VI

L’injuste

 

« Nostra vagatur

In tenebris nec caeca potest mens cernere verum »

 

MICHEL DE L’HOSPITAL

 

Ce que saint Augustin écrit du temps, au livre XI, chapitre XIV, des Confessions, à savoir qu’il est une énigme familière telle que, à la question « qu’est-ce que le temps ? », répond un étrange embarras : « Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n’y aurait pas de temps passé ; que si rien n’arrivait, il n’y aurait pas de temps à venir ; que si rien n’était, il n’y aurait pas de temps présent », cela Montaigne pourrait le dire aussi exactement de la justice, dont on sait qu’elle existe, et même qu’il est tout à fait impossible qu’une société humaine s’en passe complètement, mais dont il aussi impossible de fournir une définition qui vaille en tout temps et en toutes circonstances. L’ancien adage d’Ulpien qui ouvre le Digeste pose l’exigence d’une formulation intemporelle, absolue : « Justitia est constans et perpetua voluntas jus suum cuique tribuendi » (Digeste, livre I, tit.1). Même si l’on tient compte de ce qu’ils qualifient une « volonté », c’est-à-dire une « puissance d’effectuer » et non une réalité effective, les termes mêmes (« constans et perpetua ») montrent assez qu’une telle ambition ne peut convenir dans la perspective d’une pensée pyrrhonienne, sans cesse affrontée aux limitations inéluctables qui la bornent nécessairement, limitations en extension géographique (plaisante justice qu’une rivière borne) ou en stratification historique (ce qui fut crime un jour se trouve accepté un peu plus tard, voire validé et même préconisé). Les fluctuations d’une actualité mouvante invitent à restreindre un peu ses sentences, et à ne pas prendre pour absolu ou intrinsèque ce qui se révèle être de circonstance et nécessairement relatif à des rapports de force ou à des formes de représentation étroitement circonscrites à une communauté déterminée. Montaigne se trouve ainsi affronté à une question très délicate, qu’on pourrait tenter de formuler de la façon suivante : aucune définition de la justice ne résiste à l’examen, la notion même se révèle sans consistance, et tout effort pour formuler une proposition juste se heurte à une double aporie qui marque bien l’écart entre la postulation d’une valeur absolue et des manifestations relatives ; mais, d’un autre côté, n’en demeure pas moins, d’un point de vue éthique comme d’un point de vue social et politique, la nécessité d’une exigence de justice, la reconnaissance que quelque chose opère dans la pratique sociale comme dans la pensée et qui pourrait correspondre à « justice » même si le terme ne peut en toute rigueur recevoir de définition. Autrement dit, conceptuellement la justice n’est pas définissable, mais intuitivement et dans l’action quotidienne, on ne peut effectivement s’en passer. Curieuse notion, qui peut-être ainsi tire son pouvoir justement de ce qu’elle est empreinte en nous sans que nous puissions la penser clairement, de ce que son travail inaperçu chemine en nous sans que nous ayons les moyens de la délimiter nettement.

Il serait fastidieux de re-parcourir les étapes qui ont conduit Montaigne à un tel renoncement, pour l’essentiel, on trouvera dans l’« Apologie » la plupart des arguments qui ont conduit à ce cul-de-sac intellectuel qu’on appelle une aporie. Deux pages résument avec vigueur l’incapacité humaine à formuler ce qu’il en est du « juste » :

 

Au demeurant, si c’est de nous que nous tirons le reglement de nos meurs, à quelle confusion nous rejettons nous ! Car ce que nostre raison nous y conseille de plus vray-semblable, c’est generalement à chácun d’obeir aux loix de son pays (b) comme est l’advis de Socrates inspiré, dict-il, d’un conseil divin. (a) Et par là que veut elle dire, sinon que nostre devoir n’a autre regle que fortuite ? La verité doit avoir un visage pareil et universel. La droiture et la justice, si l’homme en connoissoit qui eust corps et veritable essence, il ne l’attacheroit pas à la condition des coustumes de cette contrée ou de celle là ; ce ne seroit pas de la fantasie des Perses ou des Indes que la vertu prendroit sa forme. Il n’est rien subject à plus continuelle agitation que les loix. Depuis que je suis nay, j’ai veu trois ou quatre fois rechanger celle des Anglois, noz voisins, non seulement en subject politique, qui est celuy qu’on veut dispenser de constance, mais au plus important subject qui puisse estre, à sçavoir la religion. Dequoy j’aay honte et despit, d’autant plus que c’est une nation à laquelle ceux de mon quartier ont eu autrefois une si privée accointance qu’il reste encore en ma maison aucunes traces de nostre ancien cousinage.

(c) Et chez nous icy, j’ai veu telle chose qui nous estoit capitale, devenir legitime ; et nous, qui en tenons d’autres, sommes à mesmes, selon l’incertitude de la fortune guerrière, d’estre un jour criminels de læse majesté humaine et divine, nostre justice tombant à la merci de l’injustice, et, en l’espace de peu d’années de possession, prenant une essence contraire.

[…]

 

Que nous dira donc en cette necessité la philosophie ? Que nous suyvons les loix de nostre pays ? C’est à dire cette mer flotante des opinions d’un peuple ou d’un Prince, qui me peindront la justice d’autant de couleurs et la reformeront en autant de visages qu’il y aura en eux de changemens de passion ? Je ne puis pas avoir le jugement si flexible. Quelle bonté est-ce que je voyois hyer en credit, et demain plus, (c) et que le trajet d’une riviere faict crime ?

Quelle verité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au delà ? (II, XII, 578-9).

 

Ces pages sont bien connues, il n’est pas superflu de les rappeler pourtant, elles marquent l’impossibilité d’y voir clair quand il est question de la justice, tant les antinomies sont irréductibles. Irréductibles par la voie du raisonnement, de la réflexion, si on tient à conserver l’espoir ou l’attente d’une formulation claire et distincte de ce qu’il en est du juste et de l’injuste en soi. On voit qu’il suffit de suivre les arguments classiques du pyrrhonisme pour se heurter à ces obstacles insurmontables. Il faut bien reconnaître que l’esprit humain n’a pas la capacité de distinguer ce qu’il en est du juste et de l’injuste.

Il en a d’autant moins la capacité que, dans le moment même de l’expérience, ce en face de quoi nous sommes placés est confus et trouble, qu’il est malaisé de démêler les raisons qui commandent une action, qu’il est même difficile de décrire l’action dans sa réalité nue comme en attestent les témoignages. D’où des incertitudes de jugement inévitables, et une inconstance des événements très troublante, aucune « leçon » ne semble pouvoir être tirée des histoires, car on a pu voir une même fermeté déclencher la clémence ou susciter l’inhumanité, et aussi que montrer un visage assuré pouvait tourner à bien ou provoquer la catastrophe, on en a fait l’expérience, et Montaigne le constate sans amertume mais sans plaisir, en particulier dans « Divers evenemens de mesme conseil » (I, XXIV, 124-132). C’est que les êtres humains sont au moins à deux faces, êtres mixtes et confus, et que les rigueurs du temps, l’insécurité troublante et la perversité des guerres civiles accroissent encore le doute : « La verité et le mensonge ont leurs visages conformes, le port, le goust et les alleures pareilles : nous les regardons de mesme œil. Je trouve que nous ne sommes pas seulement láches à nous defendre de la piperie, mais que nous cerchons et convions à nous y enferrer. Nous aymons à nous embrouiller en la vanité, comme conforme à nostre estre » (III, XI, 1027). Il y aurait de quoi se décourager. Or c’est précisément à ce point que Montaigne, loin de renoncer, s’engage dans la réflexion.

Cela prend des chemins peu confortables au regard de ce qu’on considère habituellement comme « moral ». Ainsi se trouve-t-on amené au constat qui fait avouer qu’au moment de choisir, il peut être bon de s’en remettre à la décision de « la plume au vent, comme on dict, et m’abandonne à la mercy de la fortune : une bien legere inclination et circonstance m’emporte, Dum in dubio est animus, paulo momento huc atque illuc impellitur1. L’incertitude de mon jugement est si egalement balancée en la pluspart des occurrences que je compromettrois volontiers à la decision du sort et des dets ; et remarque avec grande consideration de nostre foiblesse humaine les exemples que l’histoire divine mesme nous a laissez de cet usage de remettre à la fortune et au hazard la determination des élections és choses doubteuses : sors cecidit super Mathiam » (II, XVII, 654). Voilà qui peut sembler aussi déraisonnable que le juge Bridoye dans le Tiers Livre. Et pourtant, devant l’incapacité de l’esprit à exercer son jugement, le renoncement n’est pas lâcheté, mais au contraire exigence de lucidité, et il faut certes un grand courage pour s’en remettre au sort, sachant qu’on n’a aucune maîtrise sur les choses, ni même sur la pensée des choses.

Il faut aller plus loin encore sur cette voie malaisée : nous sommes si éloignés de reconnaître le juste et l’injuste, il est si certain qu’en nous la connaissance des lois naturelles est perdue et que la raison (« pot à deux anses, qu’on peut saisir à gauche et à dextre », II, XII, 581) est incapable de démêler le bon et l’honnête, que la seule issue qui nous reste est de renoncer à formuler une pensée, et donc de suivre la coutume du pays où l’on est, où l’on vit, alors même qu’on la sait non seulement relative, mais éventuellement injuste. Et même, hélas, très certainement injuste, ne serait-ce que par la façon même dont les lois se sont constituées comme telles. « Comme nous appellons justice le pastissage des premieres loix qui nous tombent en main et leur dispensation et pratique, souvent tres inepte et tres inique, et comme ceux qui s’en moquent et qui l’accusent n’entendent pas pourtant injurier cette noble vertu, ains condamner seulement l’abus et profanation de ce sacré titre ; de mesme… » (II, XXXVII, 766). En sorte qu’il devient « juste » de suivre « l’injuste », par une considération qui se fonde sur la limitation irrécusable de notre jugement, sur la cécité humaine, par une reconnaissance de l’incapacité radicale où nous sommes d’apporter quelque amélioration à l’ensemble des lois, et aussi (et peut-être surtout), par le constat que toute tentative pour modifier la forme du « juste » entraîne des conséquences pires encore que les inconvénients auxquels on souhaiterait remédier. Par cette attitude, au moins se retient-on de croire qu’on peut changer le train des institutions existantes et par le temps établies, ce qui serait présomption, ou de croire qu’on est dans le droit fil alors qu’on ne voit pas qu’au contraire on ouvre passage à l’injustice la plus flagrante par le seul mouvement d’essayer une modification dans l’état des choses : « L’extreme espece d’injustice, selon Platon, c’est que ce qui est injuste soit tenu pour juste » (III, XII, 1043). Une telle attitude peut paraître choquante, voire immorale. Il faut pour la comprendre envisager à quelles extrémités en étaient venues les guerres civiles, quelle incertitude de la vie elles entraînaient, quelle confusion des valeurs invoquées elles montraient chaque jour la pratique, et quel renoncement à maîtriser les événements elles imposent. D’où une formule comme :

 

és affaires publiques, il n’est aucun si mauvais train, pourveu qu’il aye de l’aage et de la constance, qui ne vaille mieux que le changement et le remuement. Nos meurs sont extremement corrompuës, et panchent d’une merveilleuse inclination vers l’empirement ; de nos loix et usances, il y en a plusieurs barbares et monstrueuses : toutesfois, pour la difficulté de nous mettre en meilleur estat et le danger de ce crollement, si je pouvoy planter une cheville à nostre rouë et l’arrester en ce point, je le ferois de bon cœur :

 

(b) numquam adeo fœdis adeoque pudendis

Utimur exemplis ut non pejora supersint2 (II, XVII, 655-6).

 

Il faudrait citer toute la page, qui fait sentir combien, loin d’être désespéré comme on pourrait naïvement supposer quand on est nourri de bons sentiments, qu’on imagine possible la coïncidence de la morale et de la politique, quand on croit à un humanisme positif et heureux, ce pessimisme ouvre au contraire une voie réaliste, raisonnable et relativement supportable pour se tenir. Car s’abstenir non seulement n’est ni beau ni honnête, mais peu utile.

Comment alors déterminer sa conduite ? Et suffit-il de s’en remettre aux dés ? On imagine mal Montaigne choisir une telle attitude, même si dans plus d’un cas il suggère d’en remettre le jugement à cent ans, mais si en effet la confusion du juste et de l’injuste est telle qu’elle aboutit à un indécidable, si je crois « justice » ce qui est « colère », alors il est plus conforme à la quête de la vérité de se déprendre de l’illusion qu’on pourrait déchiffrer la réalité. Il reste malgré tout qu’en nous une disposition ne renonce pas, malgré la confusion intellectuelle, spéculative. Il s’agit alors de suivre non des pensées mais des mouvements intérieurs, certes irraisonnés et troubles, mais dotés d’une force de résistance étonnante, et même d’une constance énigmatique. « (b) Je diray un monstre, mais je le diray pourtant : je trouve par là, en plusieurs choses, plus d’arrest et de reigle en mes meurs qu’en mon opinion, et ma concupiscence moins desbauchée que ma raison » (II, XI, 428). Il faudrait alors pouvoir se fier à une sorte d’instinct qui nous guiderait plus sûrement que les « réflexions », à cette sorte de lourdeur, de pesanteur, d’humilité qui ne se laisse guère penser clairement, et dont il est même difficile d’accepter qu’en soi elle puisse avoir quelque validité. Car où la réflexion achoppe et doit renoncer, il n’en reste pas moins que l’injuste s’éprouve, se ressent et se vit.

Il faut aller un peu plus loin. Dès le moment où je succombe à la tentation de formuler le « juste », je bascule dans l’injuste. Mon jugement s’arroge la capacité de trier le vrai du faux, de distinguer ce qui est selon la coutume de ce qui est selon la nature, alors même que je dois reconnaître mon incapacité radicale. Pour le formuler nettement, prétendre énoncer ce qu’est le juste, c’est, par le fait même, être injuste. Il me faut donc retenir mon jugement. Plusieurs exemples y incitent, jusqu’aux pires erreurs judiciaires, et l’actualité en apporte plus d’un témoignage. Jusque aux pires erreurs judiciaires, et au-delà même de ce qu’on pourrait imputer à la faute des juges : il faudrait commenter ici les très étonnantes réflexions de Montaigne sur les exécutions capitales dont on sait qu’elles ne sont pas réparables — argument décisif s’il en est (voir III, XIII, 1070-1).

Peut-on préciser davantage ? Il semble bien que, dans notre pratique, l’injuste naisse au moment précis où nous voyons sous un jour intemporel ce qui relève du temps présent, et où nous n’acceptons pas que le temps soit autre chose qu’un cadre vide dans lequel situer l’histoire des hommes. Car le temps « fait » les choses, il est puissance active qui accomplit, en dehors de notre compréhension et de notre volonté, une histoire dans laquelle nous sommes pris. Cela n’est pas simple à comprendre, encore moins à admettre. Les pages 956 à 962 du livre III, chapitre IX sur l’indépendance des formes constitutives de la société par rapport aux pensées humaines en proposent une vue incisive, et qui mériterait d’être reprise, inlassablement. Le temps par lui-même produit quelque chose que nous sommes incapables d’imaginer, et qui est pourtant l’ordre dans lequel nous vivons même si nous avons toutes les peines du monde à l’imaginer ordre.

Mais je voudrais sur ce sujet parcourir un « conte », comme dit Montaigne. Récit, dont on ne sait s’il se donne pour véridique tant il est vrai que « advenu ou non advenu […] c’est tousjours un tour de l’humaine capacité, duquel je suis utilement advisé par ce recit » (I, XXI, c, 105). Il s’agit d’un pays tout près duquel il se trouve que j’habite aujourd’hui, Lahontan :

 

Le Baron de Caupene en Chalosse et moy avons en commun le droict de patronage d’un benefice qui est de grande estenduë, au pied de nos montaignes, qui se nomme Lahontan. Il est des habitans de ce coin, ce qu’on dit de ceux de la valée d’Angrougne : ils avoient une vie à part, les façons, les vestemens et les meurs à part ; regis et gouvernez par certaines polices et coustumes particulieres, receuës de pere en fils, ausquelles ils s’obligeoient sans autre contrainte que de la reverence de leur usage. Ce petit estat s’estoit continué de toute ancienneté en une condition si heureuse que aucun juge voisin n’avoit esté en peine de s’informer de leur affaire, aucun advocat employé à leur donner advis, ny estranger appellé pour esteindre leurs querelles, et n’avoit on jamais veu aucun de ce destroict à l’aumosne. Ils fuyoient les alliances et le commerce de l’autre monde, pour n’alterer la pureté de leur police : jusques à ce, comme ils recitent, que l’un d’entre eux, de la memoire de leurs peres, ayant l’ame espoinçonnée d’une noble ambition, s’alla adviser, pour mettre son nom en credit et reputation, de faire l’un de ses enfans maistre Jean ou maistre Pierre… (II, XXXVII, 778).

 

On imagine la suite, elle est même pire que tout ce qu’on pouvait craindre, puisque dès les premières interventions de l’esprit, du calcul, de la prétention à ordonner la réalité selon un principe supposé rationnel, les malheurs surviennent, les dissensions, et les maladies — puisque selon le « conte » qu’en fait Montaigne, dès cette heureuse époque d’indépendance quittée, avec l’intrusion de la prétendue « science médicale », commencèrent les ennuis de santé, le « serain » leur fait mal à la tête, le vent d’automne les trouble, ils succombent à des atteintes inconnues et leur vie se voit raccourcie de moitié, « ils apperçoivent un general deschet en leur ancienne vigueur » (779).

Ce conte est à plusieurs égards remarquable. Supposons qu’il s’agisse d’une fable, elle dirait déjà combien le temps de l’usage est à soi seul créateur de « justice ». Mais le plus étonnant est que cette région est en effet connue pour se trouver aux confins de la Sénéchaussée de Gascogne et du Béarn, qu’elle constitue une seigneurie paroissiale, dotée de privilèges étendus qui lui assurent une très large autonomie par rapport aux lois en vigueur, que les dispositions coutumières y ont plus de force que le droit écrit, que sa position géographique frontalière en fait un repaire de contrebandiers qui trafiquent sur tous les produits, et en particulier sur le sel, qu’on raconte que beaucoup de maisons sont construites exactement sur la ligne de démarcation et qu’entrant par une porte en France on ressort par l’autre en Béarn, que ces contrebandiers fiers et chatouilleux ont eu plusieurs fois maille à partir avec les archers mais qu’ils les ont mis en fuite, de même que ceux, tout proches (de l’autre côté du Gave d’Oloron), de Bidache, également réputés pour leur indépendance rétive à toute autorité extérieure et qui relevaient de la seule autorité de Gramont, comte de Guiche, que lors des entreprises de Montgommery dans le Piémont pyrénéen en 1564, la communauté de Lahontan eut assez de cohésion pour repousser les entreprises du pillard, le défaire à « Hachens » et déposer les bannières « rouge sandal » dans l’église d’Abet, bannières menaçantes qui portaient inscrites des devises qui signifiaient « Mort sans remede, mortelle guerre en tout lieu », résistance qui n’est pas sans évoquer celle que, selon le chapitre « Des coches », les Indiens opposèrent aux Espagnols. Autrement dit qu’il y a à la base de ce conte une « réalité » moins inventée qu’on pourrait le croire.

Il y a plus, car, par une très étonnante circonstance, cette terre fut plus tard acquise par Dussault de Poyloault, qui la céda à Isaac de Lom d’Arce, baron de Lahontan, dont le fils, Louis Armand de Lahontan, participa aux expéditions françaises au Québec et rédigea des études sur les Indiens d’Amérique du Nord dont on a de bonnes raisons de penser qu’elles furent à l’origine du « mythe du bon sauvage »3.

Montaigne trouve ainsi à s’appuyer sur un « conte », qui apparemment n’est pas sans fondement, et s’accorde à merveille avec son propos : on produit la ruine d’une communauté quand on s’arroge le pouvoir exorbitant d’introduire des règlements humains réfléchis et prétendument rationnels à la place de formes coutumières « receuës de pere en fils, ausquelles ils s’obligeoient sans autre contrainte que de la reverence de leur usage » (778), autrement dit quand on ne reconnaît pas la force ni la teneur de la loi, dont l’expérience nous montre qu’elle ne tire sa vigueur que de l’usage (« Quiconque leur obeyt parce qu’elles sont justes, ne leur obeyt pas justement par où il doibt », III, XIII, 1072, b).

Car ce conte ne figure pas une sorte d’Éden dont le mal serait absent, un paradis perdu dont Montaigne aurait la nostalgie : les contrebandiers de Lahontan n’ont rien de particulièrement moral ; il est probable que ce sont pour l’essentiel des irréguliers, aussi pervers que le « larron » d’Armaignac au chapitre « Du repentir », mais ils ont au moins une vertu, pour mon propos essentielle : ils ne s’arrogeaient pas la capacité d’énoncer la loi, ils ne prétendaient pas dire le juste.

Le conte marque aussi que le temps est plein, producteur d’une réalité bonne ou mauvaise, mais stable et pacifique, sans intervention de la réflexion, du calcul des hommes, sans formulation de ce qui est ou n’est pas juste, sans même la moindre considération pour ce que nous imaginons être la « justice ». Où l’on retrouve un autre apologue, tiré de Plutarque celui-là, celui de Poneropolis : « Le Roy Philippus fit un amas, des plus meschans hommes et incorrigibles qu’il peut trouver, et les logea tous en une ville qu’il leur fit bastir, qui en portoit le nom. J’estime qu’ils dressarent des vices mesme une contexture politique entre eux et une commode et juste societé » (III, IX, 956).

C’est enfin proposer que, sans l’intervention des hommes, la société pourrait s’écarter de l’injuste : « (c) Ce qu’on nous dict de ceux du Bresil, qu’ils ne mouroyent que de vieillesse, et qu’on attribue à la serenité et tranquillité de leur air, je l’attribue plustost à la tranquillité et serenité de leur ame, deschargée de toute passion et pensée et occupation tendue ou desplaisante, comme gents qui passoyent leur vie en une admirable simplicité et ignorance, sans lettres, sans loy, sans roy, sans relligion quelconque » (II, XII, 491).

Évidemment il s’agit d’un conte, d’un contre-exemple qui figure dans un nouveau monde ou dans une marche béarnaise aux confins de la Chalosse et du Pays basque, dans les terres d’entre-deux-Gaves, une société indemne de l’arrogance humaine. Mais peut-être pouvons-nous au moins en méditer les avertissements, et en rabattre un peu de nos prétentions à maîtriser l’histoire. Ce serait déjà éviter bien des catastrophes meurtrières que de ne pas prétendre savoir où se trouve le bien de l’humanité.

 

Cette réflexion aurait sans doute été plus forte et tonique si elle s’était contentée de citer ces quelques lignes de l’essai III, XII : « Il est croyable qu’il y a des loix naturelles, comme il se voit és autres creatures ; mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine s’ingerant par tout de maistriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses selon sa vanité et inconstance. » Encore aurait-il fallu les lire.


1.  « Voici l’esprit en doute, le moindre souffle l’incline ici ou là » (Térence, Adrienne, I, VI, 32).

2 « Il n’y eut jamais de cas si honteux qu’on ne puisse en trouver de pire » (Juvénal, Satires, VIII, 183).

3 Je remercie vivement M. Christian Desplat, professeur à l’UPPA, pour m’avoir communiqué les renseignements concernant le baron de Lahontan. La Société de Borda, à Dax, m’a permis de consulter ses archives, et le docteur Peyreblanques a bien voulu répondre à mes questions. Et confirmer notamment l’existence d’une communauté si singulière qu’elle utilise un parler disposant d’au moins cent cinquante mots qui n’appartiennent ni au gascon, ni au béarnais, ni au basque. Ce particularisme n’est pas sans évoquer les « cagots », rapprochement qui justifierait celui de Montaigne avec le Val d’Angrogne, unissant fermeture géographique et particularisme religieux. Je manque malheureusement d’éléments sûrs, mais l’hypothèse est séduisante. Je remercie la Société de Borda pour m’avoir ouvert ces pistes de recherche.