— Tlllaaaccc ! hurla un Touillegadoue en tendant le doigt vers le ciel.
Son cri ne s’était pas éteint que les nuages se déchirèrent au-dessus de la flotte. Une dizaine de créatures de cauchemar fondirent sur l’expédition de secours, en poussant de terribles grondements. Les vers, que les Touillegadoues et les Rêveurs traquaient depuis une demi-heure à travers la nuit, étaient bien les monstres hideux que Thomas avait imaginés.
Ils mesuraient au moins vingt mètres de long avec un corps annelé presque transparent à l’aspect répugnant. Une immense bouche toute ronde, dénuée de dents mais suffisamment grande pour engouffrer un éléphant, s’ouvrait à l’avant des créatures. C’est par là qu’elles aspiraient l’air humide des nuages, qui était ensuite expulsé par des orifices plus petits disposés à l’arrière de leur corps. Chaque ver était chevauché par des dizaines d’hommes-scorpions, solidement campés sur leurs jambes et cramponnés à des pics plantés dans le dos de l’animal. L’un des cavaliers, placé sur la tête des monstres, guidait visiblement les incroyables montures à l’aide de sangles fixées autour de leur bouche béante.
Les Bougeurs n’eurent pas le temps de faire pivoter les embarcations de Dardéa, que déjà les assaillants étaient sur eux. Sous l’impact, les flotteurs firent des embardées qui envoyèrent sur les fesses tous les hommes qui ne s’étaient pas solidement agrippés. Aussitôt après, les premières flèches décochées par les hommes-scorpions commencèrent à siffler autour des Défenseurs. Les soldats répliquèrent par leurs cris de combat, qui firent trembler la brume sur leur trajectoire. Là où les vers avaient réussi l’abordage, les hommes-scorpions bondirent sur les flotteurs et une furieuse mêlée s’engagea. Les guerriers de Ténébreuse avaient l’avantage du nombre et de la taille mais les Défenseurs les maintenaient facilement à distance en décochant sans discontinuer leurs terribles coups de poings sonores. Les Touillegadoues n’étaient pas en reste, harcelant les assaillants avec un courage et une dextérité remarquables.
Le flotteur sur lequel se trouvait Thomas avait échappé à la première attaque, mais deux vers sinuaient à présent dans son sillage pour tenter de l’approcher. Iriann Daeron, Melnas et quelques compagnons cherchaient à les détourner par des attaques incessantes, mais sans grand résultat. Les monstres se rapprochaient inexorablement.
Thomas traversa le flotteur en quelques bonds pour rejoindre Dune Bard, réfugiée avec le plus gros de l’équipage à l’abri du bastingage. Une flèche ricocha sur le bois à l’endroit qu’il venait de quitter. Deux autres se fichèrent dans la coque avec un bruit sourd.
— Prends ça, charogne ! éructa un Défenseur en projetant en même temps un missile sonore.
Il baissa la tête juste à temps pour éviter deux nouvelles flèches.
— Sommes-nous proches d’Ela ? demanda Thomas à Dune Bard en s’accroupissant à côté d’elle.
L’incantatrice retira le répéteur de ses lèvres :
— À moins de cinq cents mètres. Je crois qu’elle se trouve sur…
Elle poussa un cri et se cramponna au garçon pour ne pas rouler sur le côté : le flotteur venait de tanguer violemment sur la droite et entamait un piqué dans une tentative d’esquive. Derrière eux, les vers ne se laissèrent pas surprendre et plongèrent à leur tour. L’air, en s’engouffrant dans leur gueule, rugit comme les réacteurs d’un avion lancé à plein régime. Les monstres gagnèrent du terrain et ne furent bientôt qu’à quelques mètres de la poupe du flotteur. L’abordage était imminent ! Pourtant, sans raison apparente, les créatures abandonnèrent brutalement la poursuite. Des cris de victoire éclatèrent parmi les fugitifs. Coupés net lorsque l’embarcation creva le plancher nuageux… cinquante mètres à peine au-dessus d’une forêt ! Le Bougeur aux commandes arqua son corps, dans un réflexe désespéré pour freiner leur chute. Le flotteur releva péniblement le nez en grinçant de toute sa membrure, mais bien trop lentement ! Des arbres se dressèrent devant l’embarcation. Thomas leva les mains devant son visage, croyant sa dernière heure venue. Des branches éclatèrent dans un bruit de fin du monde et des débris fouettèrent les occupants du flotteur. Puis le calme revint, aussi rapidement que tout avait commencé : ils étaient passés ! Thomas rouvrit les yeux, incrédule. Son cœur battait la chamade. Iriann Daeron fut le premier à se remettre sur ses jambes. Il contempla le paysage nocturne d’un regard circulaire et, une fois de plus, lança des ordres précis.
— On fait demi-tour pour aller prêter main-forte aux autres ! Les Défenseurs, à vos postes ! Melnas, je veux un rapport détaillé sur les dégâts subis par le flotteur. Cresias, repère la position de la flotte et guide-nous. On va voler en rase-mottes suffisamment longtemps pour que les vers perdent notre trace puis on remontera à la verticale à travers les nuages.
Le Rêveur interpellé ferma les yeux et entreprit de fouiller les vibrations-pensées émises par le reste de l’expédition. Thomas jugea opportun d’intervenir.
— Ma tante a repéré Ela ! lança-t-il au Guide. Les vers ont perdu notre trace, je crois que nous devrions profiter de l’aubaine pour secourir votre fille !
Une lueur d’espoir éclaira le visage d’Iriann Daeron
— Vous êtes sûre de vous ? demanda-t-il à l’incantatrice.
— Je n’ai pas le moindre doute, confirma la magicienne. Elle est détenue quelque part sur le piton rocheux que l’on distingue devant nous. Nous pourrions y être en moins d’une minute…
Le Guide se rembrunit.
— Je ne peux pas abandonner nos compagnons, protesta-t-il. Je crains pour leurs vies tout autant que pour celle de ma fille…
Il jeta un regard en direction de la montagne désignée par l’incantatrice, son visage fermé témoignant de son dilemme.
— On ne change rien à mon plan et on fait demi-tour ! ordonna-t-il d’un ton ne souffrant pas la discussion. Cresias, as-tu retrouvé la trace des autres flotteurs ?
— Je les ai retrouvés ! s’écria victorieusement le Rêveur. Et il semble que l’affrontement est en train de tourner en notre faveur !
— Parfait ! se réjouit Melnas. Cela nous laisse toute latitude pour porter secours à Ela ! Iriann, la décision te revient. On la poursuit ou pas, cette mission ?
Le Guide de Dardéa jeta un regard reconnaissant au maître Défenseur et sourit à Thomas.
— Droit sur la montagne ! rugit le géant.
Le Bougeur aux commandes hocha la tête d’un air satisfait et le flotteur s’ébranla lourdement au-dessous du ventre noir des nuages.
— Quel est le nom de cet étrange piton ? demanda Dune Bard à Melnas, plongé dans la contemplation de l’obélisque rocheux jaillissant au-dessus des forêts.
— On l’appelle la Colonne Brisée, répondit le soldat. Ses falaises sont trop abruptes pour être gravies ; la seule méthode pour atteindre le sommet est donc le flotteur. Je l’ai survolé il y a quelques années, en revenant d’un séjour dans la ville de Calle-Sèche…
— On l’appelle le Mont Aiguille dans mon monde, précisa Thomas. J’ai passé une semaine de classe verte dans un gîte du coin, au printemps dernier.
Un très mauvais souvenir, se rappela le garçon. Les frères Brutoni avaient été particulièrement exécrables et la présence rassurante de sa grand-mère lui avait cruellement fait défaut.
— Tu as déjà mis le pied sur le sommet de la Colonne Brisée ? s’étonna Melnas.
— Non, j’en ai seulement fait le tour avec ma classe. Cela donne le vertige rien que de la regarder d’en bas : on ne risquait pas de tenter l’escalade !
Le flotteur s’immobilisa à quelques dizaines de mètres des falaises vertigineuses. Le sommet disparaissait dans les nuages. Dune Bard souffla à nouveau dans le répéteur, qui chantonna son incantation cristalline. Les mots semblèrent littéralement happés par les brumes au-dessus de leurs têtes.
— Ta fille est détenue au sommet de cette montagne, confirma la vieille femme à Iriann Daeron.
— Alors on grimpe, lança le Guide au Bougeur. Ouvrons l’œil, cette purée de pois ne me dit rien qui vaille.
L’embarcation s’éleva doucement et plongea dans un brouillard tenace. Après un moment, un Touillegadoue indiqua d’un geste qu’ils avaient atteint le sommet du rocher et le flotteur repartit à l’horizontale. Une trouée dans les nuages permit d’apercevoir le sol, quelques mètres seulement au-dessous de la coque : une prairie d’altitude à l’herbe rase. Pas trace des hommes-scorpions de Ténébreuse… en apparence, du moins. Tous les occupants de l’embarcation étaient penchés vers le sol, les yeux écarquillés pour essayer de voir à travers les écharpes de brume. Le silence n’était troublé que par le hululement d’un oiseau de nuit.
Un cliquetis d’alarme strident les arracha à leurs recherches. Un homme des marais désignait quelque chose d’invisible au milieu des nuages.
— Tir de couverture ! hurla Iriann. On file d’ici !
Thomas aperçut avec terreur une masse sombre tomber dans leur direction.
— Un ver ! glapit quelqu’un à côté de lui.
Les cris de combat des Défenseurs creusèrent d’éphémères tempêtes dans la brume, une seconde avant le choc assourdissant. Le flotteur se cabra presque à la verticale en tourbillonnant sur lui-même. Thomas fut éjecté de son banc et catapulté par-dessus le bastingage. Sa chute fut brève et il heurta sans ménagement le sol. Des branches et des feuillages le giflèrent, des épines s’enfonçant un peu partout dans ses jambes et ses bras nus. Il termina sa course, empêtré dans un buisson. Surpris d’être encore en vie, le garçon regarda autour de lui. L’obscurité était presque totale. Aucune trace du flotteur ni du ver. Le choc avait dû les entraîner loin d’ici. Après le tumulte de l’abordage, le silence lui sembla terriblement oppressant.
Il passa plus d’une minute à se débattre au milieu des broussailles pour se remettre sur ses pieds, crachant des feuilles et des brindilles qui lui laissèrent un goût âcre dans la bouche. Toutes désagréables qu’elles soient, les ronces lui avaient probablement sauvé la vie en amortissant sa chute. Il se mit à trembler, autant en réaction à ce qui venait de lui arriver qu’en raison de la fraîcheur humide de l’air sur la montagne. Il prit aussi désagréablement conscience des nombreuses écorchures qu’il avait sur tout le corps. L’idée lui traversa l’esprit de se transporter immédiatement sur Dardéa pour s’y faire soigner. Thomas imagina ensuite Ela aux mains de ces abominations à queue de scorpion, et sa fureur lui donna le courage de s’extraire du buisson. Il ne savait pas ce qu’il était advenu du reste de l’expédition de secours. Peut-être avaient-ils tous péri ? Peut-être était-il la dernière chance de la jeune fille. IL DEVAIT LA RETROUVER !
Il réprima sa colère, qui ne l’aiderait en rien pour sauver son amie, et étudia le paysage nocturne autour de lui : la lande semée de ronces semblait se prolonger sur trois côtés, certainement jusqu’aux falaises. Le quatrième, en revanche, était semé de gros rochers aux formes torturées. Le cœur de Thomas bondit : une lueur ténue, au-delà du terrain empierré, découpait les blocs en ombres chinoises. Le garçon se transporta derrière l’un des rochers. La lumière était plus intense et s’accompagnait à présent d’une sourde rumeur. Thomas contourna précautionneusement l’obstacle et demeura bouche bée : il contemplait une petite dépression menant à l’entrée d’une grotte, brillamment illuminée par des dizaines de torches plantées en terre. Il connaissait cet endroit : c’était celui-là même où ils avaient atterri en compagnie d’Ela et de Zerth Pest à l’issue de leur duel de Passe-Mondes ! À la différence près que, cette fois-ci, il était occupé par un immense ver des nuages posé sur le ventre !
Le monstre était encore plus hideux à terre qu’en vol, son corps blafard agité d’ondulations produisant un écœurant bruit de liquide. La bouche démesurée s’ouvrait inutilement, comme celle d’un poisson échoué sur un rivage. Des hommes-scorpions s’activaient à décharger des tonneaux harnachés sur le dos de l’immense créature. Une fois entreposée à terre, la cargaison était récupérée par d’autres guerriers, qui l’emportaient dans les profondeurs de leur antre cavernicole. Ela était certainement détenue dans la grotte !
Thomas resta quelque temps dissimulé derrière le rocher à réfléchir sur une façon d’entrer dans le souterrain, à la barbe de ses ennemis. Un plan audacieux lui vint enfin à l’esprit. À l’image d’Ulysse durant la guerre de Troie – il avait étudié l’Iliade durant l’année scolaire –, il allait laisser aux hommes-scorpions eux-mêmes le soin de l’introduire dans leur domaine… dissimulé dans un tonneau !
Il attendit que les fûts soient tous déchargés au sol et laissés un instant sans surveillance pour se transférer derrière la barrique la plus éloignée de l’entrée de la caverne. Le ver des nuages, s’il perçut la présence du garçon, n’en fit pas cas. Thomas chassa de son esprit la proximité inquiétante de l’énorme créature pour se concentrer sur ce qu’il avait à faire : vider le tonneau de son contenu afin de s’installer à l’intérieur. Il tira sur un bouchon en liège qui sauta avec un plop discret. Un liquide ressemblant à de l’huile s’écoula de l’orifice en glougloutant.
Pouah ! L’odeur était difficilement supportable. De toute évidence, il ne pourrait jamais se dissimuler dans celui-là ! Il toqua sur les tonneaux voisins, jusqu’à ce que l’écho renvoyé lui suggère la présence d’un contenu solide. Sans attendre, il éleva son niveau de vibration pour transporter le fût à l’abri des rochers. Là, il retira non sans mal le couvercle puis renversa le tonneau afin de le vider de son contenu, des sortes de kiwis aussi gros que des pamplemousses. Un coup d’œil lui ayant appris qu’aucun homme-scorpion ne traînait devant la grotte, il sauta dans la barrique et la ramena en un éclair à sa place. Après s’être assuré que personne n’avait été témoin de la manœuvre, il rabattit le couvercle au-dessus de sa tête et tira d’un coup sec pour le bloquer.
Juste à temps ! Déjà, un son de voix provenait de la grotte. La langue des hommes-scorpions était à leur image, grossière et désagréable. Les créatures semblaient cependant d’excellente humeur, émettant des grincements sinistres qui devaient être des rires. Thomas écouta se rapprocher ses ennemis en tentant de calmer les battements de son cœur. Il sentit soudain qu’il quittait le sol et eut toutes les peines du monde à ne pas s’assommer contre le bois. Des échardes se plantèrent dans les derniers centimètres carrés de sa peau épargnés par les ronces. Pas une plainte ne franchit ses lèvres. Il se contenta d’insulter par la pensée celui qui le transportait et de serrer les dents. C’est à ce moment qu’il découvrit le point faible de son plan : si l’homme-scorpion posait le tonneau couvercle tourné vers le bas, il serait pris au piège comme un rat ! Il était trop tard pour revenir en arrière. Il ne pouvait qu’espérer que la brute qui le portait serait bien inspirée. Quelques minutes et de nombreux bleus plus tard, le garçon fut soulagé : un choc brutal le projeta sur les fesses et non pas sur le crâne !
Il attendit patiemment que les créatures s’éloignent et donna un coup d’épaule sur le couvercle pour le faire sauter. Le disque de bois retomba bruyamment sur un tonneau voisin. L’écho de la chute se répercuta plusieurs fois sur les parois de la grotte. Thomas se figea, désespéré à l’idée d’avoir peut-être gâché l’effet de surprise. Les secondes s’égrenèrent mais rien ne vint troubler le silence minéral de la caverne. Il n’avait pas été entendu ! Les tonneaux devaient être rangés à l’écart. Thomas soupira et se déplia en grimaçant. La lueur vacillante d’un flambeau fixé à une torchère murale lui permit de constater qu’il était dans une caverne assez vaste, encombrée d’une grande quantité de marchandises : barriques, coffres en cuir, caisses en bois, outils, armes… Sans doute tout l’attirail d’une petite armée en campagne. Le garçon sauta prestement à terre. Le seul accès à la grotte était un boyau obscur aux parois luisantes d’humidité. Thomas attrapa la torche et s’engagea d’un pas prudent dans le tunnel. D’abord parfaitement rectiligne et assez large, il commençait à sinuer en se rétrécissant. Après un dernier coude, le garçon déboucha dans un nouveau souterrain, beaucoup plus vaste et faiblement illuminé par une source de lumière inconnue. Le sol était jonché de concrétions rocheuses de plusieurs mètres de hauteur, aux formes arrondies. Le plus remarquable était le plafond, qui semblait composé d’une dalle unique de quartz rose. Thomas connaissait un peu les principaux minéraux présents dans la région, Romuald les collectionnant avec passion et exposant ses plus belles trouvailles dans son salon. Le garçon n’avait toutefois jamais vu pareil quartz dans la collection du vieil homme : en effet, la douce clarté pourpre qui baignait l’endroit semblait émise directement par les milliers de facettes de la roche. Mais Thomas n’était plus à une bizarrerie près !
Où aller, à présent ? À droite ou à gauche ? Après un instant d’hésitation, le garçon décida de tenter sa chance vers la gauche, car, dans cette direction, le souterrain semblait descendre. Il se transporta en un clin d’œil aussi loin que portait son regard, puis renouvela plusieurs fois l’expérience. Il arriva dans une sorte de salle circulaire où le tunnel se séparait en deux branches d’inégale importance. Une même rumeur, difficilement identifiable, semblait provenir des deux boyaux. Sans doute se rejoignaient-ils un peu plus loin ? Thomas décida, par prudence, d’emprunter le plus étroit des deux, en espérant que ses ennemis fassent le contraire. Ce tunnel était plus sombre que le précédent, des veines de roche grisâtre alternant ici avec le quartz lumineux. Il se félicita de ne pas avoir abandonné derrière lui le flambeau, car la chiche lueur ne lui aurait pas permis d’avancer autrement qu’à tâtons.
Une goutte d’eau claqua soudain sur son épaule. Une odeur déplaisante envahit ses narines et il douta aussitôt que ce fut de l’eau. Il leva les yeux et eut le sentiment que son cœur allait s’arrêter ! Un regard jaune était fixé sur lui. Rectification : des dizaines de regards jaunes étaient braqués dans sa direction. DES CHAUVES-SOURIS ! Grandes comme des hommes, pendues à la roche par d’horribles pattes griffues et drapées dans des ailes aux allures de capes de vampires. Celle qui se trouvait à la verticale du garçon avait la gueule retroussée sur une rangée de dents à faire pâlir d’envie un rotweiller. Un filet de bave glaireuse s’apprêtait à dégouliner à nouveau sur Thomas, qui s’écarta sans mouvement brusque. L’animal remua nerveusement ses ailes, comme s’il s’apprêtait à prendre son envol. Une crinière étroite courant de la nuque jusqu’au front se dressa sur son crâne, le faisant ressembler à un punk trapéziste. « Pas si chauve que ça, la souris ! », songea Thomas en reculant prudemment. Visiblement, ce n’était pas sa présence mais la flamme de la torche qui irritait la créature. Le garçon la cacha derrière son dos et les « pas-chauves-souris » géantes replièrent les unes après les autres leurs grandes ailes caoutchouteuses. Thomas glissa plusieurs fois sur des excréments à l’odeur ammoniaquée en longeant la paroi du tunnel, mais réussit finalement à passer sans encombre.
Après quelques détours, le tunnel déboucha dans une nouvelle salle souterraine, tellement grande qu’elle aurait pu contenir tout un village. Un lac occupait son centre. La surface, lisse comme un miroir, reflétait la féerie rouge orangée émise par les cristaux couvrant le plafond, trente mètres plus haut. Thomas remarqua des ouvertures aux allures de cheminées qui perçaient la voûte au-dessus du lac. C’est sans doute par là que les pas-chauves-souris communiquaient avec le monde extérieur. Le garçon se dit que cela ferait peut-être une issue de secours honorable une fois qu’il aurait sauvé Ela. Mais, avant cela, il fallait commencer par retrouver son amie. Comme il l’avait imaginé, il avait atteint le repaire des hommes-scorpions de Ténébreuse. Ils étaient des dizaines, installés au bord du lac, à moins de cinquante mètres en contrebas de l’endroit où il avait quitté le tunnel. La plupart étaient assis par petits groupes, mangeant ou jouant aux dés. D’autres dormaient et quelques-uns montaient la garde. Thomas sentit le soulagement l’envahir lorsqu’il découvrit enfin la silhouette de son amie : elle était assise au bord de l’eau, un peu à l’écart des hommes-scorpions. Elle ne semblait pas attachée. Où aurait-elle pu aller, de toute façon ?
Il fallait qu’il puisse l’approcher pour l’emmener avec lui. Mais comment faire pour ne pas éveiller l’attention de ses ravisseurs ? Ils étaient beaucoup trop nombreux entre la jeune fille et lui. En outre, un certain nombre était armé de grands arcs dont les jeunes gens avaient déjà testé la terrible efficacité. Thomas se gratta la tête à l’abri d’un rocher. Tenter d’enlever Ela en misant seulement sur l’effet de surprise était certainement trop risqué. Le garçon fronça le nez en sentant l’odeur musquée qui émanait de son épaule, là où la bave de la pas-chauve-souris était tombée. Il bondit sur ses pieds. Voilà, il la tenait, son idée : il allait utiliser les créatures volantes pour créer une diversion et tenter de profiter de la confusion pour soustraire Ela à ses gardiens !
Thomas retourna dans le tunnel et se glissa discrètement au-dessous des créatures assoupies, le flambeau dissimulé dans son dos. Quelques regards jaunes se fixèrent sur lui, suspicieux et mauvais. Thomas ramassa une poignée de pierres pointues et respira un grand coup pour se donner du courage. Il jeta les cailloux en direction des animaux, en poussant des cris perçants. Le hurlement excédé des pas-chauves-souris lui répondit aussitôt, éclatant de toutes parts comme la bande-son d’un mauvais film d’horreur. Sauf qu’ici, c’était la réalité et qu’il risquait vraiment sa vie ! Les monstres se laissèrent lourdement tomber du plafond dans le claquement de leurs grandes ailes, la gueule béant sur des mâchoires bardées de crocs sinistres. Thomas prit ses jambes à son cou, la meute volante sur les talons. Heureusement pour lui, le tunnel était suffisamment étroit pour que ses poursuivantes se gênent mutuellement, ce qui lui permit de ne pas être rattrapé immédiatement. Au moment où l’haleine fétide de la plus rapide glissa dans son cou, il arriva enfin à l’extrémité du tunnel. Se jetant vivement sur le côté pour se soustraire aux mâchoires avides, il lança son flambeau vers les hommes-scorpions stupéfaits, puis se plaqua contre le rocher. Les monstres volants jaillirent à leur tour en un flot ininterrompu et effrayant. Seul le premier d’entre eux avait vu l’objet de leur colère s’échapper sur la droite, mais, emporté par ses congénères, il poursuivit également en direction du rivage souterrain en piaillant sauvagement. Des flèches fauchèrent quelques pas-chauves-souris, qui chutèrent en tournoyant. Les autres, excitées par l’odeur du sang, fondirent sur les hommes-scorpions toutes griffes dehors. En un instant, la pagaille fut totale et la grotte se transforma en un vaste champ de bataille.
Thomas soupira de soulagement. Une fois encore, il l’avait échappé belle. Mais il ne fallait pas qu’il perde un instant, Ela était doublement exposée à présent. Il la repéra au milieu de la mêlée. Elle se tenait accroupie derrière deux hommes-scorpions, qui maintenaient à distance leurs assaillants à grands moulinets de massue. Le garçon se transporta sans attendre à côté de la jeune fille, qui manqua tomber à la renverse de surprise. Il agrippa sa main et éleva aussitôt leur niveau de vibration. Tous deux se retrouvèrent dans l’instant sur une étroite corniche, située trente mètres au-dessus du lac. Un puits donnant sur l’extérieur s’ouvrait au-dessus de leurs têtes.
— Tu n’es pas blessée ? demanda Thomas.
Elle lui répondit par un sourire à briser le cœur.
— Je savais que tu viendrais, dit-elle simplement.
Un vertige, qui n’était pas à mettre sur le compte de leur situation inconfortable, fit chanceler le garçon. Il se dit qu’Ela n’avait jamais été aussi jolie qu’à cet instant, ses longs cheveux en broussaille, de la suie barbouillant ses joues roses. La clarté diffuse du quartz la nimbait d’une aura émouvante.
— Je crois que ma robe est fichue, remarqua-t-elle sur un ton enjoué.
— Euh… Je crois bien, bafouilla le garçon.
— Bon, alors, si tu ne comptes pas m’inviter à danser tout de suite, on ferait aussi bien de filer d’ici, non ?
Thomas sourit.
— Accroche-toi à moi, princesse : on met les voiles !
Il se pencha pour contempler l’intérieur du puit au-dessus de leurs têtes et aperçut avec satisfaction un coin de ciel noir. Une fraction de seconde plus tard, ils étaient à l’extérieur. Il y faisait sombre et une bruine glaciale tissait entre ciel et terre un voile d’humidité.
— Pas très accueillant, frissonna Ela.
— On ne va pas s’attarder, la rassura Thomas. Je nous ramène directement sur Dardéa !
Il visualisa sa chambre et modifia leur niveau de vibration… mais, bizarrement, rien ne se passa ! Soudain inquiet, le garçon réitéra l’expérience, sans plus de succès que la première fois. Il décida alors de modifier leur destination et se fixa sur la salle du Conseil. Ils ne bougèrent pas d’un millimètre !
— Il y a un problème, grimaça Thomas. Je ne parviens pas à nous ramener. C’est comme si quelque chose brouillait la transmission…
— Pourtant, tu nous as sortis de la grotte sans difficulté ? s’étonna la jeune fille.
— Je sais, il y a quelque chose qui ne colle pas. Attends, j’essaie de nous transférer à nouveau.
Les deux amis se retrouvèrent instantanément transportés à une dizaine de mètres de leur position précédente.
— C’est bien ce que je craignais, maugréa Thomas. Quelque chose nous interdit de quitter la montagne ! En revanche, je suis libre de nous déplacer sur le rocher.
Ela le contempla d’un air grave. La pluie fine avait plaqué sur son visage ses longs cheveux noirs. Ses yeux verts n’en jetaient que davantage d’éclat.
— Je savais que tu viendrais, mais je ne devais pas être la seule, frémit Ela.
Thomas ne fit pas de commentaire, il devinait que son amie avait vu juste.
— Comment es-tu arrivé jusqu’ici ? demanda l’adolescente.
— Ton père a mis sur pied une expédition de secours pour tenter de te retrouver. Nous avons embarqué à bord des flotteurs de Baass et retrouvé ta trace grâce à mon pendentif, que tu portes à ton cou. Je t’expliquerai plus tard comment. Nous avons été attaqués par des hommes-scorpions chevauchant des vers des nuages, non loin d’ici. Le flotteur sur lequel je me trouvais a été éperonné par un ver au-dessus de cette prairie et j’ai été projeté à terre. J’ai ensuite repéré l’entrée de la grotte et je me suis débrouillé pour entrer sans être vu…
— Tu sais ce qui est arrivé à mon père ?
Thomas secoua la tête.
— Je pense qu’il s’en est tiré, car son flotteur ne s’est pas abîmé au sol. Mais je n’ai pas eu de contact avec qui que ce soit de Dardéa depuis ma chute.
— Mon père savait-il que je me trouvais dans la grotte ?
— Non, mais il sait que tu es quelque part au sommet de cette montagne.
La jeune fille sembla soulagée.
— Alors, il va nous retrouver. Il faut retourner près de l’entrée de la grotte et attendre son arrivée.
— Je ne sais pas si c’est une bonne idée, estima Thomas. Ce doit être infesté d’hommes-scorpions !
— Tu as une meilleure suggestion ?
— Non, avoua le garçon. Nous resterons à distance… Allons-y !
Thomas les transporta aussitôt à l’abri des rochers surplombant l’entrée de la grotte. Comme il l’avait imaginé, une agitation fébrile régnait autour du souterrain. Trois vers des nuages se tortillaient au sol. Des dizaines d’hommes-scorpions lourdement armés, embarquaient au pas de course.
— Cela doit signifier que les nôtres arrivent, espéra Thomas.
Un mouvement derrière Ela attira son attention. Trois formes sombres venaient d’apparaître…
— Attention !
Ela pivota brusquement et ne put s’empêcher d’avoir un haut-le-corps en découvrant les nouveaux venus : c’étaient les inconnus en noir qui avaient forcé la porte de la maison d’Honorine ! Hauts de plus de deux mètres, ils étaient drapés de la tête aux pieds dans d’immenses capes qui ne laissaient deviner que des visages blafards aux yeux plus sombres que du charbon. Seules leurs mains étaient découvertes : les longs doigts d’un gris olivâtre étaient griffus comme des serres d’aigles. Thomas vit du coin de l’œil son pendentif au cou d’Ela : il était rouge vif ! Sans attendre, il saisit le bras de son amie et plongea dans la vibration fossile. Mais en surgissant près des buissons au milieu desquels il avait roulé une heure plus tôt, il savait déjà qu’il n’avait pas distancé ses poursuivants. Il avait senti leur présence perturber le bourdonnement de ruche autour de lui et il les vit se matérialiser en même temps que lui et sa compagne. C’étaient également des Passe-Mondes ! Ela gémit en se serrant contre lui.
— Donne-moi le collier ! glapit Thomas à son oreille.
Elle lui tendit fébrilement la petite perle écarlate et Thomas la brandit sous le nez des hommes en noir. Il se sentit aussi démuni que s’il avait arboré une gousse d’ail devant une horde de vampires assoiffés de sang, mais il se dit que c’était leur seule chance. Il lui sembla que l’un des inconnus chuchotait, peut-être riait-il de sa vaine tentative ? Ensuite, les trois Passe-Mondes passèrent à l’attaque : ils se déployèrent, fondant sur eux avec une rapidité d’insectes. Thomas ferma les yeux et devina plus qu’il ne vit des rayons lumineux jaillir silencieusement de la perle. Un concert de sifflements haineux lui fit comprendre qu’ils avaient atteint leurs cibles. Le garçon ouvrit un œil prudent et constata que leurs agresseurs avaient bien été arrêtés. Seulement, aucun ne semblait blessé, tout au plus sonné ou surpris. Ils s’apprêtaient visiblement à terminer ce qu’ils avaient commencé.
« Cette fois, c’est la fin », songea Thomas.
Le cœur glacé, il se plaça bravement entre Ela et les inconnus… et ouvrit soudain de grands yeux. De nouvelles silhouettes se matérialisaient à présent autour d’eux ! Deux, trois… cinq, six ! Des larmes de gratitude lui brouillèrent la vue, lorsqu’il reconnut la cape grise des Veilleurs d’Arcaba. Des épées jaillirent dans la main griffue des hommes en noir et un combat acharné s’engagea entre les deux camps. Malgré leur supériorité numérique, les alliés des jeunes gens ne semblaient pas devoir l’emporter facilement. Leurs adversaires se mouvaient avec une rapidité déconcertante et, comme eux, apparaissaient et disparaissaient au fil des engagements.
Thomas entraîna précipitamment Ela vers un rocher, contre lequel ils s’adossèrent pour attendre plus en sécurité l’issue de la confrontation. Il ne voulait surtout pas se relancer dans la vibration fossile et prendre le risque de retomber sur d’autres créatures maléfiques. Ici, au moins, il savait où étaient ses ennemis et ses amis. Par deux fois, l’un des hommes en noir surgit à quelques mètres des jeunes gens et fut repoussé in extremis par un tir de la petite perle avant d’être à nouveau pris à partie par les Veilleurs. Ela, d’habitude si forte, avait fini par craquer, et sanglotait sans bruit contre l’épaule de Thomas. De son côté, le garçon enrageait de ne pouvoir rien faire. Sa peur s’était muée en rage et il aurait donné n’importe quoi pour disposer de son arc et larder de flèches ses ennemis.
Un premier homme en noir reçut finalement une blessure et l’affrontement tourna définitivement à l’avantage des Veilleurs lorsqu’un trident siffla aux oreilles d’un second assaillant. Des hommes des Marais accouraient silencieusement, suivis de près par Melnas, Iriann Daeron et quelques Défenseurs !
— Nous sommes sauvés, souffla Thomas à l’oreille d’Ela. Ton père arrive.
Les trois combattants en noir disparurent comme un seul homme et le silence retomba subitement. Les Veilleurs abaissèrent leurs armes. Non loin de là, des cris bestiaux et des cliquetis d’armes entrechoquées signalaient que d’autres combats faisaient encore rage. Ela se détacha de Thomas, les yeux remplis de larmes. Elle prit la main du garçon et l’entraîna vers son père.