« C’est le soulier de Théramènes : bon à tous pieds. Et il est double et divers, et les matières doubles et diverses. »
Essais, « Des boiteux », III, XI
Quelques remarques de lecture à propos de certaines phrases dans les Essais. Une fois de plus frappé par la mobilité des interprétations en relisant une fois encore avec émerveillement ce texte incroyablement animé et vivant, je reprends quelques fragments. Ces remarques viennent dans les marges du dernier ouvrage d’André Tournon, Route par ailleurs1. Elles voudraient contribuer à préciser le statut d’un certain nombre d’énoncés dans le texte, avec le secret soupçon que ce qu’on pourra montrer ici pourrait bien valoir là, ailleurs, pour d’autres énoncés, sinon presque dans l’ensemble entier du texte. Il s’agit de repérer ce que John O’Brien appelle « a typically Montaignian double-edged gesture », à savoir la procédure à la fois active (c’est-à-dire agie, accomplie dans l’existence réelle) et langagière, par laquelle on montre et réserve tout à la fois, par laquelle on invite tout un chacun à partager la discussion, la réflexion et, dans le même moment, le même mouvement, on en réserve la participation, le partage, à ceux qui sont capables d’entendre, c’est-à-dire de « lire veritablement », et on constate malheureusement qu’ils ne sont pas légion (« je n’écris pas pour les principiants », « Il est impossible de traitter de bonne foy avec un sot. Mon jugement ne se corrompt pas seulement à la main d’un maistre si impetueux, mais aussi ma conscience2 »). Il s’agit plus précisément de s’interroger sur la nature d’énoncés à première vue simples, et traditionnellement lus « à droit » sans soupçon qu’ils puissent être dits « à feinte », sans pour autant en inférer qu’il s’agit de la part de Montaigne de mauvaise foi, de duplicité, rouerie ou autres finasseries intellectuelles ou éthiques dont on l’a souvent accusé pour éviter de se donner la peine ou le souci de comprendre sa démarche et l’enjeu qu’elle essayait de maintenir. Pareille équivoque — on préférera ici le terme de réversibilité — se donne à voir sans masque dans les titres mêmes des chapitres, « Comme nous pleurons et rions d’une mesme chose » ou « De Democritus et Heraclitus » par exemple ; elle apparaît dans l’ensemble du texte, ainsi au détour d’une citation d’Homère avec la « traduction », « il y a prou loy de parler par tout, et pour et contre » (I, XLVII, 281 ; IN, 446), et bien sûr jusque dans la procédure d’argumentation mise sans cesse en œuvre et qu’on décrit sous le signe de la balance, ou de la suspension dite « sceptique ». Il ne s’agit pas, ou pas seulement, d’une attitude logique, d’une position de jugement, mais plus constamment (et de façon moins visible) d’une procédure d’énonciation qui constitue un véritable défi pour celui qui reçoit le texte, défi d’être moins sot, plus attentif, plus diligent, soi-même plus vif et moins englué dans les déterminations toutes faites par avance, les catégories stables. Nous sommes, lisant les Essais, sollicités, si nous voulons entrer dans le mouvement de la pensée-expression de Montaigne, d’entendre le niveau des énoncés, et immédiatement après de percevoir à qui en attribuer la responsabilité, et donc de nous figurer la distance à laquelle situer telle ou telle expression : faut-il la comprendre comme un énoncé pris à compte d’auteur, comme une citation, comme une proposition hypothétique, comme une assertion sincère voire naïve ? Quelle voix parle dans telle ou telle phrase ? Celle de Michel de Montaigne qui s’aventurerait à dire le vrai du monde et des hommes, ou celle d’un incessant enquêteur soucieux de mettre à l’épreuve de la pensée les énoncés divers (quels qu’ils soient et d’où qu’ils proviennent) ? Se mêlent indissolublement, on l’a noté, il faudrait dire indistinctement, des voix multiples, dans ce texte « foncièrement polyphonique, disparate, en voie de dissémination en dépit des linéaments assez visibles qui lui donnent forme3 ». Mais cette polyphonie, au nom de quels critères la faire percevoir à ceux qui ne l’entendent pas ? Bien sûr, il est tentant de renoncer, sachant qu’on ne peut guère convaincre celui qui ne veut pas entendre. On peut aussi essayer de comprendre pourquoi ce « lecteur » somnambule ne veut pas entendre, et formuler quelques hypothèses : confort intellectuel, habitudes de « pensée » (comme en ont souvent les philosophes professionnels pris dans le modèle de leurs catégories abstraites), conformisme aussi qui recule devant des audaces assez peu recevables ou des impertinences inacceptables, voire vertigineuses (sur l’être homme, la justice, la religion, la loi, la coutume, la nature, toutes notions que le travail de Montaigne retourne et rend inutilisables dans le sens positif qu’on leur souhaite dans une bonne société, harmonieuse et positive), en somme un vœu de certitude bien compréhensible, mais malheureusement aux antipodes de ce qui fait l’énergie d’une aventure de penser qui ne connut que peu de successeurs dans la tradition occidentale tout au moins (Nietzsche sans doute…). Et il est très incertain qu’on puisse formellement (c’est-à-dire selon une analyse grammaticale ou linguistique) désigner à qui attribuer ces « voix » qui se mêlent, parfois se confondent, dans lesquelles celui qui parle au moment où il prononce la phrase n’est pas le même que celui qui la lit, la retourne (ou pour mieux dire la renverse), la reprend indéfiniment, non pour échapper à la responsabilité d’un « dire » mais au contraire pour l’assumer dans toute sa fragilité inéluctable.
J’avais, à Aix, par manière de clin d’œil, évoqué la phrase anglaise : « Woman without her man is nothing », dont il existe deux sens radicalement opposés selon la façon dont on va ponctuer la diction : soit « la femme sans son époux n’est rien », soit « la femme, sans elle, l’homme n’est rien ». Sans changer un seul mot, la phrase peut se retourner comme un doigt de gant, et exprimer aussi bien le machisme le plus convenu et détestable ou la revendication féministe (non moins convenue). On pourrait, dans la même intention, évoquer le fameux dessin de E. G. Boring, de la femme vieille ou jeune selon qu’on la regarde d’une façon ou d’une autre, selon qu’on voit un trait dessiner le contour d’une joue juvénile vue de trois quarts arrière ou le nez crochu d’une vieille sorcière vue presque de face (l’expérience vaut d’être faite, tant il est difficile d’abandonner une première vision pour passer à l’autre, tant il est presque impossible de voir les deux à la fois). Par un entraînement de notre regard ou par notre naturelle anticipation sur la signification, l’un ou l’autre des sens inverses deviennent non seulement possibles, mais certains et uniques, excluant toute autre éventualité. Et cela, sans que la phrase ou le dessin changent. Il en va ainsi pour un très grand nombre des phrases des Essais dont on mesure, pour peu qu’on se prête à les lire sans esprit dogmatique, à quel point elles sont systématiquement équivoques.
Cet incessant dédoublement caractérise la situation d’énonciation qu’on appelle souvent « ironie », et qui, bien qu’apparaissant parfois dans les manuels de rhétorique, ne constitue aucunement une « figure » au sens classique du terme, mais une disposition d’énonciation dans laquelle sont inclus et celui qui parle et celui qui reçoit : sans être nécessairement un nigaud, je peux très bien de bonne foi ne pas percevoir dans la phrase qui m’est dite que celui qui la prononce se retire en fait de son énoncé, et le profère enclos dans ces guillemets invisibles qui le dissocient lui comme sujet, de la phrase dite, et même éventuellement suggèrent qu’il vaudrait mieux entendre dans l’énoncé son contraire ou son inverse. Il n’en reste pas moins que l’enjeu de l’échange réside dans ma capacité personnelle (moi lecteur) à me défaire de la signification immédiate de l’énoncé pour pouvoir entendre qu’on me le proposait pour le faire jouer et résonner dans notre échange, qu’on attendait de moi cette minuscule distance qu’on appelle souvent de l’esprit. Qu’on attendait de moi que je sois enfin un « diligent lecteur ».
Soit une toute petite phrase anodine (mais en est-il seulement une dans ce livre ? On se souvient de l’adage rabbinique « Dieu gît dans les détails »), que je relève dans une addition manuscrite au commencement du chapitre XX du livre premier, « Que philosopher c’est apprendre à mourir ». Évidemment le sujet est d’importance, c’est même l’un des plus essentiels de la tradition antique, et aucune philosophie morale ne peut l’éviter. Il s’agit de réfléchir sur la proposition canonique de Cicéron, qui définit la philosophie comme rien d’autre « que s’apprêter à mourir », formule sévère et grave s’il en est. Et tout soudain, au lieu d’une noble élévation morale, le propos s’infléchit sur la quête de « l’aise », terme encore relativement acceptable et cautionné par la référence scripturaire (il est vrai dans L’Ecclésiaste, texte malcommode dans l’orthodoxie catholique) et qui devient du « plaisir » dans l’addition manuscrite. Est-il imaginable, se demande le philosophe, qu’on prête attention et crédit à des théories qui nous proposeraient la souffrance comme voie d’exister (« nostre peine et mesaise », I, XX, 81 ; IN, 156). Vient alors l’addition : « Les dissensions des sectes Philosophiques, en ce cas, sont verbales. Transcurramus solertissimas nugas. Il y a plus d’opiniastreté et de picoterie qu’il n’appartient à une si saincte profession. » Assurément la citation de Sénèque, avec le mot péjoratif « nugas » (billevesées, sornettes, élucubrations), nous incite à placer à quelque distance les belles théories de la philosophie antique pourtant si révérée et lues avec l’attention qu’on constate tout au long du livre, même si sans aucun doute Montaigne a pris au sérieux, avec gravité, les textes antiques, et même Cicéron. Mais le caractère péjoratif de ce mot peut passer relativement inaperçu si l’on n’est pas très attentif. De même que le sens qu’il convient d’attribuer à « opiniastreté », dont la valeur positive, sinon laudative, est couramment reçue (dans le style de la fière devise de Guillaume d’Orange, « il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer ») ; mais je me rappelle bientôt que c’est oublier l’autre versant, selon lequel l’opiniâtreté désigne l’obstination à se faire confiance dans l’opinion qu’on s’est formée malgré tous les éléments contraires, cédant à ce que Montaigne nomme ailleurs un « vice » (évoquant dans « l’art de conferer » les nombreuses superstitions qui l’habitent lui-même, il essaie de ne pas les prendre trop au sérieux, et se recommande de ne pas les combattre trop vivement, pour ne pas tomber « à l’avanture au vice de l’opiniastreté pour eviter celuy de la superstition », III, VIII, 923 ; IN, 218). « Picoterie » n’est pas non plus un mot très philosophique, il évoque plutôt les dissensions familières, les taquineries, les querelles de ménage ou de voisinage. Cela m’incite à me retenir de prendre pour argent comptant la formule « qu’il n’appartient à une si saincte profession » : en un premier temps, j’y vois le respect sincère de Montaigne envers la tradition philosophique, qui a eu le courage d’aborder avec gravité les questions essentielles de l’existence humaine, l’immortalité de l’âme, le jugement dernier, la détermination des vies justes et injustes, l’existence de Dieu, et de ce fait mérite l’épithète. Mais aussitôt, et sans que je me sente déployer un excès de mauvais esprit, je m’avise que peut-être ce sont les philosophes eux-mêmes qui se représentent comme appartenant à une « saincte » profession, en fonction du rôle qu’ils se figurent avoir dans la société et au-delà, et que la formule peut s’entendre plutôt comme une moquerie contre la gravité (« Est il rien certein, resolu, desdeigneux, contemplatif, grave, serieux, comme l’asne ? », 938 ; IN, 241 — ne dirait-on pas une caricature de posture dite « philosophique », comme dans une fable de La Fontaine ?). Du coup je me sens invité à entendre dans ces quelques mots une diffraction, un discord, et la phrase qui vient ensuite, comme d’habitude dans les Essais, conforte dans cette lecture : « Mais quelque personnage que l’homme entrepraigne, il joue tousjours le sien parmi » (I, XX, 81 ; IN, 156-7). On ne peut éviter d’entendre ici un rappel à l’humilité (pour parler en termes moraux), ou plutôt (pour parler en termes factuels) un rappel à ce qu’on est réellement, indépendamment de la bonne opinion que chacun manque rarement d’avoir de soi. En d’autres termes, chacun ne pense de soi que ce qui lui convient le mieux, comme chacun s’estime pourvu de raison, comme moi-même estime raison ce qui me paraît tel à l’instant que je m’estime penser (ce qui m’advient à chaque instant bien sûr). Mais alors, qu’en est-il de la philosophie, cette si « saincte » profession ? Rien (ou à tout le moins peu de chose) d’autre qu’une prétention à dire le vrai, et la vie s’avère inéluctablement neutre, comme le propose une addition un peu plus loin : « La vie n’est de soy ny bien ny mal : c’est la place du bien et du mal selon que vous la leur faictes » (I, XX, 93 ; IN, 174). Là où j’avais inconsciemment placé une valeur, voici que le mouvement du texte me retire cet appui, me refuse cette stabilité, et me renvoie au dur labeur de penser.
Dans « Des cannibales », je lis ces lignes :
Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vray il semble que nous n’avons autre mire de la verité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes. Là est tousjours la parfaicte religion, la parfaicte police, perfect et accomply usage de toutes choses (I, XXXI, 205 ; IN, 343-4).
Le passage est bien connu, a été très souvent commenté, indiquant de manière serrée et particulièrement dense ce qu’on a appelé le « relativisme » de Montaigne. Sans entrer dans une discussion épineuse sur l’ethnocentrisme ou sur la reconnaissance de l’autre comme tel, juste quelques remarques ponctuelles. D’abord, bien sûr, il faut souligner le « à ce qu’on m’en a rapporté », qui place à distance tout ce qui va suivre. Mais aussi se demander quel statut accorder à l’énoncé « Là est tousjours la parfaicte religion… ». On peut l’entendre, et c’est le plus souvent le cas, comme une affirmation qui rejoint nombre d’autres phrases des Essais, et exprime ce qu’on appelle volontiers le conservatisme politique et religieux de Montaigne, à savoir que, dans l’ignorance où nous nous trouvons d’une position juste en matière de foi, d’organisation sociale ou de justice, mieux vaut s’en remettre à l’usage établi, sans préjuger aucunement de la validité abstraite, conceptuelle ou philosophique de la coutume qui existe en fait. Par mesure de prudence, mieux vaut ce qui peut apparaître comme une injustice locale plutôt qu’une remise en question générale de l’ordre établi, mieux vaut s’abstenir d’intervenir au nom d’une hypothétique amélioration de l’état présent (on se rappelle tout le parti que Pascal en a tiré). Ne serait-ce que par mesure, car c’est mettre son opinion à bien haut prix que de prétendre savoir le bien de la société, et même simplement d’imaginer connaître les formes de son organisation, tant elles dépassent notre faculté de compréhension. Nous n’avons pas apparemment cette capacité, société et pensée obéissent apparemment à des logiques distinctes, et rien ne dit que la seconde puisse saisir la première. En sorte que la phrase que je lis paraît compatible avec ce qu’on décrit comme « la pensée politique et religieuse de Montaigne », elle s’apprête à revêtir une valeur quasi doctrinale que nous sommes enclins à valider, ne serait-ce que parce que nous retrouvons de la sorte son homogénéité et sa compatibilité avec d’autres énoncés analogues sur ce « thème » dans tout le texte. Nous n’avons ainsi pas tort de reconstituer une « pensée » qui répudie la nouveauté (« nouvelleté », « Rien ne presse un estat que l’innovation : Le changement donne seul forme à l’injustice et à la tyrannie », III, IX, 958 ; IN, 267), à la fois pour des raisons pratiques (l’innovation introduit un désordre dans la relative tranquillité des mœurs en vigueur, de la coutume) et déontologiques (la présomption de connaître le bien de la société, ou de savoir les fins dernières de l’histoire, et notre siècle sait combien de crimes furent commis en leur nom). Bien sûr, ces reconstitutions ne sont pas fausses, elles vont dans le sens d’une sagesse de comportement et de pensée qui semble bien dans le droit fil de Montaigne.
Une seule remarque pourtant peut ébranler cette construction (ébranler ne signifie pas rejeter, refuser, révoquer comme fausse, mais seulement priver de son assurance, de sa stabilité) : le statut de cette phrase est-il aussi déterminé qu’on le lit d’habitude ? N’y-a-t-il pas une autre façon de ponctuer cet énoncé ? Et par exemple d’imaginer que la phrase inscrit ici une citation, citation de ce qui apparaît aux yeux de plus d’un comme une vérité, ou plus précisément comme un énoncé qui décrit la façon dont chacun se relie à la formulation qu’il se donne des lois du monde, bref à ce qui nous apparaît comme naturel, indiscutable, allant de soi. Imaginons seulement des guillemets pour encadrer l’énoncé : « Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police… » (dit-on, disent-ils) et l’accent se modifie sensiblement : au lieu d’un constat qui recommande une acceptation de l’état actuel des choses dans la société où nous vivons, au lieu d’une légitimation certes désabusée du type « Nous sommes chrétiens à même titre que nous sommes ou Périgourdins ou Allemands », c’est peut-être à une description que nous avons affaire, description qui raconte la façon dont chacun se représente sa religion, sa constitution politique, ses manières de table, de famille, son code de politesse, ses habitudes de parole, ses mœurs, description que chacun ne juge pas nécessaire de se donner à lui-même tant toutes ces manières vont de soi, et qui paraissent en outre vérité des choses tant il est constant que nous n’avons d’autre critère de vérité (« mire ») que notre propre enracinement dans la coutume singulière que nous prenons pour universelle par notre incapacité à sortir hors de nous. Nous appelons « parfait » l’état dans lequel nous nous trouvons parce que nous ne pouvons en concevoir un différent, les relations conjugales, filiales, de loyauté, d’obéissance sont ainsi. On peut remarquer que la phrase accentue ce tour de notre esprit : « nous appelons toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage… ». Ce n’est pas à dire que c’est le meilleur état possible, mais seulement que nous ne pouvons en concevoir comme naturel un autre qui serait différent. Lue ainsi, la phrase ne prescrit pas, elle décrit, et fait apparaître notre bévue. Non sans ironie, mais ironie sensible seulement à ceux qui se prêtent à être modifiés par la lecture qu’ils font, et pour qui un retour sur soi fait apparaître le somnambulisme dans lequel nous maintiennent nos idées préconçues et notre indéracinable désir de synthèse, de généralités.
Ce sont là deux remarques minuscules, certes, mais elles me paraissent mettre en lumière à la fois la manière que Montaigne a de mettre à distance (sur un autre niveau) des énoncés à l’intérieur de sa propre écriture, et la tentation de niveler les énoncés à laquelle est soumise notre lecture. Ce n’est pas simple affaire de « style » (ou d’énonciation), c’est toute la démarche de la réflexion qui y est engagée. Ce qui ne peut guère manquer de conduire à s’interroger sur la démarche sceptique. Car cette équivoque que je relève dans les phrases (il est clair à mes yeux que l’on peut soumettre à cette balance un très grand nombre d’énoncés des Essais) caractérise également notre rapport aux paroles, aux événements, au monde même, tant nous sommes peu assurés des qualités de ce qui vient à nous dans l’expérience quotidienne. Quoi que ce soit qu’il advienne, bonheur ou malheur, notre réaction nous porte à le nommer d’un mot ou d’un jugement qui incline plutôt d’un côté que de l’autre, oubliant du même coup qu’en fait « il n’y a rien de changé, mais nostre ame regarde la chose d’un autre œil, et se la represente par un autre visage : car chaque chose a plusieurs biais et plusieurs lustres » (I, XXXVIII, 235 ; IN, 385). Il n’y a pas besoin d’être inféodé à une quelconque école sceptique pour faire ce constat ironique et à bien des égards décevant, il suffit d’ouvrir les yeux sur ce qui est notre conduite habituelle. Cela vaut dans le moment même de la phrase, et plus encore si je me rappelle ce que j’avais pensé sur ce sujet dans une autre circonstance par le passé. Un seul et même crayon peint le blanc et le noir, une même bouche souffle le chaud et le froid (I, XXXII, 215 ; IN, 360), parce que selon toute apparence chaque constat que nous faisons ne se prononce que sur fond de négation, la négation de la proposition contraire ou plutôt inverse. À plus forte raison si on passe d’un état de bonne santé à un état maladif, si on se trouve souffrir d’un cor au pied, si on a faim… Ce qui étonne seulement, et cela est en effet étonnant, c’est la prégnance toute-puissante du présent, et l’amnésie qui nous rend si oublieux de nous-mêmes. « Que ne nous souvient-il combien nous sentons de contradiction en nostre jugement mesmes ? combien de choses nous servoyent hier d’articles de foi, qui nous sont fables aujourd’huy ? » (I, XXVII, 182 ; IN, 309). Comment provoquer ce salubre rappel, comment maintenir cette distance ténue qui nous aide à nous déprendre de notre cécité ? Sinon justement, par exemple, par l’introduction de cette discordance que j’évoquais avec les guillemets invisibles.
Et cela importe d’autant plus que ce rappel constitue une véritable ascèse qui caractérise non pas une « position » sceptique au sens d’un corps de doctrine constitué (ce qui constituerait d’ailleurs une contradiction dans les termes, et l’« Apologie » le relève non sans malice), mais une attitude de pensée réactive qui n’oublie pas d’où elle parle.
Si, comme nous, qui nous estudions, avons apprins de faire, chascun qui oid une juste sentence regardoit incontinent par où elle luy appartient en son propre, chascun trouveroit que cette-cy n’est pas tant un bon mot, qu’un bon coup de fouet à la bestise ordinaire de son jugement (I, XXIII, 116 ; IN, 209 ; addition manuscrite).
C’est à ce réveil que vise le déploiement de l’ironie, on l’a souvent remarqué et étudié, entre autres Terence Cave avec son étude de la « figure » nommée antipéristase, John O’Brien avec sa belle étude « Questions d’équilibre », Géralde Nakam dans sa réflexion intitulée « Différence, disconvenance : thérapeutique et esthétique », Daniel Ménager dans sa lecture de l’« Apologie », ou encore Kirsti Sellevold et bien d’autres. Un tel réveil est l’enjeu des innombrables adresses à un interlocuteur (« Quoi ? », « me direz-vous » et autres semblables, qui sont tout sauf rhétoriques), des prosopopées soit comiques (le membre ou l’esprit), soit graves (la nature). Comme aussi les ponctuations inhabituelles, les scansions, les majuscules, cela a été maintes fois souligné. Et non moins souvent méconnu par la critique dite « positive ». Cette constante réversibilité des paroles oblige, dès qu’on s’en avise, à essayer de retrouver l’autre versant, celui qu’éliminait un énoncé, à envisager les choses par un autre biais. Ne serait-ce que pour rendre à la réflexion un espace, ou un temps.
Dans la dernière partie de l’« Apologie », après avoir évoqué l’expérience du vin qui paraît amer au malade et gracieux au sain, de l’aviron qui semble tortu dans l’eau et droit à ceux qui le voient hors de là, Montaigne enregistre qu’il n’est aucun sens ni visage, ou droit, ou amer, ou doux, ou courbe, que l’esprit humain ne trouve aux écrits qu’il entreprend de fouiller (II, XII, 585 ; IN, 407). Après quelques considérations sur la précarité des témoignages qui nous viennent de la perception, il revient aux animaux incomparablement plus doués que nous au regard des facultés sensorielles.
Or, entre les effects de leurs sens et les nostres, la difference est extreme. Notre salive nettoye et asseche nos playes, elle tue le serpent :
Tantaque in his rebus distantia differitasque est,
Ut quod aliis cibus est, aliis fuat acre venenum.
Saepe etenim serpens, hominis contacta saliva,
Disperit, ac sese mandendo conficit ipsa4.
Quelle qualité donnerons nous à la salive ? ou selon nous, ou selon le serpent ? Par quel des deux sens verifierons nous sa veritable essence que nous cherchons ? (II, XII, 597 ; IN, 426-7).
Comment lire ces lignes ? Montaigne accorde-t-il foi aux interprétations de Lucrèce ? Prend-il pour vérité ce que le grand poème du monde lui donne pour réalité ? Rien ne l’assure, car ce qui pouvait paraître exact aux yeux de Pline, et éventuellement des contemporains du philosophe, n’en constituait pas moins une affirmation sur la nature des choses du monde dont tout le développement dans lequel elle s’insère tend à montrer qu’elle est infondée. Ce n’est pas la vérité de cette assertion en tant que telle qui le préoccupe, puisque nous n’en pouvons rien connaître, mais l’opération par laquelle nous nous plaçons en situation de décider d’un sens, d’une cause ou même d’un fait sans pour autant avoir quelque garantie que ce soit que ce fait existe réellement, ni à plus forte raison cette cause, ni bien sûr ce sens. Dans cette expérience de la cécité coutumière, la salive à propos de laquelle il n’est somme toute pas bien grave de statuer n’est guère différente des sorcières à propos desquelles il vaut de se retenir bien davantage, ou de Martin Guerre, ou de tant d’autres « crimes » poursuivis et châtiés sans que l’hypothèse inverse ait été un instant envisagée. Cet exemple, comme beaucoup d’autres, constitue un terrain d’exercice pour la pensée, un objet à propos duquel on peut (on devrait) essayer de se déprendre d’une logique alternative du « ou bien… ou bien… » (qui placerait la vérité d’un côté et l’erreur de l’autre) pour adopter une logique du « et… et… », dans laquelle peuvent coexister des formulations antagonistes et apparemment incompatibles. Il faut changer de « niveau » pour échapper à l’aporie : de la salive en tant que telle nous ne pouvons rien savoir avec certitude, nous ne pouvons connaître que la contradiction qui oppose deux (ou plus) interprétations. Mais cela même constitue en soi une clairvoyance qui peut-être vaut mieux qu’une illusion de connaissance, et c’est l’attention portée à la réversibilité possible qui l’a permise.
Ce qui vaut à l’échelle microscopique d’une courte séquence vaut aussi bien pour des ensembles plus vastes, développements sur plusieurs lignes ou plusieurs pages, et invite à s’interroger sur l’économie de l’essai comme tel. Ou, pour dire plus précisément, son régime. Ainsi réfléchissant à la façon dont nous nous représentons volontiers le cours des événements, le philosophe remarque que nous avons une pente à en attribuer la conduite à la détermination humaine, à imaginer la puissance du calcul ; et, avec un entrain ravageur, il collectionne les anecdotes qui à l’inverse montrent à quel point le hasard, la « singulière coïncidence » déjouent nos plans et tournent en dérision notre prétention à dominer le futur. Le chapitre XXXIV du livre Ier, « La fortune se rencontre souvent au train de la raison », donne un bon exemple de cette ironie de l’histoire qui renverse les projets, et ménage à la fortune un rôle à l’intérieur duquel notre aveuglement se trouve pris. Ce n’est plus seulement la règle du « langage », mais plus largement la présomption (qui est une caractéristique humaine apparemment sans cesse renaissante). Après avoir raconté deux anecdotes, l’une tragique, l’autre à fin heureuse, Montaigne ajoute cette remarque : « Semble il pas que ce soit un sort artiste ? » (221 ; IN, 366), laissant entendre que la contingence comme le sens relèvent d’une puissance différente de la nôtre, ce que résume la formule grecque empruntée à Crispin : « la fortune a meilleur advis que nous ». Ce n’est pas tant affirmer la suprématie du hasard que restreindre l’arrogance d’une raison humaine qui se croit capable de dominer le cours des choses. Il s’agit seulement de marquer les limites à l’intérieur desquelles nous devons placer le rôle de ce que nous appelons « prudence », autrement dit d’inciter à ménager l’espace ironique pour ne pas trop se tromper sur les responsabilités que nous nous arrogeons si volontiers. « Cette fortune surpasse en reglement les regles de l’humaine prudence » (221 ; IN, 368 ; on note le refrain « règlement/règles »). D’ordinaire, par une bévue dont il conviendrait de se garder, nous attribuons à l’une ou à l’autre puissance (fortune ou conseil) la conduite des choses ; envisageant les deux versants possibles, on essaiera de se retenir d’en décider. Sans compter le dessein de Dieu que nous nous aventurons à exprimer.
Nous nous trouvons une fois de plus dans une position paradoxale : nous ne pouvons nous empêcher de nous poser des questions sur des domaines essentiels dans lesquels nous avons besoin de réponses, et en même temps nous savons (plus ou moins clairement) que ces domaines échappent nécessairement à notre prise, à nos facultés, et assurément à notre raison. Stilpon, interrogé sur les dieux, répond ainsi : « Vous estes indiscret […] retirons nous à part si vous voulez parler de cela » (II, XII, 523 ; IN, 306). De Dieu nous ne pouvons rien dire, mais cela ne nous empêche pas d’en formuler telle ou telle caractéristique. Au moins deux longs passages de l’« Apologie » le décrivent avec la plus grande netteté.
Il m’a tousjours semblé qu’à un homme Chrestien cette sorte de parler est pleine d’indiscretion et d’irreverance : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut desdire, Dieu ne peut faire cecy, ou cela. Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine soubs les loix de nostre parolle (II, XII, 527 ; IN, 312).
Ce que nous disons alors, si nous ne pouvons nous retenir d’en parler, devrait avoir le même statut (entre guillemets) que les mythes dans les dialogues de Platon, dont au moins certains bien connus racontent la figure du monde, les rétributions après la mort et l’immortalité de l’âme. Comment allons-nous lire ces fables qui surpassent notre portée ? Si nous les prenons pour théories qui diraient les faits, nous sommes dupes de songes, ou plus exactement nous nous dupons nous-mêmes en prenant pour réelles des fictions. Si en revanche nous décidons d’emblée que ce sont seulement des contes pour enfants, des histoires de vieilles sans intérêt et sans importance, nous risquons de méconnaître ce qu’ils ont à nous apprendre sur nous-mêmes. C’est bien ce que suggère Socrate lorsqu’il raconte les anciennes légendes, y compris celle de l’Atlantide : elles ont quelque chose à nous enseigner, si étranges qu’elles puissent paraître. Certes, Platon est accusé d’être un « poëte descousu […] grand forgeur de miracles » (537 ; IN, 328), mais ses fictions ont quelque chose à nous dire, non pas sans doute de Dieu même qui échappe à nos prises, mais assurément de notre façon de le concevoir. Il convient au moins d’y prêter l’oreille si nous n’y prêtons le jugement. Une fois de plus maintenir ensemble les deux lectures opposées. La présomption consiste pour l’essentiel à élire un versant et à le tenir pour seul vrai, à oublier que la raison humaine est un pot à deux anses et qu’on peut la saisir aussi bien à droite qu’à gauche. Se tenir entre les deux revient à rejoindre la position d’équilibre, l’indifférence (au sens logique, « adiaphoria »), qui semble bien représenter l’attitude la mieux adaptée à notre générale incertitude. Et, comme par coïncidence, celle à laquelle s’en était apparemment tenu Pyrrhon.
1. Champion, 2006. Voir notamment « Règlements intérieurs », « Un paradoxe à plusieurs voix », p. 202-216.
2. III, VIII, 925 ; IN, 221. Nous en suivons le système de ponctuation de l’Imprimerie nationale (IN), à l’exception du point-en-haut correspondant aux deux-points archaïques de Montaigne, remplacé ici par les deux-points classiques.
3. André Tournon, « Configuration du Premier Livre », in Montaigne, Essais, t. I de l’édition de l’Imprimerie nationale, p. 40.
4. « En ceci il y a une si grande différence et diversité que ce qui est nourriture à l’un est à un autre un poison violent. Souvent, en effet, au contact de la salive humaine, le serpent dépérit, et se détruit lui-même » (Lucrèce, De la nature des choses, IV, 633).