Dans la tradition occidentale, il existe depuis toujours un lien très fort entre la peinture et la pensée, entre le visible et l’évidence, et les anecdotes rapportées par Diogène Laërce par exemple racontent que Platon commença par être peintre (et aussi poète). Le tableau se trouve être un espace sensible où l’on peut voir s’affronter des notions qui peut-être relèvent du même ordre, mais peut-être pas : conformité à la nature, ressemblance ou similitude, harmonie, ordre naturel, beauté, ces termes reviennent constamment dans les réflexions des philosophes, des historiens ou des praticiens de l’art. On cherche en général à conjoindre sinon assimiler ces éléments, et Alberti peut écrire (reprenant une notation de Pline au livre XXXV de l’Histoire naturelle) : « Le peintre ancien Démétrius ne parvint pas au comble de la célébrité parce qu’il fut plus soucieux d’exprimer la ressemblance que la beauté. Aussi faut-il choisir dans les corps les plus beaux toutes les parties dignes de louange. C’est donc en priorité qu’il faut s’efforcer avec soin et application de percevoir la beauté, de la saisir et de l’exprimer. C’est au demeurant la chose la plus difficile de toutes parce que tous les mérites de la beauté ne sont pas réunis en un seul endroit, mais ils sont rares et disséminés ; il faut pourtant employer tout son effort à les rechercher et à les apprendre à fond. Car celui qui aura appris à saisir des choses assez difficiles et s’en sera rendu familier pourra, à son gré, en entreprendre de moindre importance1… »
Ces lignes sont fascinantes : elles reprennent une anecdote concernant Zeuxis et la « composition » : Pline raconte que Zeuxis, ayant à réaliser un tableau devant figurer dans le temple de Junon Lacinienne pour les habitants d’Agrigente (Alberti, et après lui Panofsky, dit « Crotone »2), « passa en revue les jeunes filles de la cité, nues, et en choisit cinq, afin de reproduire dans sa peinture ce qu’il y avait de plus louable en chacune d’elles » (Pline, XXXV, 36). On peut lire ici une équivoque tout à fait essentielle : d’un côté, la « femme » du tableau ne va pas avoir « un » répondant dans la réalité ; de l’autre, elle va combler l’attente de beauté que chacune des cinq jeunes filles suscite, fait pressentir et désirer. Assurément c’est un assemblage composite auquel se livre Zeuxis, une « chimère »3, mais il n’est pas tout à fait certain qu’il s’agisse d’une création artificielle, sans lien avec le monde perceptible. Car il n’est pas du tout assuré que ce que l’œil voit soit purement sensoriel, au contraire tout montre que les notions, les affects, le désir ou la fatigue, la santé ou la tristesse, informent avec force ce que nous traduisons comme perception de la réalité. Ce n’est nullement un débat purement théorique que retrace l’étude d’Erwin Panofsky, Idea, quand il marque des étapes, des inflexions, voire des renversements entre les conceptions picturales dominantes au début du XVIe siècle, et ce qu’on a appelé le « maniérisme » : « À l’artiste, qui dans la conception précédente se contentait de choisir et d’extraire ce qu’il y a de beau dans les apparences données, incombe dès lors une fonction essentiellement métaphysique, celle de restaurer, contre les apparences, les principes dissimulés sous elles. […] La beauté d’une œuvre d’art ne résulte donc plus de la synthèse pure et simple d’une multiplicité dispersée mais néanmoins donnée ; elle dépend de la vision idéale d’une “forme” qui n’existe absolument pas dans la réalité4. »
Une telle pensée s’adosse, certes, à une conception globale de l’univers, hiérarchisé et un à travers diverses strates (« ordre », « mesure » et « aspect ») par le filtre desquelles « la matière se conforme à l’être même de l’Idée qui doit s’exprimer en elle » (Panofsky transcrit ici pour l’essentiel la réflexion de Lomazzo5). Cet échafaudage « théorique », qui contient beaucoup d’allusions cosmologiques et astrologiques, peut paraître aujourd’hui peu rationnel — et en effet il l’est peu, mais il donne à voir l’extraordinaire travail de réflexion et d’interprétation qui s’est joué à propos de la peinture, de la représentation matérielle des formes sensibles, de la représentation spirituelle ou affective des formes intellectuelles. Comment se relient le visible et l’intelligible ? la perspective existe-t-elle dans la nature ? les proportions qui s’établissent entre les dimensions, les volumes, les diverses parties de l’espace appartiennent-elles au monde ou à la pensée rationnelle ? Pour le formuler en des termes classiques dans l’histoire des idées — comme on dit (et qui me paraissent inadéquats et résulter d’un défaut de sensibilité historique, sinon d’un vice de pensée) —, incline-t-on du côté aristotélicien, platonicien ou néo-platonicien ? L’idée résulte-t-elle d’un modèle « objectif » extérieur, ou bien émane-t-elle d’un modèle intérieur, « formel », qui à son tour ne ferait que retranscrire dans l’âme une empreinte de l’ordre universel ? Ces distinctions et subdivisions, remarquablement éclairées et accompagnées par les descriptions érudites de Panofsky, me semblent refléter une difficulté fondamentale, celle de penser, en chaque perception, la rencontre d’un ordre mental et d’un désordre sensoriel. Elles témoignent des obscurités auxquelles on se heurte dès qu’on cherche à concevoir ce qu’est, en réalité, une « idée » (est-ce une faculté ? est-ce un contenu ? s’agit-il d’une disposition perceptive et, si oui, d’où vient-elle ? ou bien d’une forme universelle inscrite dans la matière même du monde ?). On constate une très remarquable hésitation entre l’intuition, qui peut rejoindre la vérité atemporelle des objets du monde, et la beauté, qui s’incarnerait dans une proposition (proportion) intelligible. Hésitation ou peut-être confusion, si l’on en reste au niveau des notions.
Il faut, je crois, déplacer légèrement la question. Car, en fait, ces préoccupations théoriques peuvent nous sembler rétrospectivement abstraites, conceptuelles, voire artificielles dans leurs ramifications, mais elles sont formulées par des peintres, elles ont un enjeu pratique, elles réfléchissent sur les conditions, les moyens et les fins d’une activité artisanale, « ouvragère », dit Montaigne, sur l’exercice d’un métier et d’une maîtrise, elles interrogent les voies pratiques d’une perception du monde, et ne sont pas plus étranges ni plus exotiques — si nous cherchons à les lire dans le moment et le mouvement de pensée et de sensibilité qui les produisirent alors — que les phrases provocatrices et justes de Cézanne à Gasquet :
Traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d’un objet, d’un plan, se dirige vers un point central. Les lignes parallèles à l’horizon donnent l’étendue, soit une section de la nature ou, si vous aimez mieux, du spectacle que le Pater omnipotens aeterne Deus étale devant vos yeux6.
Et dans une étonnante visite au Louvre :
[…] je crois que c’est Véronèse, la plénitude de l’idée dans la couleur7.
Peut-être conviendrait-il d’entendre les propos de Bronzino ou Pontormo, de Zuccari ou Lomazzo de la même manière que nous entendons les phrases de Cézanne, ironie comprise.
Que Montaigne ait été préoccupé par de semblables questions ne fait guère de doute, en revanche les interprétations qu’on fait de son attitude divergent grandement. Et l’expression usuelle « peinture de soi », si acceptée, semble inviter à chercher dans le texte des Essais la trace des préoccupations que j’évoquais en commençant. Bien sûr la fréquence de la formule « je peins », en particulier ses emplacements stratégiques, sollicite encore davantage l’attention. Et même la situation matérielle de l’écriture, le dispositif de la « librairie », présente une analogie dont il vaut la peine d’explorer quelques linéaments.
C’est de ce point que je voudrais repartir, et de deux affirmations qui me fascinent. La première est prise du livre de Daniel Arasse et Andreas Tönnesman, La Renaissance maniériste : « C’est le “studiolo”, l’“estude”, le “cabinet”, qui va devenir peu à peu le lieu où s’approfondit l’intimité et s’éprouve une liberté intérieure et spirituelle, aliénée par les contraintes des comportements publics […] un studiolo dont le désordre calculé a pour fonction d’exalter la puissance mystérieuse du prince à mettre sa culture en acte — tout en constituant pour le duc, s’il en avait jamais occasion, le lieu de contemplation de son moi idéal8. »
(On y sent d’ailleurs, même s’il semble s’agir du palais ducal d’Urbino, des bouts de phrase qui témoignent qu’au moins Arasse avait Montaigne présent à l’esprit, « liberté intérieure, aliénée par les contraintes des comportements publics », « De ménager sa volonté », « désordre affecté ».)
La seconde est tirée de la préface qu’a donnée Michael Screech au remarquable travail d’Alain Legros, Essais sur poutres. L’auteur évoque la distribution des sentences sur les poutres du « studiolo », et il écrit : « On peut certainement y voir un aspect de cet art de la mémoire étudié par Frances Yates : en pénétrant dans sa “librairie”, Montaigne se faisait rappeler progressivement les principes du vrai, du beau et du bon, comme il les concevait en tant que philosophe9. »
Ces deux assertions renvoient, me semble-t-il, précisément au débat qui concerne la forme, l’idée, dans des termes très proches de ceux que présente et analyse Panofsky. Si l’on en vient au texte, on pourrait dire : de quoi les Essais sont-ils en quête ? de quel travail de pensée sont-ils la trace sur ce qu’il en est de la représentation ? Il est tout à fait concevable, soutenable même, de répondre que, dans son entreprise générale, le texte tente de rejoindre la vérité insaisissable d’une forme intérieure, innée, qui serait l’empreinte en nous de la forme universelle. Travail difficile mais qu’on peut espérer mener à bien. Montaigne écrit :
J’ay tousjours une idée en l’ame (c) et certaine image trouble, (a) qui me presente (c) comme en songe (a) une meilleure forme que celle que j’ay mis en besongne, mais je ne la puis saisir et exploiter. Et cette idée mesme n’est que du moyen estage. Ce que j’argumente par là, que les productions de ces riches et grandes ames du temps passé sont bien loing au delà de l’extreme estendue de mon imagination et souhaict (II, XVII, 637 ; IN, 488)10.
Comment l’entendre ? est-ce au sens de Zuccari ou Lomazzo ? qu’il existerait dans la nature un modèle à la fois présent et sans cesse fuyant, qui nous hanterait comme un fantôme (« une certaine image trouble ») pour nous indiquer son existence et son inaccessibilité ? Comme le remarque Olivier Guerrier, le mot « idée » renvoie « à la représentation intérieure, proche des notions de “pensée” ou de “concept”, tout en gardant un rapport à l’idéal, qui l’identifie au “projet”, au dessein préalablement formé par l’esprit, en butte le plus souvent à la résistance de la matière ou à la maladresse humaine. Vasari décrit ainsi Léonard de Vinci abandonnant ses œuvres en chemin, parce que ses mains ne sont pas à la hauteur de son imagination ». Le point énigmatique, et sans doute crucial, tient à ce que cette « idée en l’âme » peut renvoyer en effet à une « idée » selon un modèle transcendant, une idée atemporelle, qui existerait indépendamment de toute créature, mais elle peut tout aussi bien renvoyer à autre chose, à une empreinte dans la constitution de chacun, consubstantielle à la nature humaine, ou encore à une réalisation qui aurait déjà été accomplie dans les temps passés. Et c’est nettement de ce côté-là que penche le mouvement du texte : s’il ressent actuellement une insuffisance, c’est par rapport à l’excellence des auteurs anciens, Plutarque, Sénèque, et plus encore les poètes. Car c’est chez eux qu’on peut trouver ces mots capables de dire, avec justesse et puissance, l’ordre et les raisons, la gloire, l’harmonie et la beauté du monde. Cet heureux temps, hélas, semble passé, il faut désormais trouver d’autres façons, y compris dans l’emprunt (« Qu’on voye, en ce que j’emprunte, si j’ay sçeu choisir de quoy rehausser mon propos. Car je fay dire aux autres ce que je ne puis si bien dire, tantost par foiblesse de mon langage, tantost par foiblesse de mon sens », II, X, 408, c ; IN, 124). Pour être à la hauteur de l’entreprise de « dire le monde », il faudrait être « poète », ce n’est pas donné à qui veut, et même il est possible que cette grande poésie, « originel langage des dieux », ait cessé, comme les oracles à Delphes11.
La voie de la poésie pourrait ouvrir un accès au grand chiffre des choses, peut-être. Mais Montaigne s’en juge incapable :
J’ay la veue assez claire et reglée ; mais, à l’ouvrer, elle se trouble : comme j’essaye plus evidemment en la poësie. Je l’ayme infiniment : je me cognois assez aux ouvrages d’autruy ; mais je fay, à la verité, l’enfant quand j’y veux mettre la main ; je ne me puis souffrir. On peut faire le sot par tout ailleurs, mais non en la Poësie,
mediocribus esse poetis
Non dii, non homines, non concessere columnæ
(II, XVII, 635 ; IN, 486).
Et, du coup, il faudrait désormais inventer une autre voie d’expression, une autre façon d’« ouvrer », faire son deuil de certaines attentes, de certaines espérances. Ce que nous appelons la « nature » s’offre à nous, dit Montaigne, dans une inépuisable diversité, impossible à unifier dans une formule qui en énoncerait le principe, échappant à toute entreprise de définition, d’interprétation et sans doute même de compréhension. Dès qu’on met en doute les pouvoirs de l’esprit, dès qu’on rabaisse les prétentions humaines (« Il n’est desir plus naturel que le desir de connoissance », III, XIII, 1065, la première phrase) jusqu’à ramener la quête à une humilité acceptable, c’est-à-dire, sur le modèle de Socrate, à redescendre sur terre, la nature apparaît comme rebelle à toute prise humaine ; l’interprétation des formes, ou de ce qui est sans forme repérable, en devient avant tout présomptueuse, et dépourvue de toute garantie :
La philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu que quand elle combat nostre presomption et vanité, quand elle reconnoit de bonne foy son irresolution, sa foiblesse et son ignorance. Il me semble que la mere nourrisse des plus fauces opinions et publiques et particulieres, c’est la trop bonne opinion que l’homme a de soy. Ces gens qui se perchent à chevauchons sur l’epicycle de Mercure, (c) qui voient si avant dans le ciel, (a) ils m’arrachent les dens… (II, XVII, 634 ; IN, 484-5).
Et comme les principes du vrai et du bon, celui du beau vacille aussi. Au lieu de l’harmonie et des proportions, ce que l’expérience du monde apporte, ce sont les spectacles d’horreur, les figures hideuses, les corps contrefaits et monstrueux. Pires encore ces aberrations, que nous appelons en effet « monstres » sans nous aviser qu’ils ne sont tels qu’eu égard à une représentation que nous nous formons de l’ordre naturel (voir II, XXX, 713 ; IN, 601), elles se retrouvent à l’intérieur même d’un être en qui laideur corporelle et beauté morale se conjoignent en une dissemblance qui fait dépit : ainsi Socrate, « qui a esté un exemplaire parfaict en toutes grandes qualitez, j’ay despit qu’il eust rencontré un corps et un visage si vilain, comme ils disent, et disconvenable à la beauté de son ame, (c) luy si amoureux et si affolé de la beauté. Nature luy fit injustice. (b) Il n’est rien plus vraysemblable que la conformité et relation du corps à l’esprit » (III, XII, 1057 ; IN, 414-5) ; ainsi (et qui touche Montaigne encore de plus près) La Boétie, victime d’une « laideur qui revestoit une ame tres-belle » (ibid.). Il faut reconnaître que « le monde est mal fait », ou plutôt qu’il est constitué selon des agencements, ou des logiques, qui nous échappent, auxquelles nous n’avons pas accès, et que nous avons tort de vouloir le déchiffrer à travers les constructions de notre esprit. Cela n’empêche pas toutefois que la beauté exerce sur notre sensibilité son pouvoir (Montaigne après Socrate parle de sa « courte tyrannie ») et Montaigne est tenté de la placer à même hauteur que la bonté. Pourtant à regarder de plus près, plus attentivement, ce n’est pas la « beauté » en soi qui nous captive, mais, dans le visage d’un homme, un air d’être qui attire et engage. En sorte que les catégories esthétiques et éthiques dont il était question au début se voient à leur tour vaciller, et que « les principes du vrai, du beau et du bon » dont parlait Michael A. Screech se réduisent à ce qu’ils sont en effet, à savoir des notions humaines produites par un esprit boiteux aveuglé par le désir d’harmonie que contredisent les données de l’expérience. Constat rude et inconfortable, soit, mais pas désespérant, tout au contraire. Car ce qui s’ouvre alors, c’est un espace où l’on va tenter d’aller vers le réel, en abandonnant les repères conventionnels, ou plutôt en se défaisant d’eux (espace perspectif, temps linéaire, hiérarchie des êtres, attribution des qualités, c’est-à-dire des catégories mentales sans garantie autre qu’une acceptation commune presque généralisée). La perte est sévère, les notions de beauté, d’ordre du monde, l’essence même de la loi deviennent des entraves plutôt que des normes fécondes.
Dans l’« Apologie », Montaigne évoque la puissance de l’imagination humaine, l’ingéniosité des inventions philosophiques (il évoque à nouveau les « épicycles », et commente : « comme aussi au reste la philosophie nous presente, non pas ce qui est, ou ce qu’elle croit, mais ce qu’elle forge ayant plus d’apparence et de gentillesse », II, XII, 537 ; IN, 328). Cet échafaudage, quelque cohérent qu’il tente d’être, laisse pourtant l’impression d’un rapiéçage « de mille lopins faux et fantastiques ». Et il ajoute :
« (c) Et ce n’est pas raison de les excuser. Car, aux peintres, quand ils peignent le ciel, la terre, les mers, les monts, les isles escartées, nous leur condonons [accordons] qu’ils nous en rapportent seulement quelque marque legiere ; et, comme de choses ignorées, nous contentons d’un tel quel ombrage et feinte. Mais quand ils nous tirent apres le naturel en un subject qui nous est familier et connu, nous exigeons d’eux une parfaicte et exacte representation des lineamens et des couleurs, et les mesprisons s’ils y faillent » (538 ; IN, 329).
Entre Démétrius et Zeuxis, Montaigne semble choisir Démétrius, fût-ce contre l’académie. C’est que, pour lui, la fin de l’entreprise a changé, il ne s’agit plus d’élaborer une représentation qui donne à voir ou sentir la beauté telle qu’en elle-même, il s’agit de chercher à exprimer ce qui ne cesse de se donner à voir ou à éprouver comme sans forme, inintelligible, bizarre et insaisissable. Non pas désormais ce qui demeure caché dans le monde, sujet hors d’atteinte, et après quoi Léonard par exemple ne cesse de tendre, mais ce qui reste confus en soi-même, sujet bien plus proche et bien plus énigmatique encore. Le spectacle du monde est tout à fait passionnant, sa grandeur impressionne et remplit d’admiration, et à qui prend soin de le regarder avec attention, il peut lire « en son visage une si generale et constante varieté » (I, XXVI, 157 ; IN, 272), mais c’est un spectacle de nature à nous ramener à nous-mêmes, à nous faire prendre conscience de notre dimension propre et de la disproportion qui existe entre le monde et nous : « Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme espèces soubs un genre, c’est le miroüer où il nous faut regarder pour nous connoistre de bon biais » (ibid.). Si, comme il le dit tant de fois, Montaigne cherche à se peindre, ce n’est pas pour élaborer un portrait achevé qui révélerait l’essence d’un être, et quand il déclare : « Je dois au public universellement mon portrait » (III, V, 887 ; IN, 166), il sollicite seulement la permission de parler de ce que les usages de la civilité recommandent de taire, non de donner la figure d’un « moi universel »12, c’est pour tenter de trouver la mesure de cette disproportion et donc d’apprendre le « bon biais » pour tenter de se connaître. Ainsi peut s’ébaucher le travail du portrait.
Parmi les « genres » de la tradition picturale, le portrait tient le dernier rang et Vincente Carducho, dans ses Dialogos de la Pintura, écrit : « Jamais un grand peintre, un peintre de valeur exceptionnelle, n’a été portraitiste13. » Pour Montaigne, c’est tout le contraire, nul n’aura rien fait qui vaille si sa tentative d’expression ne donne pas à reconnaître le monde ou l’être qu’on avait déjà rencontré, qu’on avait cru saisir dans son intimité et sa façon singulière. Cela vaut encore davantage si l’on parle d’autoportrait, comme on fait depuis peu dans l’histoire des peintres. Et les difficultés s’accumulent : dans ce qui est le lieu même de la vérification la plus nette de la conformité au modèle, tout se mêle pour entraver le jugement et la décision de reconnaissance. Car les représentations que chacun se forme de lui-même ne sont pas moins prégnantes que celles que des notions abstraites nous impriment dans la représentation du monde. Nous ne nous voyons pas « de bon biais », et sommes enclins à réagir comme Apelle à qui on avait demandé un portrait du roi Antigone (« monophtalmos ») et qui « inventa un moyen original de ne pas montrer qu’il était borgne : car il le fit de trois quarts, de telle sorte que ce qui manquait réellement à l’original semblait plutôt manquer dans le tableau, et qu’il ne montra du visage que le côté susceptible d’être montré en entier » (Pline, XXXV, 90). Prise sous cet angle, la peinture est en effet un trompe-l’œil, elle appartient aux arts de l’illusion, elle masque la vérité et dissimule le réel. S’il s’agit de se dépeindre dans sa vérité, alors il faut prendre la mesure des artifices insidieux qui nous induisent en erreur. Et donc de trouver les aspérités peu flatteuses qui nous aident à nous déprendre de l’image que nous nous formons de nous-mêmes.
Et pour commencer, de l’espoir que nous avons d’être. Pour le dire autrement, de la croyance que nous avons dans une unité et une permanence de nous-mêmes, qui nous donnerait une consistance palpable, réconfortante, dans l’écoulement incessant des apparences. Il faudrait résumer en une formule ce qui se présente sous des figures diverses, différentes à chaque moment de l’existence, et souvent contradictoires. Le portrait aurait pour fonction de réunir en une figure les apparences fugitives sous lesquelles un être se donne à voir. La tradition rend hommage à Parrhasius d’avoir été le premier à « rendre les détails de l’expression du visage, à donner de l’élégance à la chevelure, de la grâce à la bouche et les artistes s’accordent à lui attribuer la palme pour l’exécution des contours », mais surtout il réussit à imaginer avec une virtuosité sans égale la façon de rendre [restituer] le divers, le multiple, voire le contradictoire en une seule surface : ayant à peindre le peuple d’Athènes, « il le montrait fluctuant, irascible, injuste, inconstant, et en même temps accessible aux prières, clément, miséricordieux, vantard […] hautain et humble, hardi et timide, tout cela à la fois » (« excelsum humilem, ferocem fugacemque et omnia pariter »). Il est tout à fait possible que Montaigne n’ait pas en mémoire ce passage, mais ce serait bien étonnant, lorsqu’il se décrit lui-même, dans le fameux début du livre II :
« Si je parle diversement de moy, c’est que je me regarde diversement. Toutes les contrarietez s’y trouvent selon quelque tour et en quelque façon. Honteux, insolent ; (c) chaste, luxurieux ; (b) bavard, taciturne ; laborieux, delicat ; ingenieux, hebeté ; chagrin, debonaire ; menteur, veritable ; (c) sçavant, ignorant, et liberal, et avare, et prodigue, (b) tout cela, je le vois en moy aucunement, selon que je me vire ; et quiconque s’estudie bien attentifvement trouve en soy, voire et en son jugement mesme, cette volubilité et discordance » (II, I, 335 ; IN, 21, la ponctuation est ici sensiblement différente, et donne à sentir de façon plus troublante la coexistence des opposés dans un « même » être — mais est-ce bien le même ? —, moi-même).
La performance virtuose de Parrhasius est admirable, certes, mais elle se borne pourtant à réunir en un seul tableau plusieurs figures différentes qui expriment des états de sensibilité, de caractère ou de pensée divers. Montaigne a devant lui un défi autrement difficile à relever : car il s’agit de représenter à l’intérieur d’une figure supposée unique des facettes contradictoires, non pas coprésentes dans la bigarrure d’une foule assemblée, mais successives dans les moments divers d’une existence déjà longue, assez en tout cas pour que celui qui vit ressente les effets de changements, les déperditions dues à l’âge : « Quoy qu’il en soit, veux-je dire, et quelles que soyent ces inepties, je n’ay pas deliberé de les cacher, non plus qu’un mien pourtraict chauve et grisonnant, où le peintre aurait mis, non un visage parfaict, mais le mien » (I, XXVI, 148 ; IN, 257. Villey commente ainsi « ces inepties » : les Essais). Et cette autre remarque plus saisissante encore : « J’ay des portraits de ma forme de vingt et cinq et de trente cinq ans ; je les compare avec celuy d’asteure : combien de fois ce n’est plus moy ! combien est mon image presente plus esloingnée de celles là que de celle de mon trespas ! » (III, XIII, 1102 ; IN, 482). Le portrait au sens pictural ne peut éviter de saisir un moment singulier, avec les dispositions de sensibilité propres à la fois au peintre et au modèle, l’humeur, l’éclairage du jour, mais ce moment singulier, peintre et modèle espèrent qu’il signifie au-delà de l’instant, de la circonstance ; qu’un instantané donne à reconnaître une expression plus générale, plus en accord avec ce que les autres connaissent (ou croient connaître) d’une personne. D’ailleurs, ne serait-ce que par le temps matériel qu’il fallut pour poser des touches de couleur sur une surface, par le relief qu’il faut savoir faire ressentir grâce aux ombres et aux dégradés, la confection du tableau échappe à l’instant fugitif et s’inscrit déjà dans une certaine durée. Même une esquisse, si prompte qu’elle soit, fige le passage du temps, Léonard le remarque sans cesse14, comme Montaigne qui se prescrit d’« arrester la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma sesie » (III, XIII, 1111 ; IN, 498). Mais comment parvenir à cette « saisie » ? comment arrêter la fuite des états successifs ? et comment donner de la consistance à ce qui n’en a pas ?
Car tout s’écoule, c’est même la caractéristique indubitable de la condition humaine, et de celle de Montaigne en particulier (tout le monde se rappelle le début de III, II, « Du repentir »), qui constate en lui le passage d’un état à un autre (« Moy à cette heure et moy tantost sommes bien deux »), passage de la mutation incessante qui fait douter que sous un nom unique perdure un être unique. Le « portrait », dans son sens pictural classique, n’est plus possible, l’exigence de similitude devient si attentive et la prégnance de l’écoulement temporel si puissante que seule une image en mouvement pourrait répondre à l’exigence d’authenticité. Encore même n’est-ce pas certain. Car ces apparences mouvantes (« mouvement d’yvroigne titubant, vertigineux, informe, ou des joncs que l’air manie casuellement selon soy », III, IX, 964 ; IN, 277) ont si peu de consistance qu’on voit mal comment les insérer dans une « forme » qui les rendrait visibles. Peut-être est-ce en ce sens qu’on pourrait lire la phrase que nous avions commentée plus haut : « J’ay tousjours une idée en l’ame (c) et certaine image trouble, (a) qui me presente (c) comme en songe (a) une meilleure forme que celle que j’ay mis en besongne, mais je ne la puis saisir et exploiter », l’esprit fonctionne de manière si rapide, les images, notions, agencements ébauchés paraissent, s’assemblent et se désassemblent si vite qu’à peine on a le temps de percevoir en soi-même ce passage, et pourtant se représenter soi-même ne saurait passer sous silence ces mouvements de l’âme presque inaperçus ; peut-être ces « rêveries » inconsistantes sont-elles en effet le meilleur de ce que l’esprit peut produire, à l’écart des catégories et des « pensées » déjà pensées.
« A l’adventure, entendent ils que je tesmoigne de moy par ouvrages et effects, non nuement par des paroles. Je peins principalement mes cogitations, subject informe, qui ne peut tomber en production ouvragere. A toute peine le puis je coucher en ce corps aëre de la voix » (II, VI, 379 ; IN, 80, il s’agit de la très longue addition, qui souligne les extrêmes difficultés qu’il y a à se représenter : difficultés techniques, car c’est un concours de vitesse entre les pensées et la main ; difficultés techniques et éthiques, puisque écrire introduit un ordre dans ce qui par nature est en désordre : « Il n’est description pareille en difficulté à la description de soy-mesmes, ny certes en utilité. Encore se faut-il testoner, encore se faut-il ordonner et renger pour sortir en la place. Or je me pare sans cesse, car je me descris sans cesse », 378 ; IN, 79).
L’entreprise se trouve ainsi au croisement de plusieurs contradictions : elle doit figer ce qui est par nature inéluctablement successif, elle se propose de donner forme à ce qui de soi est informe, elle veut saisir pour en témoigner une intimité qui ne se communique pas seulement à soi-même. Autant dire qu’elle se présente comme une gageure, qui vaut par l’exigence d’un horizon impossible à atteindre. Il faudrait une manière de miracle pour que soient dans une œuvre présentes ensemble des données aussi contradictoires. Érasme, faisant l’éloge de Dürer, l’un des premiers peintres à avoir essayé son propre portrait, écrit :
Il peint même ce qui ne se laisse pas peindre, comme le feu, des rayons, des coups de tonnerre, des éclairs, ou même comme on dit “des nuages sur une paroi”, des sensations et toutes sortes de passions, bref toute l’âme humaine, telle que la reflète l’apparence physique, et jusqu’à la voix même15 !
Cela pourrait aussi bien se dire de Montaigne, dont l’acuité, la précision, la capacité extraordinaire à se défaire des leurres, la persistance dans une entreprise impossible et paradoxale ont ouvert un chemin de penser et d’être sans exemple.
1. Leon Battista Alberti, De la peinture, livre III, § 56, trad. J.-L. Schefer, Macula, 1992, p. 219.
2. Ibid., p. 221 ; Erwin Panofsky, Idea, trad. H. Joly, Gallimard, 1983 ; rééd. coll. « Tel », 1989, p. 65.
3. Voir le passionnant ouvrage de François Lecercle, La chimère de Zeuxis, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1987.
4. E. Panofsky, Idea, op. cit., p. 117.
5. Voir en particulier la note 232, p. 247.
6. Conversations avec Cézanne, Macula, 1978. Les formules reviennent à deux reprises, p. 27 et 120 : la seconde fois, Cézanne donne l’impression qu’il se moque légèrement de lui-même et de la gravité de sa phrase.
7. Ibid., p. 132.
8. Daniel Arasse et Andreas Tönnesman, La Renaissance maniériste, Gallimard, coll. « L’Univers des formes », 1997, p. 456.
9. A. Legros, Essais sur poutres, op. cit., p. 8.
10. La double référence correspond toujours, pour la première, à l’édition Villey-Saulnier des PUF, pour la seconde, à l’édition d’André Tournois pour l’Imprimerie nationale (désormais IN), coll. « La Salamandre », 1988, 3 vol. Olivier Guerrier a excellemment commenté ce passage dans Quand « les poètes feignent », Champion, 2002. Ma lecture prend seulement un autre biais.
11. « Le poëte, dict Platon, assis sur le trepied des Muses, verse de furie tout ce qui lui vient en la bouche, comme la gargouille d’une fontaine, sans le ruminer et poiser, et luy eschappe des choses de diverse couleur, de contraire substance et d’un cours rompu. Luy mesmes est tout poëtique, et la vieille theologie poësie, disent les sçavants, et la premiere philosophie. C’est l’originel langage des Dieux » III, IX, 995, c ; IN, 323.
12. Terence Cave a nettement montré que le « moi » n’apparaît pas dans les Essais, ce « moi » que bien des commentateurs cherchent à retrouver, en vain bien sûr. Voir Pré-histoires, op. cit., en particulier le chapitre IV, p. 111-127.
13. Voir E. Panofsky, Idea, op. cit., p. 194, note 63.
14. Voir Michel Jeanneret, Perpetuum mobile, Macula, 2000, en particulier les pages 241-250.
15. Érasme, « Éloge du peintre Albert Dürer », Réflexions sur l’art…, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1992, p. 413.