— Regarde, c’est lui !
— L’étranger du Monde du Reflet ?
— Le Passe-Mondes ?
— Oui, celui qui arrive avec la fille du Guide.
— On dit qu’il lui a sauvé la vie…
Thomas faisait mine de ne pas entendre les murmures des élèves de l’école des Deux Mains. Ils regardaient tous dans sa direction, se donnant des coups de coude, échangeant des commentaires à mi-voix.
— Ne fais pas attention à eux, l’avertit Ela. Tu es le premier habitant du Reflet qu’ils rencontrent. Ils leur faut un peu de temps pour s’habituer…
Thomas n’avait jamais aimé les rentrées : bien sûr, elles signifiaient que les vacances étaient terminées, mais surtout qu’il fallait à nouveau affronter le regard des autres. Pourtant, cette rentrée-là avait une saveur toute particulière puisqu’elle intervenait moins d’une semaine après le début de ses propres vacances d’été et promettait un programme unique en son genre : la jeune fille l’avait alléché au petit déjeuner, en lui évoquant pêle-mêle des cours de sculpture du son, de dressage de plantes, ou encore de magie blanche, mais aussi, bien entendu, de téléportation pour les cadets Passe-Mondes. C’était autre chose que la grammaire et l’arithmétique ! Mais si ce jour était une sorte de rentrée pour Thomas, il n’en allait pas de même pour les autres élèves. Eux reprenaient simplement les cours après le week-end, qui durait cinq jours complets dans le Monde d’Anaclasis. Il faut dire que les semaines comptaient ici quinze jours et que, du coup, l’année ne comportait que vingt-quatre semaines.
Thomas portait le même vêtement que les autres garçons de l’école, un costume assez rigoureux, gris souris, qui contrastait avec les vêtements colorés portés par les habitants de Dardéa. La petite perle offerte par la mystérieuse inconnue du marché était la seule entorse au règlement de l’établissement que s’était permise l’adolescent. Elle pendait sur sa poitrine, presque invisible, tant sa couleur était proche de celle du costume. Thomas avait décidé que son porte-bonheur ne le quitterait plus. Il lui avait sauvé la vie et pouvait fort bien s’avérer utile à l’avenir.
De leur côté, les filles de l’école arboraient un tailleur de même couleur que le costume des garçons, sans le moindre bijou ni la moindre fantaisie. Il ne manquait plus qu’un maître d’école en blouse et lunettes en demi-lune pour se croire débarqué dans un film de Marcel Pagnol.
La matinée démarrait par un cours collectif dispensé dans un amphithéâtre à ciel ouvert. Les élèves étaient au nombre d’une bonne centaine. Ils chuchotaient en dévisageant Thomas, comme ils l’auraient fait avec la dernière console de jeux à la mode dans la vitrine d’un supermarché. Thomas sentit ses jambes se transformer en plomb lorsque le directeur de l’école, un grand homme digne aux cheveux rares portant le nom de Balbusarnn, l’appela à ses côtés.
— J’ai l’honneur de vous présenter Thomas Passelande, déclara le vieil homme d’un ton un peu pompeux.
Tous les étudiants se turent comme un seul homme, apparemment avides d’en savoir plus sur le nouveau venu.
— Thomas est, à ma connaissance, le premier habitant du Monde du Reflet à visiter Dardéa, reprit le chef d’établissement en toisant l’assistance attentive. Et il a souhaité nous faire l’honneur de partager notre quotidien pendant quelques jours. Je vous demande donc de lui faire bon accueil. D’autant plus que notre visiteur a fait preuve d’une extrême bravoure en arrivant dans notre monde : il a… sauvé l’une d’entre vous !
Balbusarnn chercha du regard Ela avant de poursuivre, sur un ton théâtral.
— Ela Daeron, fille du Guide de Dardéa, qui avait été enlevée par des bandits de grand chemin.
« Bandits de grand chemin, mon œil ! », pensa Thomas en continuant à fixer la pointe de ses souliers. Ela, contrairement à lui, semblait ravie d’être à son tour au centre de toutes les attentions. Balbusarnn posa ses mains maigres sur le pupitre de bois de l’amphithéâtre avant de poursuivre.
— Thomas étant lui-même un Passe-Mondes, il assistera tout naturellement aux cours de maître Lebanenn. Son expérience pourra se révéler utile à ses camarades, car il a été capable de passer du Monde du Reflet au Monde d’Anaclasis, ce que peu de Passe-Mondes sont encore capables de faire de nos jours…
Du coin de l’œil, Thomas devina une agitation sur sa droite. Il leva les yeux et remarqua près du dernier rang un jeune homme au teint clair et aux cheveux roux, qui murmurait quelque chose à ses camarades. Cela devait être hilarant, vu le sourire qu’ils arboraient tous. Et cela avait forcément quelque chose à voir avec lui, car les jeunes gens le regardaient avec des airs entendus. La gêne de Thomas fut remplacée par de la colère. Il attendit que le rouquin le regarde pour sourire à son tour, en inclinant légèrement la tête d’un air ironique. L’autre sembla tiquer. Les couleurs des yeux du garçon – l’un bleu, l’autre vert – indiquaient clairement qu’il était également Passe-Mondes.
« Ça promet ! », songea Thomas. Mais il n’eut pas l’occasion de tirer profit de sa modeste victoire, car l’ensemble des élèves se mit à applaudir bruyamment. Monsieur Balbusarnn lui faisait signe de regagner sa place et Thomas, qui n’avait pas écouté les dernières paroles du directeur, s’exécuta sans se faire prier.
Il s’assit à côté d’Ela, au premier rang, et tenta d’oublier les dizaines de regards qui pesaient sur sa nuque. Une jolie blonde, assise non loin, lui décocha même un sourire empreint d’admiration, et Thomas se sentit rougir jusqu’à la pointe des cheveux.
— Je vois que tu as fait connaissance avec Zerth Pest, chuchota Ela.
— Qui ça ? balbutia Thomas penaud, pensant qu’elle faisait allusion à la jeune fille qui s’obstinait à lui décocher de fréquents coups d’œil.
Ela regarda par-dessus son épaule et sourit.
— Non, je ne parle pas de ma copine qui te dévore du regard, plaisanta Ela à mi-voix. Elle s’appelle Tenna, je te la présenterai tout à l’heure. Non, je t’évoquais le garçon roux au fond de la salle…
— Ah, lui ! grogna Thomas. Quelque chose me dit que celui-là ne va pas être mon ami. Qui est-ce ?
— Il appartient à l’une des plus riches familles de Dardéa. Son père est Passe-Mondes et il a fait fortune dans le commerce en s’associant avec la Guilde des Marchands. Du coup, Zerth méprise tous ceux qui ne sont pas aussi riches que lui.
— Un sale gosse pourri gâté, souffla Thomas. Et, en plus, un Passe-Mondes. C’est bien ma veine !
Les cours à l’école des Deux Mains étaient organisés autour de deux types d’enseignements. Les cours du matin étaient collectifs et portaient sur des matières générales, les cours de l’après-midi dédiés aux différentes spécialités, ne regroupant que les élèves d’une même section : les Passe-Mondes entre eux et ainsi de suite. En ce premier matin de la semaine, monsieur Balbusarnn céda la place à l’oncle d’Ela, le maître Cueilleur Val Quenn, pour un cours collectif dédié au… dressage des plantes !
Un cours absolument… complètement… définitivement incroyable ! Le jovial professeur leur présenta toutes sortes de plantes plus saugrenues les unes que les autres et réalisa des démonstrations surprenantes devant des élèves tantôt médusés, tantôt amusés. Des trucs à peu près aussi utiles que de ramener à la raison une plante carnivore, à la dentition à faire pâlir de jalousie un alligator, en l’hypnotisant à l’aide d’un pendule ; ou alors, de faire pleurer de rire un oignon à gomme en lui racontant des histoires drôles… enfin drôles pour Val Quenn ; les larmes, une fois solidifiées, devenaient de la pâte à mâcher, équivalent du chewing-gum dans ce monde ; ou encore, de chantonner certains airs alambiqués pour inspirer aux fleurs Artistes des parfums originaux.
Ensuite vinrent les travaux pratiques, au cours desquels les élèves s’exercèrent à reconnaître les parfums de fleurs distillés par des fontaines à odeurs. Ils s’amusèrent aussi à faire éternuer de grosses boules de poil à gratter en les aspergeant de poivre, afin de les débarrasser de leurs poils urticants et de pouvoir les attraper sans risque. La plupart des jeunes gens s’en tirèrent sans mal. Thomas fut applaudi chaleureusement par la jolie Tenna lorsqu’il réussit à arracher toute une série d’éternuements à sa malheureuse victime. Ela leva les yeux au ciel en secouant la tête d’un air excédé. Le garçon se demanda en étouffant un sourire si les blagues sur les blondes étaient à la mode à Dardéa.
Un garçon à l’air un peu empoté, un curieux monocle calé devant son œil gauche, fut moins chanceux que ses camarades. Son poil à gratter éternua si soudainement qu’il n’eut pas le temps de reculer : il fut plongé aussitôt dans un nuage de poils urticants et commença à se gratter avec frénésie. Certains élèves, Zerth Pest en tête, s’amusèrent de le voir gigoter comme un beau diable. Ils riaient en mimant ses mouvements désordonnés. Thomas fut révolté par leur méchanceté. Il s’agenouilla à côté du garçon et l’aida à retirer sa veste et sa chemise pour le débarrasser des poils à gratter.
— Ce n’est pas Thomas le Passe-Mondes mais Thomas le Passe-Chemise ! rigola le rouquin à l’intention de ses camarades.
— Plutôt Thomas le Passe-Poil-à-Gratter ! répliqua du tac au tac l’intéressé.
Alliant le geste à la parole, il lança sur Zerth Pest le végétal, qui libéra une nuée urticante en atteignant sa cible. Le déplaisant Passe-Mondes fit un bond de cabri et commença à se gratter comme un forcené.
— Tu me le payeras, maudit Zombre, cracha-t-il d’une voix déformée par la colère.
Sans attendre, il quitta l’amphithéâtre afin d’échapper aux regards amusés des autres élèves. Val Quenn intervint pour renvoyer chacun à sa place et aider le garçon au monocle à se remettre sur ses jambes. Il sembla à Thomas que le professeur n’était pas mécontent de la mésaventure de Zerth. Le maître Cueilleur ne fit cependant aucun commentaire et le cours reprit comme si rien ne s’était passé. Ela semblaient enchantée. Tenna, pour sa part, contemplait Thomas comme s’il avait sauvé la vie du garçon au monocle.
À la mi-journée, les élèves prirent leur repas en commun, dans le réfectoire de l’école. Il occupait le centre d’un agréable patio, ombragé par des arbustes chargés de fleurs ressemblant à s’y méprendre à des papillons. Les pétales en forme d’aile battaient au moindre souffle d’air, donnant l’impression que les fleurs cherchaient à prendre leur envol. Thomas, Ela et Tenna s’installèrent à une table en compagnie de deux élèves. Le garçon au monocle s’arrêta devant leur table, l’air gauche :
— P-pu-puis-je m’asseoir i-i-ici ? bégaya-t-il en regardant Thomas.
— Bien sûr, répondit l’intéressé, surpris par le défaut d’élocution de son interlocuteur. Il reste une place à table.
Thomas entendit Ela soupirer dans son dos, mais ne releva pas. Le garçon tendit la main à Thomas, en arborant un sourire réjoui.
— Je m-m’a-m’appelle B-Bou-Bouzin. Je suis heureux de te c-co-connaître, T-T-Thomas. Et in-inf-infiniment reconnaissant pour ton aide, t-t-tout à l’heure.
— Ce n’était pas grand-chose, répondit Thomas en serrant la main tendue. Je suis également heureux de te connaître, Bou-Bouzin.
— Bouzin, rectifia l’autre d’un air dépité.
— Ah, Bouzin, excuse-moi, mais je suis un peu dur d’oreille, expliqua Thomas en se contraignant à ne pas rire.
— C-C-C’est vrai que tu viens du Monde du R-Ref-Reflet ? demanda Bouzin une fois installé.
Thomas confirma d’un signe de la tête, en cherchant à éloigner sa jambe d’Ela, qui la lui pinçait pour chercher à le faire rire.
— J’ai t-tou-toujours cru que ces histoires de m-m-monde parallèle étaient des inventions pour amuser les en-en-enfants, marmotta le garçon en nettoyant son monocle avec une serviette.
— C’est drôle, répondit Thomas. Je n’ai jamais cru non plus aux histoires de petits bonshommes verts, dans mon monde. Et pourtant…
— Des petits b-bon-bonshommes verts ? s’étonna Bouzin.
Thomas sourit en secouant la tête.
— Oublie ça. Tu es dans quelle section ?
— Je suis B-Bou-Bougeur, expliqua le garçon en replaçant son monocle avec application. Dans ma famille, tout le monde est Bou-Bougeur… Tu ne sais pas ce qu’est un Bou-Bougeur ?
Thomas haussa les épaules.
— Cela se voit tant que ça ?
— Regarde, claironna Bouzin.
Il tendit la main en direction de son assiette, qui se mit soudain sur la tranche, avant de virevolter comme une patineuse sur la glace.
— J’ai compris, opina Thomas. Très… impressionnant !
— Ah, voilà le repas ! se réjouit Ela.
Plusieurs jeunes femmes venaient d’apparaître, poussant devant elles des plateaux volants couverts de plats fumants. Une fois que leurs assiettes furent remplies d’un appétissant ragoût aux fruits du lac, Tenna se tourna vers Thomas avec un air intrigué.
— Qu’est-ce qu’un Zombre, Thomas ?
— Je ne sais pas, répondit le garçon après avoir avalé une bouchée de ragoût. Pourquoi me demandes-tu cela ?
— Parce que c’est ainsi que Zerth t’a appelé en quittant la classe ce matin.
— Tu as raison… Mais non, je ne sais pas ce qu’il a voulu dire…
— Moi, je sais, fit remarquer Ela.
Elle ne semblait pas mécontente d’avoir un moyen de regagner l’attention du garçon. Les visages se tournèrent vers elle.
— C’est une insulte, finit-elle par lâcher, avec son sens inné de la mise en scène. C’est le nom que l’on donnait autrefois aux habitants du Monde du Reflet. Mais à présent, cela désigne plutôt une personne sans intérêt, quelqu’un d’inconsistant…
Elle eut un sourire d’excuse :
— Les gens ne croient plus au Monde du Reflet, aujourd’hui. L’évoquer revient à évoquer une chimère…
— Je comprends, et cela ne m’étonne pas beaucoup venant de ce gentil garçon, ironisa Thomas.
Le « gentil garçon » en question jeta un regard glacial à Thomas lorsque le maître Passe-Mondes lui demanda de le rejoindre au centre du patio où se déroulait le cours de l’après-midi. Ils n’étaient que six étudiants, en comptant Thomas, à suivre son enseignement. Un septième était cloué au lit par une bonne grippe. Les Passe-Mondes se faisaient visiblement rares sur Dardéa. Les autres sections de l’école comptaient beaucoup plus d’étudiants.
Thomas s’arrêta devant Lebanenn. L’homme n’était pas plus grand que lui. Son visage poupin et sa couronne de cheveux encadrant de façon cocasse son crâne chauve étaient largement compensés par un regard d’une intensité rare. Le garçon eut l’impression que Lebanenn lisait dans ses pensées les plus intimes tandis qu’il le contemplait d’un air pensif. Il se sentit soudain tout intimidé.
— Que sais-tu du souffle des Incréés ? demanda d’une voix posée le maître Passe-Mondes.
— Rien, répondit Thomas sans hésiter.
Il devina, sans les regarder, le sourire moqueur de Zerth Pest et des deux autres élèves qui le suivaient comme son ombre.
— Comment fais-tu pour glisser d’un point à un autre ? questionna le vieux maître.
— Je… Je souhaite aller quelque part, et j’y suis. C’est tout. Je ne sais pas comment je fais cela…
— Durant le temps que dure la glissade, ne perçois-tu rien autour de toi ?
— Non… Enfin, peut-être. Je n’ai pas vraiment fait attention.
Lebanenn hocha la tête d’un air entendu. Il désigna l’extrémité du patio.
— Glisse dans cette direction et reviens ici. Ne te concentre pas sur l’endroit où tu veux aller, mais sur celui que tu traverses.
Thomas s’exécuta. Le temps d’un battement de cils, il était de nouveau face au professeur. Le cœur battant la chamade, car il avait ressenti quelque chose.
— C’est comme si je traversais… une ruche ! s’extasia Thomas. Je n’avais pas remarqué ce ronronnement, les autres fois. De quoi s’agit-il ?
Le Passe-Mondes sourit devant l’impatience du garçon.
— On raconte que les Incréés ont bâti ce monde en soufflant sur le néant des origines. De leur souffle sont nées la matière, la vie et la pensée. L’air que tu respires, l’herbe sous tes pieds, l’école, toi, tout continue à vibrer de ce souffle originel. Une vibration fossile si discrète que la grande majorité des gens ne peut la percevoir. Toi, tu as ce pouvoir. Tous les Passe-Mondes l’ont.
Le vieil homme tapa du pied par terre.
— Sais-tu pourquoi mon pied ne s’est pas mélangé aux mottes de terre lorsqu’il a heurté le sol ?
— Parce que le sol est trop dur, répondit le garçon, curieux de savoir où Lebanenn voulait en venir.
— Sais-tu que la matière est constituée presque exclusivement de vide ? demanda le vieil homme.
Thomas hocha la tête. Il avait appris au collège que les atomes étaient constitués d’un petit noyau autour duquel tournaient à une vitesse folle de minuscules petites billes appelées électrons : un système solaire à échelle microscopique, en somme.
— À priori, rien n’empêche deux choses faites essentiellement de vide de se mélanger, reprit Lebanenn. Mais ce qui empêche mon pied de se mélanger à la terre, c’est que les deux ne vibrent pas de la même façon. Chaque chose a sa propre vibration. C’est sa signature, en somme. Et le bruit de ruche que tu as perçu en glissant, tout à l’heure, c’est le mélange de toutes ces vibrations fossiles. La grande symphonie du monde.
Le vieil homme se tut un instant, afin de laisser à Thomas le temps de digérer toutes ces informations nouvelles.
— Cela ne m’explique toujours pas comment je peux me transporter d’un point à un autre, reprit Thomas.
Un sourire naquit sur les lèvres du vieil homme.
— Les Passe-Mondes possèdent la faculté d’adapter instantanément la vibration de leur corps à celle du milieu qui les entoure. Ils peuvent ainsi traverser l’air ou les objets à la vitesse de la pensée. C’est comme cela que tu fais, jeune Thomas…
Le reste de l’après-midi fut à la hauteur de cette entrée en matière. Thomas apprit entre autres que le passage qu’il avait emprunté pour passer de la maison d’Honorine au Monde d’Anaclasis s’appelait une déchirure. C’était un lieu mort, dénué de toute vibration, une sorte de silence au milieu de la symphonie universelle, où les deux univers parallèles se mélangeaient. On ne savait pas ce qui créait ces passages, on savait seulement qu’ils étaient peu nombreux et généralement instables dans le temps. Thomas s’inquiéta d’apprendre que le passage risquait à tout moment de se refermer. Mais maître Lebanenn le rassura en lui disant qu’un Passe-Mondes de sa qualité n’avait pas besoin d’une déchirure pour passer d’un monde à l’autre. Le garçon ne fut qu’à moitié rassuré.
Il apprit également que s’il ne parvenait pas à glisser vers un endroit qu’il ne voyait pas directement, c’était simplement parce qu’il s’y prenait mal. Il ne fallait pas chercher à se représenter l’image du lieu, il fallait simplement se remémorer les vibrations qui en émanaient. Le garçon s’y essaya avec succès. En revanche, les Passe-Mondes ne pouvaient jamais glisser vers un endroit inconnu situé en dehors de leur champ de vision.
Maître Lebanenn leur fit exécuter un certain nombre d’exercices pratiques. En particulier, apparaître dans une position très précise, par exemple assis sur un banc ou encore, la main arrêtée à quelques millimètres d’un mur. Le cours se termina par une course de Passe-Mondes : un élève partait en tête et glissait de toute sa vitesse d’un angle à l’autre du patio. Les autres devaient le suivre et le rattraper. Le gagnant était celui qui touchait en premier le fuyard. Les deux meilleurs à ce jeu furent Thomas et… Zerth Pest ! Ils touchèrent tous les deux le même nombre de concurrents et personne ne parvint à les rattraper. La rivalité entre les deux garçons n’échappa à personne. Lorsque les élèves quittèrent le patio, Lebanenn retint Thomas un moment.
— Prends garde à Zerth, déclara le vieil homme un peu gêné. C’était le meilleur Passe-Mondes de l’école… avant ton arrivée ! Il n’a pas un caractère facile et ne s’est jamais embarrassé de moralité pour écarter un concurrent potentiel.
— Merci pour le conseil, apprécia Thomas. Mais cela fait des années que je suis confronté à des Zerth dans mon monde. Je suis un champion de l’esquive, à présent.
Le vieil homme sourit.
— Tu es le Passe-Mondes le plus doué qu’il m’ait été donné de rencontrer, Thomas. Plus doué même que…
Le vieil homme se tut et une ombre passa sur son visage.
— Plus doué que qui ? demanda Thomas, intrigué.
Lebanenn secoua la tête et chassa d’un geste de la main le souvenir responsable de son trouble.
— Quelqu’un que j’ai formé il y a des années et qui nous a quittés… C’est tellement vieux, tout ça. Tu n’étais pas encore né, mon enfant…
Le regard du maître Passe-Mondes, soudain inquisiteur, s’attarda sur Thomas. Puis le petit homme sembla se ressaisir et reprit son air de bonhomie habituelle.
— Passe une agréable soirée, jeune Passe-Mondes, conclut-il.
— À demain, maître Lebanenn !
Le malaise du maître Passe-Mondes de Dardéa quitta les pensées de Thomas dès qu’il retrouva Ela. Elle lui conta son après-midi, et lui le sien. Elle fut ravie d’apprendre que Zerth n’avait pas réussi à battre Thomas durant la course. Le garçon éprouva une grande fierté à voir le plaisir dans les yeux de son amie. Après le repas pris au palais, les jeunes gens se promenèrent dans les jardins où la nuit s’installait tranquillement. Smiley bondissait sur les pelouses impeccables en poursuivant des oiseaux bleu nuit au corps couvert d’écailles. Ses couinements joyeux étaient quasiment les seules entorses au silence. Dans le ciel, les lunes Sang et Or se hissaient au-dessus de l’horizon. Le trouble de maître Lebanenn revint à l’esprit de Thomas, qui raconta la scène à Ela. Cela la rendit dubitative.
— Je ne vois pas à qui il faisait allusion, confia-t-elle. Mais cela ne doit pas être bien difficile de retrouver son nom dans l’almanach des anciens, si c’était véritablement le meilleur. J’ai un exemplaire de l’almanach dans ma chambre, j’y jetterai un coup d’œil tout à l’heure. Mais je ne vois pas le rapport avec toi, de toute façon…
— Moi non plus, convint Thomas. Mais je jurerais que ce n’est pas simplement la nostalgie qui a troublé Lebanenn. Il y avait autre chose… Enfin, je crois… En même temps, je me demande si tout ce qui nous est arrivé ces derniers jours ne commence pas à me rendre un peu paranoïaque !
— On est deux, alors, sourit Ela. Ce soir, je chercherai quand même le nom de ton champion. On s’assied sur ce banc ?
Thomas opina du chef et se laissa tomber en soupirant. Le contact du siège, tiède et légèrement élastique, lui rappela qu’il était sur le dos d’une immense créature vivante. Tout ce qui l’entourait, ou presque, était une extension de l’étonnante Dardéa. Et le banc ne faisait pas exception. Le garçon caressa distraitement du plat de la main la surface parfaitement lisse. Sans raison apparente, l’image d’Honorine s’imposa à lui. Que faisait-elle en ce moment ? S’inquiétait-elle pour lui ? Le remords lui noua soudain les tripes.
— Cela fait déjà douze heures que j’ai quitté ma maison, songea Thomas à voix haute.
Ela fronça les sourcils.
— Comment ça, douze heures ? Trois jours, tu veux dire ?
— Oui, trois jours pour ici. Mais le temps passe moins vite dans mon univers. Six fois moins vite. Lorsque j’ai glissé vers le Monde d’Anaclasis, il était 11 heures du matin chez moi. Il doit être à présent 23 heures, le même jour. Honorine sait certainement que j’ai disparu. À moins que les parents de Pierric ne lui aient rien dit pour ne pas l’inquiéter…
Smiley se percha sur l’épaule de son jeune maître et se mit à ronronner comme un gros chat.
— Il sait que tu es triste, nota Ela.
— J’ai peur de rendre ma grand-mère malade d’inquiétude, confessa Thomas. Mais je ne suis pas triste d’être ici. Au contraire, c’est la meilleure chose qui me soit jamais arrivée.
Ela ouvrit la bouche et… la referma soudain ! Ses yeux s’agrandirent et elle posa un doigt sur ses lèvres. Thomas se retourna vivement pour suivre son regard : une silhouette lointaine disparaissait derrière un arbre
— Zarth Kahn ! chuchota la jeune fille.
— Il nous espionnait ? demanda Thomas.
— Je ne crois pas. J’ai l’impression qu’il traverse le jardin en cherchant à ne pas se faire remarquer. Viens, suivons-le !
Thomas bondit sur ses pieds et les deux amis filèrent comme des ombres sur les traces du maître Devin. Même Smiley faisait silence, comme s’il devinait l’enjeu de la filature. Dans un premier temps, les jeunes gens pensèrent avoir perdu la trace de l’homme qu’ils suivaient. Soudain, ils se figèrent : il était là, derrière un rideau de végétation ! Mais cette fois, Zarth Kahn n’était plus seul. Il semblait en grande discussion avec un inconnu drapé dans un long manteau à capuche. Impossible de distinguer le visage de son interlocuteur. Et pas question de chercher à se rapprocher. Ils se replièrent au contraire à l’abri d’un bouquet d’arbustes, en souhaitant que l’inconnu tourne tôt ou tard le visage dans leur direction. Mais leur espoir fut déçu. Après seulement quelques minutes, la rencontre prit fin prématurément : des rires féminins se firent entendre du côté du palais. Sans attendre, le maître Devin prit congé de son mystérieux rendez-vous. Il tourna vivement les talons et les jeunes gens plongèrent comme un seul homme sous les branches basses, pour éviter d’être repérés. L’instant d’après, ils étaient de nouveau seuls, le cœur battant la chamade. Zarth Kahn et l’inconnu s’étaient volatilisés ! Smiley bondissait mollement en tournant sur lui-même, comme s’il cherchait leur trace.
— Je te l’avais dit que ce type n’était pas net, grimaça Thomas, en retirant des épines de sa main. Il cache quelque chose, c’est évident.
— Tu avais vu juste, reconnut la jeune fille. Et je donnerais cher pour savoir qui était l’autre.
— Et moi donc, renchérit le garçon. Je crois qu’il va falloir que l’on s’organise pour lui coller au train régulièrement.
— Lui coller au train ? s’étonna Ela en ouvrant de grands yeux.
— Je veux dire le suivre de près, expliqua Thomas. Nous devons tout connaître de son emploi du temps : savoir où il va, qui il voit, ce qu’il raconte. Je suis certain qu’il est au centre de ce qui nous est arrivé.
— Le suivre ne va pas être simple, constata la jeune fille. Je persiste à penser que nous ferions mieux d’en parler à mon père.
Thomas secoua la tête d’un air buté.
— Nous aurons plus de chance de découvrir ce qui se trame si personne ne connaît nos soupçons. Nous serons totalement libres de surveiller discrètement les allées et venues de Zarth Kahn. Il sera toujours temps d’avertir ton père une fois que nous aurons rassemblé suffisamment de preuves. Côté surveillance discrète, ne t’inquiète pas : nous avons un avantage de taille sur lui.
Le garçon sourit d’un air goguenard et… se matérialisa soudain dans le dos de la jeune fille, lui arrachant un sursaut de surprise.
— Imbécile, grogna-t-elle en souriant. Ouais, peut-être est-ce un atout pour ce que tu veux faire. Nous verrons cela demain. Mais je crois que nous ferions mieux de rentrer maintenant. Demain, on se lève tôt…
Thomas choisit ce moment pour étouffer un bâillement.
— D’ailleurs, je vois bien que les grands aventuriers aussi ont besoin de sommeil, se moqua gentiment Ela.