« La philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu que quand elle combat nostre presomption et vanité, quand elle reconnoit de bonne foy son irresolution, sa foiblesse et son ignorance. Il me semble que la mere nourrisse des plus fauces opinions et publiques et particulieres, c’est la trop bonne opinion que l’homme a de soy. »
Essais, II, XVII
« Car mon excuse, que je doy avoir en cela plus de liberté que les autres, d’autant qu’à poinct nommé j’escry de moy et de mes escrits comme de mes autres actions, que mon theme se renverse en soy, je ne sçay si chacun la prendra. »
Essais, III, XIII
Peut-on penser sans langage ? La question a-t-elle un sens ? Et si on se la pose, en quels termes la formuler ? Et si on la formule, n’a-t-on pas déjà répondu ? Mais comment alors commencer à penser, avant qu’une chaîne de mots se mette à lier les uns aux autres des sons pour s’acheminer inéluctablement vers un ensemble qu’on va sentir être une phrase ? Comment saisir la pensée à sa naissance ? Ou, plus exactement, comment assister à son exercice ? Cela semble aussi insaisissable que l’eau qu’on voudrait recueillir dans la main, que l’éclat d’un fugitif instant qu’on voudrait retenir et déjà s’est terni, que la plénitude d’un moment de présence aussitôt évanoui. Car l’intensité, l’acuité d’un éveil à la pensée sont fragiles, et la sensation que « c’est là, c’est ça » se change bien vite, bien trop vite, en routine toute faite, la lumière se voile, et l’on retombe dans le jour gris de tous les jours, le somnambulisme ordinaire, l’absence à soi, l’inadvertance. C’est un joli mot, l’inadvertance, qui désigne en fait la circonstance dans laquelle je ne me trouve pas disponible pour me tourner vers ce qui advient, absent à l’irruption de l’inattendu, de l’inédit ; tournant, sans le vouloir, ni même le savoir, le dos à ce qui n’est pas coutumier, et donc enfermé sans en avoir conscience dans la somnolence de l’habitude, dans la « non-pensée ». Dans ma « non-pensée » insue, c’est-à-dire dans mon somnambulisme bavard d’animal à paroles vides, pures ritournelles de petites machines à musique qui bruissent sans cesse de rengaines usées jusqu’à l’os. Signes sonores tantôt doux comme des caresses, tantôt grinçants comme des sentences, ou impérieux comme des commandements, qui attestent qu’on peut, hélas, parler sans penser — sans même s’en rendre compte, et que c’est mon ordinaire. Alors, comment essayer de « penser » au moins sans cet usage-là du langage ? Et sinon « sans cet usage-là », au moins avec ce minime écart qui pourrait permettre ce qu’on appelle conscience ou réflexion ? Le terme « écart » peut s’entendre au sens spatial : divergence par rapport à un chemin tracé, vagabondage, errance, tous ces parcours inattendus et qui se présentent par accident, qui n’étaient même pas des parcours au premier abord — ces voies ont attiré l’attention par exemple de Fausta Garavini, Françoise Charpentier ou Mary McKinley. Mais aussi au sens temporel : je vois aujourd’hui que je m’égarais hier, et ce constat actuel ne me garantit en rien d’avoir raison aujourd’hui puisque je peux presque à coup sûr m’apercevoir demain que je m’égarais aujourd’hui, que je ne prenais pas les choses par un bon bout même si je croyais de bonne foi avoir raison :
Ce que je tiens aujourd’huy et ce que je croy, je le tiens et le croy de toute ma croyance ; tous mes utils et tous mes ressorts empoignent cette opinion et m’en respondent sur tout ce qu’ils peuvent. Je ne sçaurois ambrasser aucune verité ny conserver avec plus de force que je fay cette cy. J’y suis tout entier, j’y suis voyrement ; mais ne m’est il pas advenu, non une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d’avoir ambrassé quelqu’autre chose à tout ces mesmes instrumens, en cette mesme condition, que depuis j’aye jugée fauce ? (II, XII, 563 ; IN, 371).
Et ce constat n’empêche pas malgré tout que renaisse insidieusement à chaque instant l’impression de certitude.
Il ne faut pas s’étonner que cette méconnaissance de soi-même, fort commune à ce qu’on dit, s’étende si souvent, spontanément, à la lecture d’un texte dont la préoccupation essentielle, constante et constitutive, est d’en prendre la mesure et, si possible au moins par moments qui on l’espère peuvent survenir, d’y échapper. Les Essais sont ce livre singulier entre tous en particulier par un exercice incessant de l’attention, ou par une lutte incessante contre l’inadvertance. Exercice spirituel dont l’enjeu pourrait s’appeler la liberté de penser, si l’expression n’était si chargée d’histoire et de malentendus. Car ce « grand mot » entraîne avec lui tout un cortège, tyrannie, oppression, pouvoir, répression, persécution et autres ; cela est légitime, historiquement juste hélas, et vaut qu’on le prenne en considération. Mais en même temps cette préoccupation idéologique risque de faire oublier un autre aspect, plus individuel en apparence, et singulier, qu’on pourrait tenter de formuler ainsi : comment avoir le courage, l’audace (ou, pour mieux dire, la témérité) d’essayer de voir les choses autrement qu’on ne me les donne pour vraies ? Comment trouver un « bon biais », ou en tout cas un biais autre ? Et qu’est-ce que « autre », ou « autrement », en ce cas ? Sinon ce à quoi je n’étais pas prêt, ce que je n’avais pas encore vu, pressenti ou imaginé, pris que j’étais dans un enchaînement langagier qui me semblait une pensée ? Et comment m’y ouvrir, comment m’y prêter ? Voilà me semble-t-il une préoccupation que l’on retrouve constamment dans les Essais, depuis le début de l’entreprise d’écrire jusqu’à son interruption en septembre 1592, elle ne constitue aucunement un moment de crise après lequel, la sérénité retrouvée, Montaigne adhérerait enfin au monde tel qu’il va, à l’existence heureuse ; au contraire, si l’on prête attention aux interventions et additions manuscrites, on s’aperçoit que l’entreprise de questionnement et d’interrogation redouble et que les ponctuations suspensives se multiplient. J’emploie à dessein le terme de « ponctuation », dans une perspective pyrrhonienne stricte, il faudrait parler de points de suspension, et si l’on pouvait parler de « points d’ironie » (au sens socratique) cela conviendrait encore mieux me semble-t-il. André Tournon ne cesse de le rappeler (plus d’une fois depuis une quinzaine d’années et avec la plus grande clarté au colloque de St. Andrews en mars 1992), mais apparemment la réflexion critique a du mal à prendre la mesure de ce qu’il montre, si grand et persistant est notre désir de positivité, de certitude
Ou, pour dire les choses plus précisément, notre réticence à l’incertitude nous fait spontanément et comme par une pente naturelle lire les phrases des Essais plus volontiers selon une version positive, affirmative, ce qui est au sens propre plus confortable et rassurant, moins dérangeant. Lisant et relisant ce texte, je m’émerveille d’y découvrir soudain à neuf des sens, des inflexions, auxquels je n’avais pas d’abord pensé, ouvrant chaque fois des chemins de pensée plus vifs, plus aigus, parfois renversant radicalement le sens de ce que j’avais de bonne foi cru évident. Qu’on me permette quelques menus exemples de bévues auxquelles je m’étais laissé prendre. Le dernier essai commence ainsi : « Il n’est desir plus naturel que le desir de connoissance. Nous essayons tous les moyens qui nous y peuvent mener. Quand la raison nous faut, nous y employons l’experience… » (III, XIII, 1065 ; IN, 425). Lisant cette ouverture, je suis d’abord tenté d’adhérer à cette maxime dont la généralité m’englobe, et où je déchiffre une description positive de l’homme en quête de savoir, désireux d’atteindre autant que ses forces le lui permettent une connaissance dont toute mon éducation m’a enseigné qu’elle était préférable à l’ignorance, qu’elle était signe d’une préoccupation éthique autant que d’une pure curiosité. Ce constat me semble peindre l’homme dans ce qui, selon une conception à laquelle on me suggère discrètement d’adhérer, fait sa grandeur et son originalité dans la nature. Et si la « raison » en effet se révèle incertaine, heureusement nous disposons d’un recours, certes moins irréprochable et pur pour tenter de penser le réel, mais, après tout, recours valide, l’expérience. Or voici que prêtant attention à la suite du cheminement, je m’avise que le mouvement de pensée se ruine de lui-même par l’intervention d’un terme, « diversité », qui interdit par son apparition et son caractère irrécusable, constaté en effet par l’expérience soit des Anciens soit de nous-mêmes, de croire possible de formuler quelque pensée fondée en vérité que ce soit : « La consequence que nous voulons tirer de la ressemblance des evenemens est mal seure, d’autant qu’ils sont tousjours dissemblables : il n’est aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité et varieté » (ibid.). En sorte qu’au lieu de venir au secours de la raison, l’expérience se trouve collaborer à indiquer impitoyablement la limitation de ses pouvoirs. Du coup, je reviens à la maxime du début, où je lis non tant un éloge des ambitions de l’esprit humain qu’une moquerie de ses prétentions, et le constat désabusé que peut-être le désir de connaissance n’a été donné à l’homme que pour mieux faire apparaître éventuellement à ses propres yeux ses prétentions, son arrogance et sa faiblesse. Et plus précisément encore que c’est dans le moment même où l’homme désire « connaître » qu’il se révèle incapable de « connaissance », qu’il est faible de ce seul fait qu’il croit être capable de connaissance. Et l’anecdote de l’homme de Delphes (ou de Délos) capable de reconnaître entre des œufs de quelle poule ils venaient fait apparaître une nouvelle constatation, qui semble mieux fondée cette fois : « La ressemblance ne faict pas tant un comme la difference faict autre » (ibid. ; IN, 426). En sorte que je me trouve renvoyé à l’incertitude irrémédiable et affronté à l’impossibilité de la surmonter. Bien sûr, j’avais été particulièrement naïf, j’aurais pu m’en aviser plus tôt si j’avais été plus attentif, moins pris dans une « pensée de l’homme » que constituait mon apprentissage de la vie selon une éducation humaniste reçue de l’instruction publique mais peut-être le temps mis à revenir sur ma bévue n’a-t-il pas été inutile. Car je cherche maintenant à comprendre si ce n’est pas dans le texte même de Montaigne que se joue une telle découverte, comme si, écrivant phrase après phrase, Montaigne ne s’offrait pas lui-même pour lui-même à un tel retournement.
Je relis ces quelques phrases :
Somme, pour revenir à moy, ce seul par où je m’estime quelque chose, c’est ce en quoy jamais homme ne s’estima deffaillant : ma recommandation est vulgaire, commune et populaire, car qui a jamais cuidé [pensé] avoir faute de sens ? », et une page plus loin : « On dit communément que le plus juste partage que nature nous aye fait de ses graces, c’est celuy du sens : car il n’est aucun qui ne se contente de ce qu’elle luy en a distribué. (c) N’est-ce pas raison ? Qui verroit au delà, il verroit au delà de sa veue. (a) Je pense avoir les opinions bonnes et saines ; mais qui n’en croit autant des siennes ? (II, XVII, 656-657 ; IN, 519-521).
Voilà qui est bien, et je me rappelle en effet que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », sollicité par la même pente que tout à l’heure de me représenter tous les hommes disposant par nature de la faculté de juger, et formant une communauté d’individus égaux en droits, en devoirs et en capacités juridiques. Selon la lecture qu’on a faite de Descartes, je comprends que la raison est une caractéristique de l’être homme, et je ne peux que me réjouir de cet apanage. Vient une réticence : et si j’avais sans le vouloir choisi d’adhérer à une maxime aussi universelle que la fameuse Déclaration des droits de l’homme sans prendre une mesure précise de ce qui était écrit ? Car, avec une dose minime de mauvais esprit, on peut très bien comprendre que le « sens » (bon ou autre) désigne la capacité de juger, et que cette capacité n’induit en aucune façon que le jugement soit formulé selon des critères rationnels ni même raisonnables, bien au contraire, puisque tout laisse croire dans l’expérience que nos passions (ou ce qu’on désigne sous ce terme) ont une part prépondérante dans ce que nous percevons et décidons. Ce qui revient à dire que nous appelons « sens » ce qui nous convient dans le moment où nous parlons, ce que nous qualifions de « raisonnable » ou « naturel » dans la circonstance de parole à laquelle nous participons, et que nous souhaitons transmuer en vérité intemporelle, valide en droit, et qui constitue l’une des façons dont nous souhaitons nous représenter à nous-mêmes en tant qu’êtres doués de raison. Mais dès la moindre attention portée à ce qui est écrit, on ne peut manquer d’être alerté par l’ironie légère et féroce qui indique que les hommes ne peuvent, du fait même de leur limitation, éviter de penser que ce qu’ils pensent est la pensée en tant que telle, et ce qu’ils nomment le « sens », exercice de la raison et du jugement en soi. Alors qu’il ne s’agit en fait que de la représentation qu’ils se font d’eux-mêmes. Et je me vois bien obligé de revenir à l’ironie qu’exerce contre lui-même celui qui écrit ces lignes, ne s’accordant en somme de sens commun que ce qui fait que chacun s’en estime pourvu, c’est-à-dire l’opinion que chacun a de soi. Ici encore, la désillusion se découvre au fil de la démarche, elle ne préexiste pas à l’écriture, elle se constitue au fur et à mesure du cheminement. Là aussi, je m’étais laissé entraîner par une lecture automatique qui m’avait fait méconnaître l’enjeu du travail de réflexion.
Soit un troisième exemple, sur un point si souvent rebattu qu’il en est devenu une scie, la « peinture de soi ». Les Essais auraient pour objet de donner à lire un « homme » désireux de se peindre, à la fois pour laisser à ses amis et connaissants une fidèle image de lui-même après sa disparition (c’est écrit explicitement dans l’avis « Au lecteur »), et explorer ce qu’il en est de l’être humain à partir d’un individu singulier mais qui peut-être porte en lui des traces de ce qui constitue tout homme. Or ce portrait de soi-même que je suis tenté de lire dans les textes qui rapportent en effet et en abondance des descriptions des goûts, humeurs, préférences de l’écrivain, jusqu’à des confidences tout à fait crues, ne peut se donner pour ambition de dresser le portrait de son auteur, et cela pour une raison fondamentale, c’est qu’il est impossible d’enclore un être vivant dans une forme définitive — du moins tant que la mort n’a pas clos l’existence ici-bas. Et même dans une description posthume, et donc achevable puisque le temps de la mort a posé un terme définitif, chaque être humain doit bien avoir quelque chose de l’empereur Auguste dont Montaigne relève non sans gourmandise qu’il a échappé à ses historiens, « car il se trouve en cet homme une varieté d’actions si apparente, soudaine et continuelle, tout le cours de sa vie, qu’il s’est faict lacher, entier et indeçis, aux plus hardis juges. Je croy des hommes plus mal aiséement la constance, que toute autre chose, et rien plus aiséement que l’inconstance » (II, I, 332 ; IN, 16). Mais cette remarque concernant Auguste revient contaminer l’entreprise de se peindre soi-même, car après tout au nom de quoi Montaigne serait-il différent des autres hommes, et comment serait-il envisageable qu’il puisse donner de lui-même un portrait ? Assurément en ce domaine (lui-même) où il a choisi d’exercer son attention, il est le plus savant homme du monde, et nul autre que lui ne saurait prétendre à mieux le connaître que lui-même ; mais en même temps cette « connaissance » se révèle trouble et incertaine, et quelle que soit l’attention que Montaigne se porte, quelque intelligence qu’il déploie, quelque persistance qu’il s’ingénie à maintenir, il se voit bien obligé de reconnaître qu’il n’est pas différent de l’image qu’il formait ironiquement (et admirativement) d’Auguste : « Je n’ay veu monstre et miracle au monde plus expres que moy-mesme. On s’apprivoise à toute estrangeté par l’usage et le temps ; mais plus je me hante et me connois, plus ma difformité m’estonne, moins je m’entens en moy » (III, XI, 1029, et ici encore, pour accompagner plus précisément le mouvement de la réflexion, il vaut la peine de se reporter à l’exemplaire de Bordeaux dont je transcris le texte selon l’édition d’A. Tournon : « On s’apprivoise à toute étrangeté par l’usage et le temps, Mais plus je me hante et me connais, plus ma difformité m’étonne. Moins je m’entends en moi », où les scansions, la reprise et le recommencement de la pensée indiqués par les majuscules insolites, l’étonnement et la singularité de l’expérience se marquent par ces signes d’interruption, de suspens, de place laissée à ce minuscule battement temporel, où l’écho de ce qui a été déjà dit peut avoir une chance de se saisir, IN, 373). Étonnement de trouver lointain ce qu’on avait pensé d’abord proche et étrange ce qu’on avait cru familier. Mais ce retournement ici encore ne peut se produire qu’à la faveur d’une entreprise qui rencontre les limites qu’elle ne s’était pas figurées en commençant. C’est écrire qui fait faire l’expérience qu’explorer ce qu’on avait au départ cru stable, solide et possible oblige à rencontrer les limites de la « pensée toute faite » et dissout les notions qu’on avait à sa disposition pour se représenter l’homme et soi-même en les renvoyant à leur statut de fictions. Et une fois encore, je m’étais d’abord laissé prendre par une notion générale, « peinture de soi », et avais méconnu ce qui était explicitement écrit et que je ne lisais pas.
On peut faire l’épreuve d’un tel mouvement de découverte progressive de la désillusion en lisant la première page de l’essai « C’est folie de rapporter le vray et le faux à nostre suffisance » (I, XXVII). Il s’agit, on se le rappelle sans doute, d’une découverte tout à fait essentielle concernant la croyance, qui n’est pas une notion parmi d’autres, mais l’un des composants essentiels de notre façon d’être, ce sans quoi nous n’existons même pas puisque nous sommes faits de ce que nous croyons sans pouvoir jamais deviner ce qu’il en est de la réalité (on se rappelle le fameux « rouet » dans les dernières pages de l’« Apologie », « les sens ne comprennent pas le subject estranger, ains seulement leurs propres passions ; et par ainsi la fantasie et apparence n’est pas du subject, ains seulement de la passion et souffrance du sens, laquelle passion et subject sont choses diverses : parquoy qui juge par les apparences, juge par chose autre que le subject », II, XII, 601 ; IN, 433 ; « nous ne pouvons sortir hors de nous pour voir quel il y fait », et sommes donc inévitablement prisonniers de notre croyance). L’essai s’ouvre sur une proposition d’allure générale et qu’on est tenté de lire comme une hypothèse valide :
Ce n’est pas à l’adventure sans raison que nous attribuons à simplesse et ignorance la facilité de croire et de se laisser persuader : car il me semble avoir apris autrefois que la creance, c’estoit comme un’ impression qui se faisoit en nostre ame ; et, à mesure qu’elle se trouvoit plus molle et de moindre resistance, il estoit plus aysé à y empreindre quelque chose (I, XXVII, 178 ; IN, 301).
Même si j’ai des difficultés avec les tournures négatives, je pense comprendre qu’il est raisonnable de lier la crédulité à la simplicité (enfantine par exemple) ou à la naïveté ou à l’absence de savoir. Disant « crédulité », je choisis une signification circonscrite et délimitée dans un ordre psychologique auquel je ne me sens pas appartenir, celui des niais ignorants et malléables. D’ailleurs quelques lignes plus loin s’offre un inventaire de cette catégorie : « les enfans, le vulgaire, les femmes et les malades sont plus subjects à estre menez par les oreilles », et même si une telle liste me paraît presque choquante, je ne suis pas très éloigné d’adhérer à ce genre de constat. Ces phrases me semblent dire des évidences, comme les Adages d’Érasme les collectionnaient, et dont il s’ingéniait à déployer les significations et à justifier la portée. Je me sens enclin à les trouver « naturelles », elles vont de soi, sont dans l’ordre des choses, comme tous ces proverbes qui énoncent qu’« un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras », ou ce qu’on appelle le sens commun. Je n’ai pas de raison de les suspecter, elles appartiennent à l’ordre normal des choses et expriment seulement le train du monde. Bien sûr, je sens en même temps que j’ai plus ou moins volontairement négligé de prêter attention à la tournure doublement négative « ce n’est pas sans raison » et surtout à ce signe essentiel : « à l’adventure » dont tout lecteur habitué aux Essais a fait l’expérience qu’il apparaît à des moments névralgiques (voir Kirsti Sellevold) ; enfin j’ai effacé le « car il me semble avoir apris autrefois que », dont à regarder les choses de plus près la signification n’est guère certaine : s’agit-il d’une pure précaution oratoire qui écarte de celui qui parle la responsabilité d’une opinion qu’il partage pourtant ? Ou bien d’une illusion dans laquelle il se trouve enveloppé depuis longtemps et dont il souhaiterait se débarrasser ? Cette analogie entre l’âme et la cire est bien jolie, mais est-elle très consistante ? Reprenant ce début, il me semble maintenant plus prudent de ne pas décider du statut des énoncés, et de meilleure méthode de les laisser jouer les uns par rapport aux autres avant de choisir le sens qu’il convient de leur donner. D’autant plus que le sujet (« nous ») qui classe ainsi les « crédules » se trouve à son tour pris dans une catégorie qui l’enveloppe à son insu : « Mais aussi, de l’autre part, c’est une sotte presumption d’aller desdaignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraysemblable : qui est un vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance outre la commune. » Premier retour sur une position de juge, lequel se croit volontiers indemne de ce qu’il a à juger, et qui incite à mettre sur un pied d’égalité en niaiserie les « faibles d’esprit » et les « esprits forts ». Ailleurs Montaigne évoque ses propres superstitions (le nombre impair, le jeudi plutôt que le vendredi, treize à table, etc.), et se reprend lui-même de ne pas considérer avec assez de bienveillance et de curiosité les « songes d’une vieille ». « Encores sont en poids les opinions vulgaires et casuelles autre chose que rien en nature. Et, qui ne s’y laisse aller jusque là, tombe à l’avanture au vice de l’opiniastreté pour eviter celuy de la superstition » (III, VIII, 923 ; IN, 218). Ici de même, l’adhésion naïve à la croyance ou la critique qui se croit détentrice de la vérité sont renvoyées dos à dos. Davantage, c’est sur lui-même, Montaigne, qui s’essayait à être le plus clairvoyant qu’il pouvait, que fait retour le cheminement de l’expérience :
J’en faisoy ainsin autrefois, et si j’oyois parler ou des esprits qui reviennent, ou du prognostique des choses futures, des enchantemens, des sorcelleries, ou faire quelque autre compte où je ne peusse pas mordre,
Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,
Nocturnos lemures portentaque Thessala1,
il me venoit compassion du pauvre peuple abusé de ces folies. Et, à présent, je treuve que j’estoy pour le moins autant à plaindre moy mesme : non que l’experience m’aye depuis rien fait voir au dessus de mes premieres creances, et si n’a pas tenu à ma curiosité ; mais la raison m’a instruit que de condamner ainsi resoluement une chose pour fauce et impossible, c’est se donner l’advantage d’avoir dans la teste les bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance de nostre mere nature ; et qu’il n’y a point de plus notable folie au monde que de les ramener à la mesure de nostre capacité et suffisance (I, XXVII, 179 ; IN, 302-3).
Et là apparaît le point essentiel, inscrit dans le « Et, à présent, je trouve », qui revient sur ce qui dans l’aventure de pensée fut de toute évidence une bévue (« J’en faisoy ainsin autrefois »). En sorte que ma mauvaise lecture, naïve et substantialiste, d’un humanisme rituel, se trouvait sans le savoir accompagner la bévue de Montaigne lui-même et la découverte qu’à un moment il fit, ou plutôt le mouvement de clairvoyance progressive auquel l’écriture des Essais se consacre. Mais le plus notable tient sans doute à ce que Montaigne n’efface nullement ce qui porte la trace de sa méprise, ni non plus ne tient pour définitif l’état « actuel » de sa réflexion, toujours susceptible de nouveaux infléchissements, retours, voire renversements du pour au contre selon la façon qu’on aura découverte pour aborder une nouvelle fois la question qu’on a fait sortir de la première appréciation sur l’origine de la croyance et de la crédulité. L’essentiel semble bien résider dans ce mouvement d’interrogation qui ne se contente pas d’une formule à laquelle on aboutit dans ce moment précis, mais maintient obstinément ouverte une question nécessairement sans réponse assurée et définitive.
Ce n’est rien que foiblesse particuliere qui nous faict contenter de ce que d’autres ou que nous-mesmes avons trouvé en cette chasse de cognoissance ; un plus habile ne s’en contentera pas. Il y a tousjours place pour un suyvant, (c) ouy et pour nous mesmes, (b) et route par ailleurs. Il n’y a point de fin en nos inquisitions ; nostre fin est en l’autre monde. (c) C’est signe de raccourciment d’esprit quand il se contente, ou de lasseté (III, XIII, 1068 ; IN, 432)2.
Dans ces exemples, qui ne sont pas tout à fait choisis au hasard puisqu’ils examinent le rapport à la connaissance, à la raison, à la peinture de soi, à la croyance, à la conscience et à l’autonomie du jugement, on voit se dessiner un versant positif (la connaissance est possible et le désir de savoir bon, la raison est commune et partagée par tous les hommes, se connaître est une entreprise concevable, il est possible de lutter contre la crédulité) et un versant dubitatif qui le doublait comme son ombre, dont j’ai essayé de montrer que c’était le mouvement du texte lui-même qui le suscitait en exerçant une ironie légère, si légère qu’elle passe manifestement souvent inaperçue. Que signifie « ironie » ici ? Il me semble qu’il s’agit d’une opération salubre qui consiste à aménager la possibilité d’un écart par rapport à la proposition dont il est pour l’heure question, de se décoller de l’adhésion que provoque en nous le désir de certitude et au besoin de forcer une distance par rapport à l’enchaînement des raisons, par tous les moyens possibles en allant même jusqu’à soutenir des positions que nous ne partageons aucunement dans la seule intention de mettre à l’épreuve une parole qui se présente dans l’assurance de sa vérité, et ainsi prétend dire le vrai de la chose. En cela d’ailleurs Montaigne ne se sent pas du tout innover, il tente de poursuivre un travail de réflexion déjà bien ancien, et notamment chez Platon (après Socrate) : « Par cette varieté et instabilité d’opinions, ils nous menent comme par la main, tacitement, à cette resolution de leur irresolution » (II, XII, 545 ; IN, 342). Reste à trouver le moyen de se frayer une voie pour entendre en notre propre parole, dans notre propre tentative pour penser, le cheminement du désir de certitude (insidieux et incessant).
S’il n’y a pas de critère extérieur qui puisse nous indiquer la vérité, il nous faut bien nous rabattre sur ce qui est à notre disposition et ne nous manque jamais : nous-mêmes. En sorte que le « retour » sur soi ou à soi paraît un itinéraire possible, et peut-être, dans l’incertitude rédhibitoire qui est la nôtre, le seul viable.
Ayons tousjours en la bouche ce mot de Platon (c) : Ce que je treuve mal sain, n’est-ce pas pour estre moy mesmes mal sain ? (b) Ne suis-je pas moy mesmes en coulpe ? mon advertissement se peut-il pas renverser contre moy ? Sage et divin refrein, qui fouete la plus universelle et commune erreur des hommes. (c) Non seulement les reproches que nous faisons les uns aux autres, mais nos raisons aussi et les arguments es matieres controverses sont ordinerement contournables vers nous, et nous enferrons de nos armes (III, VIII, 929 ; IN, 227).
Bien sûr ce mouvement de retour sur soi peut s’interpréter selon une réflexion morale, et la citation quelques lignes plus bas « Stercus cuique suum bene olet » comme la page qui suit invitent en effet à aller dans ce sens. L’interne juridiction semble bien en effet intervenir dans un contexte où ce qui est envisagé au premier abord, c’est le rapport à autrui, et le caractère éthique pour ne pas dire religieux du développement ne semble faire aucun doute (« C’est office de charité que… »). On se souvient de la mise en garde évangélique à propos de la paille et de la poutre3. Pourtant le point essentiel me semble la clairvoyance intellectuelle, et l’avertissement viser non pas tant une disposition morale qu’une aberration logique : il s’agit de ne pas se leurrer soi-même par complaisance à son propre jugement, par méprise sur ses propres capacités. Le précepte s’inverse aussitôt : « Si nous avions bon nez, nostre ordure nous devroit plus puïr d’autant qu’elle est nostre. Et Socrates est d’advis… » (ibid., 930 ; IN, 228). Faute de renverser vers moi l’argument que j’adresse à l’autre, j’entre certes dans une posture de jugement indue, mais surtout je méconnais le glissement qui s’opère dans mon discours, le faisant passer d’une proposition hypothétique à une affirmation résolue, soit un imperceptible changement de statut pourtant décisif du point de vue du rapport à la vérité4. Et cela n’est pas moins « éthique » que le précepte évangélique, bien au contraire, puisque cet appel à la clairvoyance et à la rigueur intellectuelle s’adresse à moi en toutes circonstances, indépendamment des situations dans lesquelles je peux me trouver. Et que, par exemple, pour moi qui ne peux savoir ce qu’il en est de la justice en soi, ou de la croyance en tant que telle, cette attention à la façon dont naît mon opinion peut sinon éviter du moins atténuer la présomption qui me place en situation d’être inévitablement injuste et serf de l’opinion commune. « Car toute presupposition humaine et toute enunciation a autant d’authorité que l’autre, si la raison n’en faict la difference. Ainsin il les faut toutes mettre à la balance ; et premierement les generalles, et celles qui nous tyrannisent » (II, XII, 540-1 ; IN, 334)5. Cette entreprise de « retour sur soi dans le moment où l’on croit penser » est visible partout dans les Essais, elle concerne tous les sujets, tous les événements, tous les mouvements de l’âme, elle est sans fin. Ainsi par exemple de la beauté dont Montaigne parcourt avec étonnement les définitions diverses, hétéroclites et même contradictoires selon les communautés humaines, « Nous en fantasions les formes à nostre poste », écrit-il (II, XII, 482-3 ; IN, 239). Mais cette exploration peut (et devrait) se faire aussi bien à propos de toute notion usuelle, de toute pensée possible. Et la première précaution serait de se défier des propositions générales, des maximes universelles, qui du seul fait qu’elles sont générales entraînent la suspicion : « Qu’ils circonscrivent et restreignent un peu leur sentence : pourquoy c’est, par où c’est. Ces jugements universel que je vois si ordinaires ne disent rien. Ce sont gens qui saluent tout un peuple en foulle et en troupe. Ceux qui en ont vraye cognoissance le saluent et remarquent nommément et particulierement. Mais c’est une hazardeuse entreprinse » (III, VIII, 936 ; IN, 238). Hasardeuse, et souvent cruelle pour l’amour-propre, celui des autres et le sien propre, comme on le lit très clairement exposé en particulier dans tout « L’art de conferer » et dans les trois dernières pages de « Des boyteux ». Il faut une grande attention à soi pour s’empêcher soi-même de l’envie de proférer des vérités générales. Et probablement l’image de Socrate peut-elle venir à notre aide pour nous obliger à descendre de l’épicycle de Mercure, et nous inciter à en rabattre de nos prétentions à dire l’universel ordre du monde : « C’est luy qui ramena du ciel, où elle perdoit son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l’homme, où est sa plus juste et laborieuse besoigne, et plus utile » (III , XII, 1038, c ; IN, 385). Car Montaigne sent bien que le labeur du rappel à soi est si difficile qu’il a en effet besoin de l’aide d’un autre pour s’y maintenir. C’est de ce recours apparemment que le prive la disparition d’Étienne de La Boétie, et de la possibilité d’un échange de parole où l’autre qui m’entend et me répond pourrait par les contradictions qu’il m’apporte m’aider à revenir à moi. « Le conducteur de ses dialogismes, Socrates, va tousjours demandant en esmouvant la dispute, jamais l’arrestant, jamais satisfaisant, et dict n’avoir autre science que la science de s’opposer » (II, XII, 509, c ; IN, 282).
L’image de Socrate propose un recours, et une incitation à rentrer en soi : « Il ne nous faut guiere de doctrine pour vivre à nostre aise. Et Socrates nous aprend qu’elle est en nous, et la maniere de l’y trouver et de s’en ayder […]. Recueillez vous ; vous trouverez en vous les arguments de la nature contre la mort, vrais, et les plus propres à vous servir à la necessité : ce sont ceux qui font mourir un paisan et des peuples entiers aussi constamment qu’un philosophe » (1039 ; IN, 387).
Il me semble que ce qu’on appelle souvent pyrrhonisme est tout à fait autre chose qu’un corps constitué de propositions doctrinales, fussent-elles dubitatives et suspensives. Cette étiquette est trompeuse et leurrante dès qu’on la range dans la même catégorie que celles des autres « sectes » philosophiques, dès qu’elle se stabilise, s’arrête, définit ; en revanche le mouvement que ce terme peut évoquer, incessant, impossible à arrêter, a toute chance de désigner une attitude d’attention constamment ouverte aux choses, aux êtres et à soi-même, une disponibilité active. Cela apparente en effet la démarche de Montaigne à l’exercice pyrrhonien (la zététique) surtout en ceci que le souci constant est de repérer les leurres auxquels je ne cesse de me laisser prendre. En d’autres termes d’essayer de voir les choses telles qu’elles sont, même si je sais d’avance l’entreprise vouée à l’échec, car je reconnais ne pouvoir sortir hors de moi, je reconnais que mon entreprise est bornée par ma perception du monde, et que je suis condamné à ne voir qu’avec mes « orbières ». Mais cela même, qui constitue ma condition, par une sorte de myopie incurable, je ne le vois pas, par la méconnaissance où je suis de moi-même. En prendre conscience est de première nécessité si l’on veut avoir chance de s’écarter ne serait-ce qu’un peu de l’emprise des illusions. Et donc « revenir à soi », comme Socrate incitait à le faire, par une entreprise obstinée et sans fin d’interrogation.
Un mot encore, pour clore ce propos qui pourrait s’étendre indéfiniment. Montaigne vient de recopier sa bulle de citoyenneté romaine, il en est vaniteux et n’en mesure pas moins la vanité. Il ajoute ces lignes de « commentaire » : « Si les autres se regardoient attentivement comme je fay, ils se trouveroient, comme je fay, pleins d’inanité et de fadaise. De m’en deffaire, je ne puis sans me deffaire moy-mesmes. Nous en sommes tous confits, tant les uns que les autres ; mais ceux qui le sentent en ont un peu meilleur compte, encore ne sçay-je6 » (III, IX, 1000 ; IN, 332). La proposition du retour à soi est déjà insolite et rude, en ce qu’elle renvoie sur l’accusateur éventuel l’accusation même qu’il vient hypothétiquement de formuler, en ceci également qu’elle oblige à affronter la teneur imaginaire de notre représentation des valeurs et des notions (c’est l’inanité qui constitue notre être, c’est-à-dire le vide et l’inconsistance de ce que nous voulons croire des pensées humaines, alors que dans l’ensemble des créatures, « Il n’en est une seule si vuide et necessiteuse que toy, qui embrasses l’univers : tu es le scrutateur sans connoissance, le magistrat sans jurisdiction, et apres tout le badin de la farce » [1001 ; IN, 333], et l’on pourrait recenser nombre de formules acharnées à défaire l’image flatteuse que « les hommes » semblent se faire d’eux-mêmes). Thème en somme lui aussi rebattu, et en un sens pas moins conventionnel que celui de la grandeur humaine. Mais ce point attire mon attention : « ceux qui […] sentent » à quel point nous sommes tous faits d’inanité et de fadaise semblent avoir « un peu meilleur compte », ils semblent avoir fait un pas vers davantage de lucidité, les formules rabaissantes semblent plus près de la vérité humaine puisqu’elles évitent la trop bonne opinion de soi. C’est là qu’il vaut la peine de considérer le « encore ne sçay-je » : cette petite, courte et presque inaperçue réticence est essentielle, elle suspend l’affirmation selon laquelle une attitude sceptique serait plus raisonnable que les autres, et cela bien qu’en plus d’un passage l’attitude pyrrhonienne soit explicitement envisagée comme moins arrogante, moins aventurée, imaginaire et irréaliste que les autres positions doctrinales7. Mais celle-là même, si on en fait une assertion, ou au sens propre une proposition, exige à son tour d’être interrogée, mise en doute. Elle qui semblait la plus aiguë dans l’exigence au point de paraître irréprochable, la voici, par un retour impitoyable sur elle-même, elle-même interrogée. Une telle réticence est constante dans l’écriture des Essais, elle est la trace d’une pratique d’éveil à laquelle, me semble-t-il, trop peu de lecteurs sont attentifs. Or elle est essentielle, elle marque que l’enjeu de ce texte singulier est d’assister à la naissance de la pensée, de tenter de la capter et saisir dans l’instant où elle se forme sans se laisser captiver par la séduction des jugements. Exercice socratique par excellence, incisif et parfois cruel pour l’amour-propre8. Mais peut-être la quête est-elle à ce prix.
1. « Songes, terreurs de la magie, merveilles, sorcières, spectres nocturnes, sortilèges de Thessalie » (Horace, Épîtres, II, 2).
2. C’est à ce passage qu’André Tournon emprunte le titre de son livre, Route par ailleurs, et cela ne surprendra guère les lecteurs des Essais.
3. Érasme, Adages, pour le « stercus » (ou « crepitus ») et évangile selon saint Matthieu, VI : « Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés ; car on vous jugera du même jugement que vous aurez mesuré les autres. Et pourquoi regardes-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère tandis que tu ne vois pas une poutre qui est dans ton œil. Ou comment dis-tu à ton frère : Permets que j’ôte cette paille de ton œil, toi qui as une poutre dans le tien ? Hypocrite ! Ôte premièrement de ton œil la poutre, et alors tu penseras à ôter la paille hors de l’œil de ton frère. »
4. « Quand je me confesse à moy religieusement, je trouve que la meilleure bonté que j’aye, a de la teinture vicieuse. Et crains que Platon en sa plus verte vertu (moy qui en suis autant sincere et loyal estimateur, et des vertus de semblable marque, qu’autre puisse estre), s’il y eust escouté de près, (c) et il y escoutoit de pres, (b) il y eust senty quelque ton gauche de mixtion humaine, mais ton obscur et sensible seulement à soy » (II, XX, 674 ; IN, 248).
5. Voir, entre autres formules : « Tous jugemens en gros sont lâches et imparfaicts » (III, VIII, 943 — proposition d’ailleurs elle-même paradoxale) ; ou : « Nous empeschons noz pensées du general et des causes et conduittes universelles, qui se conduisent tresbien sans nous, et laissons en arriere nostre faict et Michel, qui nous touche encore de plus pres que l’homme » (III, IX, 952, c ; IN, 259).
6. L’édition Villey-Saulnier donne par erreur : « en sçai-je ».
7. « L’advis des Pyrroniens est plus hardy, et quant et quant, plus vraysemblable » (II, XII, 561) ; il est remarquable que Montaigne ait écrit d’abord « beaucoup plus véritable et plus ferme » (IN, 368).
8. « Il faut employer la malice mesme à corriger cette fiere bestise. (c) Le dogme d’Hegesias, qu’il ne faut ny haïr ny accuser, ains instruire, a de la raison ailleurs ; mais ici (b) c’est injustice et inhumanité de secourir et redresser celuy qui n’en a que faire, et qui en vaut moins. J’ayme à les laisser s’embourber et empestrer encore plus qu’ils ne sont, et si avant, s’il est possible, qu’en fin ils se recognoissent » (III, VIII, 937 ; IN, 239 s). La formule peut choquer au premier abord et paraître émaner d’une conscience de supériorité. À y regarder de plus près, on comprend que la cible, une fois encore, est la présomption, manifestée dans l’obstination de celui qui ne veut pas démordre d’une opinion dans laquelle il se tient d’autant plus fermement qu’il n’en était pas très assuré en commençant, s’étant enferré soi-même au mépris de ce qu’il aurait pu découvrir en cédant sur son « opiniastreté ».