Ce qu’on appelle l’humanisme de Montaigne repose sur une interprétation d’ensemble des Essais, mais cette lecture s’appuie de fait sur une phrase emblématique qu’on cite sans cesse comme une preuve : « chaque homme porte la forme entiere de l’humaine condition » (III, II, 805). La formule est si positive, assurée, définitive qu’elle ne semble pas offrir le moindre espace pour une hésitation, moins encore pour une équivoque. En outre, elle s’accorde si bien avec le vers de Térence, autre emblème de la « pensée humaniste », qu’il faut assurément beaucoup de mauvais esprit pour aller imaginer une incertitude ou un doute. Aussi, en toute bonne foi, lit-on : chaque homme est le représentant de tous les hommes, en chaque homme c’est la nature humaine tout entière qui est incarnée, rien de ce qui est humain ne m’est étranger. Cette lecture a des conséquences tout à fait positives (je le dis sans ironie) : on pourrait presque en déduire les formules de la Déclaration universelle des droits de l’homme (avec deux cents ans d’avance), on doit certainement en inférer (et c’est tout à fait bon) l’exigence du respect pour l’autre, la garantie de la justice, la répudiation de la force et bien sûr de la torture. À considérer qu’en chaque homme tous les hommes sont incarnés, on peut fonder une éthique universelle, valable pour tout être dénommé « homme », une éthique au nom de laquelle sont condamnés tous les inacceptables de la morale laïque, réprouvées les entorses aux principes reconnus comme légitimes pour tous. Plus encore, on fonde ainsi avec raison une pensée positive de « l’être homme » et de sa dignité, à l’écart des croyances et des dogmes, enfin débarrassée des pressions insidieuses exercées par des croyances ou des coutumes obscures génératrices d’injustices, de discriminations ou en tout cas d’inégalités : en tout individu réside une part d’être qui est également le lot de chacun des autres individus, point n’est besoin d’un dieu pour fonder les valeurs humaines, elles consistent par elles-mêmes et ne demandent en fait qu’un élément en apparence peu contestable : la reconnaissance de l’homme comme tel en chaque homme. Un léger pas de plus, et apparaît la majuscule : l’Homme. Et voici Montaigne devenu l’un des piliers de la IIIe République (aux côtés de Victor Hugo). Ce qu’il a été et demeure.
Pourtant, cette interprétation se heurte à plusieurs obstacles à mon avis insurmontables et qui rendent tout à fait inacceptable une telle lecture, et en font même un modèle d’aveuglement volontaire qui mérite qu’on l’interroge, et qui le mérite d’autant plus qu’il est plus répandu au mépris de la lettre et de l’esprit des Essais, et tout d’abord l’anachronisme patent, mais sans doute pour cette raison même évacué comme par magie parce que cela pourrait déranger, d’un Montaigne républicain et égalitaire, qui est pourtant le travestissement le plus caricatural de sa pensée et de son attitude, pour dire nettement la chose, le contresens amnésique le plus délibéré — c’est oublier la rude formule qui renchérit sur Plutarque en marquant qu’il pourrait bien y avoir plus de différence d’un homme à un autre que d’un homme à une bête (I, XLII, 258), c’est oublier que c’est un noble de fraîche date qui écrit, réfléchit et interroge les attitudes et comportements qu’il a sous les yeux, c’est oublier aussi que pour ce genre de morale laïque il vaut mieux être dans un monde athée, que l’athéisme de Montaigne est loin d’aller de soi et que « l’homme sans Dieu » ne paraît pas être au centre de ses préoccupations, pour dire les choses légèrement — pour les dire plus gravement, cette question ne se pose pas, car elle dépasse et de loin les compétences de la réflexion humaine, en sorte que la sagesse est de se limiter à ce que nous enseigne la coutume, quel que soit son degré de « vérité », degré dont nous ne sommes pas capables de nous former la moindre notion :
Et, puis que je ne suis pas capable de choisir, je pren le chois d’autruy et me tien en l’assiette où Dieu m’a mis. Autrement, je ne me sçauroy garder de rouler sans cesse (II, XII, 569).
Et encore :
Quoy qu’on nous presche, quoy que nous aprenons, il faudroit tousjours se souvenir que c’est l’homme qui donne et l’homme qui reçoit ; c’est une mortelle main qui nous le presente, c’est une mortelle main qui l’accepte. Les choses qui nous viennent du ciel, ont seules droict et auctorité de persuasion ; seules, marque de verité : laquelle aussi ne voyons nous pas de nos yeux, ny ne la recevons par nos moyens… (II, XII, 563, b).
Il suffit d’ailleurs de lire attentivement les premières pages de cette « Apologie » pour se sentir astreint à une distinction fondamentale entre ce qui relève de la création selon Dieu et ce qui est interprétation de la nature selon l’homme ; voir notamment ces lignes tout à fait fermes et sans équivoque :
Toutefois je juge ainsi, qu’à une chose si divine et si hautaine, et surpassant de si loing l’humaine intelligence, comme est cette verité de laquelle il a pleu à la bonté de Dieu nous esclairer, il est bien besoin qu’il nous preste encore son secours, d’une faveur extraordinaire et privilegée, pour la pouvoir concevoir et loger en nous ; et ne croy pas que les moyens purement humains en soyent aucunement capables… (440-1).
Lignes auxquelles répond, en un écho si précis qu’il est peu imaginable qu’il s’agisse seulement d’une coïncidence, l’avertissement de la dernière page :
Il s’eslevera si Dieu lui preste extraordinairement la main ; il s’eslevera, abandonnant et renonçant à ses propres moyens, et se laissant hausser et soubslever par les moyens purement celestes (604).
Le deuxième obstacle est littéral : « chaque homme porte… » ne se traduit pas nécessairement par « en chaque homme réside… » ; on peut aisément imaginer d’autres significations, par exemple « supporte » au sens de « est soumis à… » ou « assujetti à… » ; « La forme entière » n’équivaut pas à « la nature totale », au contraire forme et nature doivent être distinguées, la forme ne dit rien de l’être, elle désigne seulement — mais ce « seulement » est capital — la façon dont l’être apparaît, la figure de sa manifestation ; « l’humaine condition » ne désigne pas davantage une supposée « essence » de l’homme, mais les données extérieures inévitables auxquelles tout homme est soumis, à savoir l’être mortel. En sorte qu’il convient de lire à la lettre : « chaque homme supporte la forme entière de la nécessité de la mort ». Ou, d’une façon très banale et brutale, d’autant plus brutale que nous persistons à y résister : la condition nécessaire de l’homme (la forme dans laquelle chaque individu se voit assujetti) est d’être soumis à la disparition, à la mort. En cette formule, rien n’est dit de l’homme en soi, mais seulement, et c’est déjà un pas décisif dans la connaissance, est énoncée la nécessité contraignante dans laquelle tout homme est pris de sa naissance à sa mort, et qui, en tant que telle, le définit — c’est-à-dire le délimite.
C’est là qu’on peut préciser le troisième obstacle à une interprétation substantialiste de la formule : au terme d’une longue réflexion, continue et exceptionnellement systématique (il s’agit de l’« Apologie de Raimond Sebond », II, XII), Montaigne parcourt l’éventail des pensées qui semblaient dotées d’une certaine solidité, et mériter au moins qu’on les examine : pensées de la nature, de la création, des plantes, des animaux, de l’homme, du fonctionnement de l’esprit, du mécanisme de la croyance, de l’instinct… bref l’ensemble du pensable ; ce qu’il rencontre est l’irrémédiable relativité de toute formulation humaine, la façon dont elle se rapporte toujours à une situation déterminée et, bien pire, la constance avec laquelle une « pensée » du moment est prise pour une vérité intemporelle, mouvement étrange de la croyance par lequel l’accident se transforme en loi, l’hypothèse en règle.
J’appelle tousjours raison cette apparence de discours que chacun forge en soy : cette raison, de la condition de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour d’un mesme subject, c’est un instrument de plomb et de cire, alongeable, ployable et accommodable à tous biais et à toutes mesures ; il ne reste que la suffisance de le sçavoir contourner (II, XII, 565).
En d’autres termes, une fois reconnue la relativité de notre jugement, ce qui semble manquer, et qui en effet est difficile à accepter, c’est la capacité à surmonter malgré tout la déficience de la raison, c’est la possibilité de penser quand même, une fois effondrés les piliers d’une pensée positive. Penser malgré l’instabilité universelle, penser avec la mutation incessante. Or, se prêter à ce changement, accepter de l’accompagner produit un effet décisif : cela contraint à modifier les termes mêmes de la pensée ou, plus exactement, à déplacer l’idée même de « penser ». Héritage pyrrhonien ou aventure personnelle, Montaigne rencontre une limite radicale qui interdit toute possibilité de pensée positive, y compris une pensée positive de soi. Cette limite est celle qui exclut l’homme de l’être par son inscription dans le temps :
Finalement, il n’y a aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des objects. Et nous, et nostre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse. Ainsin il ne se peut establir rien de certain de l’un à l’autre, et le jugeant et le jugé estans en continuelle mutation et branle (II, XII, 601).
À Dieu seul est réservée la permanence de l’être, à l’homme est imparti le passage : seul est véritablement ce qui est éternel ; l’homme, qui change sans cesse, n’a pas d’être, mais des formes successives, diverses et discontinues. D’où la formule — qui précède la maxime « chaque homme porte… ».
Je ne peints pas l’estre. Je peints le passage : non un passage d’aage en autre, ou, comme dict le peuple, de sept ans en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure (III, II, 805).
Ainsi tout passe, tout disparaît, rien ne subsiste à l’identique. Dans un individu singulier, le temps provoque de telles mutations que la permanence d’un sujet se révèle problématique. Problématique pour soi-même, puisque j’hésite à reconnaître des portraits de ma forme d’il y a vingt ou trente ans. Combien de fois ce n’est plus moi, dit-il. À l’inverse, je persiste à me voir jeune, à ne pas me sentir vieillir, jusqu’au moment où la douleur physique (par exemple, la gravelle), le deuil de mes proches, la perte de mémoire ou l’impuissance sexuelle me mettent durement en présence d’une déperdition d’être. Ce constat entame de façon radicale l’hypothèse d’un « être homme » définissable, l’inscription dans le temps interdit la possibilité d’une définition substantielle de l’homme.
Or, malgré ces trois obstacles, on a persisté (et on continue obstinément à persister) à prêter à Montaigne une pensée positive, affirmative — dans la lignée de Charron qui représente sans doute l’une des plus anciennes réductions à l’orthodoxie qu’on ait pratiquées d’une pensée trop radicale, insupportablement inconvenante ; réduction sans doute involontaire mais qui produit pourtant, au nom de la fidélité, la trahison la plus complète. Cela vient sans doute de la verticalité absolue de Montaigne, et de ce que sa démarche touche un point intime de chacun : la possibilité d’une pensée de soi, la possibilité d’un moi plein. Montaigne énonce le plus clairement du monde que c’est là un leurre, et cela n’empêche aucunement de bons lecteurs, scrupuleux et intègres, de persister dans leur tentative de conversion forcée, ou plutôt dans leur méconnaissance spontanée. C’est le cas, surprenant, de Jules Brody, excellent interprète, attentif à la lettre, qui semble hésiter et qui même recule devant une signification trop négative et préfère comprendre « entière » dans le sens de « générale » ou « universelle » ; or cette traduction est grave, elle conduit à la pensée d’une nature de l’homme, déterminée, descriptible et entière — ce qui, à mon sens, trahit radicalement l’expérience de Montaigne. Cette lecture impossible a derrière elle une longue tradition dont Pierre Villey, érudit scrupuleux et honnête, est la voix autorisée ; il lui a suffi d’un minuscule glissement pour que tout change ; dans l’introduction au chapitre « Du repentir », il écrit, en parlant de Montaigne : « Tout homme, nous dit-il, porte en soi la forme entière de l’humaine condition ; ce qui signifie que la nature sur laquelle il bâtit sa philosophie a des ramifications originales en chaque individu : qu’ainsi il y a en nous quelque chose de particulier qui fonde notre individualité, et quelque chose d’universel par quoi chacun de nous peut communiquer aux autres le fruit de son expérience » (III, II, 804). Le commentaire semble irréprochable et pourtant la « citation », c’est-à-dire en l’occurrence la lecture bien-pensante, humaniste au sens traditionnel du terme, lénifiante, ajoute « en soi », et ce simple ajout suffit à configurer une « nature humaine », essence ou substance que l’effort de pensée tente de mettre en question. Dès ce mince ajout en effet, tout change, et Pierre Villey trouve le plus naturellement du monde un sol propre à établir un minimum de stabilité : « Au fond de chacun de nous, derrière les phénomènes perpétuellement mobiles qui nous font paraître si ondoyants et divers, il y a une “forme maîtresse”, une personnalité solide, que les événements ne modifient guère1 » (Introduction, p. XXIX). Voilà qui est clair, voilà qui peut trouver pour s’appuyer un grand nombre de phrases dans les Essais, phrases où Montaigne exprime sa pesanteur, sa résistance aux influences extérieures, son indifférence relative aux mouvements affectifs, aux emportements passionnels. Et c’est tout à fait juste.
Il reste que la figure du « moi » paraît dans les Essais à chaque moment friable, inadéquate à un portrait qui contiendrait l’ensemble des traits d’un individu singulier tel qu’en lui-même l’éternité le changerait, car cette figure est caractérisée avant tout par son inconstance et sa diversité. Elle paraît même radicalement inatteignable, inconnaissable :
Je laisse aux artistes, et ne sçay s’ils en viennent à bout en chose si meslée, si menue et fortuite, de renger en bandes cette infinie diversité de visages, et arrester nostre inconstance et la mettre par ordre. Non seulement je trouve malaisé d’attacher nos actions les unes aux autres, mais chacune à part soy je trouve mal-aysé de la désigner proprement par quelque qualité principalle, tant elles sont doubles et bigarrées à divers lustres (III, XIII, 1076-7).
Il y a quelque apparence de faire jugement d’un homme par les plus communs traicts de sa vie ; mais, veu la naturelle instabilité de nos meurs et opinions, il m’a semblé souvent que les bons autheurs mesmes ont tort de s’opiniastrer à former de nous une constante et solide contexture. Ils choisissent un air universel, et suyvant cette image, vont rengeant et interpretant toutes les actions d’un personnage, et, s’ils ne les peuvent assez tordre, les vont renvoyant à la dissimulation. Auguste leur est eschappé : car il se trouve en cet homme une variété d’actions si apparente, soudaine et continuelle, tout le cours de sa vie, qu’il s’est faict lacher, entier et indeçis, aux plus hardis juges. Je croy des hommes plus mal aiséement la constance, que toute autre chose, et rien plus aiséement que l’inconstance (II, I, 332).
Il faut rappeler ici la formule désabusée :
Je n’ay veu monstre et miracle au monde plus expres que moy-mesme. On s’apprivoise à toute estrangeté par l’usage et le temps ; mais plus je me hante et me connois, plus ma difformité m’estonne, moins je m’entens en moy (III, XI, 1029).
Il semble difficile d’oublier un tel aveu, qui contrevient radicalement à l’hypothèse d’un « moi » plein et stable, substantiel et accessible. Et si ces épines ne suffisent pas, ajoutons celle-ci : « Moy à cette heure et moy tantost sommes bien deux » (III, IX, 964). Sans compter tous les moments où Montaigne rencontre la diversité, un univers mobile, flottant et manquant singulièrement de consistance, fait d’unités singulières hétérogènes et changeantes. Autant dire que la « personnalité solide », revendiquée, maintenue avec force, doit relever d’une autre approche, d’un autre ordre : on peut imaginer qu’il ne s’agit pas d’exprimer un être de l’homme ou une identité de soi, qui serait sa « nature », cette fameuse « nature » après laquelle les bien-pensants ne cessent de courir, et qui serait si rassurante, mais une exigence éthique de la responsabilité (les deux chapitres « Du démentir » et « Du repentir » expriment un souci analogue : même si je change, je reste comptable de ce que dans un autre temps j’ai fait, je n’ai pas le pouvoir, fût-ce en me repentant, de faire que je n’aie pas fait ce que j’ai fait, Dieu lui-même, dit-on, ne peut relever une vierge de sa perte). On ne gagne que confusion à mêler un constat de fait sur l’apparaître de l’individu muable et divers, et une exigence morale sur la responsabilité de soi et la constance à rendre compte des décisions qu’on a prises. En assimilant les deux niveaux, on confond une anthropologie et une éthique.
On rabat une formule (« La forme entiere de l’humaine condition… ») sur une autre : « une forme maistresse », qui ne va pas de soi, elle non plus, et qui demande qu’on l’interroge. À première vue, la lecture de Pierre Villey et de ses successeurs paraît fondée, l’humaniste immémorial aurait trouvé là, dans ce même chapitre « Du repentir », un garant, une assise. Mais il suffit que « forme entiere » et « forme maistresse » ne coïncident pas pour qu’on s’inquiète, pour que survienne le trouble, l’étonnement — c’est-à-dire le commencement de la philosophie. Parce que dès lors c’est la notion de l’homme comme tel qui devient problématique.
Ou, plus exactement, une contradiction irrésolue semble au cœur de l’entreprise obstinément énigmatique. À la fois tout passe, le « moi » est sans continuité ni consistance, ondoyant et divers, et pourtant un même subsiste, quelque chose se maintient malgré les changements. Il faut, pour éclairer cette difficulté centrale, revenir à la phrase presque toujours citée pour appuyer la thèse de la permanence du moi :
Regardez un peu comment se porte nostre experience : il n’est personne, s’il s’escoute, qui ne descouvre en soy une forme sienne, une forme maistresse, qui luicte contre l’institution et contre la tempeste des passions qui luy sont contraires. De moy, je ne me sens guere agiter par secousse, je me trouve quasi tousjours en ma place, comme font les corps lourds et poisans. Si je ne suis chez moy, j’en suis tousjours bien pres. Mes desbauches ne m’emportent pas fort loing. Il n’y a rien d’extreme et d’estrange ; et si ay des ravisemens sains et vigoureux (III, II, 811).
Le redoublement, « une forme sienne, une forme maistresse » semble nettement aller dans le sens de la stabilité, les deux « une forme » semblent désigner une identité, une unité d’être, déterminée, circonscrite, descriptible, qu’il serait à terme possible de déterminer ; et cette caractéristique serait universelle (« il n’est personne, s’il s’escoute, qui ne descouvre en soy… »), elle désignerait l’essence de l’homme en tant qu’homme.
Et pourtant, cette lecture n’est pas pleinement convaincante, elle contredit trop l’ensemble de la démarche de Montaigne, plus soucieuse de questionner que d’établir, de s’étonner que de trouver des formules de réponse, de renouveler sans cesse le mouvement qui ouvre à la pensée, ou plutôt au penser, plutôt que de fonder une doctrine :
Les autres forment l’homme ; je le recite et en represente un particulier bien mal formé, et lequel, si j’avoy à façonner de nouveau, je ferois vrayement bien autre qu’il n’est.
Si mon ame pouvoit prendre pied, je ne m’essaierois pas, je me resoudrois : elle est tousjours en apprentissage et en espreuve (III, II, 804 et 805).
Cette lecture fait aussi bon ménage des impossibilités qu’avait rencontrées l’entreprise de se connaître soi-même, et qui semblaient peu surmontables. Pour concilier le passage (donnée irrécusable et nécessaire de la condition humaine) et la permanence (qu’on ressent malgré tout d’un moment de soi à un autre moment de soi), il faudrait atteindre avec soi-même l’équilibre que le cavalier accomplit sur sa monture : tout à la fois il reste en selle (s’il peut), et il suit l’allure du cheval, il conserve son assiette — le mot est merveilleux. Mais il est probablement plus facile de rester stable sur un cheval au galop que de se conserver soi-même avec soi alors qu’on change, qu’on s’oublie et qu’on se perd sans cesse. Car rien, semble-t-il, et c’est bien étrange, n’est plus facile que d’être absent à soi. Les souvenirs, les projets, les rumeurs du monde, les douleurs physiques, le désir même d’être soi nous distraient de nous-mêmes. Et pourtant, c’est de quoi semble-t-il parle la « forme maistresse » qui, mystérieusement, sans qu’on la connaisse, résiste contre toute tentative de domestication, peut-être aussi contre toute tentative de connaissance. Il faudrait, pour juger d’une âme, la voir quand elle ne bouge plus, et des qualités d’un individu les « saisir par leur estat rassis, quand elles sont chez elles, si quelque fois elles y sont ; ou au moins quand elles sont plus voisines du repos et de leur naifve assiette » (III, II, 810). Il faudrait pouvoir traverser les couches déposées par l’apprentissage, la langue (et c’est soudain, en une circonstance périlleuse, le latin qui me revient à la bouche), les désirs, l’ambition, la formation morale, la croyance, la foi, la coutume, pour retrouver ce pli primordial, « ces qualitez originelles » que parvient à dompter provisoirement chez les animaux sauvages l’empire de l’homme, mais qui à la moindre occasion — une goutte de sang suffit — retrouvent leur rage, leur ardeur et leur férocité. Peut-être la forme maîtresse a-t-elle à voir avec ce pli d’être, enfoui en chacun, et résistant à toute entreprise de civilisation, d’humanisation, c’est-à-dire de domestication et de connaissance ? Peut-être en va-t-il de cette « forme » comme de la colère, que je ne domine pas et qui me submerge, qui prend possession de moi et me maîtrise ? Comme de tous ces mouvements inaperçus qui m’agitent selon eux, et non selon « moi » — ce « moi » raisonnable qui vit ou croit vivre dans la clarté de la connaissance ? Cette forme énigmatique, qui, écrit Montaigne, « luicte contre l’institution, et contre la tempeste des passions qui luy sont contraires » (811), est donc moi et autre chose que moi, qui vit en moi, rebelle, forme indomptée et souveraine, qui m’agite de façon « violente, et, dit-on, par fois invincible », sans souci de morale ni de raison.
Il pourrait bien s’agir d’une disposition d’être, ignorée de celui-là même à qui elle donne sa forme. « Sa » forme, c’est-à-dire la sienne à lui (c’est ainsi qu’il sera formé, tel sera son moule), et la sienne à elle (voici l’empreinte à l’intérieur de laquelle, bon gré mal gré, il va vivre, et les voies et façons dans lesquelles, le sachant ou sans le savoir, il sera enclos). Il faut une singulière indépendance de pensée, et un courage non moins singulier, pour envisager ainsi un être humain dépossédé de sa prétention à se connaître et à se maîtriser, il faut une singulière humilité pour accepter de s’imaginer soi-même assujetti à une puissance étrangère et pourtant intérieure, intime même, qui aurait pouvoir sur soi. Peut-être est-ce cela qu’on pourrait appeler, au sens propre, « clairvoyance », si cela pouvait exister : la disposition de celui qui est assez calme pour n’avoir pas besoin de se raconter à lui-même trop d’histoires, assez équanime pour ne pas éprouver le besoin ni de se défendre ni de se faire valoir, assez curieux pour être disposé à rencontrer sa propre vérité :
Il me souvient donc que, des ma plus tendre enfance, on remarquoit en moy je ne sçay quel port de corps et de gestes tesmoignant quelque vaine et sotte fierté. J’en veux dire premierement cecy, qu’il n’est pas inconvenient d’avoir des conditions et des propensions si propres et si incorporées en nous, que nous n’ayons pas moyen de les sentir et reconnoistre. Et de telles inclinations naturelles, le corps en retient volontiers quelque pli sans nostre sçeu et consentement (II, XVI, 633).
Montaigne fait l’expérience qu’en lui une disposition invétérée, qui est lui plus fortement encore que le « moi » qu’il pourrait croire connaître et être, qui l’informe et lui donne son rythme de vie, son tempo, son phrasé, lui dicte ses réactions sans même lui demander son avis.
Par une extraordinaire vigilance, il se voit amené à distinguer plusieurs figures en lui-même, à ressentir ce qu’il peut ou pourrait y avoir d’hétérogène au sein de ce qui est pourtant l’unité imaginaire de lui-même, la figure de l’unité apparemment irréductible de ce qu’on a appelé plus tard « le moi ». Il se voit conduit, dans l’exercice de clairvoyance qu’il ne cesse de mener sur et contre lui-même, à exercer sur soi l’entreprise de discernement qui met au jour, révèle, la diversité, en espérant que cette entreprise de discernement soit possible2. Car les figures imaginaires sont si muables et si nombreuses qu’on ne peut s’arrêter à aucune d’entre elles pour la privilégier par rapport aux autres, et qu’on ne sait jamais si sous une apparence qu’on découvre et qu’on prend pour la réalité ne s’en cache pas une autre, une troisième, une quatrième, ainsi à l’infini, qui la constitue, lui donne forme et la fait être. En sorte que Montaigne doit reconnaître que, malgré toute son attention, malgré l’habitude qu’il a prise de se prêter attention à soi, malgré la ferme volonté de se circonscrire à soi-même, malgré la perspicacité qui lui est au fil des années venue et dont il tire quelque vanité :
Cette longue attention que j’employe à me considerer me dresse à juger aussi passablement des autres et est peu de choses dequoy je parle plus heureusement et excusablement. Il m’advient souvant de voir et distinguer plus exactement les conditions de mes amys qu’ils ne font eux mesmes. J’en ay estonné quelqu’un par la pertinence de ma description, et l’ay adverty de soy. Pour m’estre, dés mon enfance, dressé à mirer ma vie dans celle d’autruy, j’ay acquis une complexion studieuse en cela, et, quand j’y pense, je laisse eschaper au tour de moy peu de choses qui y servent : contenances, humeurs, discours. J’estudie tout (III, XIII, 1076, b).
Malgré tout cela, dons et volonté réunis, il ne peut vivre que dans la méconnaissance de soi (la « maistresse forme, qui est l’ignorance », écrit-il, I, L, 302).
En sorte que d’un côté on lit :
Je fay coustumierement entier ce que je fay, et marche tout d’une piece ; je n’ay guere de mouvement qui se cache et desrobe à ma raison (III, II, 812),
et de l’autre :
Il y a des parties secrettes aux objects qu’on manie et indivinables, signamment, en la nature des hommes, des conditions muettes, sans montre, inconnues par fois du possesseur mesme, qui se produisent et esveillent par des occasions survenantes. Si ma prudence ne les a peu penetrer et prophetizer, je ne luy en sçay nul mauvais gré ; sa charge se contient en ses limites ; l’evenement me bat (III, II, 814).
Revendiquer l’unité et la cohérence de ce qu’on a appelé plus tard « la personne », apparaît comme un devoir moral, mais en même temps reconnaître la diversité, l’incohérence et l’opacité de soi est un constat réaliste, et nécessaire. Entre l’éthique et l’évidence pragmatique, il y a l’abîme d’une distinction, séparation bien claire, seul chemin vers un soupçon de vérité.
Quel biais peut-on trouver pour surmonter cette contradiction ? Si je me sens aussi inconstant, mais si un travail d’attention à soi me conduit à enregistrer par écrit les diverses manifestations, les inflexions et courbures de chaque moment, à noter aussi simplement et neutrement que possible, ces phrases, au moins, subsistent, demeurent comme des traces d’un état, fugitif peut-être, mais qui fut un jour, une certaine heure, inscrit. On peut les relire, les reprendre, comparer ce qu’on a cru être alors, et ce qu’on voit aujourd’hui qu’on a cru être, noter ce qu’on croit être aujourd’hui. Ni meilleur ni pire, simplement différent. Bien plus, et là est peut-être l’essentiel, on entend résonner une tonalité, une sonorité, on perçoit une allure, un rythme de parole, qui curieusement ne se modifient guère. Par une sorte de diversion, le « moi » que je cherchais obstinément à cerner, tel qu’en lui-même, et que j’ai été obligé de renoncer à atteindre, voici qu’il se manifeste, non dans la forme de son être, mais dans ses façons de parler.
À moi de l’entendre, et certes ce n’est pas moins difficile que de « se connaître », mais il y a là un espace de travail, un lieu où éprouver (c’est-à-dire mettre à l’épreuve, essayer) le son d’un être. Cette sonorité singulière qui est en chacun différente de ce qu’elle est en tout autre, cette voix singulière et irremplaçable à quoi chacun reconnaît un être. La « forme maistresse » pourrait bien coïncider avec la forme de parole en effet inaperçue à chacun et pourtant immédiatement reconnaissable aux autres, résistant à tout apprentissage et à toute correction.
Au demeurant, mon langage n’a rien de facile et poly : il est aspre (c) et desdaigneux, (a) ayant ses dispositions libres et desreglées ; et me plaist ainsi (c) si non par mon jugement, par mon inclination (II, XVII, 638).
Je ne sais pas qui je suis, mais je peux au moins essayer d’entendre comment je parle — c’est-à-dire comment je suis pour ceux qui m’entendent. Si j’ai dû renoncer à définir un être de l’homme, il me reste à faire l’expérience de sa forme (et d’abord de la mienne), à savoir sa parole.
Nostre intelligence se conduisant par la seule voye de la parolle, celuy qui la fauce trahit la societé publique. C’est le seul util par le moien duquel communiquent nos volontez et nos pensées, c’est le truchement de nostre ame : s’il nous faut, nous ne nous tenons plus, nous ne nous entreconnoissons plus. S’il nous trompe, il rompt tout nostre commerce et dissoult toutes les liaisons de nostre police (II, XVIII, 666-7).
1. Que Pierre Villey lise ainsi se conçoit dans le contexte historique où il a travaillé, mais que près d’un siècle plus tard une telle bévue se reproduise a de quoi étonner. Un excellent lecteur des Essais, attentif au travail d’éveil que constitue le pyrrhonisme, laisse malgré tout passer, par une très étrange inadvertance, cette distorsion textuelle qui va à l’encontre même de la lecture qu’il propose : Frédéric Brahami cite (si l’on peut dire) « Chaque homme porte en soi... » dans Le travail du scepticisme, PUF, 2001, p. 42, note 1. Ce lapsus me paraît très remarquable de la part de quelqu’un dont par ailleurs l’interprétation me semble très fidèle à la réflexion de Montaigne. Il signale à quel point la formule si souvent citée, et malmenée voire trahie, est difficile à accepter. L’être mortel de l’homme va de soi, mais quand il s’agit de moi-même, c’est bien autre chose. D’une autre manière, un autre « bon lecteur » des Essais conclut son étude par un Post-scriptum dans lequel il écrit : « Montaigne n’aurait-il pas apprécié cette coïncidence qui fait se rencontrer, au hasard de l’histoire, un destin individuel et le sort du monde ? La leçon particulière des Essais n’en prend que plus de prix : n’affirme-t-elle pas en définitive que la singularité rend compte, pour tout homme, de son universalité ? Omnis humanitas est in homine : “moy le premier par mon estre universel, comme Michel de Montaigne” » (805, c) (Olivier Pot, L’inquiétante étrangeté, Montaigne : la pierre, le cannibale, la mélancolie, Honoré Champion, 1993). On sent bien la tentation de l’universalité dans l’ajout de la citation latine (qui ne figure pas dans la page de Montaigne) et qui tend à résorber la difficulté de penser la conjointure de « mon estre universel » et de « comme Michel de Montaigne ». Cet ajointement pose question. C’est en tant que privé, et privé des qualités sociales, que l’objet d’étude est important.
2. « Nous sommes tous de lopins, et d’une contexture si informe et diverse, que chaque piece, chaque momant faict son jeu. Et se trouve autant de difference de nous à nous mesmes, que de nous à autruy » (II, I, 337, a) et, entre autres : « Il semble à chascun que la maistresse forme de nature est en luy ; touche et rapporte à celle là toutes les autres formes. Les allures qui ne se reglent aux siennes, sont faintes et artificielles. Quelle bestiale stupidité ! » (II, XXXII, 725, c).