Épilogue.

Le secret d’Honorine

— Thomy ! s’écria Honorine.

La vieille dame se redressa si vite que la chaise en formica sur laquelle elle était installée tomba lourdement sur le carrelage de la cuisine. Thomas resta plusieurs secondes planté comme un piquet, trop heureux pour trouver quoi dire. Ses yeux s’embuèrent et il se précipita dans les bras de sa grand-mère.

Ils restèrent un long moment serrés l’un contre l’autre, Honorine lui caressant la nuque en murmurant son prénom. Sa grand-mère avait toujours été son rempart contre les coups du sort. Et il semblait au garçon que l’odeur de café et de violette qui imprégnait la pièce venait de gommer d’un seul coup toutes les tensions des jours passés. Lorsque la vieille dame fit un pas en arrière pour le contempler, il se sentit débordant de gratitude.

— Tu sembles avoir grandi, remarqua Honorine en fronçant les sourcils. Ou alors, c’est moi qui me fais vieille.

— D’une certaine façon, j’ai un peu grandi, Mamine, sourit le garçon. Mais tu ne te fais pas vieille. Tu as au contraire une mine superbe. Tu ne peux pas savoir comme ça me fait plaisir de te revoir.

La vieille dame sourit, puis sembla se troubler.

— Tu as dû comprendre que je t’ai caché bien des choses concernant ton passé durant toutes ces années ? soupira Honorine.

Thomas hocha simplement la tête.

— Cela n’a pas été simple, dit-elle d’un air désolé. Si tu savais le nombre de fois où j’ai été sur le point de tout te raconter. De te parler en particulier de ce fameux jour où j’ai rencontré pour la première fois tes parents… il y a bientôt quinze ans, mon garçon !

Le garçon déglutit péniblement : « rencontré ses parents » ? Cela signifiait… qu’elle n’était pas sa grand-mère ? Sans doute. L’apprendre était un nouveau choc, mais les événements des derniers jours l’avaient préparé à remettre en cause la plupart des choses qu’il tenait pour vraies. Du coup, il commençait à être rôdé… Quelle importance qu’elle fût ou non sa véritable grand-mère ? Rien ne saurait entamer l’amour qu’il portait à sa Mamine. La vieille dame semblant croire qu’il était déjà au courant, le garçon fit mine de ne pas être surpris, pour ne pas la mettre plus mal à l’aise qu’elle n’était déjà.

— Ils venaient d’Amérique du Sud, à ce qu’ils disaient, continuait la vieille dame d’une voix lointaine. Tu arrondissais déjà le ventre de ta maman. Une bien jolie jeune femme, à l’immense chevelure noire et au sourire contagieux. Ils recherchaient une gouvernante pour s’occuper de leur maison et de l’enfant qui allait venir. Je me suis immédiatement prise d’affection pour eux. Ils étaient tellement… émouvants. Deux gosses amoureux, découvrant le bonheur de devenir parents. En même temps, une sorte de tristesse indéfinissable semblait les isoler du reste des hommes. Ils n’avaient pas d’amis, ne recevaient personne, ne téléphonaient jamais. Je devinais qu’ils partageaient un secret bien lourd pour leurs jeunes épaules. Et je crois qu’ils ont été soulagés le jour où ils m’ont tout raconté…

— Pourquoi, Mamine ? demanda Thomas.

— Pourquoi ils ont été soulagés ?

— Pourquoi ils t’ont tout raconté ?

— Ah, ça… À cause de toi, mon garçon ! Ils savaient leur vie menacée. Ils m’ont dit que des tueurs étaient lancés sur leurs traces dans leur monde d’origine. Et ils craignaient pour ta sécurité au cas où… quelque chose devait leur arriver. C’est pourquoi ils avaient besoin de quelqu’un de confiance, pour s’occuper de toi…

— Qu’est-ce qui leur est arrivé ? demanda Thomas d’une voix rauque.

Honorine pinça les lèvres :

— Qu’est-ce qui vous est arrivé, en fait.

Thomas fronça les sourcils.

— Tu avais presque deux ans et tes parents t’avaient emmené avec eux pour une promenade en montagne. Lorsque la nuit est tombée, vous n’étiez toujours pas revenus. Je commençais à m’inquiéter sérieusement. Je t’ai soudain entendu pleurer… dans ta chambre ! Je me suis précipitée et je t’ai trouvé enfoui sous les couvertures, visiblement terrorisé et en larmes. J’ai aussitôt compris qu’il était arrivé quelque chose à tes parents et que tu avais échappé à leur sort en faisant ces drôles de choses que ton papa m’avait évoquées. Tu étais un Passe-Mondes, comme lui... Et tu venais de prouver que tu étais capable de te transporter à travers les airs, à son image… Lorsque tu as retrouvé ton calme, j’ai compris que tu ne savais pas ce qui était arrivé. Visiblement, tu dormais sur le chemin du retour lorsqu’un réflexe salutaire t’avait ramené à la maison… J’ai aussitôt téléphoné à la police en signalant la disparition de tes parents, sans leur parler de toi naturellement. J’ai appris deux heures plus tard que leur véhicule avait été retrouvé au fond d’un ravin. Ils étaient morts tous les deux. Une vitesse inadaptée dans un virage en épingle à cheveux était certainement à l’origine du drame, d’après le gendarme… Je n’ai jamais cherché à en savoir plus… J’ai préféré appliquer à la lettre les consignes de tes parents. Je t’ai emmené la nuit même chez ma sœur, à Lyon, où tu es resté le temps que je m’occupe des formalités. Ensuite, nous sommes venus habiter ici. Tous les papiers pour ta garde avaient été remplis depuis bien longtemps par tes parents. Leur prévoyance t’a permis de vivre tout ce temps loin des soucis… À présent, tu sais qui tu es…

Thomas hocha de nouveau la tête, abasourdi.

— Ça va, mon Thomy ? demanda doucement la vieille dame.

— Très bien, affirma le garçon. Je suis heureux de savoir qui je suis vraiment. Toute mon enfance, j’ai eu le sentiment de ne pas être tout à fait à ma place. À présent, je sais d’où je viens. Et la chance immense que j’ai eue de t’avoir pour grand-mère…

Les lèvres de la vieille dame tremblèrent d’émotion.

— Et moi donc, mon chéri… Et moi donc… Tu… Tu es bien traité, là-bas ?

Thomas sourit en prenant la main d’Honorine.

— Je suis comme un coq en pâte, ne t’inquiète pas pour cela. Il ne manque que toi et Pierric à mon bonheur. J’ai des choses urgentes à faire là-bas, mais lorsque je les aurais réglées, je t’emmènerai visiter le Monde d’Anaclasis : c’est promis !

— Anaclasis ! Comme c’est joli. Oui, j’adorerais vraiment visiter ton monde d’origine avec toi… Tu ne restes pas un moment ici ?

— Je suis attendu, mais je reviens te voir dans une heure. Et là, je te raconterai tout ce que tu veux savoir. C’est d’accord ? Est-ce que tu pourrais aussi téléphoner à Pierric, pour que je puisse le voir par la même occasion ? Je vous présenterai quelqu’un. Une jeune fille qui compte beaucoup pour moi.

Honorine secoua la tête, visiblement émue.

— Je vais vous préparer ton gâteau favori ! suggéra-t-elle.

— Et un steak, Mamine, sourit Thomas. Un énorme steak ! Ce sont tous d’incorrigibles végétariens, dans ce drôle de monde !

La vieille dame sourit franchement.

— Un steak et un gâteau, j’ai pris bonne note de la commande ! Pars et reviens vite, mon Thomy !

Le garçon posa un baiser bruyant sur la joue d’Honorine.

— À tout à l’heure, Mamine !

— À tout à l’heure, mon grand. Ah, au fait, elle s’appelle comment, cette jeune fille ?

— Ela ! lança Thomas.

Puis il changea de monde.

Il se matérialisa dans le grand hall de l’école des Deux Mains, le cœur débordant d’allégresse. L’endroit était complètement désert, mais un joyeux brouhaha provenait du grand patio, à quelques mètres de là. Thomas traversa le hall et cligna des yeux en sortant à l’air libre. Il se figea.

Le patio était bondé ! Il y avait non seulement tous les élèves et les professeurs de l’école, mais également les Touillegadoues qui avaient participé à l’expédition nocturne, monsieur Balbusarnn, Iriann Daeron, Melnas, et même Dune Bard, sa magicienne de tante. Cela faisait beaucoup trop de monde, à son goût ! Un vieux réflexe d’autodéfense l’incita à tourner les talons, mais il était trop tard. Ela s’avançait résolument vers lui.

Ses mèches noires flottaient devant ses yeux verts pétillants de malice. Sa bouche couleur framboise articula silencieusement son nom. Il sourit à son tour, subjugué par la gracieuse silhouette. Elle prit sa main et sans lui laisser le temps de protester, l’entraîna vers les invités et vers leur destin.

* * *

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