13.

Les Boisilleurs d’Épicéane

Le lendemain matin, en arrivant à l’école, Thomas n’en crut pas ses yeux lorsqu’il vit Zerth Pest lui adresser un signe de tête en guise de salut. Le rouquin se limita à ce seul échange, mais cela n’échappa pas à Bouzin et Tenna, qui lancèrent à leur ami des regards interrogateurs. Thomas se contenta de leur répondre par un haussement d’épaules suggérant l’incompréhension. Il préférait ne pas les mêler à ses péripéties de la nuit. Ela, l’air fatigué mais la mine joyeuse, adressa un sourire entendu à Thomas.

La veille au soir, une fois rentrés de chez le jovial Baas, tous les deux avaient longuement discuté de ce qu’il convenait de faire. Ils étaient arrivés à la conclusion que l’intervention de Dardéa ne leur laissait à présent plus le choix. Il fallait mettre au courant le père d’Ela du rôle que Thomas semblait jouer dans ce monde. Du coup, la jeune fille avait proposé au garçon de venir dîner chez elle le lendemain, et d’en profiter pour lui parler.

— Regardez ! s’écria Tenna en désignant le tableau d’affichage des plannings situé dans le grand hall. Les cours de la journée ont tous été supprimés ! Vous étiez au courant ?

— Absolument pas, répondit Ela en secouant la tête.

— Voici monsieur Balbusarnn qui arrive, ajouta Thomas. On ne va pas tarder à en savoir plus.

Le directeur de l’école s’arrêta au milieu des élèves et les invita à se rapprocher pour être entendu.

— Bonjour à tous, dit-il avec un petit sourire. Vous avez dû constater que les cours prévus pour aujourd’hui ont été supprimés ?

Il attendit que la joyeuse pagaille autour de lui se calme avant de poursuivre.

— La raison est la suivante : les Devins m’ont annoncé hier soir que le beau temps dont nous profitons ces jours-ci ne va pas durer. La pluie est attendue pour demain. Elle risque même de s’installer pour quelques jours. Or, nous avions initialement envisagé que vous iriez récupérer à Épicéane les pontons destinés à la fête des Animavilles après-demain. C’est pourquoi j’ai décidé d’avancer cet événement, afin d’éviter le mauvais temps.

Les hourras qui s’élevèrent de l’assemblée ne laissèrent planer aucun doute sur la façon dont la nouvelle était accueillie.

— C’est quoi, cette histoire de pontons ? demanda Thomas à Ela.

— C’est pour la fête des Animavilles, répondit la jeune fille. Dardéa ne peut pas accueillir les dizaines de milliers de visiteurs attendus à cette occasion. C’est pourquoi d’immenses plateformes flottantes en bois ont été commandées aux Boisilleurs d’Épicéane. Elles seront équipées de tentes où seront installés les visiteurs. Les pontons ont été construits, mais il faut encore les ramener jusqu’à Dardéa. C’est ce que nous allons faire aujourd’hui.

— Et qui sont…

— Les Boisilleurs ? termina Ela en souriant. Ce sont les habitants de la Ville Morte d’Épicéane, une drôle de cité lacustre située à l’extrémité du lac. Ils sont bûcherons, artisans ou négociants et tous vivent de l’exploitation de la forêt. On en voit parfois sur les marchés de Dardéa. Ils troquent des objets en bois contre des bijoux ou des vêtements.

— Mon père leur avait acheté une boîte à forêt pour mes huit ans, ajouta Tenna. Dès que tu l’ouvrais, tu sentais les odeurs du sous-bois et tu entendais le bruit du vent dans les branches et le chant des oiseaux. J’adorais ça. Je l’ouvrais tous les soirs pour m’endormir. Jusqu’au jour où je l’ai cassée en la faisant tomber de mon lit. J’espère avoir le temps d’en trouver une autre aujourd’hui !

— C’est cool ! laissa échapper Thomas, que le désir de découvrir ce monde tenaillait un peu plus chaque jour.

— P-p-par ici ! lança Bouzin en rajustant son monocle. Monsieur B-Ba-Balbusarnn a dit qu’il fallait descendre aux b-ba-bateaux. Les derniers arrivés n’auront p-p-pas de place à bord et s-se-seront serrés comme des s-sa-sardines !

— C’est dommage de ne pas y aller directement, s’étonna Thomas.

— Même avec six Passe-Mondes, vous ne pourriez pas transporter tout le monde, répliqua Ela. Moi, cela ne me dérange pas de prendre un peu le temps d’admirer le paysage.

— Moi non plus, soupira Tenna. Vous n’imaginerez jamais ce qui m’est arrivé hier soir ! Mon chat a profité de la visite d’un ami de mon père pour se glisser entre ses jambes et détaler dans la rue. Il m’a fallu deux heures pour le retrouver ! J’ai l’impression d’avoir couru toute la nuit tellement je suis courbaturée ce matin !

Thomas devina Ela levant les yeux au ciel mais parvint à conserver son sérieux.

— Ton chat serait certainement revenu tout seul, suggéra gentiment le garçon. Les chats ont un sixième sens pour cela.

— Pas mon Bobo, gémit Tenna avec une moue boudeuse. Il n’a aucun sens de l’orientation et une chauve-souris aurait tôt fait de le croquer s’il passait la nuit à la belle étoile !

« Voilà encore autre chose », se désola Thomas. « Un monde où les souris mangent les chats ! Rien ne tourne décidément rond dans ce sacré Monde d’Anaclasis ! »

Un peu plus tard, les élèves eurent la surprise de constater que les deux navires sur lesquels ils embarquaient étaient placés sous la protection d’une dizaine de Défenseurs. Le maître Défenseur Melnas en personne était présent. Il adressa un clin d’œil complice à Thomas et Ela, mais resta vissé à son poste, aux côtés du marin chargé de la barre.

— Tu ne trouves pas une telle escorte pour le moins bizarre ? murmura Ela.

Thomas approuva d’un hochement de tête.

— Quelque chose me dit que la version officielle des enfants à l’imagination débordante n’a pas fait long feu, répondit le garçon. Même s’ils soutiennent le contraire, ils craignent que nous ayons dit la vérité sur ton enlèvement.

Ela prit un air rusé.

— Alors, on va leur donner des raisons de s’inquiéter, sourit la jeune fille. Aucun Défenseur ne peut suivre un Passe-Mondes décidé à faire l’école buissonnière, n’est-ce pas ?

— Aucun ! confirma Thomas avec une mine réjouie.

Les marins écartèrent les navires des quais flottants à l’aide de longues perches. Les capitaines déployèrent les voiles placées sous la quille et les bateaux cinglèrent en direction de l’extrémité occidentale du lac du Milieu. Les navires étaient cernés par l’immensité bleue qu’une brise légère ridait de milliers de vaguelettes. Le temps était magnifique, pas l’ombre d’un nuage à l’horizon. Difficile de croire que le lendemain le soleil aurait cédé la place à la pluie. Le trajet promettant de durer deux bonnes heures, Ela, Tenna, Thomas et Bouzin se lancèrent dans une partie de dés épique. La particularité des dés utilisés était qu’ils semblaient dotés… d’un réel sens de l’humour ! Et choisissaient eux-mêmes sur quelle face ils allaient tomber, en fonction des pitreries réalisées par les lanceurs. Une demi-douzaine d’autres élèves se joignirent bientôt à leur petit groupe et les éclats de rires des uns et des autres accompagnèrent les navires durant toute la traversée.

Lorsqu’un choc sous leurs fesses apprit aux jeunes gens que la voile venait de se replier contre la coque, ils eurent la surprise de constater qu’ils étaient déjà arrivés. Ils avaient atteint l’extrémité du lac. Les bateaux continuaient à glisser sur leur erre en direction d’un invraisemblable archipel de villages sur pilotis, reliés les uns aux autres par une forêt de passerelles. Le plus vaste des îlots artificiels était dominé par une sorte de donjon massif en bois qui devait mesurer une bonne cinquantaine de mètres de hauteur.

Épicéane, la ville des Boisilleurs ! Thomas était plus excité qu’une puce à l’idée de fouler les places et les ruelles de la Ville Morte. S’intéressant au paysage, il constata qu’ils avaient quitté la vallée de Grenoble. Contournant par le nord la montagne de Grand-Barrière – le Vercors –, dont les contreforts venaient à présent mollement mourir dans le lac, ils avaient navigué en direction de la vallée du Rhône. Ils ne devaient pas être loin du grand fleuve, jugea Thomas, car la ligne bleutée des collines ardéchoises se dressait à l’horizon.

Les bateaux s’approchèrent de l’un des quais de la ville construite sur le lac.

— R-re-regardez, les p-p-pontons sont là-bas ! signala Bouzin en désignant un chapelet d’immenses radeaux attachés aux pilotis d’un pont en bois reliant Épicéane à la terre.

— Il y en a au moins six, estima Ela. Vous n’allez pas chômer, les Bougeurs !

Le garçon au monocle confirma en pinçant les lèvres.

Des voix hélèrent les nouveaux venus depuis le quai, des cordes furent jetées et les bateaux tractés et amarrés au pied de l’une des plateformes de la ville. Le lac semblait noir entre les pilotis faits d’arbres de la forêt, la houle battant dans l’ombre comme un impressionnant bruit de respiration.

Monsieur Balbusarnn donna ses consignes depuis le quai, avant le débarquement des élèves :

— Vous avez quartier libre le temps que les Boisilleurs rassemblent les pontons auprès des navires, indiqua monsieur Balbusarnn. Cela vous laisse environ deux bonnes heures, que vous pourrez mettre à profit pour découvrir le marché particulièrement pittoresque et manger un morceau. Je vous laisse la possibilité de vous restaurer en ville par vos propres moyens, ou au contraire de venir récupérer aux navires un panier à pique-nique. Le voyage de retour ne se fera que cet après-midi. Les Bougeurs s’occuperont de propulser les pontons, en se relayant régulièrement, tandis que les autres monteront les tentes que nos marins auront déchargées des bateaux. D’ici là, prenez du bon temps. La seule chose que je vous demande, c’est de ne pas quitter le quartier où nous avons accosté. Les Défenseurs de maître Melnas veilleront à votre tranquillité dans ce périmètre. Des questions ?

Une main se leva sur l’autre bateau.

— Comment saurons-nous que nous ne quittons pas le quartier que vous nous évoquez ? demanda un garçon qui étudiait les langues dans la section d’Ela.

— Très simple : chaque quartier est un village lacustre à part. Pour quitter le quartier, il vous faudrait emprunter une passerelle enjambant une étendue d’eau. Impossible donc de se tromper !

Une seconde main se leva : Ela cette fois.

— Pourquoi est-il nécessaire de demeurer sous la protection des Défenseurs ? demanda la jeune fille avec la plus parfaite innocence. Vous craignez quelque chose en particulier ?

Thomas réprima un sourire. Melnas baissa les yeux d’un air embarrassé.

— Le marché est fréquenté par des voleurs suffisamment lestes pour vous déposséder de vos vêtements sans que vous ne vous en rendiez compte, sourit le directeur de l’école. La présence de nos Défenseurs est une simple mesure dissuasive vis-à-vis de ces gens-là. Tout simplement.

Ela accepta la réponse avec un sourire de gratitude. Sacrée comédienne ! songea Thomas. Au moins, une chose était certaine : monsieur Balbusarnn n’avait pas été mis au courant des véritables raisons de la présence de Melnas et de ses soldats. La spontanéité de sa réponse en témoignait.

— Passez un agréable moment, déclara le directeur en guise de conclusion. Reposez-vous, car l’après-midi risque d’être bien chargé !

Les élèves se répandirent joyeusement sur le quai, comme du champagne s’échappant d’une bouteille trop secouée. Thomas, Ela, Tenna et Bouzin laissèrent le gros de la troupe se disperser avant de s’engager à leur tour sur les escaliers menant à la ville. Melnas et trois Défenseurs leur emboîtèrent discrètement le pas.

— On noie le poisson une demi-heure avant de prendre la poudre d’escampette, proposa à mi-voix Thomas à Ela.

Elle acquiesça silencieusement, un sourire mutin flottant sur ses lèvres couleur framboise. Thomas sentit la marche de son cœur s’accélérer. Pas simplement à l’évocation du bon tour qu’ils s’apprêtaient à jouer à leurs mentors. La chevelure dénouée de la jeune fille encadrait l’ovale de son visage, mettant en valeur la blancheur de sa peau. « Une vraie princesse de conte de fées », songea fugacement le garçon, en sentant ses joues s’empourprer. Il reporta son attention à la ville pour dissimuler son émoi.

Une volée de marches en rondins les avait menés directement sur la grande place où se tenait le marché. Un indescriptible capharnaüm en comparaison du marché de Dardéa. Ici, les étals étaient plus grossiers, le sol jonché de plus de détritus, les gens plus bruyants, s’interpellant avec de grands cris. Dans le même temps, l’ambiance semblait plus chaleureuse, un peu comme dans ces marchés du Sud de la France où l’accent respire la bonne humeur. La plupart des hommes portaient de longues barbes élégamment frisées. Les femmes se paraient de deux énormes tresses enroulées au-dessous des oreilles comme deux improbables yoyos. Pour le reste, femmes et hommes étaient vêtus des mêmes pantalons amples en peau retournée et des mêmes tuniques en lin bordées aux encolures et aux manches de fourrures soyeuses. Quelques Elwils aux yeux en amande se mêlaient aux habitants d’Épicéane. Mais la véritable attraction, tout compte fait, c’était la présence des cadets de l’école des Deux Mains au milieu de ce modeste marché de province. Les vendeurs et les badauds les contemplaient comme s’ils débarquaient d’une autre planète, cherchant parfois à discuter, mais évitant soigneusement les Défenseurs aux longues capes bleu électrique.

Les denrées vendues sur le marché étaient moins exotiques que celles présentes à Dardéa, se limitant généralement à de la nourriture et à des vêtements. Thomas s’attarda devant un certain nombre d’objets domestiques en bois joliment sculptés ainsi que d’élégantes poteries en céramique aux couleurs éclatantes. Tenna finit par dénicher un vendeur de « boîtes à forêt », et jeta son dévolu sur un exemplaire de la taille d’une grosse boîte d’allumettes fabriquée dans un bois presque noir. Thomas fut surpris par les arômes et les sons qui s’en échappèrent lorsqu’il l’ouvrit : il lui aurait suffi de fermer les yeux pour se croire plongé au cœur de la jungle ! Le plus surprenant, c’est que la boîte était parfaitement vide ! Lorsqu’il demanda au vendeur « comment ça marchait », il n’eut pour réponse qu’un sourire énigmatique. « À ranger dans la catégorie des choses qui se contentent d’être comme ça ! », décréta le garçon, philosophe.

La présence de nombreux vendeurs de saucisses indiquait clairement que ces gens n’étaient pas végétariens et Thomas se laissa offrir par Ela un énorme hot-dog à la mode d’Anaclasis. Elle le regarda mordre à pleines dents en mimant le dégoût.

— Goûte au moins, suggéra Thomas d’un air malicieux en lui tendant la saucisse dégoulinante de jus.

— Pouah ! s’exclama Ela en fronçant le nez. Autant me demander de manger des chenilles crues !

— Pourquoi pas, renchérit Thomas. Laisse-moi juste le temps de t’en trouver quelques-unes, bien grasses et velues. Je crois en avoir aperçu…

— Regarde ! le coupa Ela en ouvrant de grands yeux.

— Des chenilles ? sourit Thomas en suivant le regard de la jeune fille.

— Derrière l’étal du drapier, précisa Ela en reculant prudemment, comme si elle cherchait à ne pas se faire remarquer.

Le garçon retrouva aussitôt son sérieux en apercevant la vieille femme du marché de Dardéa. Celle dont le pendentif lui avait sauvé la vie pendant l’attaque des libelames. Que faisait-elle là ? Était-elle originaire d’Épicéane ? Ce n’était pas impossible, car elle était vêtue comme les habitants de la cité lacustre. En revanche, ses longs cheveux blancs tombaient librement dans son dos. Elle se dirigeait vers une extrémité du marché.

— On la suit ? demanda Thomas à Ela.

Elle acquiesça en silence et se retourna vers Bouzin et Tenna, qui contemplaient des oiseaux exotiques jacassant dans une grande volière.

— Tenna, nous avons quelqu’un à voir à Épicéane avec Thomas, expliqua-t-elle précipitamment. On vous retrouve tout à l’heure sur le bateau. Si l’on vous demande où nous sommes, vous dites que nous flânons dans le marché. À plus tard !

Sans laisser à son amie le temps de répondre, elle attrapa la main de Thomas et planta là ses amis abasourdis.

Thomas jeta un regard en direction de Melnas, qui n’avait pas relâché sa discrète surveillance. À l’opposé, la vieille femme venait de disparaître derrière une maison en rondins à la toiture de chaume.

— C’est le moment ! avertit Thomas.

Il éleva subitement leur niveau de vibration et tous les deux se retrouvèrent dans la ruelle où avait disparu l’inconnue. Un petit garçon les regardait avec des yeux ronds. Il serra craintivement son jouet en bois contre lui lorsque Thomas lui sourit pour tenter de le rassurer.

— J’imagine la tête de Melnas, se réjouit Ela. Regarde, c’est elle là-bas, elle tourne à droite.

Suivre la vieille femme ne se révéla pas très compliqué, en vérité. Elle semblait parfaitement détendue et marchait sans hâte. Bien entendu, elle n’avait aucune raison de supposer qu’elle pouvait être prise en filature par qui que ce soit. À quelques ruelles du marché, elle emprunta une longue passerelle suspendue au-dessus du lac, qui reliait le quartier du marché à un autre quartier de la ville.

— On va attendre qu’elle ait traversé avant de s’engager à notre tour, suggéra Thomas. Ce serait bête de se faire repérer maintenant.

Une fois la femme de l’autre côté, les jeunes gens s’élancèrent au pas de course. Il leur fallut ralentir vers le milieu, car la passerelle tanguait dangereusement. Quelques passants froncèrent les sourcils en se cramponnant à la main courante. Le nouveau quartier était une vaste zone artisanale où les ateliers de sculpteurs alternaient avec les échoppes de fabricants d’objets manufacturés. Les noms des nombreuses fabriques étaient gravés sur des billots de bois pendus au-dessus des portes : Chante-Scie, Tourne-Branche, Taille-Sève… Des piles de planches ou de billots encombraient les ruelles, chargées de l’odeur agréable de la sciure. Les passants étaient beaucoup moins nombreux que sur la plateforme du marché, ce qui contraignit les jeunes gens à redoubler de prudence pour ne pas risquer d’être découverts.

La poursuite avait commencé depuis une dizaine de minutes lorsque la vieille femme emprunta une nouvelle passerelle, reliant le quartier des artisans à une petite plateforme sur pilotis surmontée par une grosse tour en bois rectangulaire. Le pont suspendu enjambant un bras d’eau était le seul accès au sombre donjon dénué de toute autre ouverture qu’une porte.

— Bon, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? souffla Ela.

Thomas pinça les lèvres, ce qui était l’indice chez lui d’une profonde réflexion.

— On va attendre, finit-il par répondre. Avec un peu de chance, elle ressortira bientôt, on aura alors tout le loisir de fouiller son repaire en toute sécurité.

— Et si elle ne ressort pas ? insista Ela.

— Alors on se demandera s’il est raisonnable de s’introduire chez elle en sa présence… Heureusement, la question ne devrait pas se poser !

— Qu’en sais-tu ? s’étonna la jeune fille.

Thomas posa son doigt dressé sur ses lèvres et entraîna discrètement Ela derrière l’angle d’un bâtiment. La jeune fille eut juste le temps d’apercevoir la vieille femme empruntant la passerelle dans l’autre sens. L’inconnue passa devant l’impasse où ils avaient trouvé refuge, sans leur prêter la moindre attention.

— Eh bien, elle n’est pas du genre à user son canapé, plaisanta Thomas une fois qu’elle eut disparu. On y va ?

— Laisse-moi seulement le temps de me renseigner sur notre inconnue.

Ela se rapprocha d’un gaillard noueux et puissant occupé à clouer des planches pour réparer une porte endommagée. Il leva un regard intrigué vers les jeunes gens.

— Bonjour Monsieur, dit Ela en lui dédiant son sourire le plus angélique. Nous venons de Dardéa et sommes pour la journée dans votre ville avec notre classe. Puis-je vous poser une question ?

L’homme croisa sur sa poitrine des bras épais comme la taille de Thomas et hocha la tête d’un air engageant.

— À qui appartient la grosse tour isolée sur l’eau, là-bas ?

— Pourquoi t’intéresses-tu à cette tour ? demanda le colosse en affichant un air suspicieux.

— Par simple curiosité, répondit Ela en feignant l’innocence. Notre professeur nous a demandé d’étudier l’architecture de votre ville, et de noter tout ce qui nous surprendrait. Et justement, cette tour nous a intrigués, car elle ne ressemble pas aux maisons qui l’entourent.

— Je vois, répondit l’homme en se détendant. Cette tour est la demeure d’une incantatrice de grand renom à Épicéane.

— Une incantatrice ? s’étonna Ela. C’est une sorte de chanteuse ?

Le costaud sourit de toutes ses dents.

— Une incantatrice, pas une cantatrice. Une incantatrice est une magicienne, qui doit son nom aux paroles qu’elle prononce pour lancer ses sorts : on dit qu’elle incante. C’est une personne très appréciée par ici, même si la plupart des gens en ont une frousse bleue. Elle protège ceux qui le lui demandent contre le mauvais œil et toutes sortes de choses néfastes. Son nom est Dune Bard. D’autres l’appellent tout simplement Dune l’Accoucheuse, car elle aide fréquemment les femmes à mettre au monde leurs enfants. Tu as d’autres questions, petite ?

Ela secoua la tête et remercia le brave homme, qui se remit à clouer à tour de bras. Les deux adolescents tournèrent à l’angle de la rue et s’arrêtèrent devant la passerelle.

— Regarde, elle n’a même pas pris le soin de fermer la porte de la tour, constata Ela en désignant l’huis entrebâillé.

— Mouais, cela ne me dit rien qui vaille, marmonna Thomas. Soit c’est de la négligence, et alors on est de sacrés veinards. Soit c’est un piège !

— À moins qu’elle ne soit suffisamment respectée pour ne pas avoir à s’embarrasser de protection ? suggéra Ela.

La moue soucieuse affichée par la jeune fille indiquait clairement qu’elle n’y croyait guère. Thomas s’ébroua mentalement. Il n’avait pas suivi l’incantatrice jusqu’ici pour abandonner maintenant. La vieille femme en savait certainement beaucoup sur lui, et il ne comptait pas repartir bredouille !

— Je traverse ! dit-il sur un ton décidé. Attends-moi ici et donne l’alerte si je ne suis pas revenu d’ici une quinzaine de minutes.

— On devrait peut-être attendre le retour de la magicienne ? s’inquiéta Ela. Le pendentif qu’elle t’a offert t’a sauvé la vie. Il est possible qu’elle soit disposée à nous raconter ce qu’elle sait sur toi ?

— Ou peut-être pas, enchaîna Thomas. Non, je crois que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes pour comprendre le fin mot de l’histoire. Je dois y aller !

Le garçon vérifia qu’ils étaient seuls et s’engagea d’un pas décidé sur la passerelle… percutant aussitôt quelque chose… d’invisible ! Il tomba lourdement sur les fesses, se raccrochant in extremis à la main courante pour ne pas glisser à l’eau. Il attendit que le balancement de la passerelle se calme avant de se relever, vexé plus qu’inquiet.

— Tu as glissé ? s’étonna Ela.

Il secoua la main en signe de dénégation et repartit en avant. Il heurta à nouveau l’obstacle, moins violemment cette fois. Un mur semblait barrer le passage, sauf… qu’il n’y avait rien !

— Quelque chose d’invisible m’interdit d’avancer, râla le garçon.

— La tour est protégée par un sort, conclut Ela. Cela explique que Dune Bard ne prenne pas la peine de fermer sa porte.

Thomas passa la main sur la surface invisible. Elle était aussi lisse et froide qu’une rivière gelée. Le garçon éleva son niveau de vibration pour tenter de franchir la barrière, mais rien ne se produisit. Le sort bloquait aussi efficacement le passage des vibrations que celui des êtres vivants. Mais était-il seulement installé en travers du pont suspendu ou bien isolait-il hermétiquement la tour sur pilotis du monde extérieur ? On allait en avoir le cœur net. Le garçon retourna à côté d’Ela, à qui il adressa un sourire goguenard.

— Voyons si notre magicienne a protégé son antre contre les Passe-Mondes indélicats, rugit-il entre ses dents.

— Je t’accompagne, l’interrompit Ela avant qu’il ne s’élance. Je préfère ne pas te laisser seul. Qui sait quelles bêtises tu serais capable de faire si je n’étais pas là pour te surveiller ?

-— Bien, maman ! Prends ma main et accroche-toi…

Un instant plus tard, les deux amis se retrouvaient sans encombre au sommet de la tour. Visiblement, Dune Bard n’avait pas jugé nécessaire de se prémunir contre les intrusions venues du ciel. Le toit plat où ils avaient atterri était cerné par un parapet en rondins, dans lequel étaient aménagés des créneaux. Le point de vue depuis la terrasse était certainement l’un des plus impressionnants que l’on puisse avoir de la ville-archipel, l’immense lac et les montagnes bleutées au loin. Seul l’énorme donjon du roi d’Épicéane était plus élevé que la tour de l’Incantatrice. Les jeunes gens ne perdirent pas de temps à admirer le superbe panorama. À tout moment, la magicienne pouvait revenir et découvrir l’intrusion. Une trappe ouverte dans un angle donnait accès à un escalier en colimaçon.

— Je passe devant, décréta Thomas. En cas de mauvaise surprise, mon pendentif me protégera… Enfin j’espère !

Après quelques marches, ils stoppèrent net, bouche bée : l’intérieur de la tour était complètement vide ! De haut en bas, la construction était à peu près aussi accueillante et sombre qu’un conduit de cheminée. Un conduit de quarante mètres, quand même. Les seules sources de lumière étaient la porte entrebâillée au niveau du sol et la trappe ouverte au plafond.

— Elle n’est pas bien nette, notre magicienne, marmonna Thomas incrédule. Quel intérêt de construire un truc aussi grand pour le laisser vide ?

— Pas tout à fait vide : il y a cet escalier, nota Ela. Peut-être qu’elle est fan d’escaliers ?

— Ou peut-être qu’elle a une araignée au plafond, plaisanta Thomas en désignant les tentures arachnéennes pendant aux poutres.

Ela sourit puis fronça les sourcils. Elle se pencha en direction du vide en plissant les paupières.

— Mais il y a quelque chose là-dessous, dit-elle en tendant le doigt. Cela flotte à mi-hauteur, vers le mur opposé. Tu vois ?

Thomas se pencha à son tour. En effet, il y avait bien quelque chose : cela ressemblait à une sorte de pot rempli de crayons ! Pas le genre de truc que l’on s’attend à trouver dans l’antre d’une grande magicienne. D’un autre côté, un pot à crayons planté à vingt mètres au-dessus du sol, ça n’était quand même pas banal. Les deux amis descendirent l’escalier pour se placer à hauteur de l’objet. Quinze bons mètres les en séparaient horizontalement. La pénombre ne permettait pas de voir plus distinctement le pot aux flancs rebondis ni son contenu.

— Elle doit sacrément y tenir à ses crayons, la Dune Bard, apprécia Thomas avec un claquement de langue appréciateur. Tu n’as pas envie de les voir d’un peu plus près ?

— J’aimerais bien, répondit Ela. Mais j’ai beau chercher, je ne vois pas de solution pour y parvenir. Il faudrait un filet à papillons au bout d’une perche… Bref, à moins que tu n’aies emporté ça dans une poche, je crois que l’on devra se contenter de suppositions.

— Il y a une solution, annonça triomphalement Thomas. Je n’ai qu’à me transporter là-bas, tout simplement !

— Et t’écraser vingt mètres plus bas ensuite, répliqua Ela en secouant la tête. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, le pot flotte en l’air à plusieurs mètres du mur.

— Je vais tomber bien entendu, mais je me transporterai sur l’escalier pendant ma chute. Tout simplement.

— Tout simplement… Et si, dans l’affolement, tu ratais ton retour et revenais à deux mètres de l’escalier ?

— Je vois que la confiance règne, ma vieille ! Je suis capable de me transporter exactement là où bon me semble. Maître Lebanenn pourrait te le confirmer immédiatement… si vous aviez inventé les téléphones portables !

— Les quoi ?

— Un truc comme tes tours des Tambours mais qui tient dans le creux de la main. Ne t’inquiète pas, je n’ai pas de tendance suicidaire, ça va marcher.

— D’accord, mais fais bien attention à toi, Thomas Passe-Mondes. Parce que si tu tombes, moi je descends pour t’achever !

— Je sais que tu en es capable, affirma le garçon d’un air faussement catastrophé.

Sans plus attendre, il glissa. En surgissant à côté du pot, il découvrit que le récipient était creusé dans un… crâne humain tranché au-dessus des arcades sourcilières. De surprise, il faillit bien oublier d’attraper l’un des crayons avant de chuter comme une pierre. Mais il réagit aussitôt et se rematérialisa à l’endroit exact qu’il venait de quitter.

— Et voilà, s’exclama avec fierté le garçon en tendant son trophée sous le nez d’Ela.

— Bravo, apprécia la jeune fille en tapant dans ses mains. Tiens, ce n’est pas un crayon. On dirait plutôt une sorte de petite flûte en bois.

— Une flûte à une seule note alors, car il n’y a aucun trou sur le tube. Je me demande quel son elle produit…

Thomas porta l’instrument à ses lèvres et souffla. Il s’était attendu à tout sauf à ce qui se produisit alors. Une voix aussi délicate que du cristal surgit de la flûte, prononçant distinctement d’énigmatiques paroles. Ela ouvrit de grands yeux : elle ne connaissait visiblement pas cette langue. Les mots, quoique parfaitement incompréhensibles, se succédaient pourtant sur un rythme qui sembla aussitôt une évidence à Thomas. Cela semblait évoquer quelque chose qu’il aurait connu, mais qu’il était incapable de se remémorer de façon consciente. Une impression troublante de « déjà vu ». En l’occurrence, un air de « déjà entendu ». Lorsque la voix se tut, les mots semblèrent voler un certain temps autour des jeunes gens, comme doués d’une forme d’existence propre, avant de s’évanouir à regret.

— Qu’est-ce que c’était ? chuchota Thomas, stupéfait. J’en ai encore la chair de poule.

— Je crois qu’il s’agit d’un répéteur, déclara la jeune fille d’une voix blanche. Les magiciens introduisent une incantation particulière dans chaque répéteur. Cela leur permet de s’en resservir autant qu’ils le souhaitent, sans reproduire à chaque fois un rituel compliqué.

— Ben voyons ! À ton avis, quel sort avons-nous libéré ?

— Aucun, visiblement. Peut-être ce répéteur est-il endommagé ? Ou alors le magicien a protégé sa création par un mot de passe ou un truc du même genre ?

— Une baguette magique à cran d’arrêt, plaisanta Thomas en retournant le petit tube de bois entre ses mains.

Son sourire se figea : son regard venait de se poser sur la perle pendue à son cou. Elle était rouge vif !