3.

Ela Daeron

— Wwwwaouuuuuuuhhhh ! fut tout ce que Pierric trouva à dire lorsque Thomas eut fini de lui décrire par le menu son aventure.

Il ensuite prit un air soupçonneux :

— Tu as tout inventé, c’est ça ?

Thomas ouvrit de grands yeux :

— Tu crois que je serais capable d’inventer ce genre d’histoire ?

— Non, répondit Pierric sans hésiter. Alors, si c’est vrai, on y retourne ensemble demain ?

— J’espérais que tu dirais ça ! avoua Thomas en souriant.

— Tu parles, une aventure pareille, ça ne se refuse pas ! Et tu as vu des nuages pendant que tu étais là-bas ?

Thomas fit une grimace faussement désolée.

— Un temps magnifique, sans le moindre cumulus à l’horizon. Mais un anneau dans le ciel, quand même !

— Tant pis. Je suis certain qu’il doit y avoir des nuages, de toute façon. Un monde sans nuages, ça ne peut pas exister ! Au fait, il faudra prendre nos arcs. Comme ça, on pourra se défendre si une bête sauvage nous attaque.

— Excellente idée. Et nos vieilles cannes à pêche, aussi. Si jamais on veut manger quelque chose, il faudra bien se débrouiller, non ?

— On pourrait plutôt amener des sandwiches et des biscuits ? suggéra Pierric, plus pragmatique. On ne sait même pas si les poissons sont comestibles, là-bas !

— Pas bête. Par contre, je prendrai mon téléphone portable, pour faire des photographies. Histoire de ramener des souvenirs…

Pierric prit une expression perplexe.

— Mais si tu as pu voyager dans ce monde, ses habitants voyagent peut-être aussi dans le nôtre ? On croise peut-être dans la rue des visiteurs venant de l’autre côté du mur ? C’est peut-être de là que viennent les loups-garous ?

— Et pourquoi pas King Kong pendant que tu y es ? pouffa Thomas. Les loups-garous n’existent pas…

— Mouais… Mais tu m’as dit avoir vu des hommes, au loin. Peut-être qu’ils connaissent ton fameux passage, ou même d’autres passages du même genre. Et alors, qu’est-ce qui les empêcherait de venir rôder par ici ?

— Rien, convint Thomas. Nous croisons peut-être parfois des… étrangers !

Le curieux personnage drapé dans sa cape, qui avait frappé à leur porte la veille au soir, lui revint en mémoire. « Tu as trop d’imagination, mon vieux », pensa Thomas. « Ce n’est pas parce qu’un gars est bizarrement fringué et qu’il a un accent qu’il vient forcément d’une autre dimension ! »

— Et pourquoi pas ? laissa-t-il finalement échapper, d’un ton rêveur.

— Pourquoi pas quoi ? s’étonna Pierric.

— Pourquoi est-ce que des étrangers ne visiteraient pas notre monde ?

Thomas réprima un sourire.

— Tiens, d’ailleurs, peut-être même que tu es l’un d’eux ? poursuivit-il en mimant un profond dégoût.

— Tu ferais mieux de déguerpir, alors, parce que j’ai mon tentacule perceur de crânes qui me démange ! lança son ami en remuant l’un de ses bras, comme s’il était soudain sur le point d’échapper à son contrôle.

Les deux garçons partirent d’un grand éclat de rire. Ce soir-là, après le repas, ils parlèrent longtemps de ce monde mystérieux que Thomas avait découvert. Et, une fois endormis, l’un comme l’autre rêvèrent d’aventures incroyables sous un ciel barré par un anneau d’astéroïdes.

Malheureusement, rien ne se passa comme prévu le jour suivant !

Une tante de Pierric téléphona dans la matinée pour dire qu’elle se proposait de leur faire une petite visite, à l’occasion de son passage à Grenoble. En d’autres termes, elle s’invitait à manger pour midi ! Du coup, Pierric se vit refuser le droit de sortir avec Thomas. Il devait aider au ménage, afin d’accueillir dignement la tante Pétula. Thomas, trop impatient de revoir son rivage, eut la présence d’esprit d’inventer aussitôt un mensonge : il raconta que Romuald avait invité la veille les deux garçons à l’accompagner rechercher des fossiles en montagne. Pour ne pas laisser l’ami de sa grand-mère partir seul, il l’accompagnerait malgré tout. Pierric le regarda s’éloigner avec une lueur d’envie au fond des yeux.

— Pas d’imprudence, chuchota-t-il à son ami lorsque Thomas quitta la maison. Et surtout, pense à prendre ton arc !

Thomas hocha la tête pour signifier qu’il suivrait les conseils de Pierric. Il souhaita une bonne journée aux parents du garçon, jeta sa besace sur l’épaule et partit d’un bon pas en direction de la maison de Romuald… sur la route de laquelle se trouvait celle d’Honorine ! Il appela en chemin sa grand-mère pour prendre de ses nouvelles : elle avait été autorisée à s’alimenter normalement et avait fait une promenade dans le couloir devant sa chambre. Elle était convaincue qu’ils la laisseraient sortir d’ici deux jours au maximum. Lorsqu’elle lui demanda ce qu’il comptait faire de sa journée, Thomas mentit à nouveau, en racontant cette fois qu’il allait se promener en montagne avec Pierric. Un peu honteux de son manque d’honnêteté, il souhaita à Honorine de passer une excellente journée et lui promit de la rappeler à son retour de randonnée. Cinq minutes après avoir raccroché, il s’arrêtait devant la maison.

Sa première préoccupation fut de donner à manger à Job, qui accueillit le garçon avec d’incroyables démonstrations d’affection. Le vieux chien n’avait jamais été livré à lui-même aussi longtemps et la présence de ses maîtres lui manquait visiblement. Tout poisseux des coups de langue de la brave bête, Thomas remplit ensuite son sac à dos de nourriture – pain, saucisson, portions de fromage, biscuits et boissons gazeuses – ajouta son portable, son couteau suisse, ses jumelles, une boîte d’allumettes et quelques vêtements de rechange – il valait mieux être prudent. Il accrocha sur son épaule le grand arc, avec lequel il prenait des cours de tir en compagnie de Pierric, ainsi qu’un carquois rempli de flèches à pointe d’acier. Puis il monta à l’étage. En arrivant à la porte des toilettes, il se dit qu’il serait peut-être plus prudent de laisser un mot. Il retourna dans sa chambre et s’assit à son bureau, le temps de rédiger quelques lignes sur une feuille arrachée d’un cahier :

Je suis parti dans un monde parallèle, situé de l’autre côté de la fissure du mur des toilettes. Pour traverser, il suffit de regarder à travers la fente et de souhaiter très fort être là-bas. Je rentre ce soir. Pierric connaît tous les détails.

Thomas Passelande, le 8 juillet.

Il punaisa le message sur la porte des toilettes. Un peu rassuré d’avoir partagé son secret avec quiconque partirait à sa recherche si les choses venaient à tourner mal, il rentra résolument dans la pièce obscure. Le filet de lumière semblait l’attirer, comme la flamme d’une bougie appelle un papillon de nuit. Il franchit les derniers mètres sans une hésitation, colla son œil à la déchirure du papier peint et… cligna des yeux, ébloui par le soleil !

Il était sur la plage. Face au lac, dont l’eau se ridait de vaguelettes plus importantes que la dernière fois. La caresse d’une grosse brise couchait les hautes herbes autour de lui. Le soleil s’inclinait en direction du couchant : il basculerait derrière la montagne dans moins de deux heures, estima Thomas. Sans attendre, il grimpa au sommet de la tour afin de jeter un coup d’œil sur les environs. Cette fois, le petit port au loin abritait trois bateaux. Des gens semblaient vaquer à leurs occupations autour des maisons.

Tiens… Quelqu’un approchait, venant visiblement du débarcadère. C’était un cavalier, montant un grand cheval à la robe blanche. L’inconnu avait lancé sa monture au galop et remontait en direction de la forêt. À l’approche des arbres, il tira sur les rênes pour ralentir l’allure. Il obliqua dans la direction de la tour où se tenait le garçon, en suivant la lisière au trot. Thomas s’accroupit derrière le garde-corps. Avait-il été repéré ? Non, l’inconnu paraissait trop occupé à chercher quelque chose au milieu des arbres pour penser à lever les yeux dans sa direction. Thomas sortit les jumelles de son sac et les braqua sur le cavalier.

Il sursauta. Au-dessus des yeux du cheval pointait… une longue corne torsadée ! L’animal était une… licorne ? « Les licornes n’existent pas… », pensa-t-il par réflexe, en réalisant en même temps que le monde tout entier où il se trouvait n’était pas non plus censé exister. Il fallait qu’il s’habitue à ce genre de surprise ! Il reporta son attention sur le cavalier, et ressentit un coup au cœur : c’était une jeune fille ! Incroyablement belle, de surcroît… De grands yeux clairs – bleus peut-être, ou verts – sous une mèche noire et rebelle, une peau très pâle, la bouche un peu boudeuse d’une belle couleur framboise… Peut-être un peu plus jeune que lui. Elle portait une tenue d’homme, sans doute adaptée à l’équitation. Thomas sentit une chaleur inhabituelle gagner sa poitrine. « Qui est-ce ? », pensa-t-il, en oubliant totalement de rester dissimulé derrière le parapet. Il avait relevé la tête pour mieux l’observer et elle le repéra soudain ! Le garçon vit sa ravissante bouche s’arrondir d’étonnement.

Zut ! Que faire, à présent ? Mais il n’eut pas le temps de décider. Car, au même instant, quelque chose d’imprévu se produisit : une vingtaine de créatures répugnantes jaillirent de la forêt et encerclèrent la malheureuse ! Leur apparence générale était humaine, quoique plus trapue et voûtée. Le reste de leur anatomie en faisait une espèce à part : une face hideuse déformée par un sourire carnassier hérissé de dents, un corps recouvert entièrement d’une carapace grise constituée de plaques coulissant les unes sur les autres, et surtout une puissante queue fouettant l’air et terminée par un dard aiguisé comme un couteau ! Un mélange répugnant d’homme et de scorpion ! De plus, ils dégageaient une odeur insupportable, portée aux narines de Thomas – pourtant éloigné – par le vent qui soufflait en direction du lac : cela ressemblait à la puanteur de l’eau d’un vase où des fleurs auraient macéré trop longtemps ! Insupportable : ils ne devaient se doucher que les jours de pluie, et encore ! Le garçon lâcha ses jumelles pour se boucher le nez. Mais il était trop préoccupé par la situation de la jeune inconnue pour la quitter du regard. Elle tenta courageusement de forcer le passage, en lançant sa licorne à travers la troupe des monstres, mais l’un d’eux saisit la crinière de sa monture d’une main et parvint à l’immobiliser.

Sur un signe de la plus grande des créatures, deux hommes-scorpions s’emparèrent de la jeune fille et la jetèrent sur l’épaule d’un troisième. Ensuite, toute la troupe s’enfonça dans la forêt, disparaissant aussi rapidement qu’elle était apparue ! La malheureuse licorne sembla hésiter avant de s’enfuir au galop en direction du débarcadère. Thomas se redressa lentement au sommet de la tour. Ses jambes tremblaient et son estomac semblait sur le point de lui restituer l’intégralité de son petit déjeuner. Il réalisa soudain que la jeune fille n’avait pas poussé un hurlement, pas un seul cri. Elle avait cherché à échapper à ses ravisseurs avec un courage remarquable, martelant avec rage le dos du monstre qui l’avait emportée sur son épaule, mais n’avait pas fondu en larmes comme l’auraient fait la plupart des filles. Lui-même était terrorisé. Ce devait être quelqu’un d’exceptionnel… pour une fille bien entendu… Il fallait l’aider ! IL DEVAIT LA SAUVER !

Oui… Mais comment ? Il regarda en direction du petit port. Peut-être qu’il pourrait aller chercher de l’aide là-bas ? Malheureusement, il lui faudrait au moins un quart d’heure pour atteindre les maisons. En plus, ces gens ne devaient pas parler sa langue. Le temps qu’il réussisse à expliquer la scène dont il avait été le témoin, les hommes-scorpions seraient hors de portée. Non, il devait se débrouiller tout seul. Il avait son arc, il était rapide à la course et il aurait l’avantage de la surprise ! Il chassa loin de lui l’idée que c’était de la folie, comme il aurait chassé d’un geste une mouche un peu trop agaçante. Il s’élança aussitôt sur les traces des monstres et de leur jolie captive.

En arrivant à la lisière, il remarqua de nombreuses empreintes là où les hommes-scorpions avaient encerclé la licorne : des traces de pieds griffus ! Semblables à celles qu’il avait repérées lors de son premier séjour dans ce monde… Il avait certainement été bien avisé de s’enfuir ce jour-là ! Thomas plongea dans la forêt sans hésitation. La piste allait être facile à suivre : les monstres étaient nombreux et laissaient de nombreuses branches cassées et pas mal de mousse piétinée derrière eux. Il décida cependant d’être prudent et de marcher en zigzag, en croisant la piste aussi rarement que possible : les ravisseurs pouvaient avoir laissé un des leurs en arrière, pour veiller à ne pas être suivis !

Le garçon remarqua que les arbres, s’ils ressemblaient à ceux de son monde, n’étaient pourtant pas identiques. En particulier, certains d’entre eux étaient gigantesques, avec des troncs lisses dressés vers le ciel : ils faisaient penser aux colonnes d’un temple en ruine, recouvert par une végétation luxuriante. Le soleil s’émiettait en flocons pâles à travers les feuillages. Le cri des oiseaux résonnait plus fort qu’à l’extérieur de la forêt. De drôles de chants, différents de ceux auxquels il était habitué : tititi-uuuuuuu… tititi-u-u-uuuuuu… ou encore wouta-wouta tatatatatata… ou bien d’autres, qui ressemblaient à des rires moqueurs. Il n’aimait pas ces derniers, d’ailleurs. Il avait l’impression qu’ils lui étaient destinés, comme si la forêt s’amusait à le voir peiner dans la pente, de plus en plus abrupte.

Il ne tarda pas à être en nage et s’arrêta pour sortir une bouteille de soda de son sac et se désaltérer. Il faisait vraiment sombre, à présent : le soleil avait dû passer derrière la montagne. Il commençait à être inquiet : les créatures qu’il pistait allaient-elles marcher toute la nuit ? Il n’avait pas pensé à emporter de lampe de poche et, dans ce cas, il serait obligé de s’arrêter et de dormir sur place. Idée qui ne l’enchantait guère. Il ne savait pas quels animaux vivaient dans ces bois et n’était pas tellement pressé de l’apprendre. Surtout pas dans le noir complet ! Il marcha encore presque une heure, se cognant de plus en plus souvent à des souches ou à des branches, invisibles dans la pénombre. Il avait carrément perdu la trace des hommes-scorpions, à présent. Il ne pouvait qu’espérer que ceux-ci auraient continué à monter droit dans la pente. Il se sentait de plus en plus nerveux et fatigué, sursautant chaque fois qu’un petit animal détalait à son approche ou qu’il sentait la caresse répugnante d’une toile d’araignée sur son visage. Finalement, le sol redevint plat : il atteignait le plateau qui dominait la montagne. Il sortit des arbres alors qu’il ne s’y attendait plus !

Thomas accueillit avec soulagement le paysage nocturne qui s’étirait devant lui : une plaine d’altitude, semée de-ci de-là de bouquets d’arbres, ressemblant à de sombres îles au milieu d’un lac d’herbe rase. Au-dessus, le ciel virait du mauve au noir, coupé en deux par l’anneau d’astéroïdes, brillant comme de la poussière d’étoiles. Pas trace de la troupe qu’il suivait, en revanche. Il hésita à s’engager dans la prairie, où il serait aussi visible qu’une fraise posée sur de la crème chantilly – Thomas commençait à sentir son estomac gronder d’impatience. Il longea la lisière de la forêt un moment et aperçut enfin ce qu’il cherchait : la lueur d’un feu brillant derrière un petit bois. Les hommes-scorpions avaient installé leur bivouac ! À moins de cinq cents mètres d’ici… Cinq cents mètres à découvert, tout de même… Le garçon s’assit pour réfléchir… et manger !

Il ôta ses chaussures de sport pour masser ses pieds douloureux : il n’aurait pas été étonné de les voir fumer ! Il enfila un chandail, car la température baissait rapidement. Il se coupa de belles rondelles de saucisson qu’il engloutit avec un gros morceau de pain. Quelques biscuits en guise de dessert et il se sentit prêt pour en découdre avec les ravisseurs de la jeune fille. Ils allaient certainement dormir et ne repartir qu’au matin. Il fallait qu’il trouve un moyen pour libérer la captive durant leur sommeil. Pour commencer, il devait s’approcher du campement ! Il fixa son sac et son arc sur le dos et partit en rampant comme un lézard à travers les hautes herbes. À moins que les monstres ne voient dans le noir, il devrait pouvoir se rapprocher d’eux sans être repéré. Thomas comprit vite que la méthode avait cependant un inconvénient : ramper n’était pas le moyen le plus rapide pour avancer. Et, en effet, il mit presque une heure pour arriver dans le petit bois, à côté duquel les créatures avaient installé leur campement.

Assis autour du feu, les monstres mangeaient quelque chose ressemblant à de la viande, arrosée d’une boisson qu’ils buvaient à même des outres en cuir, au milieu d’un concert de grognements, rots et autres flatulences cauchemardesques. L’odeur des créatures était épouvantable et Thomas se demanda s’il avait bien fait de manger avant de s’approcher.

Ne voyant pas la jeune fille à leurs côtés, il sentit soudain la peur lui nouer les tripes. Que… que mangeaient les monstres ? Un cri de colère, incontestablement féminin, le rassura ! La mystérieuse inconnue était assise au pied d’un arbuste, à une bonne dizaine de mètres de l’endroit où festoyaient les hommes-scorpions. Ses mains, dissimulées dans son dos, devaient être entravées. Elle souriait avec un air de défi à l’une des brutes immondes, qui avait dû approcher d’un peu trop près et recevoir un grand coup de pied dans le tibia. L’homme-scorpion se massait la jambe en grommelant sinistrement. Thomas reprit sa progression entre les arbres, s’arrêtant souvent pour se cacher derrière les troncs et écouter si personne ne foulait les feuilles mortes alentour. Mais il se fiait surtout à son odorat, se disant qu’aucun monstre ne pourrait le surprendre : il serait trahi bien avant par la puanteur d’eau croupie qui semblait les accompagner partout !

Lorsqu’il parvint au plus près de la jeune fille, sans quitter le sous-bois, il s’allongea sur un lit de mousse et étudia la situation. Personne ne paraissait se soucier d’elle. Elle avait les mains solidement attachées à l’arbuste et aucun de ses ravisseurs ne semblait chargé de la surveiller. Ni même de surveiller le campement, d’ailleurs. Ils devaient être certains de leur force, n’imaginant pas un instant avoir été suivis. C’était une chance, pour Thomas. Sa seule chance, à vrai dire. Car les monstres étaient encore plus impressionnants vus de près : le tranchant du dard à l’extrémité de leur queue, les pupilles reptiliennes de leurs petits yeux cruels et la taille des épées recourbées pendant à leur ceinture ne laissaient planer aucun doute sur leur capacité à se défendre contre à peu près n’importe quel type d’assaillant. Thomas frissonna en regardant l’un d’eux étirer son corps musculeux entre lui et le brasier. La créature grogna en reniflant l’air, puis, après un regard insistant vers le petit bois où se cachait le garçon, s’allongea dans l’herbe pour dormir. Thomas frémissait de la tête aux pieds. Les hommes-scorpions respiraient la force et la cruauté. Pour rien au monde, il n’aurait voulu tomber entre leurs griffes… Ensuite, il se remit à penser à la jeune captive et au courage dont elle faisait preuve… Il contempla son visage penché, dissimulé par ses longs cheveux noirs. Dormait-elle ? Pleurait-elle ? Il sentit la force enfler dans sa poitrine. Pour rien au monde… à part elle !

Il s’arma de patience et attendit longtemps, craignant d’être découvert s’il changeait de position. Dans le silence de la nuit, il n’entendit bientôt plus que les ronflements des monstres qui se mêlaient aux craquements du feu. Le concert n’était troublé que par le cri feutré d’un oiseau de nuit et le hurlement de ce qui ressemblait à des loups, au loin. Pas si loin que ça d’ailleurs… Une fois que Thomas eut la certitude que tous les hommes-scorpions dormaient, il rassembla son courage et, à quatre pattes, commença à ramper vers la jeune fille. Une fois parvenu derrière la captive assoupie, il posa une main sur sa bouche. En ouvrant les yeux, elle poussa un cri de frayeur, étouffé par la paume du garçon. Thomas mit un doigt tremblant en travers de ses lèvres, pour intimer le silence à l’inconnue. Elle se détendit et hocha la tête pour signifier qu’elle avait compris. Autour d’eux, quelques monstres avaient remué, mais aucun ne semblait s’être éveillé. Thomas retira sa main des lèvres de la jeune prisonnière et entreprit de couper les liens qui entravaient ses poignets. Son couteau suisse était parfait pour découper du saucisson, mais beaucoup moins lorsqu’il s’agissait d’une corde en cuir grosse comme le pouce ! Il lui fallut cinq bonnes minutes et pas mal de sueur pour arriver à ses fins. Ils rampèrent ensuite vers les arbres et se redressèrent à l’abri des regards.

À cet instant retentit un cri de rage inhumain ! Tétanisé, Thomas attrapa l’adolescente et s’élança de toute sa vitesse dans le sous-bois. Ce n’était décidemment pas sa semaine ! Après les frères Brutoni, il avait droit à des monstres qui auraient fait fureur dans un film d’horreur ! « Manquerait plus qu’une meute de loups affamés ou un champ de mines ! », se désespéra le garçon.

De plus, l’histoire semblait se répéter : les poursuivants, quoique plus massifs que leurs proies, semblaient rapidement gagner du terrain. Les grognements, piétinements et claquements de mâchoires s’amplifiaient dangereusement. Seul point positif : la belle inconnue serrait la main de Thomas avec l’énergie du désespoir et se rattrapait à son épaule à chaque fois qu’elle trébuchait contre un obstacle. Mais le fabuleux premier rôle du garçon, dans cette version toute personnelle d’Indiana Jones, risquait fort de tourner court s’il ne trouvait pas une idée géniale dans les prochaines secondes !

C’est alors que le destin lui donna un petit coup de pouce : en surgissant dans une nouvelle prairie, Thomas repéra loin devant un sommet rocheux, qui tranchait sur la noirceur des forêts. Il jeta un bref coup d’œil en arrière et vit le visage grimaçant d’un homme-scorpion, à moins de vingt pas ! C’était la fin… Jamais ils n’atteindraient le monticule à l’autre bout du plateau ! Pourtant, il voulait y arriver, il fallait qu’il y arrive ! Et soudain, la forêt s’effaça et ils se retrouvèrent… en train de courir sur le rocher !

De surprise, ils s’arrêtèrent tout net ! Un regard circulaire leur apprit qu’il n’y avait plus qu’eux. Leurs poursuivants étaient restés un bon kilomètre et demi en arrière. Près de la lisière du bois, à l’autre extrémité de la prairie. De petits points sombres avançaient dans leur direction. Que s’était-il encore passé ? Cette fois, Thomas n’avait pas vu de fissure ni de lumière. Alors pourquoi ce nouveau prodige ? La jeune inconnue lui lâcha la main. Il en ressentit comme un sentiment de perte. Elle recula d’un pas et sembla le regarder pour la première fois. La magie de ses grands yeux – ils étaient verts finalement – le remua profondément. « Ce n’est qu’une fille », se força-t-il à penser, pour tenter de maîtriser le début de panique qui secouait son cœur. « Qu’une fille… »

La jeune inconnue porta une main délicate à son menton :

— Taé lé Ela Daeron, dit-elle dans une langue aux accents chantants.

Thomas haussa les épaules et leva les bras en signe d’incompréhension. Elle se toucha à nouveau le menton et répéta plus lentement :

— Ela Daeron.

Puis elle tendit un doigt vers lui. Il comprit.

— Je m’appelle Thomas, Thomas Passelande, déclara-t-il.

Elle hocha la tête en souriant. C’est alors que se produisit quelque chose d’incroyable… d’encore plus incroyable que tout le reste ! Sans qu’il eût le moindre effort à fournir, Thomas comprit parfaitement les mots suivants que lui dit la jeune fille. L’instant d’avant, elle parlait une langue inconnue aux sonorités étranges, l’instant d’après, c’était comme s’il s’agissait de sa propre langue maternelle !

— Je suis heureuse que nos chemins se soient croisés, Thomas Passe-Mondes, disait la jeune fille en portant la main à son cœur. Je te serai éternellement reconnaissante.

— Je suis également… heureux… de te connaître, Ela Daeron, bafouilla le garçon.

Il réalisa en parlant qu’il prononçait les mots dans cette langue qu’il ne connaissait pas… tout en la comprenant parfaitement !

— Mais mon nom est Passelande, pas Passemonde, poursuivit-il en continuant à utiliser des mots chantants surgis de nulle part.

Elle eut un sourire un peu étonné.

— Je ne parlais pas de ton nom, Thomas, mais de ton rang ! Tu es un Passe-Mondes !