— C’est… c’est gigantesque ! balbutia Thomas en s’accrochant avec force à la rambarde. C’est… l’Animaville ?
— Dardéa ! précisa fièrement Ela en hochant la tête.
La ville animale flottait à une cinquantaine de mètres au-dessus du lac, presque aussi haute que la montagne. Quatre passerelles la reliaient à d’imposants pontons flottants, placés aux quatre points cardinaux. La ville elle-même ressemblait à une toupie d’enfant gigantesque. Les constructions se répartissaient exclusivement sur la surface supérieure, en pente assez vive. Elles se serraient toutes à l’intérieur d’une muraille fortifiée épousant les contours de la créature volante. Le centre de la ville, situé au point le plus élevé, était dominé par un palais magnifique, hérissé de tours pointues et étincelant d’une multitude de fenêtres. Un énorme dôme en verre surmonté par une incroyable construction translucide en forme d’aiguille en marquait le centre. Il réfléchissait la lumière du soleil, comme un miroir géant. Thomas ne parvenait pas à concevoir que cette monstrueuse soucoupe volante puisse être vivante.
— Combien d’habitants vivent à Dardéa ? souffla le garçon, abasourdi.
— Plus de cent mille ! affirma Ela, toute heureuse de l’émerveillement de son compagnon.
« Pas si peuplée que ça pour la taille », songea Thomas. Mais il est vrai que les habitations ne semblaient pas dépasser un ou deux étages.
Les navires des Défenseurs glissèrent en silence jusqu’au ponton le plus proche, auquel ils s’amarrèrent, au milieu de nombreux autres bateaux. Les soldats de Dardéa et les jeunes gens débarquèrent sur le plancher, occupé par des montagnes de caisses et de marchandises diverses. Une foule dense de dockers, de négociants, de pêcheurs et de badauds circulait en tous sens. Le brouhaha était permanent. L’apparition des capes bleues des Défenseurs provoqua un certain émoi. Tout le monde recula respectueusement pour laisser le passage à la petite troupe.
— Reste près de moi si tu ne veux pas te perdre, prévint Melnas à l’intention de Thomas, qui répondit par un mouvement de tête.
— Hé, mon petit Monsieur ! C’est à toi, cette boule de plumes ? coassa le marin barbu à qui le garçon avait déjà eu affaire.
Thomas constata que le coucou avait sauté de son épaule et qu’il rongeait frénétiquement de ses petites dents pointues le volant permettant de manœuvrer la voile.
— Smiley ! s’écria le garçon en tendant le bras.
L’animal se retourna, poussa un cri ressemblant à s’y méprendre au juron favori du marin et rejoignit Thomas en quelques sauts. L’homme pesta pour la forme, en contemplant les rayures laissées par les crocs de Smiley. Puis il adressa un signe amical au garçon, qui en fit de même.
Guidés par Melnas, Ela et Thomas grimpèrent la rampe en pente douce de la passerelle menant à l’Animaville, cinquante mètres plus haut. Ils franchirent une porte ronde monumentale, percée dans une tour du rempart, et arrivèrent sur une place, coincée entre l’enceinte et la ville. Ce devait être jour de marché, car une foule compacte se pressait entre les étals des camelots. Le brouhaha des pontons n’était rien comparé au tintamarre qui régnait ici. Smiley se réfugia prudemment sous le bras de Thomas en jetant des regards effrayés autour de lui. Cette fois, le prestige des Défenseurs se révéla incapable d’empêcher les jeunes gens d’être bousculés par la foule compacte.
Thomas ouvrait grand les yeux, ébahi par tout ce qu’il découvrait. La plupart des hommes autour d’eux portaient de longues capes et d’amusants chapeaux melons aux couleurs pimpantes, jaunes, verts, rouges, orange. Les femmes arboraient de longues robes cintrées à la taille, uniformément blanches et munies de larges collerettes autour du cou et des poignets. Elles portaient de magnifiques colliers et boucles d’oreille en verre coloré, une spécialité des artisans de Dardéa, lui apprit Ela.
Mais il y avait plus surprenant que les habitants de la ville : de nombreux étrangers arpentaient également les allées du marché. Parmi eux, il y avait un certain nombre de… non-humains !
En premier lieu, des hommes et des femmes vêtus de pantalons en toile et de tuniques à manches aux couleurs pastel. Thomas ne remarqua pas immédiatement ce qui les différenciait des habitants de Dardéa. Certes, ils étaient un peu plus minces, avec des visages aux traits délicats, presque féminins, des yeux en amande et de longues chevelures nouées sur la nuque. Et puis, il remarqua leurs oreilles : elles se terminaient en pointe !
— Ce sont des Elfes ? souffla le garçon à Ela.
— Je ne connais pas les Elfes, répondit la jeune fille. Eux sont des Elwils, du royaume d’Elwander. Ils pratiquent la magie et entretiennent avec les éléments naturels des liens qui nous dépassent. Ils sont également réputés pour leur sagesse… et leur ruse.
Thomas tira la manche d’Ela.
— Regarde, chuchota le garçon. C’est incroyable !
La jeune fille suivit son regard et découvrit un individu vêtu d’un long manteau gris. Un vieil homme d’apparence banale, qui passait d’étal en étal en contemplant les marchandises. Un flâneur parmi des centaines d’autres, à première vue. Soudain, son visage sembla parcouru de tics nerveux. Ses traits vacillèrent, comme le reflet à la surface d’une eau froissée par les vagues. L’instant d’après, il avait le visage d’un jeune Elwil !
— Comment fait-il ? s’exclama Thomas.
— Ah, ça ? rétorqua la jeune fille d’un ton blasé. C’est un Changeforme. Il peut prendre l’apparence de tout ce qu’il souhaite. Les Changeformes sont des nomades, originaires de la lagune de Vivesaigne. Ils parcourent les royaumes d’Anaclasis à bord de grands chariots bâchés tirés par des tortues de cavernes. Les gens se méfient d’eux, car ils ont la réputation d’être voleurs et menteurs… Tiens, voilà des citoyens plus recommandables : des Aquatiques !
Le garçon se retourna et découvrit un spectacle incroyable et cocasse. De grandes créatures humanoïdes aux mains palmées et à la tête emprisonnée dans un… aquarium rond rempli d’eau ! Elles se dandinaient un peu à la façon des pingouins.
— Ne souris pas, conseilla la jeune fille à Thomas sur le point d’éclater de rire. Ils sont très fiers et n’ont aucun humour. Ils vivent dans la plupart des grands lacs du Monde d’Anaclasis et entretiennent d’excellentes relations avec nos cités. Ils survivent hors de l’eau grâce à leur scaphandre autonome…
— Si vous vous arrêtez tous les cinq pas, nous n’arriverons pas au palais du Peuple avant la nuit close, gronda gentiment Melnas. Nous laissons ici mes hommes. Thomas, donne ton arc et tes flèches à Arnas. Les armes sont interdites dans les Animavilles. Je te promets que tu pourras les récupérer dès que tu quitteras Dardéa.
Thomas s’exécuta, à contrecœur.
— C’est bien, apprécia Melnas. Quittons le marché de Porte Ronde dans cette direction. Suivez-moi !
Ela lui saisit la main :
— On peut vite se perdre dans le coin ! expliqua-t-elle. Moi, je connais la ville comme ma poche…
Thomas sourit et sentit son visage s’empourprer.
— Pour un peu, j’aimerais bien que Melnas nous distance, affirma le garçon, étonné de sa propre audace.
— Je vous ai à l’œil ! prévint le Défenseur sans tourner la tête.
Les jeunes gens pouffèrent en pressant le pas. Thomas reporta son attention aux étals surchargés de nourriture et de merveilles surprenantes. Les objets en verre étaient les plus nombreux : vases, sculptures, lampes, bijoux, tous resplendissaient de mille feux sous le soleil. Ils étaient d’une finesse exquise, tout en volutes et en arabesques, incrustés d’éclats de roches et de pierres précieuses. Certaines pièces brillaient d’une douce lueur, comme si des éclats de lumière avaient été ingénieusement intégrés à la matière. Les artisans verriers de Dardéa semblaient avoir poussé leur art à son apogée. Parmi les autres marchandises proposées, on trouvait pêle-mêle des livres aux pages couvertes d’enluminures… parlantes, des tableaux représentant des paysages animés, de la roche de volcan destinée à chauffer les maisons, des globes lumineux en pierre d’étoile filante, des médaillons gravés de signes aux vertus magiques, des étoffes soyeuses aux couleurs éblouissantes, des cages à l’intérieur desquelles s’ébattaient des oiseaux savants ou des singes au pelage bleu. Et aussi de la nourriture, une montagne de légumes et de fruits, crus ou cuits, de pains, de gâteaux et de friandises. Thomas ne connaissait pas la plupart des mets disposés sur les étalages, mais les bonnes odeurs chatouillant ses narines lui rappelaient cruellement qu’il n’avait rien avalé de consistant depuis la veille.
Une vieille femme aux yeux perçants se dressa soudain devant le garçon. Il s’arrêta net pour ne pas la renverser, retenant Ela sans ménagement.
— Prends ce porte-bonheur, jeune Passe-Mondes, chevrota l’inconnue en tendant un cordon en cuir au bout duquel pendait une perle sans éclat.
— Je n’ai pas d’argent, s’excusa Thomas en haussant les épaules.
— Ne traînons pas, renchérit la jeune fille, visiblement agacée.
Thomas eut un sourire d’excuse pour la femme et tourna les talons. Mais elle tendit le pendentif devant son nez, le bloquant à nouveau.
— Je ne t’ai pas demandé d’argent, juste d’accepter mon cadeau ! insista l’inconnue. Tu me rappelles quelqu’un que j’ai bien connu autrefois. Prends ce collier, pour faire plaisir à une vieille sentimentale !
Elle esquissa un sourire passablement édenté.
Thomas hésita, puis s’empara du lacet en cuir. Sur un signe de la vieille, il l’enfila. « Bah, si ça peut lui faire plaisir ! », pensa le garçon, pressé d’en finir.
— Merci, M’dame ! lança-t-il avant de faire volte-face.
La réponse de la vieille femme se perdit tandis qu’il s’élançait avec Ela pour rattraper son retard sur Melnas. Le Défenseur ne semblait pas avoir remarqué qu’il avait distancé ses protégés.
— Pas mécontent de quitter ce fichu bazar, déclara le soldat en s’arrêtant au départ d’une rue assez large, qui montait vers les hauteurs de la ville.
Les rangées de maisons, comportant un à deux étages, étaient d’une incroyable homogénéité. Elles faisaient penser aux demeures mexicaines en adobes, ces briques d’argile peintes en blanc, si communes dans les vieux westerns du dimanche soir. Ici, elles semblaient toutes avoir été construites au même moment et dans le même matériau : quelque chose à mi-chemin entre la pierre polie et le plastique, agréable au toucher. Pas trace de béton, de graffitis ou de fils électriques le long des façades. Pas la moindre trace de joint entre d’hypothétiques moellons. Tout était d’un seul tenant, simplement percé de portes et de fenêtres. Le battant des portes lui-même semblait fabriqué dans la même matière. Et les carreaux, placés aux fenêtres, paraissaient de simples extensions translucides des façades. La ville tout entière semblait avoir poussé en une seule fois ! Jusqu’au revêtement de la rue, réalisé dans le même matériau que les murs des habitations : un matériau… vivant !
— Cette rue est la principale artère de Dardéa, annonça Melnas à l’intention de Thomas. On l’appelle la Spirale, car elle s’entortille autour du centre de l’Animaville jusqu’à atteindre le palais. Mais il existe de nombreuses rues secondaires, beaucoup plus raides, qui relient directement l’enceinte au palais : ce sont les rayons. Nous allons rester sur la Spirale où il est possible de louer des chenillettes ou des claquepattes. Cela vous permettra de souffler un peu !
— Ce n’est pas de refus, approuva Ela de bon cœur. J’ai les pieds en compote !
Thomas approuva d’un hochement de tête, en se demandant quand même à quoi pouvaient bien ressembler des chenillettes et des claquepattes. Il eut la réponse cinquante mètres plus loin, dans une sorte de hangar encombré par d’étranges moyens de locomotion. Les uns ressemblaient à des vélomoteurs, à la différence près que le moteur était un mécanisme à ressort capable d’entraîner des roues en bois munies sur toute leur circonférence de… chaussures à crampons ! Une autonomie suffisante pour grimper jusqu’au sommet de l’Animaville, annonçait un panneau publicitaire. « Satisfait ou remboursé », précisa le loueur, un petit homme malingre au chapeau melon presque aussi rouge que son nez proéminent. L’autre moyen de locomotion consistait en un confortable siège capitonné fixé sur le dos d’une énorme… chenille vivante rose fuchsia ! Des lanières passées autour de la tête de l’animal aux yeux protubérants devaient permettre de diriger la monture. Thomas choisit prudemment un claquepattes. Les chenilles aux ventres mous parcourus d’inquiétantes ondulations ne lui disaient rien qui vaille. Ela et Melnas l’imitèrent. Le Défenseur régla la location à l’aide de trois jetons en bois peints d’une fleur stylisée. Thomas enfourcha son engin et tourna doucement la poignée droite, ce qui libéra de façon maîtrisée la puissance du ressort. Il commença à avancer, sans déclencher le moindre bruit pétaradant de moteur.
— Ce sont les écolos qui seraient contents ! s’exclama le garçon en tournant à fond la manette des gaz. Enfin, gaz, façon de parler !
Son véhicule accéléra, dans le seul bruit des chaussures heurtant le sol à un rythme plus soutenu. Amusant et très maniable.
— Tu maîtrises ton claquepattes ? s’enquit le Défenseur en contemplant avec de grands yeux ronds Thomas cabré sur sa roue arrière.
— Pas de problème, ça baigne ! lança le garçon en retombant lourdement sur la roue avant dans un craquement de chaussures martyrisées.
— Alors, si ça… baigne, conclut Melnas amusé. Suivez-moi, direction le palais du Peuple !
Les trois claquepattes surgirent du hangar et se frayèrent un chemin à travers le trafic de la Spirale, essentiellement piétonnier. Thomas réfréna son envie de doubler le Défenseur ou de pousser un peu sa « bécane » pour voir ce qu’elle avait « dans le ventre ». Il se contenta de suivre sagement, en jetant de fréquents coups d’œil au panorama, qui se modifiait au fur et à mesure de l’ascension. À mi-hauteur, Melnas fit une pause sur une esplanade occupée par un étonnant jardin suspendu. Des bosquets d’arbres aux fleurs rouges et orange, grosses comme la main, embaumaient l’atmosphère. Des jets d’eau jaillissaient au milieu des pelouses impeccables, où jouaient des groupes d’enfants, accompagnés par quelques adultes. Depuis l’extrémité du jardin, la vue sur le bas de la ville volante et, au-delà, sur le lac du Milieu exposé dans son écrin de montagnes, était prodigieuse.
— Cela fait plaisir de se retrouver chez soi, soupira Ela.
— C’est magnifique, murmura Thomas.
La flottille des bateaux moissonnant les spores de pains d’épices s’éloignait vers le sud, certainement à la recherche d’un vent plus propice. Au-delà, les hauts plateaux de la montagne de Grand-Barrière, où ils se trouvaient encore le matin même, étaient plongés dans la pénombre du bas-jour, qui n’avait pas encore gagné le lac.
— On reprend la route ? suggéra Melnas.
Comme pour manifester son accord, Smiley bondit de l’épaule de Thomas et partit en bonds joyeux en direction de la Spirale. Les jeunes gens et le Défenseur lui emboîtèrent le pas, en riant de bon cœur. Ils enfourchèrent leurs claquepattes et reprirent la route. Peu après, le soleil passa derrière la ceinture d’astéroïdes et l’étrange luminosité de la mi-journée descendit sur l’Animaville.
C’est à ce moment que les événements se précipitèrent : Thomas aperçut du coin de l’œil plusieurs objets bourdonnants surgissant à vive allure d’une ruelle adjacente. Trop rapides pour être des oiseaux ! Melnas les vit aussi et poussa un cri d’avertissement, d’une voix incroyablement puissante :
— À terre ! Couchez-vous et ne bougez plus !
Les jeunes gens obéirent aussitôt, imités par quelques passants terrorisés. Smiley, au contraire, s’éloigna à grands sauts en reproduisant en boucle le cri d’alarme du Défenseur. Thomas, qui s’était jeté sur le dos, vit les créatures s’immobiliser une dizaine de mètres au-dessus d’eux : quatre énormes insectes, au corps en lame de couteau et aux ailes battant si vite qu’elles demeuraient invisibles. Ce mariage improbable entre le poignard et la libellule était un pur produit du Monde d’Anaclasis ; tout simplement invraisemblable et terrifiant !
Les créatures paraissaient désorientées, hésitantes. Malgré de gros yeux à facettes, placés de part et d’autre de l’abdomen, elles devaient être incapables de repérer une proie immobile. « Comme le tyrannosaure de Jurassic Park », songea Thomas en retenant son souffle. Pourtant l’une d’elles, sans doute plus tenace que les autres, commença à perdre de l’altitude, à la verticale d’Ela. La jeune fille ouvrit la bouche mais contint son hurlement.
Melnas se dressa d’un coup face à l’insecte… et poussa un cri inhumain, à peine perceptible tellement il était grave ! L’impression de Thomas fut que le Défenseur avait projeté un son en direction de la créature. Il crut voir l’air trembler sur la trajectoire du cri, juste avant que l’insecte ne soit violemment projeté en arrière. Comme heurté de plein fouet par un camion lancé à pleine vitesse. La créature retomba vingt mètres plus loin, raide morte. Thomas s’était redressé de surprise et il comprit aussitôt son erreur. Les trois autres insectes passèrent à l’attaque simultanément ! Deux plongèrent sur Melnas et le troisième le prit pour cible. Le Défenseur lâcha deux nouveaux cris, deux détonations sans appel qui firent mouche avec une précision diabolique. Thomas se contenta, plus modestement, de se protéger le visage avec les mains, poussant également un cri, mais de frayeur tout simplement.
Pourtant, l’assaut tant redouté n’eut pas lieu. Un silence glacial avait succédé à la fureur de l’attaque. Le garçon écarta prudemment les mains de devant son visage… Pour découvrir l’horrible tueur couché sur le flanc, à un mètre de lui.
— Tout le monde va bien ? demanda Melnas en aidant Ela à se redresser.
La jeune fille était décomposée, mais semblait se remettre. Elle aida à son tour un vieil homme à se relever. Le Défenseur s’arrêta devant Thomas et accorda un regard appuyé à la créature étalée par terre. Les ailes complètement carbonisées, elle émettait une odeur de viande grillée, comme si elle avait été prise pour cible par un lance-flammes.
— Comment as-tu fait ça ? interrogea Melnas en aidant Thomas à se remettre sur ses jambes.
— Comment j’ai fait quoi ?
— Comment est-ce que tu as foudroyé la libelame ? précisa le Défenseur.
— Je n’ai rien fait, protesta le garçon. Je pensais que c’était vous qui l’aviez tuée en… Comment faites-vous, d’ailleurs ?
— Tous les Défenseurs maîtrisent la voix de combat, répondit distraitement l’homme, en cherchant autour de la créature un indice. Nous concentrons un cri de bataille comme une loupe concentre les rayons du soleil. Nous l’expulsons ensuite à la vitesse du son. Plus le cri est ciselé finement et plus l’arme qu’il devient est redoutable… Qu’as-tu autour du cou ?
Thomas baissa les yeux et tomba sur la perle offerte par la vieille du marché. Il ouvrit grand les yeux en découvrant qu’elle avait changé de couleur. De gris terne, elle avait viré au rouge éclatant !
— Je ne sais pas, affirma le jeune Passe-Mondes. La femme qui me l’a offerte au marché m’a affirmé que c’était un porte-bonheur. Mais la perle n’avait pas cette couleur à ce moment-là…
— Quelle femme ? demanda le Défenseur soupçonneux. Tu n’as adressé la parole à personne, là-bas, à ce que je sache ?
— Mais si, lorsque vous nous avez distancés…, protesta Thomas.
— Je ne vous ai pas quittés une seconde des yeux, affirma Melnas sèchement.
— Tu étais tellement perdu dans tes pensées que tu ne t’en es même pas rendu compte, intervint Ela. Ce que dit Thomas est la vérité. Elle lui a offert cette pierre. Elle disait qu’il lui rappelait quelqu’un qu’elle avait bien connu. Je l’ai prise pour une vieille folle…
Le Défenseur sembla troublé.
— Jamais personne ne m’avait jeté un sort de silence à mon insu, grogna-t-il. Elle a réussi à vous séparer de moi sans que je ne m’en aperçoive. Cette vieille femme doit être une puissante magicienne. C’était une Elwil ?
Thomas secoua la tête, rassuré que leur protecteur ait accepté de les croire.
— Une humaine, précisa-t-il. Ou peut-être une Changeforme ?
— Ce n’était pas une Changeforme, affirma Ela.
— Comment peux-tu en être certaine ? s’étonna Thomas. Nous ne lui avons parlé que quelques secondes…
— Les Changeformes ne parviennent pas à modifier leurs cordes vocales, lui assura la jeune fille. Leur voix reste ridiculement haut perchée, quelle que soit leur apparence. C’est pourquoi ils sont tolérés dans les Animavilles, malgré la mauvaise réputation dont ils souffrent. Ils sont faciles à démasquer !
— En tout cas, ce qu’elle t’a donné vient de te sauver la vie, jeune Passe-Mondes ! admit le Défenseur. Regarde, la couleur change de nouveau, à présent que le péril s’est éloigné…
En effet, la petite perle était redevenue presque aussi terne que lorsqu’il l’avait passée à son cou.
— C’est quoi, ce monstre ? demanda Ela à Melnas, en tendant le menton vers la créature carbonisée.
— Cela s’appelle une libelame, répondit le soldat, visiblement mal à l’aise. Ce sont les premières que je vois. Il en existe une, conservée dans le formol, au musée des espèces… disparues ! D’après ce que j’en sais, elles étaient dressées à tuer à une époque remontant bien avant le Grand Fléau. J’ignorais qu’il en existât encore en vie…
— Et… que nous voulaient-elles, selon toi ? poursuivit Ela d’une voix blanche.
Melnas resta silencieux quelques secondes avant de répondre :
— Aucune idée. Mais je crois que l’un de vous deux… a de très, très gros ennuis !