Assise sur le parapet dominant la ville basse, Ki avait suivi jusqu’au bout les lentes transformations du crépuscule. Les nuances du couchant incitaient à la méditation ; or, cuivre, bronze, lavande, cendre, en partant de l’horizon jusqu’au faîte du ciel. La sérénité des éléments avait ramené le calme dans le cœur de la jeune fille. Une paix nouvelle, qui lui donnait une force singulière.
Elle avait digéré la fureur aveugle qui l’avait transformée en une simple machine à tuer, pendant le siège de la forteresse. Elle avait tellement frappé que les courbatures lui interdisaient à présent d’utiliser son bras. Les assauts des légions de Ténébreuse s’étaient succédé pendant toute la journée, repoussés les uns après les autres au prix de pertes terribles. Au plus fort de la mêlée, l’arrivée inopinée des hommes en noir du côté des assaillants avait semblé être le tournant de la bataille. Les défenseurs avaient perdu pied, submergés en plusieurs points du rempart par le flot ininterrompu des scolopodes et des hommes-scorpions. Le destin de la citadelle aurait été scellé sans la vigoureuse contre-attaque menée par Léo Artéan, qui avait finalement écarté le danger. Une douzaine d’heures après le début des hostilités, tout s’était arrêté, aussi subitement que cela avait commencé. L’armée de Ténébreuse avait levé le siège, laissant derrière elle des milliers de morts et une place forte profondément meurtrie mais toujours insoumise.
Cette première défaite des envahisseurs depuis le début de la guerre avait levé un vent d’espoir dans le cœur des défenseurs. Un vent qui ne faiblirait plus jusqu’à la victoire, pensait Ki. Et l’artisan de cette victoire pourrait bien être le mystérieux roi des Spartes au masque d’or…
Le claquement léger d’espadrilles sur le chemin de ronde arracha la jeune fille à ses pensées.
— Ki, Ki !
Elle sourit en regardant Kaël s’arrêter devant elle en sautant à pieds joints. Ses longs cheveux soyeux avaient échappé à leur bandeau et lui tombaient sur le visage, en désordre. Il décocha un grand sourire ravi en posant ses petites mains sur les genoux de sa sœur.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda le garçon.
— Je regardais le soleil se coucher. Et toi, qu’est-ce que tu fais là ?
— Les moines servent à manger. Marlyonème m’a dit de venir te chercher !
— Alors je te suis, mon petit prince !
Elle attrapa la main qu’il lui tendait et se leva.
La route obscure conduisant à la victoire était ouverte. Mais quelles que soient les exigences de la fortune ou de la guerre, l’amour de son petit frère y serait désormais son seul guide.
Le professeur Konz laissa son regard errer sur la carte de l’Europe projetée sur le mur. Un réseau de croix et de lignes formait une grande boucle à travers toute la péninsule ibérique. Pierre Andremi pointa à l’aide d’un marqueur laser le sommet du tracé, situé dans le Sud de la France. Il parla d’un ton pénétré, comme s’il ne s’adressait qu’à lui-même.
— Le micro-émetteur a été introduit dans la nourriture que nous leur avons servie au château de Beaurevoir. L’un des adolescents l’a avalé sans s’en apercevoir et la puce, qui ne mesure pas plus d’un demi-millimètre, s’est fixée dans son estomac. L’émetteur a été activé dès qu’ils se sont enfuis et le magnétomètre géostationnaire ne les a plus lâchés. Le parcours de nos fugitifs est représenté par ce trait continu. Ils ont pris un train pour l’Espagne et tout a parfaitement fonctionné… jusqu’à ce point ! À cet instant, des contrôleurs de la SNCF, alertés par un voyageur, ont repéré nos mystérieux jeunes gens. Ils ont cherché à les interpeller et c’est là que la chose devient intéressante… Les adolescents se sont purement et simplement volatilisés, créant au passage un début de panique dans tout le wagon ! Vous avez dû entendre parler de ça dans la presse, comme tout le monde…
Konz aquiesça d’un air entendu.
— La liaison avec le satellite ayant été rompue, le micro-émetteur est automatiquement passé en mode autonome, poursuivit le milliardaire. Les mouvements de son porteur alimentent une batterie intégrée, qui permet à l’émetteur de lancer un puissant flash électromagnétique de localisation toutes les six heures. Nous avons réglé le magnétomètre en mode large, car nous ignorions où nos inconnus allaient réapparaître. Tout compte fait, le premier flash a été repéré à quelques dizaines de kilomètres seulement du point de disparition, au nord de l’Espagne.
Andremi pointa la première croix faisant suite au tracé continu. Ses yeux se réduisirent à de simples fentes.
— Ce qui nous a aussitôt alertés, c’est que l’intensité du signal était presque cent fois inférieure à nos estimations. Comme si quelque chose d’inconnu brouillait le signal. Ou alors… comme si le signal provenait de bien plus loin que nous le laissait supposer le magnétomètre… C’est là que j’ai repensé à vos fabuleux travaux sur les mondes parallèles, cher Monsieur Konz. Je me suis souvenu que vous aviez développé, il y a quelques années, une élégante théorie sur l’apparition simultanée d’une multitude d’univers parallèles au moment du Big Bang. Vous aviez avancé l’idée que ces univers, en théorie définitivement isolés les uns des autres, pourraient être reliés dans certaines circonstances par des sortes de ponts quantiques. Et que l’un des moyens de repérer ces ponts serait de rechercher… une activité magnétique anormalement élevée !
— C’est tout à fait exact, Monsieur Andremi, reconnut le scientifique d’un ton ébahi. Si je comprends bien, vous êtes en train de suggérer que ces mystérieux adolescents se seraient enfuis dans l’un de ces mondes parallèles en utilisant un pont quantique ?
Andremi sourit et répondit en dissimulant difficilement son excitation.
— Une sorte de pont quantique temporaire, en effet. Leur disparition dans le train Grenoble-Barcelone s’est accompagnée d’un pic magnétique impressionnant. Mais le plus intéressant, c’est que je crois avoir également découvert un pont quantique permanent. Regardez…
Andremi laissa courir le pointeur laser le long des croix suivantes.
— Nous avons relevé onze nouveaux signaux magnétiques du micro-émetteur au cours des trois jours qui ont suivi. Tous aussi faibles que le premier. On voit parfaitement que nos inconnus ont contourné toute la péninsule ibérique pour arriver là !
Il désigna un point situé dans l’océan Atlantique, à proximité de la pointe nord-ouest de l’Espagne.
— Je ne sais pas ce qu’il y a précisément à cet endroit dans cet autre monde mais, sur notre terre, cela correspond à une anomalie permanente du champ magnétique terrestre. Une zone très restreinte, de moins d’un kilomètre carré, où le magnétisme est à un niveau extrême impossible à expliquer avec les théories classiques. Ce qui en fait un candidat sérieux dans notre recherche des ponts quantiques…
— Fascinant, fascinant, répéta le scientifique en tirant machinalement sur sa barbe. Bien entendu, je serai absolument enchanté d’étudier avec vous ce phénomène, pour vous aider à comprendre de quoi il s’agit exactement.
— Vous m’en voyez ravi, cher Monsieur Konz ! Je suis certain qu’ensemble nous allons faire de grandes choses !
Andremi claqua ses mains sur ses cuisses.
— Et puis, j’ai gardé le meilleur pour la fin, ajouta-t-il malicieusement. Cette singularité magnétique n’est pas la seule de son espèce. Il en existe cinq autres. Et je connais leur emplacement… au centimètre près !
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