6.

Les Touillegadoues

Thomas avait au moins une certitude : passer d’un monde à l’autre ne lui avait pas donné le pouvoir de comprendre toutes les langues du Monde d’Anaclasis ! Il se gratta la tête en écoutant avec amusement la langue étrange des gens du marais : elle paraissait ne comporter que des mots d’une syllabe, des clic, des cloc, des tic et des tac. Chaque syllabe était séparée des autres par une sorte de chhhhuuu, rappelant le bruit d’une vague se retirant sur la plage. Thomas avait l’impression d’entendre les cliquetis d’une horloge, sur fond de bruit de mer. Il conservait un air sérieux malgré une irrésistible envie de rire.

Le chef du village, qui leur accordait un entretien après que ses chasseurs les eurent ramenés sains et saufs sur leurs épaules, n’était pas mal non plus ! Il s’agissait d’une vieille femme, tellement grosse qu’elle ne devait pas être capable de s’extraire seule de la chaise qu’elle occupait. Elle était drapée dans une tunique en fourrure, qui avait connu des jours meilleurs. Ses cheveux ressemblaient à un nid d’oiseau un jour de tempête, noués avec une peau de serpent à l’effet discutable. Son visage était si blafard et boursouflé qu’on aurait cru la pauvre vieille sortie d’une épuisette. Mais ce qui retenait en premier lieu l’attention, c’était ses yeux, immenses et d’un bleu très pâle. Identiques à ceux de tous les membres de son peuple. Ils permettaient aux Touillegadoues de voir à travers le brouillard le plus tenace, lui avait expliqué Ela un peu plus tôt. Et ils donnaient aux habitants de la forêt des Murmures une certaine noblesse, malgré leur allure misérable.

Le garçon reporta son attention à Ela, qui traduisait tant bien que mal pour lui les paroles de la matriarche.

— Tlic la Sage est heureuse de nous offrir l’hospitalité dans son humble demeure, déclara la jeune fille avec un manque d’entrain évident.

— Touc shhuuuu tic shhhuuuuuu troc shhu, confirma de toute évidence la matrone, en inclinant la tête d’un air engageant.

— Assure Tlic la Sage de notre gratitude éternelle, suggéra Thomas en souriant de toutes ses dents à leur hôtesse. Nous ne remercierons jamais assez les Touill… les gens du marais pour nous avoir sauvés des sables mouvants.

La moue de dépit de la jeune fille n’échappa pas à Thomas. Elle traduisit néanmoins les mots du garçon avec un air reconnaissant non feint. Leur interlocutrice serra les deux poings l’un contre l’autre en baissant les yeux. Une forme de salut ? Mû par une impulsion, Thomas imita la vieille femme sans hésiter. Sa compagne, un peu surprise, en fit de même avec un temps de retard. Tlic la Sage sourit plus largement, découvrant une bouche partiellement édentée.

Thomas s’avança et prononça distinctement son propre nom. Puis, désignant Ela, il en fit autant pour elle.

— Dec shhuu Thomas kk Ela, cliqueta la vieille femme à destination de son peuple, massé dans le plus profond silence à une prudente distance des jeunes gens.

— Elle nous salue, commenta inutilement Ela.

Les habitants du village, aux visages sévères et à la peau enduite de boue, s’agitèrent soudain. Pour la première fois depuis l’arrivée d’Ela et Thomas parmi eux, ils semblèrent se dérider. Certains commencèrent à discuter avec animation entre eux, d’autres envoyèrent même de timides sourires en direction de leurs invités.

— Quelle mouche les pique tout à coup ? s’étonna le garçon en se retournant vers sa compagne.

— Les Touillegadoues sont terriblement superstitieux, répondit à mi-voix la jeune fille. En particulier, ils croient qu’exposer ses émotions devant un inconnu offre à ce dernier la possibilité de leur dérober leur âme. Maintenant qu’ils connaissent notre nom, nous ne sommes plus des inconnus !

Thomas resta bouche bée devant cette étrange logique. La matrone l’arracha à son étonnement en reprenant la parole. Elle cliqueta des ordres aux Touillegadoues, qui s’empressèrent de se disperser dans la bonne humeur pour les exécuter. Elle s’adressa de nouveau aux jeunes gens.

— Nous allons fêter dignement votre présence parmi nous, déclara-t-elle, par le truchement de la traduction d’Ela. Nous recevons peu de visiteurs de l’extérieur. Vos semblables trouvent généralement notre forêt trop brumeuse pour s’y aventurer, de même que nous trouvons votre monde trop éblouissant. C’est toujours un plaisir de partager notre repas avec des étrangers !

Thomas devina, au regard affolé d’Ela, qu’elle n’avait pas oublié ce que chassaient les hommes qui les avaient sauvés. Il pensa intervenir, pour rappeler à la vieille femme que les habitants des Animavilles étaient végétariens. Mais elle le devança, avec un gloussement entendu.

— Ne vous inquiétez pas pour le menu, sourit-elle. Nous savons que vous ne mangez pas de viande. La forêt regorge de toutes sortes de plantes comestibles. Vous verrez. Détendez-vous en attendant le repas. Visitez notre village, rencontrez ses habitants. Mais surtout, ne quittez pas le rocher sur lequel est installée notre communauté. Autour rôdent les sables mouvants, comme vous le savez déjà…

Les jeunes gens suivirent le conseil de Tlic la Sage et partirent à la rencontre des habitants du village. Installé sur un énorme rocher que les Touillegadoues appelaient la Carapace, le hameau était composé de huttes de forme circulaire. Construites en briques, couvertes, comme ses habitants, d’une couche de terre – pour se protéger contre les insectes –, elles étaient surmontées d’un toit en chaume pointu, avec un trou au centre en guise de cheminée. Disposées en cercle autour d’une place centrale, où l’on trouvait la hutte de la matriarche et un grand abri commun – constitué d’un toit de chaume supporté par quatre poteaux –, elles occupaient l’essentiel de la Carapace. Elles étaient juste assez grandes pour abriter une famille et étaient séparées les unes des autres par d’étroits passages taillés dans le rocher. À la limite entre le village et le marécage, étaient rangées les précieuses chaussures-flotteurs des chasseurs, fabriquées en bois d’arbre-nuée.

Marcher dans les ruelles du village était une expérience étrange. Les jeunes gens ne voyaient que les maisons disposées juste autour d’eux, le reste se perdant dans l’épais brouillard obscurci par le crépuscule. Et pourtant, de toutes parts leurs parvenaient les rires et les éclats de voix cliquetants des Touillegadoues, pour qui la brume était aussi transparente que de l’eau. Se sentir ainsi épié par autant de regards invisibles était un peu dérangeant. Cependant, les habitants du marais semblaient très amicaux, maintenant qu’ils connaissaient le nom de leurs invités. Leurs bonnes dispositions rassuraient Thomas, mais pas vraiment Ela, qui entretenait pour ce peuple de sauvages une méfiance irraisonnée, malgré la gentillesse dont les habitants du marais faisaient preuve à leur égard. Les hommes les saluaient, en donnant leur propre nom en signe de confiance. Les femmes les invitaient à visiter leur maison ou à boire un bol d’infusion. Ni Thomas ni Ela n’osèrent goûter la boisson à l’odeur amère. Par contre, ils visitèrent une hutte, en compagnie d’une mère et de ses enfants. L’intérieur était occupé par une pièce unique, avec au centre un petit foyer dégageant plus de fumée que de lumière. Quelques coffres en bois ainsi qu’une banquette courant le long de la cloison constituaient le seul mobilier. Une marmite en cuir glougloutait, posée par terre. Le liquide à l’intérieur était chauffé par des pierres rougies dans le feu puis versé dans le récipient. Archaïque, mais efficace. Les enfants, curieux, posèrent mille questions à leurs deux visiteurs. Sur la vie en dehors de la forêt des Murmures, essentiellement. Un monde sans brouillard leur semblait tout simplement terrifiant, ce qui amusa beaucoup Ela et Thomas.

Lorsque la nuit s’étendit sur le village, d’une noirceur absolue en l’absence de lunes et d’étoiles, les jeunes gens remontèrent prudemment jusqu’à la place centrale. De là provenaient de la lumière et des rires. De grands feux crépitaient autour du bâtiment commun. D’énormes brochettes de chauves-souris et de poissons à longues moustaches étaient suspendues au-dessus des flammes. Des marmites remplies de soupes ou de légumes inconnus étaient posées à côté. Les habitants du village s’installèrent par terre dans le bâtiment commun ouvert aux quatre vents – « ouvert aux quatre brumes », disait-on chez les Touillegadoues. Des porteurs transportèrent Tlic la Sage sur sa chaise et l’installèrent au milieu du groupe. Thomas et Ela furent invités à prendre place à ses côtés. Le festin commença.

— C’est drôlement bon ! soupira le garçon en mordant à belles dents dans l’espèce de radis géant bouilli qu’on lui avait servi sur une tranche de pain à la farine de nénuphar.

Il était affamé et aurait de toute façon avalé n’importe quoi ! Ela se montra plus prudente, mordillant délicatement le légume comme s’il risquait de lui sauter au visage. Rien de tel ne se produisit, bien sûr, et elle finit par céder aux appels de son estomac. De leur côté, les Touillegadoues faisaient honneur aux brochettes et aux légumes, avec de grands bruits de mastication. Ils arrosaient leur repas d’une boisson fermentée à base d’écorce d’arbre-nuée, le kur. Thomas saisit le gobelet qu’on lui tendait, avec un peu de réticence : le récipient était fabriqué en cuir d’aile de chauve-souris, tendu sur un cadre en os. Pas très engageant. Ela, pour sa part, refusa catégoriquement. Mais une fois surmontée sa répulsion, Thomas trouva le kur très agréable, frais et fruité à la fois. Il vida son verre d’une traite, sous le regard désapprobateur de son amie. La femme du marais qui l’avait servi, en revanche, lui adressa un sourire ravi et remplit de nouveau son gobelet.

— Tu vas rouler par terre, avertit Ela d’un ton dépité.

— Quelle importance, je suis déjà par terre, sourit le garçon en tapotant le sol du plat de la main.

Tiens ! Bizarre… Le rocher sur lequel était bâti le village avait une texture étrange. Pas vraiment dur et rugueux comme de la pierre. Plutôt lisse et… tendre ! Intrigué, il gratta devant lui : ses ongles laissèrent des rayures bien visibles ! Quel type de roche se laissait rayer aussi facilement ? Il se souvint alors du nom donné par les Touillegadoues à l’endroit : la Carapace ! L’image d’une tortue géante s’imposa irrésistiblement à lui. L’énorme rocher serait-il une véritable carapace, ayant appartenu à un animal mort depuis longtemps ? Mais quel animal fabuleux pouvait porter sur son dos une carapace de plusieurs centaines de mètres de longueur ? Incroyable… D’un autre côté, les Animavilles que lui avait décrites Ela paraissaient encore plus grandes. Quel monde surprenant… Excité à l’idée des nombreuses découvertes qui l’attendaient, Thomas avala une nouvelle gorgée de kur. Il commençait à avoir un peu chaud, mais se sentait parfaitement à l’aise au milieu du peuple des marais. Dommage qu’il ne puisse pas comprendre ce qui se racontait.

On leur servit ensuite des sortes de bananes bouillies, dont seule la peau se mangeait, et des petits gâteaux à la farine de nénuphar, recouverts de confiture de fleurs d’arbres-nuées : pas mauvais du tout. Même Ela, qui semblait plus détendue, faisait à présent honneur au repas. Une fois rassasiés, les Touillegadoues organisèrent toutes sortes de jeux : des parties de vole-criquet s’improvisèrent – une sorte de ballon prisonnier mais avec un énorme criquet facétieux en guise de ballon –, un concert improvisé de claque-bedaine et de lâcher de rots, une sorte de jeu de bowling avec des boules en glaise et des quilles en bois, un concours de sculpteur de brume avec de grandes plumes d’oiseau pour tracer d’éphémères dessins à travers le brouillard, des jeux de réflexion avec des cartes en bois pour les plus âgés. Ela et Thomas passèrent un agréable moment avec les habitants du marais, qui les associèrent à toutes les distractions.

Soudain, les rires et les chants cessèrent et un murmure de cliquetis naquit parmi la foule. Tous les Touillegadoues se tournèrent vers Tlic la Sage, qui n’avait pas quitté son fauteuil de toute la soirée. Elle-même contemplait avec fascination un tas de gros œufs jaunes en forme de ballons de rugby, posés devant elle. Thomas les avait pris pour d’énormes œufs cuits durs et s’était étonné que personne ne pense à les manger. Maintenant, il devinait qu’ils avaient une autre fonction.

— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il à Ela à mi-voix.

— Je n’en ai pas la moindre idée, admit la jeune fille, perplexe. Attendons pour voir ce qu’il va se passer…

L’un des œufs semblait sur le point d’éclore. Il tressautait au milieu de ses semblables en émettant de petits craquements caractéristiques. Il finit par se déchirer et une grosse tête rouge aux plumes en bataille émergea. Deux grands yeux rieurs se fixèrent sur la foule silencieuse. L’étrange bestiole se dégagea des débris de sa coquille en roulant par terre. Ce que Thomas avait d’abord pris pour une grosse tête constituait en fait tout le corps. Pas de pattes apparentes, ni d’ailes, juste cette espèce de grosse boule de plumes et ces yeux immenses. La créature émit un petit tuiiii satisfait puis s’élança en rebondissant par terre comme une grosse balle de tennis rouge. Elle semblait savoir exactement où elle allait… et fut sur Thomas en quatre rebonds ! Par réflexe, le garçon mit les mains devant son visage. Le petit animal se posa sur la droite. Il ne pesait pas plus qu’une mandarine et semblait amical. Le garçon se détendit et sourit à la boule de plume, qui cligna des yeux en ronronnant de contentement. Autour de lui, les Touillegadoues semblaient stupéfaits. Ela, quant à elle, souriait ironiquement.

— Quelque chose me dit que tu sais de quoi il s’agit, à présent ? maugréa le garçon.

— Je ne savais pas à quoi ressemblaient les œufs de ces bestioles, expliqua Ela d’un ton réjoui. Il s’agit d’un coucou. Leurs parents abandonnent les œufs n’importe où dans la nature et le petit, en naissant, adopte la première créature qu’il rencontre. Tu es désormais son parent adoptif, Thomas Passe-Mondes !

— Mais… mais… Je ne sais même pas ce que ça mange, un coucou ! se défendit le garçon.

— De tout… et beaucoup ! s’amusa Ela. Ah, oui, j’allais oublier. On appelle aussi ces animaux des hurleurs.

— Et… pourquoi ? demanda Thomas, en se demandant s’il avait vraiment envie de savoir.

— Tu verras bien…

— Ela ! aboya le garçon.

Le coucou sursauta et poussa un petit geignement. Thomas le caressa de son autre main et la petite créature recommença à ronronner.

— D’accord, d’accord… On les appelle ainsi parce que leur seule défense, lorsqu’ils se sentent menacés, consiste à imiter des cris d’animaux beaucoup plus gros qu’eux. Ils ont sacrément de la voix et se sentent facilement en danger, si tu vois ce que je veux dire…

— Je vois très bien, grommela le garçon. Bon, et qu’est ce que cette collection d’œufs de coucou faisait là, à ton avis ?

— Ça, je l’ignore, avoua son amie. Mais je crois qu’on ne va pas tarder à le savoir !

Tlic la Sage leur faisait signe de la rejoindre. Son visage était grave. Les jeunes gens s’exécutèrent, vaguement inquiets. La vieille femme parla un long moment à Ela, qui hocha la tête d’un air étonné à plusieurs reprises. Thomas fulminait d’être maintenu à l’écart. Le concert de clic et de cloc ne lui disait rien de bon ! Il fut un peu rassuré lorsque la jeune fille daigna lui traduire les paroles de la matriarche. Elle avait un air surpris mais pas catastrophé.

— Alors ? la pressa le garçon en posant d’un geste désinvolte le coucou sur son épaule.

— Eh bien… Les Touillegadoues souhaitent que tu deviennes un membre de leur peuple !

— Quoi ! s’écria Thomas en bondissant sur ses pieds. Mais pourquoi ? Je ne veux pas vivre le reste de ma vie ici, moi !

— Il n’est pas question de ça, le rassura Ela. Ils ont pour coutume de laisser des œufs de coucou au milieu d’eux, à l’occasion des repas de fête. Ces œufs n’éclosent qu’en présence de soleil, en général. Donc, jamais dans la brume de leurs marais. Mais il arrive, comme ce soir, qu’un œuf déroge à la règle. Les Touillegadoues interprètent ça comme une manifestation de leurs morts. Un message de l’au-delà, si tu préfères. Je t’ai déjà dit qu’ils sont terriblement superstitieux. La personne choisie par le coucou devient pour toute une année le lien entre le monde des vivants et celui des défunts. Mais il n’est jamais arrivé qu’un étranger soit choisi par un coucou. Tlic pense que ce qui s’est passé signifie que les anciens souhaitent que tu deviennes membre de leur peuple…

Ela laissa le temps à Thomas de digérer ses paroles. Le coucou semblait réfléchir en même temps que le garçon, penché sur son épaule.

— Comment est-ce que l’on devient membre de leur peuple ? demanda Thomas après un moment.

— Elle ne me l’a pas dit, déplora la jeune fille. Mais cela doit être rapide, car elle m’a assuré que cela pouvait se faire dès ce soir. Et que nous pourrions repartir demain comme prévu, escortés par des chasseurs.

Thomas haussa les épaules. Après tout, pourquoi pas ? Si cela pouvait leur faire plaisir. De toute façon, il ne pourrait jamais dormir tout de suite. Il avait bu trop de kur et la tête lui tournait un peu. Faisant de nouveau face à la grosse femme, il joignit ses poings et s’inclina en souriant. Ela traduisit qu’il était honoré de la proposition et l’acceptait avec grand plaisir. Les Touillegadoues poussèrent des cliquetis enthousiastes pour saluer l’heureux événement.

Le rite démarra sans cérémonial compliqué, avec la simplicité qui caractérisait les gens du marais. Thomas fut conduit dans la hutte de Tlic, où on lui donna un pagne en cuir de chauve-souris et une tunique en peau de buffle-crapaud. Il se changea, puis des femmes lui enduisirent le corps de boue, n’épargnant pas même les cheveux. Ensuite, un groupe de chasseurs accompagna Thomas au bord du marais. On lui ajusta un serre-tête en cuir sur le front, avant d’y insérer une longue tige de roseau bardée de bandelettes collantes, à laquelle fut suspendue une petite lampe à huile. Avant même qu’on ne lui explique, Thomas avait compris en quoi consistait le rite : il allait devoir capturer lui-même une chauve-souris, pour être jugé digne d’appartenir à la tribu du marais. Il chaussa les énormes flotteurs, maintenus aux pieds par des sangles en cuir.

— Tu risques de te perdre dans le brouillard, s’inquiéta Ela.

Elle caressait distraitement le coucou, qu’elle avait immobilisé sous son bras afin de l’empêcher de rejoindre le jeune homme. La petite boule de plumes regardait son parent adoptif avec de grands yeux larmoyants, chargés d’incompréhension.

— Pas de risque, affirma le garçon. Si je me perds, eux ne me perdront pas – il désignait les chasseurs. N’oublie pas qu’ils voient parfaitement à travers cette purée !

— Oui, mais pas dans le noir ! renchérit la jeune fille.

— Je ne m’éloignerai pas de plus de cinquante mètres, insista Thomas. Ensuite, je n’aurai plus qu’à attendre qu’une bestiole vienne se coller à mon piège et à rentrer au bercail. Un jeu d’enfant !

— Si tu le dis, marmonna Ela en tournant les talons. À tout à l’heure, Thomas Passe-Mondes !

— À tout à l’heure, Ela Daeron !

Le garçon attrapa son épuisette, fit un signe de la main aux chasseurs et s’engagea crânement dans le marécage. Progresser avec ces choses énormes aux pieds se révéla plus compliqué que prévu : chaque pas était un véritable effort. Les flotteurs devaient bien peser une quinzaine de kilos chacun et il fallait les arracher du sol pour enjamber les obstacles. Il était en effet hors de question de chercher à contourner les pierres et les buissons. Le risque aurait été trop grand de dévier de son cap et de ne plus être en mesure de retrouver son chemin au retour. À vingt-cinq pas, il ne vit plus les chasseurs derrière lui. À trente-cinq, la Carapace disparut à son tour dans les nuées grises. Et à cinquante, il avait perdu tout repère. Il s’arrêta, en souhaitant ardemment ne pas avoir trop dévié de sa trajectoire initiale. Son bel optimisme s’était évaporé. Non seulement il ne voyait plus rien, mais il n’entendait plus un son. À part le sifflement de son propre souffle, assourdi par le brouillard. Il avait l’impression d’avoir du coton dans les oreilles et un drap noir tendu devant les yeux. Son unique consolation était la faible lueur dispensée par la lampe à huile. Elle dessinait une petite sphère de lumière qui éclairait à peine le sol. Idéal pour être repéré de loin, sans rien voir soi-même !

Thomas se morigéna : il ne devait surtout pas se laisser gagner par la panique. Plus facile à dire qu’à faire, bien entendu ! Il se força donc à penser à quelque chose d’agréable : l’image de sa grand-mère préparant le petit déjeuner s’imposa à lui. Il eut presque l’impression de sentir la bonne odeur du pain grillé tartiné de Nutella, mêlée à celle du café de la vieille dame. Que pouvait bien faire Honorine en ce moment ? Il devait être 15 ou 16 heures dans le Monde du Reflet, et personne n’avait encore dû s’alarmer de son absence. Sa grand-mère devait être en train de se reposer sur son lit, à l’hôpital, ou de faire quelques pas dans le couloir, en tenant affectueusement le bras du fidèle Romuald. Qu’allait-elle imaginer une fois que les parents de Pierric donneraient l’alerte ? Son état de santé ne risquait-il pas de s’aggraver ? Ne serait-il pas prudent de refaire un passage dans son monde d’origine, en arrivant au bord du lac ? Le temps de la mettre au courant de son désir de rester quelques jours de plus dans cet étrange monde parallèle. Mais aussi de lui parler de son pouvoir de Passe-Mondes, et, bien sûr, de la ravissante Ela Daeron. Mais Honorine le laisserait-elle repartir ensuite ? Ou même pire, la faille dans le mur des toilettes ne risquait-elle pas de se refermer définitivement, lui interdisant de revenir dans le Monde d’Anaclasis ? Comment savoir…

L’attention du garçon fut bientôt attirée par un vrombissement, qui lui glaça le sang : des mouches ! Un claquement mouillé acheva de le dégriser : c’était les mouches à bisous ! Le sable mouvant ne devait pas être loin… Le garçon savait qu’il était à l’abri sur ses flotteurs, mais il ne parvint pas à desserrer l’étreinte de l’angoisse. Il chassa d’un mouvement de la main les insectes les plus entreprenants, sans grand succès. Ils s’éloignaient un instant pour revenir encore plus audacieux, quelques secondes plus tard. Il allait devoir faire avec…

Thomas se raidit ! Le sol avait oscillé, comme la surface de la mer au passage d’une vague : le sable mouvant arrivait plus rapidement que la première fois. Le garçon se campa sur ses jambes, en prévision d’une autre vague. Mais rien ne se produisit. Un murmure liquide discret lui apprit simplement que le sol se détrempait rapidement. Les flotteurs s’enfoncèrent en quelques minutes de la moitié de leur hauteur dans le sol devenu meuble. Rien de plus. La parade des Touillegadoues au piège des sables tueurs semblait parfaitement rodée.

Soudain, le ballet agaçant des mouches autour de Thomas fut traversé par le battement d’ailes d’un petit prédateur. Un, deux, trois passages, et, à chaque fois, la petite gueule hérissée de dents happant quelques mouches. Le cœur du garçon bondit de joie : c’était une chauve-souris ! Elle n’avait pas été attirée par sa lampe, mais par l’essaim de mouches à bisous. Tout compte fait, le sable mouvant se révélait une véritable bénédiction pour lui. Il ne restait plus à Thomas qu’à attraper la bestiole ! Se rappelant les conseils prodigués par les chasseurs avant le départ, il remua doucement le roseau bloqué dans son bandeau. Cela agita les bandes de tissu enduites de colle, qui se mirent à scintiller dans la lueur de la petite lampe. La chauve-souris obliqua d’un coup en effectuant un beau virage sur l’aile, à faire pâlir d’envie n’importe quel pilote du film Top Gun et… vlan ! Se retrouva empêtrée dans les bandelettes comme un moucheron dans une toile d’araignée. Bingo ! Il l’avait, son billet retour pour la Carapace ! « Tu es un homme, mon fils », pensa Thomas en riant de soulagement. Il précipita la tige en roseau tout entière, avec sa prise, dans le sac qu’il portait en bandoulière. Il ne souhaitait pas prendre le risque de perdre son précieux trophée en cherchant à le décrocher du piège.

— Ciao, les naines ! lança-t-il aux mouches à bisous en effectuant un demi-tour sur lui-même.

Plus besoin de lever les pieds, à présent qu’il flottait sur le sable mouvant. Il suffisait de pousser – fort – sur une perche et de se laisser glisser. Le retour s’effectua sans difficulté, à un rythme soutenu. L’enthousiasme lui donnait des ailes. Il se dit que s’il avait été plus vite, cela se serait appelé du ski nautique ! En voyant apparaître le rivage hospitalier de la Carapace à travers le brouillard, Thomas eut l’agréable surprise de deviner la silhouette d’Ela, postée sur la berge. Des écharpes de brume s’interposèrent un instant, dissimulant temporairement le village des Touillegadoues. Lorsqu’elles se dissipèrent, la jeune fille avait disparu. Thomas se dit qu’elle avait dû l’apercevoir et remonter vers la place centrale. Trop fière pour avouer qu’elle s’était inquiétée pour lui !

Pour la première fois de sa vie, le garçon sentit quelque chose d’inhabituel croître en lui : la confiance ! Quelque chose de solide, de rassurant. Quelque chose qui reléguait d’un seul coup tous les soucis à l’arrière-plan. Et qui donnait à penser que, après tout, rien n’était peut-être impossible…

L’accueil devant la maison de Tlic la Sage fut enthousiaste. Tous les habitants se pressaient autour de Thomas pour fêter le nouveau membre de la communauté. Les enfants lui prenaient les mains en riant, les adultes lui offraient des fleurs-lucioles aux couleurs changeantes, symbole d’amitié. Mais le plus important à ses yeux fut la réaction d’Ela.

— Je suis fière de toi, dit-elle simplement.

La profondeur d’émeraude de son regard prouvait qu’elle était sincère. Elle l’embrassa sur la joue, puis l’abandonna à la liesse ambiante. Il décida que ce jour était le plus beau de sa vie ! Le reste de la soirée passa comme dans un rêve. On lui laissa le temps de se débarrasser de la boue qui lui couvrait le corps et de se changer. Ensuite, Tlic lui demanda de se placer au centre d’une ronde constituée de tous les enfants du village. Ils dansèrent en chantant une comptine entraînante, ponctuée par les claquements de mains de leurs aînés. À la fin, une petite fille se détacha de la ronde et s’approcha de Thomas. Elle lui murmura à l’oreille le nom que les Touillegadoues lui avaient choisi : Oakl chuuu Toa, ce qui signifiait « l’Enfant poursuivi par les nuages ». Drôle de nom, quand même, mais Thomas était aux anges. Alors, qu’importait le nom qu’on lui avait donné : cela aurait aussi bien pu être Petite fleur des îles qu’il n’en aurait pas été moins heureux !

Le kur coula encore à flots une bonne partie de la nuit et le nouveau membre du peuple du Marais ne fut pas le dernier à lever son verre. Il s’endormit comme une masse, bien avant d’avoir pu rejoindre le lit qu’on lui avait préparé dans la hutte de Tlic la Sage.