2.

Le passage

— Curieux, curieux, curieux…, n’arrêtait pas de répéter Romuald en parcourant d’un œil expert les illustrations de sa grande encyclopédie des poissons exotiques.

Il s’arrêtait parfois sur une page en fronçant les sourcils, jetait un rapide regard au poisson de Thomas et secouait la tête. Lorsqu’il parvint à la dernière page, il referma l’énorme volume d’un claquement sec en prenant un air consterné.

— Je ne comprends pas, conclut-il en ôtant ses lunettes. L’auteur de cet ouvrage se vante de décrire tous les poissons exotiques répertoriés ! Et tu dis que tu l’as trouvé échoué au bord du torrent ?

Thomas approuva d’un hochement de tête, en cherchant à dissimuler son malaise grandissant. Il avait horreur de mentir. Mais il ne pouvait pas, ou ne voulait pas, raconter l’histoire incroyable vécue dans les toilettes la veille au soir.

— C’est peut-être une nouvelle espèce ? suggéra sans conviction le garçon.

— Impossible, un poisson aux couleurs aussi éclatantes vit forcément sous les tropiques. Il ne pourrait pas tenir plus d’une heure dans l’eau froide d’un torrent de montagne.

— Peut-être vivait-il dans un aquarium et son propriétaire l’a-t-il jeté dans le torrent pour s’en débarrasser ? proposa Honorine, en posant une part de gâteau dans chacune des assiettes à dessert.

— C’est l’hypothèse la plus probable, admit Romuald.

Il reposa l’encyclopédie sur une étagère, entre un énorme traité d’astronomie et une série d’ouvrages consacrés aux animaux des cinq continents. Romuald avait été directeur de la bibliothèque municipale avant de prendre sa retraite et il en avait gardé un goût prononcé pour la lecture. Il y avait des livres partout dans sa coquette petite maison, des montagnes de livres : science, histoire, zoologie, pêche, mais aussi des romans de toutes sortes, parmi lesquels Honorine et Thomas venaient régulièrement prélever leurs lectures de la semaine. Romuald remonta ses lunettes en demi-lune sur son nez et se rassit à table.

— C’est l’hypothèse la plus probable, répéta-t-il comme pour tenter de se convaincre. Mais alors, pourquoi ne figure-t-il pas dans mon encyclopédie ?

Il haussa les épaules, comme pour éloigner une idée importune et son visage s’éclaira soudain :

— Et si l’on goûtait à ce superbe gâteau au chocolat, ma chère Honorine ? Je sens que tu t’es encore surpassée !

L’intéressée rougit sous le compliment et tendit à Romuald une assiette bien remplie. Thomas attendit que leur hôte plonge sa cuiller dans l’énorme part recouverte de crème anglaise et d’une boule de glace pour se ruer goulûment sur sa propre assiette. Il adorait le chocolat et il n’était pas mécontent que Romuald ne l’interroge pas davantage sur cet étrange poisson. Pour sa part, le garçon avait sa réponse : ce poisson était inconnu dans ce monde. C’est donc qu’il venait d’ailleurs ! La plage n’était peut-être pas une création de son imagination, tout compte fait… Et il brûlait à présent d’y jeter un nouveau coup d’œil ! En repensant à ce qui s’était précipité sur lui, la peur lui souffla de nouveau dans le dos. Mais la curiosité était de loin la plus forte.

Du coup, la journée sembla s’écouler avec une lenteur exaspérante. Une fois la table desservie, ils allèrent tous les trois marcher le long de la rivière dans laquelle se jetait le torrent. Une piste cyclable suivait le rivage, largement fréquentée par de nombreux promeneurs, à pied, à rollers ou à vélo. De l’autre côté des eaux vertes se dressaient les immeubles de la grande ville : Grenoble, avec ses rues marchandes où se pressait une foule compacte, ses néons multicolores et ses embouteillages. Thomas s’y rendait parfois en tramway avec Honorine, pour acheter des vêtements ou voir un film au cinéma. Mais il n’aimait pas beaucoup la cohue, à laquelle il préférait le calme de la montagne.

Au retour de la balade, ils prirent le thé et un autre gros morceau de gâteau. Honorine et Thomas rentrèrent à la maison du chemin des Cuves vers 17 heures. Le garçon plaça son poisson dans un sachet alimentaire qu’il rangea au congélateur. Comme cela, il pourrait le réexaminer aussi souvent qu’il le souhaiterait. Thomas téléphona ensuite à Pierric, pour lui évoquer l’impossibilité de déposer plainte contre les Brutoni. Son ami prit la nouvelle avec un certain fatalisme : il s’était déjà fait une raison ! Ses frères avaient tenté le matin même une démarche auprès des parents Brutoni, afin de récupérer les deux cannes à pêche. Sans succès. Raoul et Camilia Brutoni avaient assuré avec beaucoup d’aplomb qu’ils avaient en effet acheté deux nouvelles cannes à leurs enfants et qu’ils ne comprenaient rien à cette histoire de vol ! Les chiens ne font pas des chats ! Les jeunes gens décidèrent de se retrouver le lendemain pour une randonnée en montagne.

Un peu plus tard, Roger Hédissone, le voisin d’en face, vint changer l’ampoule des toilettes, à l’étage. Thomas le regarda opérer, gravement, sans quitter du regard la déchirure du papier peint derrière la cuvette des WC. Mais rien ne se produisit. Aucune lueur ne filtra du mur lorsque Roger manœuvra l’interrupteur à plusieurs reprises, pour s’assurer qu’il n’y avait pas de risque de court-circuit. Thomas ne savait pas s’il était rassuré ou déçu. Sans doute un mélange des deux.

— Le métier d’électricien te tente, Thomas ? demanda le brave homme en se méprenant sur l’intérêt que le garçon avait montré pour son intervention.

— Oui, Monsieur, mentit Thomas. Je trouve que c’est un métier utile. Mais j’ai encore quelques années pour mûrir mon choix…

— Tu as raison, mon garçon, approuva Roger en tapotant amicalement l’épaule de Thomas. Prends tout ton temps et profite bien de ta jeunesse, elle passe tellement vite !

Une fois Roger parti, Thomas remonta seul dans la pièce au papier peint orange. Et, avec un petit pincement au cœur, éteignit la lumière… Il retint son souffle en détaillant la pièce plongée dans la pénombre… Rien ! Il n’y avait plus rien d’anormal, ni lumière, ni présence étrangère. En admettant qu’il y ait jamais eu quelque chose auparavant. Oui, mais alors, d’où venait ce fichu poisson ? Thomas en était à ce stade de ses réflexions lorsque le carillon de la porte d’entrée retentit. Tiens, qui pouvait leur rendre visite à cette heure-ci ?

— J’arrive, lança Honorine au rez-de-chaussée.

Thomas retourna dans sa chambre et colla son nez à la vitre pour tenter d’apercevoir leur visiteur. Sa curiosité se mua en étonnement : il s’agissait d’un homme de grande taille, drapé dans une sorte de long manteau gris à capuchon. Son visage n’était pas visible. L’accoutrement insolite de l’inconnu attisa la curiosité du garçon. Il entrouvrit discrètement la fenêtre pour entendre l’objet de la visite.

— Je cherche un garçon d’une quinzaine d’années portant le nom de Passe-Mondes, disait l’individu avec un accent étranger très prononcé.

— Il n’y a personne répondant à ce nom ici, répondit poliment la vieille dame. Vous êtes de sa famille ?

— En effet, répondit l’inconnu. Un cousin éloigné. Je suis en ce moment en voyage d’affaires dans votre beau pays, Madame. J’aimerais joindre l’utile à l’agréable et retrouver quelques personnes perdues de vue avant de m’en retourner…

— Quel prénom m’avez-vous dit, déjà ? demanda Honorine en gratifiant son visiteur de son plus charmant sourire. Je connais la plupart des enfants du quartier et pourrais peut-être vous aider ?

— Vous êtes bien aimable, Madame, mais je ne vais pas vous importuner plus longtemps. Je viens à l’instant de me rappeler que le jeune Passe-Mondes ne vit pas chemin des Cuves, mais chemin du Cuivre. Fichue mémoire ! Veuillez me pardonner pour le dérangement. Bien le bonjour chez vous, Madame !

Honorine sembla sur le point de rajouter quelque chose, mais elle n’en eut pas le temps. L’étrange personnage s’inclina brièvement avant de faire demi-tour, dans une envolée de cape. Il s’éloigna à grands pas, ses bottes faisant résonner les pavés de la ruelle. Honorine resta un moment sur le pas de la porte à suivre du regard la silhouette grise se fondre dans la nuit. Elle serra les pans de son gilet, comme si elle avait froid, et referma la porte derrière elle.

Troublé par cette visite tardive, Thomas dégringola les marches et retrouva sa grand-mère dans le salon.

— De quel pays peut bien venir cet étrange bonhomme, Mamine ?

— Tu étais à ta fenêtre ?

— Je l’avais ouverte pour entendre ! Quel drôle d’accent… Et puis, tu as vu comment il était habillé ? Tu crois qu’il appartient à une secte ou un truc comme ça ?

— Je ne sais pas, mon chéri. Son accent ressemblait à celui du boucher, qui est d’origine polonaise. Quant à ses vêtements…

La vieille dame sourit d’un air malicieux.

— Je ne les trouve pas plus étranges que des baskets sans lacets ou des pantalons laissant apparaître la marque du caleçon !

Thomas fit la moue, mais sans lâcher prise :

— Tu n’as pas trouvé étrange qu’il recherche un garçon portant un nom si proche du mien ? Passemonde et Passelande, ce n’est pas si différent.

Honorine sembla se troubler.

— Ah ! Tu trouves ? Oui, un peu… Je n’avais pas fait le rapprochement. Il y a tellement de noms qui se ressemblent, de toute façon. En plus – elle ébouriffa les cheveux de Thomas avec un sourire un peu triste –, tu n’as pas des origines polonaises ni un goût prononcé pour les capes, à ce que je sache ?

— Ça se saurait !

Le garçon se dit qu’Honorine devait penser à sa fille et que ça la rendait triste. Il tenta une diversion.

— Si on jouait aux échecs ?

— Bonne idée, approuva sa grand-mère qui sembla retrouver d’un coup sa bonne humeur habituelle. Tu sors le jeu pendant que je m’occupe de nous préparer du gâteau et de la limonade ?

— Du coca pour moi, Mamine !

La soirée fila joyeusement, autour du guéridon du salon, entrecoupée de rires et de cris de victoire ou de dépit. Job, qui avait eu exceptionnellement l’autorisation de rentrer dans la maison, vint se lover sous la table, la tête alternativement posée sur les pieds de l’un ou l’autre des joueurs. Lorsque la fatigue alourdit les paupières de Thomas, il prit congé de sa grand-mère et monta dans sa chambre. Il ne songea même pas à la mystérieuse lumière en passant dans les toilettes et tomba dans le sommeil comme une pierre.

*

Ouaf ! Ouaf ! Ouaf !

« Job », pensa Thomas en émergeant d’un rêve étrange, où il marchait sur une plage déserte. Une plage ? Cela lui rappelait quelque chose, mais quoi au juste ? Bah ! Quelle importance après tout, ce n’était qu’un rêve ! Il entrouvrit un œil en direction de la fenêtre. La lumière qui filtrait à travers les persiennes lui apprit que le soleil s’était levé. Un second coup d’œil, en direction de son réveil cette fois, lui en apprit un peu plus : 9 heures du matin. Bon sang ! Il avait rendez-vous dans une heure avec Pierric, il ne s’agissait pas de traîner au lit ! Il attrapa ses vêtements sur le dossier d’une chaise et se retrouva dans la cuisine deux minutes plus tard. Il stoppa net devant la table en formica : elle était vide ! Pas de petit déjeuner… Jamais, aussi loin que sa mémoire pouvait remonter, il n’avait trouvé une table vide au saut du lit… La lumière n’était même pas allumée et la gazinière semblait toute désœuvrée sans Honorine s’activant devant quelque casserole fumante. Il eut soudain un mauvais pressentiment.

— Mamine ! appela-t-il d’une voix encore enrouée par le sommeil. Mamine ! Tu es dans le jardin ?

Il courut à la porte ouvrant sur le potager, mais elle n’était pas encore déverrouillée. Il grimpa alors quatre à quatre les marches de l’escalier et s’approcha de la chambre de sa grand-mère. Il frappa à la porte, doucement.

— Mamine ! Mamine ! Tu es malade ?

Ne percevant pas le moindre signe d’activité à l’intérieur, il pesa sur le loquet et poussa la porte, qui s’ouvrit en grinçant. Lorsque ses yeux se furent accoutumés à la pénombre, il distingua la vieille dame, toujours au lit. Le cœur du garçon sembla choir au fond de son estomac.

— Mamine, tu m’entends ? Tu es malade ?

La vieille dame ne bougeant pas, il s’approcha d’elle, l’angoisse nouée au fond de son ventre. Et puis, il se détendit un peu : Honorine respirait ! Il voyait le drap monter et descendre faiblement. Par contre, elle était aussi blanche que sa chemise de nuit. Elle avait besoin d’aide ! Thomas tourna les talons et courut au rez-de-chaussée jusqu’au vieux téléphone gris à cadran qui trônait dans le vestibule. Il composa maladroitement le numéro des pompiers et expliqua tant bien que mal la situation. Son interlocuteur se montra rassurant et demanda à Thomas de rester sur le pas de la porte, afin d’accueillir les secours. Ces derniers ne mirent pas dix minutes à arriver. Ce qui sembla une éternité pour Thomas, qui eut tout le loisir d’imaginer le pire en faisant les cent pas devant la maison. Honorine était sa seule famille et il serait perdu sans elle !

Il ne commença à se détendre qu’une heure plus tard, à l’hôpital de Grenoble, lorsqu’un médecin lui annonça qu’elle était hors de danger. Elle avait eu un malaise, mais quelques jours de repos devraient suffire à la remettre sur pied et lui permettre de rentrer chez elle. Avec le soulagement vinrent les larmes. Et l’épaule de Romuald, arrivé entre-temps, fut la bienvenue pour laisser le trop-plein d’émotions s’évacuer. Pierric et ses parents arrivèrent à leur tour à la mi-journée, apportant leur réconfort à Thomas. En début d’après-midi, on accorda enfin au garçon l’autorisation de voir sa grand-mère. Il la découvrit allongée entre les murs bleus d’une chambre bardée d’appareils inquiétants. Elle était reliée à certains d’entre eux et paraissait terriblement lasse. Mais les yeux pétillants qu’elle tourna vers lui achevèrent de le rassurer. Il se précipita au bord du lit et prit la main qu’elle lui tendait.

— Mon Thomy, murmura-t-elle en souriant.

— Mamine ! Tu m’as fait la plus grande peur de ma vie !

— Je suis désolée, mon chéri. Mais tout va bien à présent. J’ai seulement besoin de quelques jours de repos. Tu as l’air bien fatigué, toi aussi. As-tu mangé quelque chose au moins, depuis ce matin ?

— Les parents de Pierric ont apporté des sandwiches à midi. Ne t’inquiète pas pour moi. Il y a aussi Romuald, qui attend derrière la porte. Je pense qu’il a conduit plus vite que les pompiers après avoir reçu mon appel, ce matin !

La vieille dame sembla à la fois ravie de la nouvelle et catastrophée qu’il la voie dans cet état. Elle chercha à se recoiffer avec la main, dans un accès de coquetterie typiquement féminin.

— Ne t’inquiète pas, Mamine, la rassura Thomas. Tu es très jolie comme ça. Et lui est trop amoureux pour s’arrêter à une mise en plis un peu fichue !

Elle ouvrit la bouche, ne sachant trop quoi répondre, puis, devant la mine réjouie de son petit-fils, rit de bon cœur. Le garçon ouvrit la porte et s’effaça pour laisser rentrer Romuald. Celui-ci arborait un superbe nœud papillon rouge, assorti à la couleur du bouquet de roses qu’il portait mais aussi à la couleur de ses joues.

— Je reviens, Mamine ! lança Thomas.

Et, sans attendre de réponse, il laissa les deux tourtereaux à leurs retrouvailles.

*

Il fut décidé que Thomas résiderait quelques jours chez les parents de Pierric, jusqu’à ce que sa grand-mère sorte de l’hôpital. Ensuite, Thomas et Honorine iraient loger dans la grande maison de Romuald, le temps que la vieille dame reprenne des forces… soi-disant ! Au retour de l’hôpital, les parents de Pierric laissèrent Thomas chez Honorine, afin qu’il récupère quelques affaires pour les jours à venir. Il ne comptait pas prendre grand-chose, en fait ; les deux maisons n’étant pas distantes de plus d’un kilomètre, il lui serait aisé de revenir quand bon lui semblerait. Il faudrait bien qu’il passe chaque jour pour donner à manger à Job, de toute façon. Il jeta pêle-mêle dans un sac quelques vêtements, son baladeur mp3 et un roman de science-fiction avant de sortir de sa chambre.

Il allait s’engager dans l’escalier lorsque la porte entrouverte des toilettes attira soudain son attention. Le battement de son cœur s’emballa. Il ne voyait pas l’intérieur de la pièce, mais il eut tout à coup la conviction que le papier peint laissait à nouveau filtrer la mystérieuse lumière ! Il s’approcha, partagé entre crainte et curiosité, poussa la porte et entra : effectivement, le rayon bleuté rayait de nouveau la pénombre. Des frissons de peur lui hérissèrent la peau, du bas du dos jusqu’à la racine des cheveux, mais il n’hésita pas un instant : il voulait revoir la plage… ou quoi que ce soit se trouvant de l’autre côté de ce mur. Il traversa la pièce d’un pas décidé et colla son œil à la fissure… La plage semblait en tout point identique à son souvenir : un rivage herbeux, une eau calme, ridée par une brise qu’il ne pouvait percevoir… Après le plaisir de savoir qu’il n’avait pas rêvé la première fois vint la frustration : il ne voyait qu’un tout petit bout de ce paysage étranger. Tout au plus quelques dizaines de mètres… Quel dommage de ne pas être en mesure de découvrir ce qui se trouvait au-delà. D’en voir un peu plus. Mais comment aurait-il pu ? La réponse s’imposa d’elle-même : il suffisait d’y aller !

Et avant d’avoir pu esquisser un sourire, il se retrouva… au bord de l’eau ! Devant lui s’étirait un lac immense, aux eaux reflétant à l’infini la lumière d’un soleil généreux. Lui se trouvait dans une prairie en pente douce, dont l’herbe haute caressait le bas de son jean. Qu’est-ce qui lui était arrivé ? Et où était la maison ? OÙ ÉTAIT LA MAISON ? La cuvette des WC, le papier peint déchiré ? Tout avait disparu ! Il pivota sur lui-même à la recherche d’une trace de son univers quotidien… et se figea ! Si, il y avait encore quelque chose : une sorte de tour circulaire en pierres, dressée à quelques mètres de lui. C’est de là qu’il semblait venir… Non pas qu’il ait déjà vu cette curieuse construction, mais à cause d’un petit détail qui la trahissait : une simple fissure dans la maçonnerie, de laquelle filtrait un rayon… de noirceur ! Aussi visible dans le soleil que le pinceau de lumière l’avait été dans la pénombre des toilettes. Il approcha son visage du trou dans le mur. Ses pupilles se dilatèrent pour voir dans l’ombre qui s’échappait par l’orifice, et il ne fut pas étonné d’apercevoir, de l’autre côté, la petite pièce qu’il venait de quitter. Aussi improbable que cela fût, la fente dans la maçonnerie devait être une sorte de passage, reliant son monde à… ici !

ET OÙ ÉTAIT-CE, ICI ? Il reporta son attention à l’endroit où il venait de prendre pied… Et il eut de nouveau un choc. Cet endroit, il le connaissait, et très bien même : ce n’était ni plus ni moins que la copie de celui où il vivait ! Dans son dos se dressait la montagne où gambadait son torrent, et en face les hauts sommets où les Grenoblois skiaient le week-end. Mais il existait tout de même des différences de taille entre ce monde et celui où il avait grandi. Pour commencer, ici, la seule trace d’activité humaine était cette vieille tour à moitié lézardée, qui devait s’élever à peu près à l’emplacement du pigeonnier en brique situé dans le jardin d’Honorine – était-ce un hasard ? Ni ville, ni route, ni cheminée d’usine, ni traînée d’avion supersonique. Deuxièmement, il y avait la présence de ce lac magnifique, qui occupait l’essentiel de l’immense vallée alpine. Et troisièmement, le ciel était coupé en son milieu par une sorte de fine traînée sombre, orientée nord-sud. Thomas supposa qu’il ne pouvait s’agir d’un nuage : trop rectiligne et étroit. Peut-être un anneau d’astéroïdes, tournant autour de la planète comme ceux de Saturne. Il avait vu ça maintes fois dans des BD de science-fiction !

Le garçon se sentait plus excité qu’une puce. Et au moins autant que Christophe Colomb foulant pour la première fois le Nouveau Monde ou Neil Armstrong faisant des bonds de géant sur la Lune. Et curieusement, il ne ressentait plus la moindre appréhension. Juste une exaltation excessive, alimentée par une bonne dose de curiosité. Il se sentait l’âme d’un explorateur s’apprêtant à fouler pour la première fois une terre ne figurant sur aucune carte. Il froissa des brins d’herbe entre les doigts pour s’assurer qu’il ne rêvait pas, les mordilla même et, pour finir, éclata de rire. Ce n’était pas un rêve… Ce n’était pas un rêve !

Par où commencer ?… Pourquoi pas la tour ? Il la contourna et trouva sur l’arrière une porte béante, surmontée d’un linteau en pierre présentant une étrange sculpture : quelque chose comme un œil, ou peut-être une bouche, très stylisée. La porte donnait accès à une petite pièce aveugle – et vide – d’un côté et à un escalier en colimaçon de l’autre. Ce dernier desservait deux autres pièces superposées, de même dimension que la première mais éclairées par d’étroites meurtrières. La tour était couronnée par une plateforme bordée d’un muret, qui avait certainement été protégée jadis par un toit plat, dont ne demeuraient que les piliers d’angle en maçonnerie. De cette hauteur, Thomas avait une vue magnifique sur le lac et son écrin de montagnes. Il scruta le rivage, à la recherche d’autres constructions humaines… Là-bas, peut-être… Des maisons au bord de l’eau, oui cela ressemblait à des maisons. Avec un bateau au mouillage, à côté : un petit port ? Et là-bas… des gens ? De minuscules points noirs en mouvement, c’était bien des gens !

Il songea à les appeler, mais la distance était trop grande : ils ne l’entendraient pas. En outre, il valait mieux être prudent : qui sait, peut-être les habitants de ce monde-ci étaient-ils peu amicaux, voire dangereux. Il allait se rapprocher discrètement dans un premier temps. Au moment où il quittait la tour, il remarqua une chute rapide de la luminosité et pensa à un nuage. Mais en levant les yeux au ciel, il comprit ce qui arrivait : le soleil, à son zénith, passait derrière l’anneau d’astéroïdes qui barrait le ciel. Et qui voilait temporairement sa lumière. « Marrant », pensa le garçon. « Sûrement un bon moyen pour ne pas rater l’heure de l’apéro ! »

Thomas remonta en direction de la forêt, qui couvrait l’essentiel de la montagne au-dessus de lui. Il allait longer la lisière, pour se rapprocher des inconnus sans être repéré. Les insectes crépitaient par milliers dans les hautes herbes. Certains s’envolaient, en bourdonnant d’indignation d’être dérangés dans leurs occupations. Thomas remarqua en particulier de grosses libellules jaunes, qui arboraient des sortes de petites moustaches tombantes leur donnant un air revêche absolument cocasse. Il était occupé à suivre l’une d’elles du regard lorsqu’il tomba sur tout autre chose : des traces de pieds nus imprimées dans la glaise d’un petit ruisseau ! Les empreintes étaient larges et puissantes. Indiscutablement humaines, et pourtant la marque de chaque doigt se terminait en pointe : des griffes ? Il sentit l’inquiétude s’abattre sur lui. Le lieu était solitaire et sauvage. Et il ignorait tout des dangers que pouvait receler ce monde… La forêt semblait pourtant paisible, résonnant du chant de centaines d’oiseaux. Mais il se sentait à présent terriblement seul et exposé. Mettant son amour-propre de grand explorateur de côté, il partit en courant en direction de la tour. Il l’atteignit sans encombre, son cœur cognant fort à l’intérieur de ses côtes. Un regard en arrière lui apprit qu’il n’avait pas été suivi. Le paysage retrouvait même ses couleurs pimpantes, à présent que le soleil s’éloignait de l’anneau.

Pourtant, le sentiment d’urgence qui l’avait envahi persistait. Sans attendre, il approcha son œil de la fente sur le mur de la tour. L’image familière des toilettes monta à sa rencontre. Il souhaita s’y retrouver… et la pénombre de la pièce se referma sur lui au moment où il réintégrait son monde d’origine. Aussi facilement que le voyage aller, sans le moindre bruit ni la moindre sensation de déplacement. Comme par magie ! Il s’assit sur la cuvette des WC, le temps de retrouver son calme. L’inquiétude laissa rapidement place à l’exaltation. Il avait été là-bas ! Même s’il ne savait pas où était ce « là-bas », c’était carrément incroyable. Et il ne doutait pas de pouvoir y retourner quand bon lui semblerait. Le pinceau de lumière était toujours là, rayant la pénombre de la pièce orange. Il semblait faire partie du décor, à présent.

OK, mais pour le moment, il fallait qu’il se dépêche. Il avait dû rester une bonne demi-heure de « l’autre côté » ; les parents de Pierric allaient finir par s’inquiéter ! Il jeta un coup d’œil à son bracelet-montre et fronça les sourcils ! 18 heures 13… Il avait regardé l’heure au moment de quitter sa chambre : il était alors 18 heures 08 ! Cela signifiait que la demi-heure passée là-bas n’avait duré que… 5 minutes ici ?

« Trop délirant ! », pensa Thomas. « Le temps ne passe pas à la même vitesse des deux côtés… Pierric ne va pas en revenir quand je vais lui raconter ça ! »