Jon Tulan…
Ce nom ne cessait d’occuper l’esprit de Thomas depuis le petit déjeuner. Ela lui avait appris que c’était ainsi que s’appelait le meilleur Passe-Mondes que l’on ait connu sur Dardéa. Elle l’avait lu dans l’almanach des anciens de l’école. Maître Lebanenn avait bien été son professeur à l’école des Deux Mains. C’était donc certainement de lui que le vieil homme avait parlé. Quelques années après son passage à l’école, le jeune Passe-Mondes avait disparu dans des circonstances non élucidées. Personne ne l’avait jamais revu par la suite. Et aussi étonnant que cela paraisse, ces événements étaient vieux de presque… quatre-vingts ans ! Quel âge pouvait donc avoir maître Lebanenn ? Et surtout, quelle avait été la raison du trouble du vieil homme à l’évocation de Jon Tulan ?
Thomas sursauta en constatant que Zarth Kahn le contemplait d’un air réprobateur.
— Est-ce que vous êtes avec nous, Monsieur Passelande ? demandait d’un ton acerbe le maître Devin. Ou bien est-ce que mon cours vous ennuie au plus haut point ?
— Je… Je réfléchissais… À la question que vous nous avez posée…
— Et vous allez nous donner la réponse, je suppose ? ironisa le maître Devin sur un ton glacial.
— Je crois que non, Monsieur. Je ne connais pas la réponse à cette question.
Fort heureusement pour Thomas, Zarth Kahn n’insista pas. Car il aurait alors constaté que le garçon n’avait pas la plus petite idée de la question qu’il venait de poser. Il faut dire que l’attention de Thomas était tout entière tournée vers les mystères entourant son arrivée dans le Monde d’Anaclasis. Et le démarrage de ce cours d’initiation à la divination donné par l’inquiétant maître Devin n’avait rien de bien excitant.
Tout ce que Thomas en avait retenu était que les Devins utilisaient eux aussi la vibration fossile, vestige du souffle des Incréés, pour pratiquer leur art. Ils considéraient que l’une de leurs suppositions relevait de la prémonition si elle entrait en résonance avec la vibration fossile et rejetaient toutes celles qui amenaient du désordre dans la symphonie universelle. Cette vibration fossile semblait d’ailleurs utile à bien d’autres corporations. En particulier aux Défenseurs, qui l’utilisaient pour concentrer et amplifier les sons jusqu’à les transformer en armes mortelles.
— Qui, parmi les non-Devins, peut répondre à ma question ? siffla Zarth Khan en scrutant les élèves de son regard reptilien.
Une main se leva au sommet de l’amphithéâtre : Zerth Pest !
— Oui, Zerth, dit-il d’un ton radouci.
Ela avait appris à Thomas que le rouquin était le fils du beau-frère de Zarth Khan et que, par conséquent, c’était son chouchou. Pas bien étonnant, avait songé le garçon. Aussi antipathiques l’un que l’autre !
— Pour déterminer à l’avance la direction que prendra une bille lancée par terre, il faut envisager les différentes hypothèses, affirma avec assurance Zerth Pest. Si la vibration fossile s’amplifie à l’énoncé de l’une d’elles, c’est donc qu’il s’agit de l’hypothèse la plus probable.
— C’est exactement ça, approuva le professeur, en reportant son attention à l’ensemble des élèves. Merci pour cette excellente réponse, qui prouve que vous, au moins, avez suivi mon cours.
Thomas jugea inutile de relever le nez en direction du rouquin pour vérifier s’il arborait bien son air supérieur tellement détestable. Il préféra revenir à sa préoccupation plus immédiate : à savoir, imaginer un plan pour tenter de comprendre les événements de ces derniers jours.
Les recherches menées par les Défenseurs dans les environs du débarcadère de Tilé n’avaient rien apporté de nouveau. Pire : non seulement les soldats de Melnas n’avaient retrouvé aucun corps d’homme-scorpion, mais en plus, ils n’avaient relevé aucune empreinte clairement identifiable de ces créatures censées avoir disparu depuis mille ans. Bref, pour un certain nombre des membres du Conseil des Deux Mains, l’histoire de l’enlèvement d’Ela demeurait simplement l’expression d’une imagination un peu trop fertile.
Même constat pour les Rêveurs de maître Zorann, dont l’une des fonctions était de s’assurer que la vibration fossile autour de la cité n’était soumise à aucune agitation susceptible de perturber la vie des habitants. Ils avaient élevé leur niveau de surveillance à son degré le plus fin, de façon à éviter toute intrusion de créatures belliqueuses dans l’Animaville. Mais eux non plus n’avaient rien constaté d’anormal.
En résumé, si les jeunes gens souhaitaient prouver leur bonne foi et tenter de comprendre ce qui s’était déroulé ces derniers jours, ils ne pouvaient définitivement plus compter que sur eux-mêmes. Mais que faire exactement ? Surveiller Zarth Kahn restait l’option la plus prometteuse, quoique non dénuée de risques, certainement. L’homme ne l’aimait pas, c’était certain. Mais jusqu’à quel point ? Que serait-il capable de faire si Thomas tombait entre ses griffes ? Une autre solution consistait à retourner sur les lieux de l’enlèvement d’Ela. Si Feänor, le mystérieux Veilleur qui les avait secourus, avait dit vrai, alors les hommes-scorpions n’abandonneraient pas la partie de sitôt. Et à défaut de les retrouver, ce serait vraisemblablement eux qui le retrouveraient. Mais se jeter dans la gueule du loup semblait une méthode un peu… suicidaire ! La solution la plus sage serait bien entendu de raconter au père d’Ela que les Veilleurs l’avaient recherché jusque dans le Monde du Reflet. En souhaitant que Iriann Daeron le prenne au sérieux, ce qui n’était pas gagné non plus…
Lorsque la séance de travaux pratiques démarra, Thomas n’avait pas avancé d’un iota sur la stratégie à adopter. Mais il fut ravi d’échapper à ses pensées obsessionnelles en s’exerçant à la divination. Imaginer à l’avance le parcours d’une bille, deviner le résultat d’un jet de dés ou le contenu d’une boîte furent quelques-uns des exercices que leur proposa Zarth Kahn. Thomas ne se montra pas très doué mais s’amusa beaucoup en compagnie de ses amis. À ce jeu, Ela se révéla de très loin la meilleure, tandis que Bouzin découvrit qu’il était affligé d’un véritable « anti-don » de divination : il réussit l’exploit incroyable de tomber systématiquement à côté de la solution. Aussi improbable que de toujours deviner la bonne réponse !
La fin du cours fut malheureusement marquée par un nouvel accrochage entre Thomas et Zerth Pest. Ce dernier eut la mauvaise idée de jeter une bille en terre cuite sur le malheureux Bouzin, qui semblait être son souffre-douleur favori. La bille ricocha sur le crâne du garçon, qui en perdit son monocle, puis heurta mollement Thomas au niveau de la poitrine. Ce dernier, habitué à faire le dos rond dans son propre monde, n’aurait pas riposté en temps normal. Mais le pendentif que lui avait offert la vieille femme se mit soudain à luire d’un éclat farouche au bout de sa cordelette. Thomas sentit la peur s’emparer de lui : la petite perle ne risquait-elle pas de réduire ce stupide rouquin en cendres s’il se montrait de nouveau agressif ?
Zerth Pest, se méprenant sur le trouble de Thomas, sourit d’un air mauvais et fit mine de lancer une nouvelle bille sur le petit groupe.
— Arrête ça ! hurla Thomas.
À sa plus grande surprise, son cri fut plus grave qu’à l’accoutumée et… projeta Zerth cinq mètres en arrière, les quatre fers en l’air !
— Thomas ! gronda Zarth Kahn en s’approchant à grandes enjambées dans une envolée de cape.
Il se planta devant le garçon et le regarda avec la fixité d’un cobra devant sa proie.
— Je ne sais pas ce qui s’est passé entre Zerth et toi, et je m’en moque, lâcha froidement l’homme. Mais sache qu’il est strictement interdit d’user de la voix de combat dans une salle de cours ! Tu ne le savais peut-être pas, tu ignorais même peut-être que tu avais également ce don, mais je ne te le répèterai pas. Encore une fois, et je te fais exclure définitivement de cette école ! C’est compris ?
Thomas, abasourdi par ce qui venait de se passer, acquiesça sans desserrer les dents. Le maître Devin tourna les talons pour s’enquérir de la santé de Zerth. Celui-ci ne semblait souffrir que dans son amour-propre, mais le regard qu’il lança à Thomas en regagnant sa place était clair : l’affront se laverait d’une façon ou d’une autre…
L’après-midi fut nettement plus ludique que la matinée : les cours étaient remplacés par les préparatifs de la fête des Animavilles, prévue pour le week-end suivant, soit dans une dizaine de jours. Cette fête était une grande commémoration annuelle rappelant l’arrivée des Animavilles au-dessus du Monde d’Anaclasis, presque mille ans plus tôt. Les habitants des six Animavilles organisaient à tour de rôle la manifestation et, cette année, les festivités allaient se dérouler à Dardéa. Un moment très attendu des réjouissances était le grand tournoi de Corsépice, au cours duquel les meilleurs cadets de l’école des Deux Mains de chaque cité s’affrontaient amicalement pour le titre très convoité de Maître Cadet. Cela faisait quatre-vingt-deux ans que Dardéa n’avait plus remporté cette prestigieuse compétition, les puissantes cités d’Éolia et de Ruchéa se partageant les victoires depuis cette époque. Thomas ne fut qu’à moitié surpris d’apprendre que lors de la dernière victoire des élèves de Dardéa, celui qui s’illustra le plus brillamment n’était autre que… Jon Tulan, le fameux Passe-Mondes évoqué par maître Lebanenn. Encore lui !
Il sembla au garçon que les pièces du puzzle de sa vie, aussi embrouillées soient-elles pour le moment, allaient progressivement reprendre leur place au cours des prochains jours. Et qu’alors, tout deviendrait plus clair ! Ce soudain excès d’optimisme était sans doute lié à l’humeur joyeuse qui s’était emparée de tous les élèves lorsque le directeur de l’école, monsieur Balbusarnn, leur avait annoncé que l’après-midi serait consacré aux préparatifs de la fête. Tous s’étaient alors dirigés vers le stade de Corsépice, placé au cœur du quartier des Loisirs de l’immense palais du Peuple.
La journée était magnifique, sans un nuage à l’horizon. Les insectes dans les jardins de la ville bourdonnaient gaiement, comme une chorale amateur qui aurait fredonné plus qu’elle n’aurait chanté des paroles mal connues. Sauf que les insectes ne semblaient plus trop sûrs de l’air non plus. Ils se contentaient de manifester leur plaisir en stridulant à tue-tête.
— Cela se joue comment, le Corsépice ? demanda Thomas en admirant l’immense mât translucide comme du verre qui marquait le centre du stade.
Tenna s’apprêtait à répondre, mais Ela fut la plus rapide.
— Cela se joue en équipes de cinq. Chaque équipe est constituée d’un Passe-Mondes, d’un Bougeur, d’un Cueilleur, d’un Devin et d’un Défenseur. Un représentant pour les cinq castes de la première Main. Les cinq membres de l’équipe sont installés dans une petite nacelle fabriquée en bois de flotteur et tous ont un rôle bien précis à bord…
— En bois de flotteur ? s’étonna Thomas.
— C’est un arbre qui possède la faculté de voler, précisa Tenna. Il existe d’immenses forêts de flotteurs près de l’océan d’Ouest.
— Le mât que tu vois au centre du terrain agit directement sur la vibration fossile, poursuivit Ela, comme si elle n’avait pas été interrompue. Un peu comme une cuiller que tu tournerais dans une tasse de thé. Le mât crée autour de lui un tourbillon d’air assez lent, dans lequel sont envoyés un certain nombre d’épices sur le point de libérer leurs spores. Les nacelles des différentes équipes sont toutes munies d’un filet. Et le but du jeu est de prendre au filet le maximum de spores jaunes libérées par les épices. La première équipe qui en totalise cinq remporte la compétition.
— Les spores sont plutôt rouges, non ? remarqua Thomas.
Il avait mangé depuis son arrivée à Dardéa suffisamment de ces espèces de lentilles au goût prononcé de banane pour savoir à quoi elles ressemblaient.
— Les s-sp-spores femelles seulement, précisa Bouzin. Les s-sp-spores mâles sont b-beau-beaucoup moins nombreuses et r-re-reconnaissables à leur couleur dorée.
— Ah, je vois. Et que fait chaque membre de l’équipe pendant la partie ?
— Le Devin cherche à déterminer à l’avance quelles épices sont sur le point de libérer leurs spores, reprit Ela. Lorsque cela se produit, le Passe-Mondes fait bondir la nacelle au milieu du nuage, puis le Bougeur l’entraîne à la rencontre des spores. Le Cueilleur a la tâche de repérer les spores jaunes au milieu des rouges et guide le Bougeur. Quant au Défenseur, il disperse avec la voix de combat les spores rouges pour ne pas saturer le filet trop vite.
— Pfffui ! Cela semble terriblement compliqué, constata Thomas en se grattant la tête.
— C’est un véritable jeu de stratégie, confirma Ela. Les joueurs s’entraînent régulièrement pour développer leur aptitude à fonctionner en équipe. Durant la partie, ils doivent réagir très vite.
— Qui sont les membres de l’équipe de Dardéa ?
Ela eut un sourire entendu.
— Le Passe-Mondes est…
— … ce cher Zerth Pest, termina Thomas en souriant à son tour.
— Exactement ! Le Bougeur est notre ami Bouzin !
Thomas écarquilla les yeux. L’ambiance ne devait pas être triste à bord de la nacelle !
— Le Devin s’appelle Sourn, le Défenseur est Thorian et le Cueilleur est Doriath, la seule fille de l’équipe.
À cet instant, monsieur Balbusarnn rassembla les élèves pour les répartir en plusieurs groupes. Il rassembla d’un côté ceux qui assureraient l’accueil des visiteurs importants dans le stade : Ela, Tenna et tous les Interprètes en faisaient partie. D’un autre, ceux qui s’occuperaient de logistique, par exemple guider les gens vers leurs places ou vers les lieux d’aisance. Le troisième groupe tournait autour de l’organisation du match de Corsépice lui-même. Il était composé de garçons responsables de la préparation de la nacelle, de deux arbitres, des titulaires pour la compétition et d’une équipe de remplaçants. Le Passe-Mondes remplaçant étant cloué au fond de son lit, Thomas fut convié à prendre sa place au pied levé. Le garçon en fut ravi, quoiqu’un peu inquiet de ne pas être à la hauteur. Zerth Pest lui jeta un regard mauvais mais ne fit pas de commentaires.
Les nacelles ressemblaient à de petites barques surmontées d’une sorte de voile-filet, comme en possédaient les navires de pêche sur le lac du Milieu. Ce qui les différenciait d’un coup d’œil des autres bateaux, c’est que les nacelles… flottaient dans les airs ! Elles étaient retenues par des amarres à la terre ferme, comme des ballons d’enfant gonflés à l’hélium.
L’équipe des titulaires et celle des remplaçants prirent place à bord de leurs embarcations respectives pour un entraînement en forme de match, sous la houlette de monsieur Tish, un grand gaillard chauve au nez en trompette. Une fois les amarres détachées, les deux nacelles s’élevèrent à une trentaine de mètres de hauteur, guidées par leurs Bougeurs respectifs. Aucun élève n’était attaché sur les banquettes. Le Cueilleur assis à côté de Thomas le rassura à moitié en lui disant que, si l’un d’eux chutait sur la zone de jeu, l’Animaville modifierait aussitôt sa structure pour le recevoir dans un coussin d’ouate.
Monsieur Tish abaissa une sorte de poignée en forme de bras situé au pied du mât translucide. L’air au-dessus du stade prit aussitôt une légère teinte dorée et commença à tourbillonner lentement autour du pylône. Les Bougeurs adaptèrent le déplacement de leurs nacelles dans le courant d’air, de façon à les immobiliser au-dessus du terrain. Les filets des embarcations se gonflèrent dans la brise artificielle. Les autres élèves restés au sol ouvrirent alors un grand coffre en bois posé au pied du mât. Il contenait quatre grosses boules d’un bon mètre de diamètre, dont la surface couleur miel était percée de centaines de petits trous. On aurait dit d’énormes pains d’épices. D’où leur nom, certainement. Les épices, visiblement plus légères que l’air, quittèrent pesamment la malle. Une fois happées par le tourbillon, elles s’élevèrent jusqu’au sommet du mât en décrivant de paisibles rotations.
Au coup de sifflet de monsieur Tish, le match s’engagea.
— Vise celle du haut ! lança l’élève Devin, assis à côté de Thomas.
Le jeune Passe-Mondes s’exécuta : la nacelle et ses occupants se trouvèrent transportés instantanément cinquante mètres plus haut. La nacelle de la première équipe s’était immobilisée vingt mètres au-dessous.
L’élève Cueilleur se pencha pour scruter la surface de l’étrange végétal volant. Après quelques instants, il se redressa, en grimaçant de dépit.
— Elle n’est pas mûre, dit-il. Fais le tour, que je vérifie.
Le Bougeur manœuvra la nacelle. Au même moment, le Défenseur jura.
— Mou du gras ! Ceux d’en dessous ont un débarquement !
Thomas se pencha et constata que des milliers de graines rouges de la taille d’un petit pois venaient de jaillir en panaches de l’épice auprès de laquelle flottait l’autre nacelle. Leur Devin avait eu plus de nez que le leur, visiblement.
— Tu vois des jaunes en dessous ? lança Thomas au Cueilleur.
— Attends… Oui, il y en a une, à l’opposé de la nacelle ! Ils n’ont pas dû la repérer, vu leur position.
— Alors, on fonce ! lâcha Thomas.
— Il est préférable d’attendre…, protesta le Devin.
Mais trop tard, ils avaient déjà glissé au milieu du nuage de spores rouges. Le Cueilleur sembla hésiter avant de se redresser dans un cri.
— Droit devant !
La nacelle se remit en mouvement.
— Vite, les autres rappliquent ! glapit le Défenseur.
Il repoussa d’un cri guttural une partie du nuage de spores rouges qui obscurcissait le ciel. La spore jaune était bien là ! L’autre nacelle se matérialisa soudain à dix mètres d’eux, cherchant visiblement à leur couper la route. Mais le Bougeur de l’équipe de Thomas avait devancé la manœuvre. Leur nacelle bondit comme une balle, heurtant l’autre embarcation dans un craquement sourd. La voile se tendit en claquant, avalant au passage des dizaines de spores rouges… et, soudain, la spore jaune ! Un rugissement de satisfaction éclata autour de Thomas, tandis qu’une cloche située à terre annonçait l’ouverture du score. Thomas sentit l’exaltation s’emparer de lui. Il poussa un cri de victoire et transporta la nacelle cinquante mètres plus haut, le temps de faire le point.
— Plonge vers l’épice de droite, brailla soudain le Devin, désireux de se racheter. Elle est prête à cracher !
— Il a raison, renchérit le Cueilleur, mais les autres l’ont compris aussi ! Fonce !
La nacelle plongea comme une pierre.
La partie continua une bonne demi-heure, haletante et terriblement serrée. Elle se termina finalement par une victoire de la première équipe, mais avec seulement 5 spores jaunes contre 4. Les coéquipiers de Thomas le félicitèrent chaleureusement : apparemment, c’était la première fois que leur équipe faisait trembler la première et tous estimèrent que Thomas était le principal artisan de cette belle performance. Monsieur Tish semblait partager cet avis.
— Tu m’avais caché que tu pratiquais le Corsépice, le semonça l’entraîneur d’un air faussement sévère.
— Mais je n’avais jamais joué, se défendit Thomas. C’est juste que… que je me suis bien amusé ! C’est tout !
Le visage de monsieur Tish devint soupçonneux, mais il ne fit pas de commentaire.
— Allez, les enfants, je vais expliquer ce qui n’a pas été et les points que vous allez devoir retravailler.
Les élèves s’installèrent dans l’herbe autour de l’entraîneur. Zerth Pest s’assit à l’opposé de Thomas : il semblait ruminer une froide colère, qui ne le quitta pas de l’après-midi.
Le soir, après l’entraînement, Bouzin invita Ela, Tenna et Thomas à venir chez ses parents. Il voulait leur montrer un objet rare que son père avait ramené d’un voyage d’affaires à Colossea : un atlas du Monde d’Anaclasis d’un genre un peu particulier, appelé carapace de Til. Le père de Bouzin, un brave homme au visage rond, portant également le monocle et fumant avec élégance une pipe en verre, les accueillit avec un sourire franc dans le vestibule de sa maison, rue de la Spirale. Il dirigeait l’entreprise familiale fondée par son arrière-grand-père, employant une douzaine de Bougeurs de grande réputation. Spécialisée dans le transport des lourdes charges, son entreprise contraignait le père de Bouzin à de fréquents déplacements en dehors de l’Animaville, et en particulier à Colossea, capitale économique de la Guilde des Marchands.
Bouzin avait quatre frères, tous plus jeunes que lui et qui semblaient incapables de tenir en place plus d’une seconde. Ils couraient en tous sens à travers le salon en poussant des cris d’indiens, évitant par miracle les nombreuses sculptures animées en lumière molle que semblaient affectionner leurs parents. Après avoir grignoté quelques biscuits d’algue trempés dans une infusion de noyaux de cerise, parlé un peu du programme scolaire de l’école des Deux Mains et contemplé le père de Bouzin lançant de magnifiques ronds de fumée en direction du plafond, les jeunes gens purent enfin accéder à la bibliothèque, où était entreposée la fameuse carapace. L’impatience de Thomas se mua d’un coup en déception. Apparemment, il s’agissait d’une banale carapace de tortue, sur laquelle avait été gravé un plan du Monde d’Anaclasis.
— C’est ça, ton atlas ? railla Ela en étouffant un bâillement. Un gros cendrier pour la pipe de ton père ?
— Un c-cen-cendrier doté de pouvoirs incroyables, assura Bouzin en prenant un air mystérieux. Les t-to-tortues de Til sont des animaux volants t-t-très rares. Ce sont des c-cr-créatures qui vivent p-p-plus de mille ans, d’après ce qu’on dit. Elles pa-pa-passent l’essentiel de leur vie en l’air. Elles volent même en d-do-dormant. Ce font d’infatigables v-v-voyageuses, qui survolent au moins une fois dans leur vie chaque endroit de la p-pl-planète. Mais ce n’est pas ce qui les rend si c-cé-célèbres. La v-v-véritable raison, c’est que leur carapace est m-m-mnémosensible !
Le garçon se rengorgea en attendant la réaction de ses amis. Qui tarda à venir, vu que personne ne savait ce que voulait dire « mnémosensible ».
Thomas le tira gentiment d’affaire.
— Intéressant… Et c’est quoi, au juste, mnémosensible ?
Il n’en fallait pas plus pour relancer Bouzin. Il attrapa la carapace et la plaça sous le nez de Thomas.
— C’est-à-dire que s’y sont imprimées toutes les images des lieux qu’elle a survolés. Et tout le génie des artisans de Colossea est de rendre disponibles toutes ces images. Pour cela, il suffit de pointer un lieu sur le plan réalisé par les artisans, à l’aide d’une pointe métallique. Comme ça !
Bouzin, qui ne semblait pas réaliser qu’il avait répondu d’une traite sans bégayer, appuya une sorte de petit crayon argenté sur le plan. Aussitôt, une image de deux mètres de diamètre se déploya au-dessus de la tête des jeunes gens, dans une explosion de couleurs criantes de réalisme. Tous, à l’exception de Bouzin, bondirent en arrière. L’image représentait… Dardéa !
— C’est génial, ton truc, laissa échapper Thomas en tournant autour de la projection. C’est un hologramme, une image en trois dimensions…
— Et tu peux faire apparaître comme cela n’importe quel endroit du Monde d’Anaclasis ? demanda Tenna.
— Tout ce qui est r-re-représenté sur le plan, précisa Bouzin.
— Incroyable, murmura Ela en secouant la tête. Vous vous rendez compte ? Cette carapace constitue non seulement un livre de géographie, mais aussi un livre d’histoire…
Tenna fonça les sourcils. Thomas saisit la pensée de la jeune fille.
— Tu as raison, approuva Thomas. Si la tortue a véritablement vécu un millénaire, elle a enregistré les images dans sa carapace pendant toute cette durée. L’image de Dardéa que nous avons sous les yeux peut avoir mille ans, ou seulement quelques années. Aucun moyen de le savoir…
— Ben ça ! apprécia Tenna.
— Tout compte fait, il est génial, ton atlas, s’excusa Ela en souriant.
Bouzin confirma d’un hochement de tête réjoui.
— Tu nous donnes un cours de géographie ? proposa Thomas. J’ai tout à apprendre de votre monde, moi !
— C’est p-p-parti, approuva Bouzin.
Et c’est ainsi que Thomas découvrit la géographie du Monde d’Anaclasis. Comme il l’avait deviné, le monde d’Ela était bel et bien la copie conforme de celui d’où il venait. Par contre, la présence humaine semblait localisée au seul continent européen. Les autres terres émergées portaient aussi des noms, mais étaient visiblement demeurées vierges de tout établissement durable. Les six Animavilles étaient donc toutes installées en Europe : Éolia, la ville des Vents, au Danemark ; Zaporia, la ville des Magiciens, du côté de la Yougoslavie ; Volcania, la ville du Feu, au sommet d’une île volcanique de la mer Égée ; Aevalia, la ville des Songes, sur la côte normande ; Ruchéa, la ville des Chasseurs de miel, dans le Sud de l’Espagne ; et enfin Dardéa, nichée au cœur des Alpes, comme Thomas le savait déjà.
Mais ce qui surprit le plus le garçon fut le nombre important des Villes Mortes. Des dizaines, peut-être même une centaine, parfois plus vastes que Dardéa, alors même qu’en écoutant Ela, il avait eu l’impression qu’elles n’étaient rien de plus que quelques villages dénués d’importance. La réalité semblait tout autre. Une fois encore, le sentiment de supériorité des habitants des Animavilles devait être à l’origine de cette tendance à minimiser tout ce qui ce qui était extérieur à leur propre culture.
Les noms exotiques de ces villes étaient comme autant d’appels au voyage : Darkane, Blancport, Fort Terreur, Noirépine, Bleue, les Pierres Levées, Perce-Nuage, Caemlyn, Passemer, Forges d’Est, Épicéane, Elmora, Haut-Jardin, Salvemer, Calle-Sèche, Roque-Percée, Architemple, Coquillane, Airain, Pique-Flamme, l’Archipel Vagabond, Colossea, et tellement d’autres encore. Un monde entier se dévoilait sous les yeux émerveillés de Thomas ; des villes de bois, de pierre ou de lave, peuplées de foules bigarrées aux costumes exotiques, des contrées traversées par des créatures étranges, des forêts impénétrables survolées par d’immenses oiseaux, des déserts d’une beauté à couper le souffle, des lacs aux eaux émeraude et des mers grises comme de l’acier. Le besoin impérieux de tout découvrir par lui-même s’empara de Thomas. Une nouvelle fois, le bonheur d’être là et d’avoir la chance de vivre cette incroyable aventure le submergea comme un raz-de-marée. Le charme de la projection le poursuivit longtemps encore après avoir quitté la maison de Bouzin. Ela et lui remontèrent sans hâte en direction du palais du Peuple, sous le ciel où clignotaient les premières étoiles.
— Comme on se retrouve, Zombre ! lança soudain une voix impossible à confondre.
Thomas reprit contact avec la réalité, avec la rudesse d’un train d’atterrissage heurtant la piste défoncée d’un aérodrome de campagne. Zerth Pest ! Le Passe-Mondes venait de surgir de derrière un mur, ses sempiternels chiens de garde sur les talons. Ela soupira en croisant les bras d’un air de profond ennui.