une proposition indiscutable, qui serait la vérité.

Cette disproportion semble le premier obstacle qu’on rencontre sur la voie du « connais-toi toi-même », elle constitue peut-être une disposition rédhibitoire, et en tout cas elle indique une extrême difficulté. L’essai « De la vanité » se termine par une sévère réflexion :

 

C’estoit un commandement paradoxe que nous faisoit anciennement ce Dieu à Delphes : Regardez dans vous, reconnoissez vous, tenez vous à vous ; vostre esprit et vostre volonté, qui se consomme ailleurs, ramenez la en soy ; vous vous escoulez, vous vous respandez ; appilez vous, soutenez vous, on vous trahit, on vous dissipe, on vous desrobe à vous (III, IX, 1001).

 

La formulation de ce commandement est remarquable. La prescription s’adresse à un « vous » qui représente, semble-t-il, les hommes tels que les voit le dieu de Delphes, dieu de la philosophie. Elle leur indique certes leur devoir, mais aussi et surtout elle leur décrit leur situation de manière étonnante (« on vous trahit ») : qui peut bien être cet ennemi insidieux et puissant ? Un ennemi intime sans doute comme le suggèrent les trois verbes trahir, dissiper et dérober ? Ou bien, ce « on » est-il extérieur, ce serait la société, la coutume, plus précisément et avec plus de pressante actualité, les rigueurs du temps présent ; l’horreur des guerres civiles — un peu plus haut dans le chapitre, évoquant le dérèglement et les troubles, Montaigne écrit : « Et cecy aussi me poise, que le plus voysin mal qui nous menace n’est pas alteration en la masse entiere et solide, mais sa dissipation et divulsion l’extrême de nos craintes » (ibid., 961-2), employant un mot de même racine dans une phrase à la construction syntaxique insolite où la rupture grammaticale accompagne le désastre de la société. On peut aussi comprendre que ce « on » serait une partie du « vous », et que l’ennemi serait non seulement intime mais intérieur, qu’il s’agirait d’une part de nous-mêmes qui nous entraînerait (trahir), nous ferait perdre notre consistance et notre cohésion (dissiper), nous écarterait de ce qui nous est propre, ou de ce qui nous est clair (dérober).

Après ce constat alarmant, l’interpellation reprend avec une vigueur renouvelée ; la précision mordante de l’invective est encore accentuée par le « tu » (« tu es le scrutateur sans connoissance, le magistrat sans jurisdiction et apres tout le badin de la farce », III, IX, 1001) et par l’accumulation des déterminations privatives : « si vuide et necessiteuse », « sans connaissance […] sans jurisdiction ». L’injonction delphique est bien « paradoxe », et doublement : elle va contre l’opinion commune qui imagine la connaissance uniquement tournée vers l’extérieur (« Cette opinion et usance commune de regarder ailleurs qu’à nous a bien pourveu à nostre affaire. C’est un objet plein de mescontentement ; nous n’y voyons que misere et vanité », ibid., 1000). Mais en outre, elle renverse les valeurs acceptées, elle retourne la connaissance qui comporte normalement un contenu positif, en connaissance de l’ignorance, ou plutôt en reconnaissance du non-savoir. Le « tu » ou le « toy », accolé ironiquement à l’emphase d’un « ô homme », provoque certes l’homme en général, l’homme comme tel ; mais il n’est pas illégitime d’y laisser une place pour Montaigne lui-même qui s’exposerait à un rappel à l’ordre, comme il le souhaite explicitement dans « De l’art de conferer », et par places ailleurs, se prenant soi-même à partie et interrogeant sans relâche la méconnaissance de soi. Car ce qui est ainsi désigné constitue bien une disproportion radicale entre ce que l’homme (Montaigne) croit de soi et les limites irréductibles dans lesquelles sa condition d’individu soumis à la temporalité le circonscrit nécessairement. En cela, le « connais-toi toi-même » est intimement lié à l’inscription delphique : « E » (« tu es »). Seul le dieu a véritablement et entièrement droit à l’être ; à l’homme est dévolue la reconnaissance de son non-être, de son passage. En sorte que les trois pages de Plutarque par lesquelles s’achève l’« Apologie » se relient étroitement aux lignes qui forment l’aboutissement de « De la vanité », comme le Sur le Ei de Delphes le marque explicitement dans sa conclusion. En tout cas, les deux formules « Tu es » et « Connais-toi toi-même », si elles semblent au premier abord s’opposer quelque peu (peut-on avoir pour devoir de connaître ce qui n’est pas véritablement ?), paraissent ensuite se compléter (en harmonie) en un certain sens. La première, en effet, prononcée avec crainte et respect, proclame l’existence éternelle du dieu, tandis que la seconde est pour les mortels un rappel de leur nature et de leur faiblesse1.

En un certain sens, ce constat constitue lui aussi un lieu commun et s’intègre naturellement aux formules qui rabaissent l’homme (et Montaigne) dans la tradition et dans les Essais. Ainsi « La presomption est nostre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fraile de toutes les creatures, c’est l’homme, et quant et quant la plus orgueilleuse » (II, XII, 452). Bien. Mais la formule est si générale qu’elle constitue un jugement « en gros » ; et donc imparfaite en ce qu’elle ne dessine pas une pratique, en ce qu’elle n’indique pas de voie pour modifier le comportement quotidien, l’opinion qu’on a de soi-même, la relation de soi à soi.

L’adage delphique semble ainsi énoncer tout à la fois une évidence proche, clairement concevable et même immédiate, et pourtant, dans un mouvement second, sa formule se révèle énigmatique, obscure et impraticable. Il s’agit en effet d’une proposition équivoque, susceptible de changer de sens, de s’inverser du positif au négatif, selon qu’on a ou non « l’idée de derrière ». Cette équivoque peut tout à fait passer inaperçue, puisque, pour l’apercevoir, il faut déjà avoir l’idée ou le pressentiment d’une disjonction possible, capable de fissurer la plénitude d’une évidence apparente, cette évidence dans laquelle nous croyons être par rapport à nous-mêmes.

 

Car encore faut il quelque degré d’intelligence à pouvoir remarquer qu’on ignore, et faut pousser à une porte pour sçavoir qu’elle nous est close. (c) D’où naist cette Platonique subtilité que, ny ceux qui sçavent n’ont à s’enquerir, d’autant qu’ils sçavent, ny ceux qui ne sçavent, d’autant que pour s’enquerir il faut sçavoir de quoy on s’enquiert (III, XIII, 1075).

 

Le mot « subtilité » a le plus souvent dans les Essais un sens péjoratif (ainsi le titre « Des vaines subtilitez »), mais ici ce n’est pas, semble-t-il, le cas : l’aporie est en effet essentielle, et il faut une vue bien fine et un jugement bien trié pour ne pas s’y laisser enfermer, et toute la subtilité imaginable n’est pas de trop pour démêler les illusoires certitudes. « Ainsin en cette-cy [cette science] de se cognoistre soy mesme, se voit si resolu et satisfaict, ce que chacun y pense estre suffisamment entendu, signifie que chacun n’y entend rien du tout » (ibid., b). Le retournement du « résolu et satisfaict », « suffisamment entendu », en « n’y entend rien du tout » est tout à fait radical, il étonne même par son extension (« chacun ») qui sépare deux sortes d’humanité : ceux qui croient se connaître, et de ce fait même s’ignorent, et ceux qui reconnaissent qu’ils ne se connaissent pas et de ce fait même commencent à connaître quelque chose de leur ignorance. Le modèle de Socrate prend dès lors une forme tout à fait précise : comme le disait l’adage d’Érasme, Socrate est justement celui qui a échappé à l’illusion de « chacun », qui a reconnu qu’il ne se savait pas et ainsi a maintenu ouverte la disposition à « s’enquérir » de soi. Sur ses traces, Montaigne s’efforce lui aussi d’échapper à l’illusion de certitude sans cesse renaissante : « Moy qui ne faicts autre profession, y trouve une profondeur et varieté si infinie, que mon apprentissage n’a autre fruict que de me faire sentir combien il me reste à apprendre » (ibid.). L’enjeu est de faire l’épreuve (l’essai) des déterminations qui séparent de soi-même, ou plus modestement de reconnaître l’envers de ce qui paraissait une pensée positive de soi. L’attention à soi apparaît dès lors comme une entreprise essentiellement négative, et ce caractère négatif (« paradoxe ») la rend extrêmement difficile non seulement à pratiquer mais simplement à énoncer ; c’est une attention qui ne cesse de refuser, qui ne cesse de dire, avec un entêtement désagréable, « ce n’est pas cela » ; qui ne cesse de défaire les croyances et les positions stables. La première préoccupation, le premier souci, consiste ainsi à reconnaître les obstacles sans cesse renaissants qu’entretient l’illusion de croire qu’on se connaît, ou même qu’on peut se connaître.

Et plus matériellement, en chaque proposition il s’agit d’opérer ce renversement, ce mouvement de bascule qui rend moins assurée une affirmation, qui ouvre la possibilité d’une disjonction ou d’un déplacement. C’est une opération à la fois rhétorique et logique à laquelle se plie — ou s’astreint — Montaigne, de façon quasi systématique et souvent irritante2. Un exemple entre cent : « Les miracles sont selon l’ignorance en quoy nous sommes de la nature, non selon l’estre de la nature » (I, XXIII, 112). Le travail de la réflexion s’opère sans et par le mouvement de langage qui substitue à « l’estre de la nature » (on pourrait dire, comme le lieu commun, la nature est étonnante, merveilleuse, pleine de miracles) une réticence qui porte non sur la nature extérieure mais, par un retournement radical, sur la connaissance que nous en avons, c’est-à-dire l’ignorance dans laquelle nous sommes de ce qui la constitue. Il s’agit d’un travail sur un lieu commun qui accomplit dans la phrase même le principe du distingo, c’est-à-dire de séparation, de discernement, d’interrogation ou d’ironie, comme plus haut se répondaient « suffisamment entendu » et « n’y entend rien du tout ». Ce sont les mots mêmes qui, si on les écoute, génèrent leur propre écho, parfois inversé sous l’effet d’une ironique mais essentielle subversion. Dès le premier ébranlement opéré, le reste peut suivre ; mais la difficulté tient à ce commencement, à ce premier décollement de soi à soi ; il y faut ce « quelque degré d’intelligence à pouvoir remarquer qu’on ignore ». Or la liberté est à ce prix : « Ce n’est pas estre amy de soy, et moins encore maistre, c’est en estre esclave, de se suivre incessamment, et estre si pris à ses inclinations qu’on n’en puisse fourvoyer, qu’on ne les puisse tordre » (III, III, 819). L’adverbe « incessamment » est ici essentiel : pour avoir une possibilité de penser, un espoir d’être un peu moins esclave, il faut avoir l’occasion de faire cesser, ne serait-ce qu’un instant, notre adhésion à nous-mêmes, notre adhérence à nos phrases. En d’autres termes, l’espoir d’échapper, ne serait-ce qu’un instant, à la continuité d’un flux uniforme et homogène, grâce à l’attention portée aux phrases dont nous sommes faits et que nous n’entendons pas.

Or ce mouvement langagier, qui enchaîne une phrase à une autre, qui déroule une proposition à partir d’un mot, se produit d’une façon quasiment autonome, échappant à la conscience et plus encore à la régulation d’une réflexion. La parole s’épand de son mouvement propre, de son propre poids, hors du contrôle du jugement (« par la propre chaleur de la narration », dit Montaigne quand il dépiste cet entraînement spontané en lui-même, dans la magnifique réflexion menée dans « Des boyteux »). « Se connaître soi-même » prend alors un sens nouveau : non pas concevoir ni dessiner une figure de soi, un « portrait » — entreprise d’ailleurs hasardeuse en ce qu’elle supposerait possible de déceler l’unité sous les apparences diverses3 — mais déceler dans sa propre parole le bruissement d’une rumeur confuse et hétéroclite qu’on persiste malgré tout à prendre pour soi-même. Cela demande une oreille singulièrement fine et en constant éveil. Il est imaginable qu’à soi seul on ait du mal à s’y prêter, et plus encore à s’y maintenir. C’est là que « l’autre » qui « me rameine et qui me demande la verité nue et crue » devient indispensable. L’autre, vivant, en personne, faisant défaut, c’est la trace écrite qui va (au moins en partie) pouvoir jouer ce rôle : faire surgir le surprenant dans l’habituel, l’insolite dans l’inaperçu. L’écrit peut se révéler trace d’un écart, écart de moi à moi, déhiscence ou différence au sein d’un milieu homogène, ou, dans l’inattention, l’inadvertance, ressenti comme tel, continu, qui est représentation de moi. Chaque représentation de soi est entière, sans faille ni contour, elle s’inscrit dans l’absolue évidence de chaque instant. Telle est, formellement, logiquement, l’adhésion (l’adhérence) essentielle de la croyance.

 

Ce que je tiens aujourd huy et ce que je croy, je le tiens et le croy de toute ma croyance ; tous mes utils et tous mes ressorts empoignent cette opinion et m’en respondent sur tout ce qu’ils peuvent. Je ne sçaurois ambrasser aucune verité ny conserver avec plus de force que je ne fay cette cy. J’y suis tout entier, j’y suis voyrement […].

 

Vient alors cette scansion, ce point-virgule, légère ponctuation qui d’un point de vue syntaxique ne marque pas une rupture forte ; et pourtant, voici :

 

[…] j’y suis voyrement ; mais ne m’est il pas advenu, non une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d’avoir ambrassé quelqu’autre chose à tout ces mesmes instrumens, en cette mesme condition, que depuis j’aye jugée fauce4 (II, XII, 563).

 

Dans l’espace de cette légère suspension, c’est toute la dimension du temps qui vient soudain de faire irruption, et qui produit le télescopage incongru de deux ou plusieurs figures qu’on percevait identiques et qui s’avèrent différentes. En ce sens, la croyance (ou la méconnaissance tout aussi bien) a partie liée avec l’oubli, et l’écriture lutte contre cette amnésie qui fait imaginer qu’on reste identique, qu’on subsiste le même malgré des espèces hétérogènes, et sous des formes différentes. L’écriture — la transcription d’un constat quotidien, au jour le jour, de minute en minute — devient ainsi le lieu privilégié où peut s’enregistrer la différence de soi à soi. Mais cela ne peut se faire qu’à la condition d’accepter l’épreuve, difficile pour l’amour-propre et éventuellement humiliante, d’une confrontation entre un écrit et un autre écrit — ce qui est sans doute la définition la plus fidèle de « contrerolle » (comme l’a si précisément noté A. Tournon) : vérification légale de la conformité formelle de deux listes. Cela peut donner des réactions aussi radicales que celle de Bartleby, le copiste, dans la nouvelle de Melville ; prêt, certes, à copier, mais se refusant absolument à la relecture (« I would prefer not to », dit-il), c’est-à-dire à la confrontation d’un « moi » à un autre « moi ». C’est là qu’il convient de prendre au sérieux la fameuse formule « J’adjouste, mais je ne corrige pas » (III, IX, 963), non comme une proclamation absolue qui serait aisée à prendre en défaut tant les ratures ou rectifications abondent, mais comme un principe de coexistence avec un écrit, témoignage irrécusable de ce que fut l’instant d’une trace. Ni bon ni mauvais, le signe a été inscrit, et cela seul suffit à son existence. Entre le « a été inscrit » et le « lu maintenant » s’effectue la mise en présence de deux états d’être qui, chacun selon son temps, se sont vécus comme « Moi » absolu ; le temps inaperçu qui a fait passer d’un moi à un autre moi se trouve soudain révélé par la trace matérielle de l’écriture. « Connais-toi toi-même » signifie alors : relis-toi toi-même ; constate, phrases écrites à l’appui, les mutations de toi à toi.

 

Moy à cette heure et moy tantost sommes bien deux ; mais quand meilleur, je n’en puis rien dire. Il feroit beau estre vieil si nous ne marchions que vers l’amendement. C’est un mouvement d’yvroigne titubant, vertigineux, informe, ou des joncs que l’air manie casuellement selon soy (III, IX, 964).

 

Des joncs, soit, mais qui essaient de penser et qui écrivent. À qui l’écriture est occasion de penser.

L’écrit en effet se dépose, se fixe, et cette inscription produit une modification. Quelque chose se perd, une énergie de formuler une attente, des réseaux de bifurcations multiples, des échos et des recoupements qui pouvaient à leur tour proliférer en divers sens, riches d’éclatements et de facettes. Voici que la trace écrite s’est trouvée incapable de maintenir la prodigieuse richesse des pistes de pensées à penser, la formule enregistrée n’est guère que le relief d’une perte.

 

Pour en ranger davantage, je n’en entasse que les testes. Que j’y attache leur suitte, je multiplieray plusieurs fois ce volume. Et combien y ay-je espandu d’histoires qui ne disent mot, lesquelles qui voudra esplucher un peu ingenieusement, en produira infinis Essais (I, XL, 251).

 

Et même si parfois les phrases de Montaigne laissent croire à une diplomatie concertée de la dissimulation, du « dire à demy », il est plus fructueux, je crois, de chercher du côté de l’incertitude, de l’hésitation, du questionnement. La phrase qui était mienne, dont je percevais les linéaments et pressentais les suites potentielles, du seul fait de sa transcription, soudain s’est sclérosée et m’a échappé. Je ne comprends plus ce que j’avais en projet, tout un avenir de pensées possibles se restreint sèchement à une formule banale ou peu compréhensible :

 

Ceci m’advient aussi : que je ne me trouve pas où je me cherche ; et me trouve plus par rencontre que par l’inquisition de mon jugement. J’aurai eslancé quelque subtilité en escrivant. […]. Je l’ay si bien perdue que je ne sçay ce que j’ay voulu dire : et l’a l’estranger descouverte par fois avant moy. Si je portoy le rasoir par tout où cela m’advient, je me desferoy tout. Le rencontre m’en offrira le jour quelque autre fois plus apparent que celuy du midy : et me fera estonner de mon hesitation5 (I, X, 40).

 

L’écrit m’a en quelque façon rendu étranger à moi-même, en sorte que dans ces lignes que j’ai écrites à un autre moment et que me voici en train de lire ou relire, il y a une chance que je me surprenne « du dehors », que je me voie « comme un autre », ce qui peut-être sera suffisant pour défaire l’adhérence spontanée de la croyance naturelle. Tout au contraire de la complaisance à soi qui noie les distinctions et les détails dans un flou homogène, cette relecture de soi produit l’écart indispensable : « Je ne m’ayme pas si indiscretement et ne suis si attaché et meslé à moy que je ne me puisse distinguer et considérer à quartier : comme un voisin, comme un arbre6 » (III, VIII, 942). Elle produit, matériellement, les divisions d’une phrase à une autre, d’une intonation à une reprise, d’un mot à un écho, qui « décousent » le tissu continu de la représentation imaginaire. Se découvrir comme si on n’était pas soi, voilà bien en quoi l’écriture de soi (comme on dit, mais il faudrait préciser de quoi il est question) a lien avec le commandement delphique. Il y eut un moment où le besoin de sortir de soi pour se retourner vers soi emprunta des voies aléatoires et grammaticalement bizarres (« […] je me plante en sa place, j’essaye de chausser mon ame à son biaiz », I, XXXIX, 243), où la transposition d’un « moi » en « lui » ne se pouvait pratiquer sans mimer abusivement une différence essentielle entre deux êtres radicalement distincts. Voici maintenant que les deux êtres, celui qui enregistre (« enrolla ») et celui qui relit à l’instant d’un deuxième « enregistrement », ont au moins un lien qui les relie, une sorte (ténue) de permanence qui tient ensemble des identités éclatées. Ainsi tout à la fois c’est « moi » et ce n’est pas « moi » (voir I, XXVI, 148). Mais ce vacillement suffit peut-être. Entre ces deux « moi » s’ouvre, grâce à la lettre qui fut écrite, un accès fugitif à l’être qui subsiste devant la page, devant le papier.

Si écrire a désormais une telle importance ou, pour le dire autrement, si le seul accès possible à la vérité de soi réside dans l’écriture et dans la relecture de ce qui a été écrit, cela entraîne aussi qu’on ne puisse plus tout à fait écrire comme avant. Chaque avancée de phrase se perçoit menacée d’une coupure, d’un retour — ce qui est proprement réflexion, et donc éveil. Car, et c’est bien un tour « paradoxe », les « verges poétiques […] s’impriment encore mieux en papier qu’en la chair vifve » (II, XVIII, 665). Pour s’offrir à la plus exacte fidélité au mouvement de l’être, il va falloir inclure dans la phrase même des ruptures, des sauts (et des « gambades »), des brièvetés. Hugo Friedrich a bien remarqué cette forme poétique (le « tacitisme » de Montaigne), des échos et des vibrations langagières. On a souvent relevé ces tours de langage ou de caractère. Je suggère d’y voir non un jeu sur les mots ou une préciosité mais bien plutôt l’expression d’une nécessité : si je cherche à me connaître, il me faut relire ce que j’ai écrit, si j’essaie d’écrire ce que je suis, il me faut briser mes phrases, les découdre (« je prononce ma sentence par articles descousus, ainsi que de chose qui ne se peut dire à la fois et en bloc », III, XIII, 1076). L’émiettement de la phrase est presque à soi seul un gage d’éveil : « Tous jugemens en gros sont lâches et imparfaicts » (III, VIII, 943). Voici au moins une raison à ce style : « J’ay naturellement un stile comique et privé, mais c’est d’une forme mienne […] comme en toutes façons est mon langage : trop serré, desordonné, couppé, particulier » (I, XL, 252), seuls les détails ont chance d’être dans le vrai, c’est-à-dire de rappeler à soi, en deçà des fictions et des croyances : « Je voyois nonchalamment la mort, quand je la voyois universellement, comme fin de la vie ; je la gourmande en bloc ; par le menu, elle me pille » (III, IV, 837), avec la part de souffrance qu’accompagne le moment où les yeux sont contraints de voir, se dessillent, et où se dissipe le leurre des fictions quotidiennes. Ici encore c’est un renversement langagier qui produit la déchirure (« je la gourmande », « elle me pille » ; « en bloc », « par le menu ») : pour s’approcher de soi, il faut s’entendre parler, en détail, à menues pièces, et jusque dans les scansions et les silences, si possible au fur et à mesure que la phrase avance ; elle sera plus éveillée. Il faut « suspendre », si on peut. La maxime pyrrhonienne n’a rien d’abstrait, c’est à chaque moment de l’existence, à chaque parole qu’on peut (ou doit) permettre un espace en attente.

C’est bien pourquoi la ponctuation est d’une telle importance, et si Montaigne a cherché à inventer des marques typographiques particulières, ce n’est pas fantaisie singulière ou quête de l’originalité, mais tentative pour former un instrument qui épouse le plus fidèlement possible le mouvement même de la réflexion. C’est bien pourquoi l’édition Villey, quelles que soient par ailleurs ses qualités, méconnaît radicalement l’exigence de Montaigne, exigence qui n’a rien d’une préciosité formelle, mais tout au contraire, comme André Tournon le montre avec rigueur et obstination (et en dépit de résistances surprenantes de la part de nombreux « lecteurs » des Essais), cherche à inscrire dans la phrase même l’acuité de la pensée en train de naître, ce qui est l’objet même des Essais. Car une virgule, un point ne sont pas des marques annexes, subalternes, ni n’obéissent automatiquement à des normes imposées par des grammairiens ou des typographes. Ces signes rythment le mouvement même de l’expression, à la façon dont les soupirs, les silences ou les pauses donnent sa respiration à une ligne musicale, la font rengaine, ritournelle ou merveille de fraîcheur et de légèreté mélodique. À plus forte raison doit-on y prêter attention quand le compositeur, insatisfait des signes usuels et conventionnels, ressent le besoin d’innover justement dans le domaine dit technique, et décide de recourir, par exemple (c’est le cas de Montaigne), à une ponctuation intermédiaire inédite. Celle-là précisément qui ne veut pas clore une séquence, mais désigne une interruption, et s’inscrit pour empêcher la phrase commencée de se mouvoir sans attention, de se dérouler d’elle-même à la façon dont marche un somnambule. On pourrait aussi imaginer que ce type de scansion n’est pas sans analogie avec le raclement de gorge, le « ah ? », le « oui ? » dont on dit qu’ils ponctuent parfois une séance d’analyse, non pour suggérer de la part de l’analyste une signification, proposer une interprétation, mais (je l’imagine) pour que l’analysant perçoive cette parole qu’il vient de proférer sans en entendre peut-être le double sens, dans le déroulement trop convenu d’un flot de mots qui s’enchaînent trop « naturellement » les uns aux autres. Ce serait ainsi une ponctuation d’éveil, de suspens, ponctuation essentiellement pyrrhonienne, au sens propre « points de suspension », introduction d’une éventualité de doute de soi par rapport à soi-même. Or il semble bien que ce soit de ce moment de décollement que Montaigne soit obstinément en quête, moment de « conscience » s’il en est, où par un effort incessant on parvienne à « s’entendre en soi ». À qui cherche à honnêtement lire les Essais, cela ne peut échapper ; et André Tournon, répétons-le, l’a précisément montré7. Suivons la démarche, aussi fidèlement que possible.

Si le « moi » ne peut faire l’objet d’une connaissance claire et distincte (« Je ne puis asseurer mon object »), il peut être le lieu d’une expérience. S’observer soi-même, sans jugement, sans impatience, revient à faire l’expérience de la confusion, de l’opacité et même de la « difformité », non seulement dans la diversité qui sépare dans le temps un « moi » d’un autre « moi », mais dans l’instant même du constat. Ce qui suggère que le « moi », en tant que tel, et il faut rappeler que cette « notion » ne figure pas dans les Essais, est un mélange confus de raison et de folie, de passion et de vertu, de forme et de passages :

 

Aux actions des hommes insansez, nous voyons combien proprement s’avient la folie avecq les plus vigoureuses operations de nostre ame. Qui ne sçait combien est imperceptible le voisinage d’entre la folie avecq les gaillardes elevations d’un esprit libre et les effects d’une vertu supreme et extraordinaire ? (II, XII, 492).

 

Et la suite évoque Le Tasse dans sa prison à Ferrare, « en si piteux estat, survivant à soy-mesmes, mesconnaissant et soy et ses ouvrages ». Or cette méconnaissance de soi, une fois encore, s’est accomplie par le truchement d’une soudaine réversion dans le langage : une clarté l’a aveuglé, « cette exacte et tendue apprehension de la raison […] l’a mis sans raison ? » Est-ce encore « cette rare aptitude aux exercices de l’ame, qui l’a rendu sans exercice et sans ame ? ». Là où, en somme, et conformément au train des pseudo-pensées du jour quotidien, nous attendons la lumière, c’est l’ombre que nous rencontrons, et au lieu des clartés de l’esprit nous trouvons les obscurités de la folie. D’où un constat paradoxe : « Il nous faut abestir pour nous assagir, et nous esblouir pour nous guider » (ibid.). Les mots que nous employons communément pour désigner les dispositions d’être se révèlent ainsi douteux, problématiques et réversibles, comme Érasme l’avait ironiquement développé autrefois ; ce qui est « raison » d’un certain point de vue peut se révéler « folie » d’un autre, et ce seul fait suggère que les notions formées par une communauté, à un moment donné, sont relatives et dépendent à la fois de la coutume et des circonstances. Les guerres de Religion en portent un cruel témoignage, chaque camp voyant dans l’autre un indubitable hérétique. Les dénominations humaines ne concordent pas avec la nature des choses, et les découpages qu’elles cherchent à dessiner contiennent autant de justesse que d’erreur.

Cela vaut aussi, et plus encore, pour ce que les hommes jugent juste ou injuste, vertueux ou vil, spirituel ou charnel. Mais voici qu’une attention un peu fine (« triée ») décèle des mélanges, là où une psychologie ou une morale conventionnelles pensaient avoir isolé des entités « pures » — un peu à la façon dont l’atome, dit à un moment unité insécable de la matière, s’est trouvé, à l’étude, composite, complexe et agité lui-même de mouvements internes entre particules différenciées. Des mélanges qui brouillent les distinctions qu’on s’imaginait légitime de faire. Et voici que des mouvements de l’âme qu’on aurait pu croire simples se retrouvent ambigus :

 

Les secousses et esbranlemens que nostre ame reçoit par les passions corporelles, peuvent beaucoup en elle, mais encore plus les siennes propres, ausquelles elle est si fort en prinse qu’il est à l’advanture soustenable qu’elle n’a aucune autre alleure et mouvement que du souffle de ses vents, et que, sans leur agitation, elle resteroit sans action, comme un navire en pleine mer, que les vents abandonnent de leur secours (II, XII, 567).

 

La phrase elle-même, brouillant, peut-être sans en avoir le clair dessein, les possessifs : (« les siennes propres », « souffle de ses vents », « leur agitation »), fait s’interroger sur la part responsable des « secousses » : est-ce l’âme, assez agitée d’elle-même pour s’ébranler sans l’intervention de quelque élément autre ? ou bien les « passions corporelles » jouent-elles un rôle essentiel ? La balance ici semble pencher du côté de l’âme puisqu’il est « à l’advanture soustenable » que l’âme s’emporte d’elle-même, comme un discours capable d’élaborer toute fiction soutenable, et d’en trouver même les fondements, et l’articulation (voir III, XI, 1027 : « Nostre discours est capable d’estoffer cent autres mondes […] »). Mais voici que la phrase suivante semble renverser diamétralement la perspective :

 

Et qui maintiendroit cela suivant le parti des Peripateticiens ne nous feroit pas beaucoup de tort, puis qu’il est connu que la pluspart des plus belles actions de l’ame procedent et ont besoin de cette impulsion des passions (II, XII, 567).

 

Et un peu plus loin, la formule est même très décidée : « Aucune eminente et gaillarde vertu en fin n’est sans quelque agitation desreglée » (ibid.). Si bien que se connaître conduit à mettre en cause les catégories reçues pour répartir ce qui relève de l’âme et ce qui relève du corps, à mettre en doute la ligne de partage entre spirituel et matériel, à reconnaître le mélange indistinct dont nous sommes faits.

 

Pouvons nous pas dire qu’il n’y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement ny corporel ny spirituel, et que injurieusement nous dessirons un homme tout vif (III, V , 892-3).

 

Mais, du même coup, ce constat ouvre une possibilité : ne peut-on concevoir un autre mode de rapport à soi que celui de la « connaissance » au sens classique ? Par exemple, un rapport pratique dans lequel l’écoute de soi chercherait à laisser sa place au corps au lieu de faire comme s’il n’existait pas, à laisser une place à une sorte de « connaissance par le corps ». L’insistance de Montaigne à évoquer son corps a toujours déconcerté, et souvent choqué, ses lecteurs. Et il n’est pas facile d’entrer dans les raisons qui l’ont amené à tant de pages « égocentriques », parfois qualifiées de complaisantes ou même narcissiques. C’est, à mon sens, Géralde Nakam qui a le mieux formulé la signification de ce déplacement radical8. Je profite de son avancée. En bonne santé et vigueur, le corps s’oublie, à peine existe-t-il ; il faut une souffrance ou un défaut pour qu’il se rappelle à nous, pour que nous devenions un peu plus conscients de lui — donc de nous-mêmes. La gravelle, souvent torturante et qui rendait présente, même imminente, l’échéance de la mort, et le vieillissement, qui inscrit la cruauté d’une perte, d’un amoindrissement, ont certainement joué un rôle essentiel dans un tel approfondissement du rapport au corps et dans la redéfinition de la « connaissance de soi » en « conscience de soi ». Prêter attention à son corps est une façon, impréméditée, d’obéir à l’adage delphique.

Mais qu’est-ce que « mon corps », et comment l’entendre ? S’il existe une « arriereboutique toute nostre », c’est bien lui sans doute, une fois quittées les obligations civiles et politiques, dénoués les liens familiaux et quittées les pensées de la coutume (« […] sans femme, sans enfans et sans biens, sans train et sans valetz […] sans disciplines, sans paroles, sans effects », I, XXXIX, 241). L’accumulation de formules privatives définit le lieu de la vraie liberté, celui où a pu s’effectuer une séparation entre autrui et moi, où ont pu être mis à l’écart au moins un certain nombre d’obstacles qui séparent de soi-même. Mais c’est encore sur le modèle classique de la retraite, de l’otium du sage. Montaigne s’avise que, dans cette solitude même, il a emporté trop de qualités adventices, « surnuméraires », qui dépeignent (« teignent ») une figure de lui qui n’est pas lui, et que s’il doit se présenter, il lui faut encore ôter, et ôter encore.

 

A mon arrivée, je me deschiffray fidelement et conscientieusement, tout tel que je me sens estre : sans memoiré, sans vigilance, sans experience et sans vigueur ; sans hayne aussi, sans ambition, sans avarice, et sans violence (III, X, 1005).

 

La phrase est remarquable : peut-être appelée par l’homophonie « je me sens » — « sans », la succession des huit « sans » marque, je crois, le vœu de rejoindre un « moi » intime, à l’écart des déterminations et des qualifications, un « moi » privé, un « moi » sans qualités. Rien ne dit que ce « moi » soit atteignable, ni même qu’il existe en tant que tel, mais peut-être, en revenant au corps, y a-t-il une chance de rejoindre un sol existentiel que la société, les « pensées », les « affections de l’ame » ont séparé du « moi ».

C’est l’expérience qu’en fit un jour Montaigne, brutalement expulsé de son adhésion coutumière à lui-même par le choc d’un « puissant roussin », monté par un de ses gens « grand et fort » fondant « comme un colosse sur le petit homme et petit cheval », « n’ayant ny mouvement ny sentiment, non plus qu’une souche » (II, VI, 373). Voilà bien une occasion limite où s’éprouver « purement » (le « pur sentiment de l’existence » dont parle Rousseau dans la Cinquième Promenade des Rêveries), où faire l’expérience de la « sortie » du corps et de la réintégration corporelle. Mais, comme le remarque précisément Laurent Jenny, cette apparence de soi (« petit homme », « me tenans pour mort ») se fonde non exactement sur l’expérience intime de soi, mais se reconstruit sur les regards des assistants et sur leurs récits ; en sorte que la continuité du récit « se paye d’une certaine trahison de l’expérience9 », par définition marquée de blancs, d’absences, que la narration à soi seule, quelle que soit l’honnêteté de Montaigne, par un mouvement autonome, comble. Ainsi, au moment même de l’expérience la plus intime, la plus dénudée, la plus proche de la mort, une figure de langage intervient qui sépare de soi-même. Les phrases scrupuleuses, attentives, mêlent des « je » qui ont subi la chute, des « je » qui l’ont éprouvée et au moins un autre qui, imaginant l’avoir ressaisie, la raconte — ou, la racontant, s’imagine la ressaisir. Ce « feuilletage » de « mois », empilés les uns sur les autres et prétendant se confondre, n’échappe pas à Montaigne, comme l’indique l’usage de pronoms réfléchis : « Il me sembloit que ma vie ne me tenoit plus qu’au bout des lèvres […] » (374). Cette expérience lui donne même l’occasion de découvrir à quel point il ne se sait pas, ni ne se domine. « Chacun sçait par experience qu’il y a des parties qui se branslent, dressent et couchent souvent sans son congé. » La formule semble faire clairement allusion à « l’indocile liberté de ce membre, s’ingerant si importunement lorsque nous n’en avons que faire, et defaillant si importunement, lors que nous en avons le plus affaire […] ». Et assurément l’organe sexuel masculin est un symbole particulièrement sensible d’une vie autonome du corps ; mais seulement un exemple plus visible parmi tant d’autres qui demeurent inaperçus ; « je vous donne à penser s’il y a une seule des parties de nostre corps qui ne refuse à nostre volonté souvent son operation, et qui souvent ne l’exerce contre nostre volonté » (I, XXI, 102).

L’entreprise de « se connaître » doit subir une inflexion radicale : ce qui est à ma portée — et même ainsi restreint, c’est très difficile — c’est de rester en contact avec moi-même, un « moi-même » énigmatique dont je ne peux me former une figure puisque mon expérience de chaque instant me révèle en moi des mouvements secrets qui échappent à la connaissance comme à la volonté et des actions qui résistent à la nomination (« chacune à part soy je trouve mal-aysé de la designer proprement par quelque qualité principalle, tant elles sont doubles et bigarrées à divers lustres », III, XIII, 1077). Prêter attention à soi, s’écrire au jour le jour, avec obstination, conduit à éprouver la vanité des prétentions humaines à se connaître et à se maîtriser, mais il faut se le rappeler sans cesse car rien n’est plus « normal » que de se croire : « Si les autres se regardoient attentivement comme je fay, ils se trouveraient, comme je fay, pleins d’inanité et de fadaise » (III, IX, 1000). Les deux « comme je fay » sont remarquables, le premier suggérant une version positive (se regarder attentivement est bien, même exemplaire), le second un versant dépréciatif et ironique ; mais les deux ensemble paraissent dans leur retournement paradoxal faire écho à la célèbre phrase de l’oracle : « Ô humains, celui-là, parmi vous, est le plus savant qui sait, comme Socrate, qu’en fin de compte son savoir est nul » (Platon, Apologie de Socrate, 23b).

Pourtant, là où la formule grecque risquait de demeurer abstraite et purement logique, celle de Montaigne fait entrer dans l’expérience presque physique d’une rencontre avec l’énigme :

 

Je n’ay veu monstre et miracle au monde plus expres que moy-mesme. On s’apprivoise à toute estrangeté par l’usage et le temps ; mais plus je me hante et me connois, plus ma difformité m’estonne, moins je m’entens en moy (III, XI, 1029).

 

Les quatre verbes de la fin (se hanter, se connaître, s’étonner, s’entendre) dessinent un parcours déceptif, ironiquement souligné par le balancement (« plus je […] moins je […] »), et le jeu des échos (« me hante », « m’entends »), comme si les mots eux-mêmes dans leur autonomie avaient un pouvoir de rappel, ou plutôt comme si Montaigne avait la singulière audace de compter sur eux pour s’éveiller à lui-même, s’obliger à en rabattre, et avoir une chance d’éprouver la méconnaissance de soi dans laquelle il se sent vivre.

Mais ce constat négatif constitue aussi un commencement, une ouverture. C’est le premier pas dans la stricte fidélité à l’adage delphique : rencontrant ma limite et la reconnaissant, peut-être s’ouvre-t-il devant moi l’espace d’un véritable travail. Pour le dire en termes grossiers, pas plus qu’on ne peut avoir conscience de l’inconscient, on ne peut formuler la « pensée du corps » ; mais au moins peut-on essayer de percevoir les contours et les formes de cette énigme que nous constituons. Il est étonnant que Montaigne, si prudent d’ordinaire et se gardant de formuler des lois générales, s’autorise soudain l’audace d’un principe universel qui ne doit rien à l’autorité de la tradition, comme s’il avait découvert une loi secrète du fonctionnement humain, selon un mouvement analogue à celui qui régit le sexe, ou la colère10, un mouvement qui nous dépossède de notre imaginaire maîtrise sur nous-mêmes et nous déchoit de notre illusoire prééminence.

 

Regardez un peu comment s’en porte nostre experience : il n’est personne, s’il s’escoute, qui ne descouvre en soy une forme sienne, une forme maistresse, qui luicte contre l’institution, et contre la tempeste des passions qui luy sont contraires (III, II, 811).

 

Il y aurait donc une forme stable qui répondrait à la difformité et à l’inanité, une permanence d’être malgré la loi universelle du « branle ». Cela demande qu’on s’interroge, car les deux propositions sont contradictoires et incompatibles. Comment comprendre ce dernier paradoxe ? Bien sûr il faut tenir compte du fait que la phrase prend place dans un essai (« Du repentir ») qui plaide pour la consistance de la responsabilité et qui manifeste souvent une inhabituelle acrimonie de la parole (on reviendra sur cette difficulté au chapitre suivant). Mais au-delà, il faut encore imaginer un sens à la phrase. Il s’agit apparemment de repérer ce qui résiste à l’« institution », comme cette mystérieuse puissance qui fait retourner à l’état sauvage les bêtes qu’on avait un peu trop vite cru avoir domestiquées (évoquées dans les vers de Lucain cités peu avant) ; ce qui échappe, à l’attention habituelle, celle de l’inadvertance à soi et que peut-être on peut entendre si on s’écoute, si on trouve le biais par où s’écouter. Cela, en effet, tout un chacun, tout être humain, peut en faire l’expérience, quel qu’il soit. Car, si grande que soit la diversité entre les hommes (au point qu’il y a moins loin d’une bête à un homme que d’un homme à un autre, I, XLII, 258), il reste pourtant que la définition de l’être homme a à voir avec l’usage de la parole : « Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole » (I, IX, 36).

C’est une disposition d’être, rétive à la domestication et sauvage ; un pli inconnu, inaccessible, mais qui pourrait bien se montrer dans des tours de phrase, des rythmes (« trop serré, desordonné, couppé, particulier », I, XL, 252) et certains mots (« J’ay un dictionnaire tout à part moy », III, XIII, 1111). C’est là, semble-t-il, dans le lien à la lettre que se cache et se révèle le pli d’être inconnu du possesseur même. Cela s’appelle un style, et c’est apparemment le biais qu’a rencontré Montaigne pour suivre le commandement paradoxe du dieu de Delphes : « Le parler que j’ayme, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche » (I, XXVI, 171). C’est par là que l’écriture a un lien essentiel avec la recherche de la vérité, avec le cheminement vers la conscience de soi. C’est bien ainsi qu’elle rencontre ce qui la fonde et lui donne sens.


1.  394 c. trad. de R. Flacelière, Les Belles Lettres, 1941.

2 Peut-être est-ce à cela que pensait V.-L. Saulnier quand il écrivait : « Non sans un art éprouvé d’être mal pensant » (éd. citée, p. v).

3 « Je laisse aux artistes, et ne sçay s’ils en viennent à bout en chose si meslée, si menue et fortuite, de renger en bandes cette infinie diversité de visages, et arrester nostre inconstance et la mettre par ordre » (III, XII, 1076-7).

4 Voir aussi III, XIII, 1074.

5 Voir II, XII, 566 pour une réflexion très proche : « En mes escris mesmes je ne retrouve pas tousjours l’air de ma première imagination. »

6 Léonard de Vinci écrit : « Nous savons qu’il est plus facile de découvrir des erreurs dans les œuvres d’autrui que dans les nôtres, si souventes fois tu censures les fautes vénielles d’un autre, mais tu en ignores de grandes commises par toi. Pour éviter cette ignorance […] je dis qu’en peignant tu dois tenir un miroir plat et souvent y regarder ton œuvre, tu la verras alors inversée et elle te semblera de la main d’un autre maître ; ainsi tu pourras mieux juger ses fautes que de toute autre façon […] » (Carnets, Gallimard, coll. « Tel », 1987, 2 vol., t. II, p. 260).

7 En particulier dans sa communication au colloque de St. Andrews (28-31 mars 1992), intitulée « L’énergie du “langage coupé” et la censure éditoriale », où il note avec rigueur que si les éditeurs des Essais, pourtant érudits scrupuleux, n’ont pas jugé bon de reproduire les marques autographes qui scandent le texte, c’est très probablement l’effet d’un refus, « un acte de censure sans doute inconsciente, dont la cause doit être cherchée dans les postulats fondamentaux de leur pensée d’universitaires positivistes façonnés par la rhétorique et le rationalisme classiques — comme nous le sommes encore tous » (p. 130 des Actes, Montaigne et la rhétorique, Champion, 1995). Et il diagnostique fort justement que cette impossibilité de « lire » est d’ordre épistémologique, la démarche de Montaigne étant trop résolument irrésolue et délibérément non conclusive pour ne pas contrarier l’attente rhétorique et rationnelle d’une fin de phrase enfin reposante. Il faut un certain courage pour accepter d’être perpétuellement en attente, et invariablement déçu. Mais cela n’a rien de triste, bien au contraire, c’est le mouvement même de la pensée vivante.

8 « Langage de l’esprit, langage du corps dans les derniers “essais” des Essais », Cahiers Textuels, 2, 1986. p. 31-44.

9 Laurent Jenny. L’expérience de la chute, de Montaigne à Michaux, PUF, 1997, p. 31-37. La lecture qu’il fait de l’épisode entier est très remarquable.

10 « Nous remuons les autres armes, cette cy nous remue ; nostre main ne la guide pas, c’est elle qui guide nostre main ; elle nous tient, nous ne la tenons pas » (II, XXI, 720).